La Condition de la femme aux États-Unis - Notes de voyage/01

La bibliothèque libre.
La Condition de la femme aux États-Unis - Notes de voyage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 138-173).
02  ►
CONDITION
DE LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS

NOTES DE VOYAGE

I
PREMIÈRES IMPRESSIONS. — À CHICAGO
LES CLUBS DE FEMMES.

On a beaucoup écrit sur la femme aux États-Unis. M. de Varigny, dans une série d’études, a montré ici même la source de son influence[1] ; il est remonté pour cela jusqu’au temps où les héroïques exilées arrivées sur le Mayflower aidèrent leurs pères et leurs maris à bâtir la cabane primitive qui allait servir à la fois d’école et de temple. Egales de l’homme, dès le début, elles lui sont devenues supérieures, semble-t-on dire, par la culture intellectuelle et raffinement. Tandis que le chef de la famille se donne tout entier aux affaires, elles personnifient auprès de lui, — ou loin de lui, car le ménage est souvent séparé, — l’élégance, le plaisir, le luxe. Nous connaissons ces Américaines-là pour les rencontrer à Paris, et ce sont elles qu’un premier coup d’œil nous fait remarquer à New York. Peut-être toutes les femmes à la mode, dont la vie oisive se dépense entre les grandes capitales, les villes d’eaux, les stations d’hiver et les plages amusantes, sont-elles taillées à peu près sur le même modèle. Sans réelle originalité, chacune d’elles représente cette société cosmopolite qui n’a point de patrie. Leur type essentiellement artificiel a été exploité outre mesure dans le roman et au théâtre ; nous n’aurons pas à y revenir. Mais à côté des millionnaires et des beautés professionnelles, il y a en Amérique, comme ailleurs, une classe beaucoup plus nombreuse, dont on a moins parlé, celle qui équivaut à notre bourgeoisie haute et moyenne. Si l’on me fait observer que les classes n’existent pas dans la grande République, je répondrai que c’est là une erreur. Outre les distinctions brutales établies par le plus ou moins de dollars, on y découvre vite une infinité de nuances que créent l’origine, le milieu et l’éducation. Pour bien connaître l’Américaine, il ne faut pas s’en tenir à regarder telle ou telle étoile errante : il faut fréquenter la meilleure société de Boston, de New York, de Philadelphie ; il faut parcourir les États du Sud tant éprouvés par la guerre ; il faut pousser jusqu’aux fermes lointaines de l’Ouest ; il faut enfin chercher la femme aux coins si écartés les uns des autres de ce continent formé, — sans compter les territoires, — de quarante-quatre États dont nul n’est aussi petit que la Suisse, dont quelques-uns sont plus vastes que la France. Porter sur elle un jugement absolu sans cette enquête préalable est presque aussi absurde que d’apprécier à la légère l’Européenne. Les Américains du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, n’ont en commun que certains traits qu’ils doivent à l’éducation publique et à l’habitude de la liberté. J’ai pensé que le meilleur moyen de souligner les différences serait de noter fidèlement mes observations faites au jour le jour durant un voyage de plusieurs mois, — observations de femme sur tout ce qui touche la condition des femmes.

Le moment est favorable puisque la grave question de l’extension du droit de suffrage à un sexe qui déjà possède tant de privilèges se discute plus que jamais devant la législature de l’Union. Depuis longtemps, on le sait, les femmes sont autorisées à voter dans le Wyoming ; depuis 1889, elles ont obtenu dans le Kansas le droit de suffrage municipal ; il en est de même, je crois, au Colorado ; dans la moitié des autres États, elles donnent leurs voix pour tout ce qui concerne les écoles, l’instruction publique. Maintenant il dépend de leur volonté d’avancer bien au delà. Imprudemment dirigée, la question des femmes pourrait devenir embarrassante au même degré que celle de l’immigration ou celle de la couleur, et si sage que l’on soit, on ne s’arrête guère en chemin ! Étudions-la donc au beau moment. Du reste les notes qui suivent, quoique prises à bâtons rompus, auront peut-être le mérite de jeter quelques lueurs sur la destinée future de notre vieux monde. Le nouveau lui a jadis emprunté beaucoup de bonnes choses ; il lui en rend beaucoup d’autres où le bien et le mal sont étrangement mêlés.


I. — TYPES ET APPARENCES

Sur le bateau qui me porte du Havre à New York, la société américaine se trouve représentée en abrégé, prêtant d’ailleurs à un grand nombre d’étonnemens ou de méprises pour qui n’est point encore initié.

