La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 36

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XXXVI.

« Mais le cruel destin de notre race n’était pas encore accompli. Albert devait souffrir encore, son cœur devait saigner éternellement pour cette famille, innocente de tous ses maux, mais condamnée par une bizarre fatalité à le briser en se brisant contre lui. Nous ne lui avions pas caché, aussitôt qu’il avait eu la force de supporter cette nouvelle, la mort de son respectable père, arrivée peu de temps après la sienne propre : car il faut bien que je me serve de cette étrange expression pour caractériser un événement si étrange. Albert avait pleuré son père avec un attendrissement enthousiaste, avec la certitude qu’il n’avait pas quitté cette vie pour entrer dans le néant du paradis ou de l’enfer des catholiques, avec l’espèce de joie solennelle que lui inspirait l’espoir d’une vie meilleure et plus large ici-bas pour cet homme pur et digne de récompense. Il s’affligeait donc beaucoup plus de l’abandon où restaient ses autres parents, le baron Frédéric et la chanoinesse Wenceslawa, que du départ de son père. Il se reprochait de goûter loin d’eux des consolations qu’ils ne partageaient pas, et il avait résolu d’aller les rejoindre pour quelque temps, de leur faire connaître le secret de sa guérison, de sa résurrection miraculeuse, et d’établir leur existence de la manière la plus heureuse possible. Il ignorait la disparition de sa cousine Amélie, arrivée durant sa maladie à Riesenburg, et qu’on lui avait cachée avec soin pour lui épargner un chagrin de plus. Nous n’avions pas jugé à propos de l’en instruire, nous n’avions pas pu soustraire ma malheureuse nièce à un égarement déplorable, et lorsque nous allions nous emparer de son séducteur, l’orgueil moins indulgent des Rudolstadt saxons nous avait devancés. Ils avaient fait arrêter secrètement Amélie sur les terres de Prusse, où elle se flattait de trouver un refuge ; ils l’avaient livrée à la rigueur du roi Frédéric, et ce monarque leur avait donné cette gracieuse marque de protection, de faire enfermer une jeune fille infortunée dans la forteresse de Spandaw. Elle y a passé près d’un an dans une affreuse captivité, n’ayant de relation avec personne, et devant s’estimer heureuse de voir le secret de son déshonneur étroitement gardé par la généreuse protection du monarque geôlier.

— Oh ! Madame, interrompit Consuelo avec émotion, est-elle donc encore à Spandaw ?

— Nous venons de l’en faire sortir. Albert et Liverani n’ont pu l’enlever en même temps que vous, parce qu’elle était beaucoup plus étroitement surveillée ; ses révoltes, ses imprudentes tentatives d’évasion, son impatience et ses emportements ayant aggravé les rigueurs de son esclavage. Mais nous avons d’autres moyens que ceux auxquels vous avez dû votre salut. Nos adeptes sont partout, et quelques-uns cultivent le crédit des cours afin de s’en servir pour la réussite de nos desseins. Nous avons fait obtenir pour Amélie la protection de la jeune margrave de Bareith, sœur du roi de Prusse, qui a demandé et obtenu sa mise en liberté, en promettant de se charger d’elle et de répondre de sa conduite à l’avenir. Dans peu de jours la jeune baronne sera auprès de la princesse Sophie Wilhelmine, qui a le cœur aussi bon que la langue mauvaise, et qui lui accordera la même indulgence et la même générosité qu’elle a eues envers la princesse de Culmbach, une autre infortunée, flétrie aux yeux du monde comme Amélie, et qui a été victime comme elle du régime pénitentiaire des forteresses royales.

« Albert ignorait donc les malheurs de sa cousine, lorsqu’il prit la résolution d’aller voir son oncle et sa tante au château des Géants. Il n’eût pu se rendre compte de l’inertie de ce baron Frédéric, qui avait la force animale de vivre, de chasser et de boire après tant de désastres, et l’impassibilité dévote de cette chanoinesse, qui craignait, en faisant des démarches pour retrouver sa parente, de donner plus d’éclat au scandale de son aventure. Nous avions combattu le projet d’Albert avec épouvante, mais il y avait persisté à notre insu. Il partit une nuit en nous laissant une lettre qui nous promettait un prompt retour. Son absence fut courte en effet ; mais qu’il en rapporta de douleurs !