Groupe dédaigneux et fort élégant d’Américains anglomanes, de ces Américains dont leurs compatriotes disent qu’ils retroussent leurs pantalons sur le Broadway les jours de beau temps parce qu’il pleut à Londres. Copie servile des modes, de la démarche, des manières anglaises, tentatives plus ou moins heureuses de morgue et de hauteur isolement systématique qui sied aux représentans d’une aristocratie. Les femmes se promènent sur le pont en costumes de drap savamment coupés par le plus fameux tailleur de Londres, les mains dans les poches avec les façons cavalières d’une lady qui va visiter ses écuries avant de monter à cheval. Les jeunes gens ont tous la face scrupuleusement rasée ainsi qu’il sied à des dudes[2] de New York : ils condamnent leur physionomie à l’impassibilité, affectent l’argot de sport et un rire froid, saccadé, avec la prononciation des Anglais du bel air qui suppriment telle lettre en parlant, comme la même coterie chez nous supprime sans pitié les liaisons. Je crois deviner que ces Américains-là n’ont jamais rien fait que dépenser sur le continent la fortune laborieusement acquise par leurs pères dans un commerce quelconque : mais on éclaire mon ignorance. Je suis ici devant le sang bleu le plus pur, devant des familles dites Knickerbocker. Cette grosse dame, par exemple, qui ne sort guère de sa cabine d’apparat, figure à New York parmi les Quatre Cents. C’est tout dire.

J’ai maintenant la mesure des divisions sociales qui existent au pays de l’égalité. Pour tenir tête à l’insolence de l’argent gagné d’un jour à l’autre, il faut bien afficher des aïeux antérieurs à l’Indépendance ou qui se soient au moins distingués durant la Révolution. Quiconque est favorisé d’un nom suédois ou hollandais implanté dans le pays avant la domination anglaise a l’orgueil d’un Rohan ou d’un Montmorency, et même sans posséder de si grands avantages on s’empresse, dès qu’on le peut, sous un prétexte quelconque, to draw the line, de tirer la ligne aussi nettement que possible entre soi et le commun des mortels. De là un mot très drôle, comme il en pleut au pays de l’humour : « Puisqu’il faut absolument tirer la ligne quelque part, beaucoup de gens la tirent à leur propre père. » Jamais, avant d’aller en Amérique, je n’avais compris combien il peut être humiliant de s’appeler Smith ou Jones.

Nos grands personnages du bateau font bande à part ; ils semblent déterminés à ne reconnaître personne. Tout au plus de temps en temps, les hommes, moins absolus que l’autre sexe quand il s’agit de préjugés, descendent-ils de leur piédestal pour causer avec quelque jolie femme. Parmi celles-ci, une jeune fille : elle ne peut sourire sans que de provocantes fossettes se creusent dans ses joues ; aussi sourit-elle toujours ; elle est mise à peindre, dans le style qui convient pour un voyage de long cours ; elle semble avoir un succès universel. Je ne découvre qu’au moment d’aborder que c’est une simple demoiselle de magasin. Au Sud, plus d’une fille de bonne famille ruinée par la guerre de Sécession a dû prendre le parti de travailler pour vivre. Cette brune piquante est Louisianaise, elle touche de gros appointemens dans un des principaux magasins de la Nouvelle-Orléans. Pendant un congé elle vient de visiter la Hongrie, le pays d’origine de ses ancêtres, et toute l’Allemagne, ensuite la France. Elle a lu beaucoup de romans français : les demoiselles de magasin du Sud se piquent de littérature ; il y en a, dit-on, qui écrivent elles-mêmes dans les revues locales.. Miss *** professe un véritable culte pour George Sand, malgré l’air réservé que prennent à ce nom plusieurs passagères. — Seulement, dit-elle, en s’exaltant sur Consuelo, ses héroïnes sont trop parfaites, c’est à décourager de la vertu. — Et les fossettes d’apparaître au coin des lèvres fraîches. Voilà de grands revers bien gaîment supportés.

Rien n’est plus charmant que la promenade des jeunes filles sur le pont, bras dessus, bras dessous, escortées par quelques admirateurs de différens âges qu’elle n’ont jamais l’air de trop décourager. Point de poudre de riz qui craigne l’air salin, des cheveux abondans que le vent peut dénouer sans péril sous le béret ou la casquette qui sont presque d’uniforme. Les vieilles dames en portent aussi plantés sur de maigres chignons, cela leur va moins bien.