« Couvert d’un déguisement, il pénétra en Bohême, et alla surprendre le solitaire Zdenko dans la grotte du Schreckenstein. De là il voulait écrire à ses parents pour leur faire connaître la vérité, et pour les préparer à la commotion de son retour. Il connaissait Amélie pour la plus courageuse en même temps que la plus frivole, et c’était à elle qu’il comptait envoyer sa première missive par Zdenko. Au moment de le faire, et comme Zdenko était sorti sur la montagne, c’était à l’approche de l’aube, il entendit un coup de fusil et un cri déchirant. Il s’élance dehors, et le premier objet qui frappe ses yeux, c’est Zdenko rapportant dans ses bras Cynabre ensanglanté. Courir vers son pauvre vieux chien, sans songer à se cacher le visage, fut le premier mouvement d’Albert ; mais comme il rapportait l’animal fidèle, blessé à mort, vers l’endroit appelé la Cave du moine, il vit accourir vers lui autant que le permettaient la vieillesse et l’obésité, un chasseur jaloux de ramasser sa proie. C’était le baron Frédéric qui, chassant à l’affût, aux premières clartés du matin, avait pris, dans le crépuscule, la robe fauve de Cynabre pour le poil d’une bête sauvage. Il l’avait visé à travers les branches. Hélas ! il avait encore le coup d’œil juste et la main sûre, il l’avait touché, il lui avait mis deux balles dans le flanc. Tout à coup il aperçut Albert, et, croyant voir un spectre, il s’arrêta glacé de terreur. N’ayant plus conscience d’aucun danger réel, il recula jusqu’au bord du sentier escarpé qu’il côtoyait, et roula dans un précipice où il tomba brisé sur les rochers. Il expira sur le coup, à la place fatale où s’était élevé, pendant des siècles, l’arbre maudit, le fameux chêne du Schreckenstein, appelé le Hussite, témoin et complice jadis des plus horribles catastrophes.

« Albert vit tomber son parent et quitta Zdenko pour courir vers le bord de l’abîme. Il vit alors les gens du baron qui s’empressaient à le relever en remplissant l’air de leurs gémissements, car il ne donnait plus signe de vie. Albert entendit ces mots s’élever jusqu’à lui : « Il est mort, notre pauvre maître ! Hélas ! que va dire madame la chanoinesse ! » Albert ne songeait plus à lui-même, il cria, il appela. Aussitôt qu’on l’eut aperçu, une terreur panique s’empara de ces crédules serviteurs. Ils abandonnaient déjà le corps de leur maître pour fuir, lorsque le vieux Hanz, le plus superstitieux et aussi le plus courageux de tous, les arrêta et leur dit en faisant le signe de la croix :

« — Mes enfants, ce n’est pas notre maître Albert qui nous apparaît. C’est l’esprit du Schreckenstein qui a pris sa figure pour nous faire tous périr ici, si nous sommes lâches. Je l’ai bien vu, c’est lui qui a fait tomber monsieur le baron. Il voudrait emporter son corps pour le dévorer, c’est un vampire ! Allons ! du cœur, mes enfants. On dit que le diable est poltron. Je vais le coucher en joue ; pendant ce temps, dites la prière d’exorcisme de monsieur le chapelain. »

« — En parlant ainsi, Hanz, ayant fait encore plusieurs signes de croix, leva son fusil et tira sur Albert, tandis que les autres valets se serraient autour du cadavre du baron. Heureusement Hanz était trop ému et trop épouvanté pour viser juste : il agissait dans une sorte de délire. La balle siffla néanmoins sur la tête d’Albert, car Hanz était le meilleur tireur de toute la contrée, et, s’il eût été de sang-froid, il eût infailliblement tué mon fils. Albert s’arrêta irrésolu.

« — Courage, enfants, courage ! cria Hanz en rechargeant son fusil. Tirez dessus, il a peur ! Vous ne le tuerez pas, les balles ne peuvent pas l’atteindre, mais vous le ferez reculer, et nous aurons le temps d’emporter le corps de notre pauvre maître. »

« Albert, voyant tous les fusils dirigés sur lui, s’enfonça dans le taillis, et descendant sans être vu la pente de la montagne, s’assura bientôt par ses yeux de l’horrible vérité. Le corps brisé de son malheureux oncle gisait sur les pierres ensanglantées. Son crâne était ouvert, et le vieux Hanz criait d’une voix désolée ces paroles épouvantables :

« — Ramassez sa cervelle et n’en laissez pas sur les rochers ; car le chien du vampire viendrait la lécher.

« — Oui, oui, il y avait un chien, répondait un autre serviteur, un chien que j’ai d’abord pris pour Cynabre.

« — Mais Cynabre a disparu depuis la mort du comte Albert, disait un troisième, on ne l’a plus revu nulle part ; il sera mort dans quelque coin, et le Cynabre que nous avons vu là-haut est une ombre, comme ce vampire est une ombre aussi, ressemblant au comte Albert. Abominable vision, je l’aurai toujours devant les yeux. Seigneur Dieu ! ayez pitié de nous et de l’âme de monsieur le baron mort sans sacrements, par la malice de l’esprit.

« — Hélas ! je lui disais bien qu’il lui arriverait malheur, reprenait Hanz d’un ton lamentable, en rassemblant les lambeaux de vêtements du baron avec des mains teintes de son sang ; il voulait toujours venir chasser dans cet endroit trois fois maudit ! Il se persuadait que, parce que personne n’y venait, tout le gibier de la forêt s’y était remisé ; et Dieu sait pourtant qu’il n’y a jamais eu d’autre gibier sur cette infernale montagne que celui qui pendait encore, dans ma jeunesse, aux branches du chêne. Maudit hussite ! arbre de perdition ! le feu du ciel l’a dévoré ; mais tant qu’il en restera une racine dans la terre, les méchants hussites reviendront ici pour se venger des catholiques. Allons, allons, disposez vite ce brancard et partons ! on n’est pas en sûreté ici. Ah ! madame la chanoinesse, pauvre maîtresse, que va-t-elle devenir ? Qui est-ce qui osera se présenter le premier devant elle, pour lui dire, comme les autres jours : « Voilà monsieur le baron qui revient de la chasse. » Elle dira : « Faites bien vite servir le déjeuner. » Ah ! oui, le déjeuner ! il se passera bien du temps avant que personne ait de l’appétit dans le château. Allons ! allons ! c’est trop de malheurs dans cette famille, et je sais bien d’où cela vient, moi ! »

« Tandis qu’on plaçait le cadavre sur le brancard, Hanz, pressé de questions, répondit en secouant la tête :

« — Dans cette famille-là, tout le monde était pieux et mourait chrétiennement, jusqu’au jour où la comtesse Wanda, à qui Dieu fasse miséricorde, est morte sans confession. Depuis ce temps, il faut que tous finissent de même. Monsieur le comte Albert n’est point mort en état de grâce, quoi qu’on ait pu lui dire, et son digne père en a porté la peine : il a rendu l’âme sans savoir ce qu’il faisait ; en voilà encore un qui s’en va sans sacrements, et je parie que la chanoinesse finira aussi sans avoir le temps d’y songer. Heureusement pour cette sainte femme qu’elle est toujours en état de grâce ! »