Bornons-nous à regarder les jeunes filles : elles sont pour la plupart minces, élancées, presque toutes grandes, une haute taille étant à la mode dans les cercles de New York, dont l’opinion s’impose, et les femmes trouvant toujours moyen, on le sait, de s’accommoder à la mode coûte que coûte. Chez plusieurs se manifestent les signes de ce qu’elles appellent nervous prostration ; la robuste santé britannique leur manque, elles n’ont pas non plus généralement la régularité de traits des belles Anglaises ; et quoique certaines dames de la Nouvelle-Angleterre m’aient fait songer à des statues grecques retouchées par une main d’esthète, il faut avouer que, dans l’Ouest, le mélange des races produit souvent des types composites d’une distinction médiocre. La taille est rarement parfaite, si pimpante que soit la tournure ; il y a trop de fragilité, trop de maigreur. Dans une réunion de femmes décolletées, la Française aurait certainement l’avantage ; aussi découvre-t-elle plus franchement ses épaules ; mais, pour vives et gracieuses, les Américaines le sont autant que femmes au monde. Celles du bateau causent librement en général avec tous les hommes, exception faite d’un gentleman nègre de Haïti qui promène dans une solitude assez mélancolique son bonnet grec brodé d’argent. Rien d’effronté du reste ni de choquant dans leur coquetterie. Si, au lieu d’être des jeunes filles, elles étaient autant de jeunes femmes, nous les trouverions correctes ; question de point de vue. Par leur mouvement perpétuel, leur légèreté, elles me font penser aux mouettes qui ne cessent de s’élever dans le ciel gris ou bleu, pour retomber par intervalles sur l’écume des vagues et reprendre presque aussitôt un vol plein de caprice. De même ces demoiselles s’abattent de temps en temps sur leurs fauteuils disposés pour la causerie à l’abri du vent. Les préposés au service du pont apportent leur goûter qu’elles mangent de bon appétit en guettant le passage d’un navire ou le coucher du soleil.

Deux ou trois fois le manque de discernement en matière de cuisine me frappe chez elles. J’entends demander des sardines et de la limonade ; des mélanges qui nous sembleraient incongrus sont en faveur. Mais d’ordinaire on semble apprécier l’excellente table des transatlantiques, et je crois voir que les sociétés de tempérance, qui affirment si haut leurs principes dès qu’elles ont touché le sol natal, font ici des concessions aux vins blancs et rouges généreusement versés.

— Les Yankees sont hypocrites autant que les Anglais pour le moins, me dit un de mes compatriotes rencontré par hasard : quand ils ne boivent pas de vin aux repas sous de vertueux prétextes, ils se grisent de whisky sur le comptoir du bar. Au fond leur grossièreté passe tout, vous verrez ; ils crachent sans cesse autour d’eux, et combien ignorent l’usage le plus élémentaire du mouchoir ! Pour ce qui est du fameux flirt, il va souvent, soyez-en sûr, à la dernière extrémité. Dans les hôtels, les restaurans, partout une porte spéciale indique l’entrée des dames… Bast ! malgré cette précaution ridicule, on se rejoint de l’autre côté, et le diable n’y perd rien…

Je me permets de faire observer à ce monsieur bien informé que le but de l’entrée des dames, assez commode en elle-même, n’est peut-être pas d’établir une séparation absolue entre celles-ci et l’autre sexe. Pour le reste, je ne peux m’empêcher de croire qu’il doit ressembler un peu au voyageur écrivant sur son carnet de notes : « À Tours, toutes les femmes sont rousses », parce qu’une rousse venait de traverser la rue. Nous avons, nous autres Français, la rage de conclure et de généraliser. Si je prenais à la lettre tout ce que me dit celui-ci, Je serais persuadée qu’il n’y a pas en Amérique d’établissemens plus intéressans que des bar rooms pavés de dollars ; que les Américains parlent du nez sans exception ; et que leurs filles sont prêtes à tout pour se faire épouser.