« Albert ne perdit rien de ces déplorables discours, expression grossière d’une douleur vraie, et reflet terrible de l’horreur fanatique dont nous étions l’objet tous les deux à Riesenburg. Longtemps frappé de stupeur, il vit défiler au loin, à travers les sentiers du ravin, le lugubre cortège, et n’osa pas le suivre, bien qu’il sentît que, dans l’ordre naturel des choses, il eût dû être le premier à porter cette triste nouvelle à sa vieille tante, pour l’assister dans sa mortelle douleur. Mais il est bien certain que, s’il l’eût fait, son apparition l’eût frappée de mort ou de démence. Il le comprit et se retira désespéré dans sa caverne, où Zdenko, qui n’avait rien vu de l’accident le plus grave de cette funeste matinée, était occupé à laver la blessure de Cynabre ; mais il était trop tard. Cynabre, en voyant rentrer son maître, fit entendre un gémissement de détresse, rampa jusqu’à lui malgré ses reins brisés, et vint expirer à ses pieds, en recevant ses dernières caresses. Quatre jours après, nous vîmes revenir Albert, pâle et accablé de ces nouveaux coups. Il demeura plusieurs jours sans parler et sans pleurer. Enfin ses larmes coulèrent dans mon sein.

« Je suis maudit parmi les hommes, me dit-il, et il semble que Dieu veuille me fermer l’accès de ce monde, où je n’aurais dû aimer personne. Je n’y peux plus reparaître sans y porter l’épouvante, la mort ou la folie. C’en est fait, je ne dois plus revoir ceux qui ont pris soin de mon enfance. Leurs idées sur la séparation éternelle de l’âme et du corps sont si absolues, si effrayantes, qu’ils aiment mieux me croire à jamais enchaîné dans le tombeau que d’être exposés à revoir mes traits sinistres. Étrange et affreuse notion de la vie ! Les morts deviennent des objets de haine à ceux qui les ont le plus chéris, et si leur spectre apparaît, on les suppose vomis par l’enfer au lieu de les croire envoyés du ciel. Ô mon pauvre oncle ! ô mon noble père ! vous étiez des hérétiques à mes yeux comme je l’étais moi-même aux vôtres ; et pourtant, si vous m’apparaissiez, si j’avais le bonheur de revoir votre image détruite par la mort, je la recevrais à genoux, je lui tendrais les bras, je la croirais détachée du sein de Dieu, où les âmes vont se retremper, et où les formes se recomposent. Je ne vous dirais pas vos abominables formules de renvoi et de malédiction, exorcismes impies de la peur et de l’abandon ; je vous appellerais au contraire ; je voudrais vous contempler avec amour et vous retenir autour de moi comme des influences secourables. Ô ma mère ! c’en est fait ; il faut que je sois mort pour eux ! qu’ils meurent par moi ou sans moi ! »

« Albert n’avait quitté sa patrie qu’après s’être assuré que la chanoinesse avait résisté à ce dernier choc du malheur. Cette vieille femme, aussi malade et aussi fortement trempée que moi-même, sait vivre aussi par le sentiment du devoir. Respectable dans ses convictions et dans son infortune, elle compte avec résignation les jours amers que la volonté de Dieu lui impose encore. Mais dans sa douleur, elle conserve une certaine raideur orgueilleuse qui survit aux affections. Elle disait dernièrement à une personne qui nous l’a écrit : « Si on ne supportait pas la vie par devoir, il faudrait encore la supporter par respect pour les convenances. » Ce mot vous peint toute la chanoinesse.

« Dès lors Albert ne songea plus à nous quitter, et son courage sembla grandir dans les épreuves. Il sembla avoir vaincu même son amour, et se rejetant dans une vie toute philosophique, il ne parut plus occupé que de religion, de science morale et d’action révolutionnaire ; il se livra aux travaux les plus sérieux, et sa vaste intelligence prit ainsi un développement aussi serein et aussi magnifique que son triste cœur en avait eu un excessif et fiévreux loin de nous. Cet homme bizarre, dont le délire avait consterné les âmes catholiques, devint un flambeau de sagesse pour des esprits d’un ordre supérieur. Il fut initié aux plus intimes confidences des Invisibles, et prit rang parmi les chefs et les pères de cette église nouvelle. Il leur porta bien des lumières qu’ils reçurent avec amour et reconnaissance. Les réformes qu’il proposa furent consenties, et dans l’exercice d’une foi militante, il revint à l’espérance et à la sérénité d’âme qui fait les héros et les martyrs.

« Nous pensions qu’il avait triomphé de son amour pour vous, tant il avait pris de soin de nous cacher ses combats et ses souffrances. Mais un jour, la correspondance des adeptes, qu’il n’était plus possible de lui cacher, apporta dans notre sanctuaire un avis cruel, malgré l’incertitude dont il restait entouré. Vous passiez à Berlin dans l’esprit de quelques personnes pour la maîtresse du roi de Prusse, et les apparences ne démentaient pas cette supposition ; Albert ne dit rien et devint pâle.

« — Mon amie bien-aimée, me dit-il après quelques instants de silence, cette fois tu me laisseras partir sans rien craindre ; le devoir de mon amour m’appelle à Berlin, ma place est auprès de celle que j’aime et qui a accepté ma protection. Je ne m’arroge aucun droit sur elle ; si elle est enivrée du triste bonheur qu’on lui attribue, je n’userai d’aucune autorité pour l’y faire renoncer ; mais si, comme j’en suis certain, elle est environnée de pièges et de dangers, je saurai l’y soustraire.

« — Arrêtez, Albert, lui dis-je, et craignez la puissance de cette fatale passion qui vous a déjà fait tant de mal ; le mal qui vous viendra de ce côté-là est le seul au-dessus de vos forces. Je vois bien que vous ne vivez plus que par la vertu et votre amour. Si cet amour périt en vous, la vertu vous suffira-t-elle ?

« — Et pourquoi mon amour périrait-il ? reprit Albert avec exaltation. Vous pensez donc qu’elle aurait déjà cessé d’en être digne ?

« — Et si cela était, Albert, que ferais-tu ? »

« Il sourit avec ses lèvres pâles et ce regard brillant que lui donnent ses fortes et douloureuses pensées d’enthousiasme.

« — Si cela était, répondit-il, je continuerais à l’aimer ; car le passé n’est point un rêve qui s’efface en moi, et vous savez que je l’ai souvent confondu avec le présent au point de ne plus distinguer l’un de l’autre. Eh bien, je ferais encore ainsi ; j’aimerais dans le passé cette figure d’ange, cette âme de poëte, dont ma sombre vie a été éclairée et embrasée soudainement. Et je ne m’apercevrais pas que le passé est derrière moi, j’en garderais dans mon sein la trace brûlante ; l’être égaré, l’ange tombé m’inspirerait tant de sollicitude et de tendresse encore, que ma vie serait consacrée à le consoler de sa chute et à le soustraire au mépris des hommes cruels. »

« Albert partit pour Berlin avec plusieurs de nos amis, et eut pour prétexte auprès de la princesse Amélie, sa protectrice, de l’entretenir de Trenck, alors prisonnier à Glatz, et des opérations maçonniques auxquelles elle est initiée. Vous l’avez vu présidant une loge de rose-croix, et il n’a pas su à cette époque que Cagliostro, informé malgré nous de ses secrets, s’était servi de cette circonstance pour ébranler votre raison en vous le faisant voir à la dérobée comme un spectre. Pour ce seul fait d’avoir laissé jeter à une personne profane un coup d’œil sur les mystères maçonniques, l’intrigant Cagliostro eût mérité d’en être à jamais exclu. Mais on l’ignora assez longtemps, et vous devez vous rappeler la terreur qu’il éprouvait en vous conduisant auprès du Temple. Les peines applicables à ces sortes de trahisons sont sévèrement châtiées par les adeptes, et le magicien, en faisant servir les mystères de son ordre aux prétendus prodiges de son art merveilleux, risquait peut-être sa vie, tout au moins sa grande réputation de nécromancien, car on l’eût démasqué et chassé immédiatement.

« Dans le court et mystérieux séjour qu’il fit à Berlin à cette époque, Albert sut pénétrer assez avant dans vos démarches et dans vos pensées pour se rassurer sur votre situation. Il vous surveilla de près à votre insu, et revint, tranquille en apparence, mais plus ardemment épris de vous que jamais. Durant plusieurs mois, il voyagea à l’étranger, et servit notre cause avec activité. Mais ayant été averti que quelques intrigants, peut-être espions du roi de Prusse, tentaient d’ourdir à Berlin une conspiration particulière, dangereuse pour l’existence de la maçonnerie, et probablement funeste pour le prince Henri et pour sa sœur l’abbesse de Quedlimbourg, Albert courut à Berlin, afin d’avertir ces princes de l’absurdité d’une telle tentative, et de les mettre en garde contre le piége qu’elle lui semblait couvrir. Vous le vîtes alors ; et, quoique épouvantée de son apparition, vous montrâtes tant de courage ensuite, et vous exprimâtes à ses amis tant de dévouement et de respect pour sa mémoire, qu’il retrouva l’espoir d’être aimé de vous. Il fut donc résolu qu’on vous apprendrait la vérité de son existence par une suite de révélations mystérieuses. Il a été bien souvent près de vous, et caché jusque dans votre appartement, durant vos entretiens orageux avec le roi, sans que vous en eussiez connaissance. Pendant ce temps, les conspirateurs s’irritaient des obstacles qu’Albert et ses amis apportaient à leurs desseins coupables ou insensés. Frédéric ii eut des soupçons. L’apparition de la balayeuse, ce spectre que tous les conspirateurs promènent dans les galeries du palais, pour y fomenter le désordre et la peur, éveilla sa surveillance. La création d’une loge maçonnique, à la tête de laquelle se plaça le prince Henri, et qui se trouva, du premier coup, en dissidence de doctrines avec celle que préside le roi en personne, parut à ce dernier un acte significatif de révolte ; et peut-être, en effet, cette création de la nouvelle loge était-elle un masque maladroit que prenaient certains conjurés, ou une tentative pour compromettre d’illustres personnages. Heureusement, ils s’en garantirent ; et le roi, furieux en apparence de ne trouver que d’obscurs coupables, mais satisfait en secret de n’avoir pas à sévir contre sa propre famille, voulut au moins faire un exemple. Mon fils, le plus innocent de tous, fut arrêté et transféré à Spandaw, presque en même temps que vous, dont l’innocence n’était pas moins avérée ; mais vous aviez eu tous deux le tort de ne vouloir vous sauver aux dépens de personne, et vous payâtes pour tous les autres. Vous avez passé plusieurs mois en prison, non loin de la cellule d’Albert, et vous avez dû entendre les accents passionnés de son archet, comme il a entendu ceux de votre voix. Il avait à sa disposition des moyens d’évasion prompts et certains ; mais il ne voulut point en user avant d’avoir assuré la vôtre. La clef d’or est plus forte que tous les verrous des prisons royales ; et les geôliers prussiens, soldats mécontents ou officiers en disgrâce pour la plupart, sont éminemment corruptibles. Albert s’évada en même temps que vous, mais vous ne le vîtes pas ; et, pour des raisons que vous saurez plus tard, Liverani fut chargé de vous amener ici. Maintenant vous savez le reste. Albert vous aime plus que jamais ; mais il vous aime plus que lui-même, et il sera mille fois moins malheureux de votre bonheur avec un autre qu’il ne le serait du sien propre, si vous ne le partagiez pas entièrement. Les lois morales et philosophiques, l’autorité religieuse, sous lesquelles vous vous trouvez désormais placés l’un et l’autre permettent son sacrifice, et rendent votre choix libre et respectable. Choisissez donc, ma fille ; mais souvenez-vous que la mère d’Albert vous demande à genoux de ne pas porter atteinte à la sublime candeur de son fils, en lui faisant un sacrifice dont l’amertume retomberait sur sa vie. Votre abandon le fera souffrir, mais votre pitié, sans votre amour, le tuera. L’heure est venue de vous prononcer. Je ne dois pas savoir votre décision. Passez dans votre chambre ; vous y trouverez deux parures bien différentes : celle que vous choisirez décidera du sort de mon fils.

« — Et laquelle des deux doit signifier de mon divorce avec lui ? demanda Consuelo toute tremblante.

« — J’étais chargée de vous l’apprendre ; mais je ne le ferai point. Je veux savoir si vous le devinerez. »

La comtesse Wanda, ayant ainsi parlé, replaça son masque, pressa Consuelo contre son cœur et s’éloigna rapidement.