Quant au fameux nasillement, le twang, on s’assure très vite qu’il n’existe guère, au moins d’une façon désagréable, parmi les gens bien élevés. Et des expériences quotidiennes nous montrent, dès le bateau, que le flirt tant incriminé peut être assez naïf au fond. Après m’être scandalisée des œillades, des sourires derrière l’éventail, des mines de toutes sortes dirigées comme un feu bien nourri pendant près de deux heures par une de nos jeunes passagères contre un monsieur visiblement éperdu, n’ai-je pas découvert que ce criminel entretien était en fin de compte un petit jeu ? Au lieu de parler de leurs propres affaires, ils se proposaient l’un à l’autre des devinettes ! Le sphinx mettait beaucoup de malice à tourmenter sa victime, mais tout le monde aurait pu écouter sans inconvénient, malgré le témoignage des yeux. Et même quand les apparences sont franchement révoltantes, il faut se méfier d’une cause fréquente d’erreur : la plus vulgaire des Américaines est aussi bien mise que la plus distinguée ; j’ai vu à New York une marchande de journaux qui, hors de son commerce, avait l’air d’une dame et qui était, paraît-il, à la lettre, une honnête créature, malgré la coquetterie endiablée qui de sa part laissait tout supposer. Mais l’honnêteté comme la coquetterie d’une marchande de journaux peut être en effet médiocrement délicate. Les scènes de flirt auxquelles on assiste dans les hôtels, les restaurans, en chemin de fer ou sur les bateaux, ont souvent pour héroïnes, des demoiselles de semblable catégorie, sans qu’on le soupçonne, l’indépendance des jeunes filles du monde, leurs allures libres et intrépides prêtant à force bévues pour un observateur peu clairvoyant. — Exemple à bord : Miss X… voyage seule ; un jour, elle va demander au gardien de la bibliothèque des livres français ; elle en choisit deux : Fromont jeune et Risler aîné, — Mademoiselle de Maupin ; puis se tournant vers un jeune homme qui passe, prend son avis sur l’emplette qu’elle vient de faire. Et là j’admire le respect témoigné en toute occasion par l’Américain à la femme même inconnue. Le jeune homme interrogé rougit jusqu’aux oreilles enlisant le titre du chef-d’œuvre de Théophile Gautier, mais se borne à dire : « Celui-ci, le Daudet, est un bon livre ; quant à l’autre… — Wicked ?… tant mieux ! » interrompt l’espiègle en éclatant de rire. — Et elle s’enfuit, emportant son butin qu’elle brandit d’un air de défi.

Est-ce perversité ? est-ce innocence ? l’innocence de Daisy Miller, peinte par Henry James si merveilleusement que ses compatriotes ne le lui ont jamais pardonné ? Qui sait ?…

Le demi-monde proprement dit n’existe pas en Amérique ; néanmoins, il doit y avoir entre les femmes qui se respectent et certaine écume sociale dont on ne parle jamais une troisième catégorie, la catégorie nombreuse des coquettes plus ou moins faciles, plus ou moins galantes. Ce sont celles-ci que beaucoup d’étrangers en voyage recherchent, et pour cause. De là des appréciations générales sur le flirt américain qui n’ont d’égales, quant à l’absurdité, que les légendes qui circulent en Amérique sur l’adultère français, presque inséparable du mariage, tel que le décrivent nos romanciers. La vérité, c’est que les femmes, quand elles sont ce qu’on appelle bénignement légères, le deviennent en Amérique avant le mariage et en Europe après ; mais il y a des deux côtés de l’Atlantique beaucoup plus de filles irréprochables et de femmes parfaitement honnêtes qu’on ne le croit d’une rive à l’autre. L’observation n’en est pas neuve, mais elle est toujours bonne à faire.


II. — LA FOIRE UNIVERSELLE. — LE PALAIS DES FEMMES

À la foire universelle j’étais l’une des dernières venues ; je ne puis donc rendre que l’impression étourdissante, le souvenir de rêve que m’ont laissé deux ou trois visites rapides. Nos expositions ne m’avaient préparée à rien de pareil. Je ne doute pas qu’elles ne fussent plus complètes, plus parfaites dans le détail, mais elles n’atteignaient pas à cet effet d’ensemble qui dans ma mémoire tient du mirage, mirage aussitôt évanoui après le premier éblouissement, comme doit s’évanouir toute apparition vraiment magique. J’eus à peine le temps d’apercevoir la princesse dans ses atours couleur de soleil qui, l’instant d’après, n’étaient plus que guenilles. Jamais métamorphose ne s’opéra aussi vite, sauf dans Cendrillon. Le glas de la foire sonna le 31 octobre ; dès le lendemain il ne restait rien que le tumulte réglé d’un déménagement colossal. Au souffle de la première bise d’automne la solitude a élu domicile dans cette magnifique cour d’honneur où, l’espace d’un été, s’étaient donné rendez-vous, au milieu des fêtes et des spectacles, les délégués de toute la terre. Acteurs ou comparses s’empressaient alors de saluer en plein triomphe ce qu’il y a de plus séduisant au monde, la jeunesse, n’eût-elle que le fugitif éclat que nous appelons beauté du diable. C’était un peu là sans doute le genre de beauté des palais innombrables qui, après nous avoir procuré l’illusion du marbre, sont tombés en poussière quand ils n’ont pas été détruits par l’incendie ; mais qu’importe, si pendant leur courte durée ils ont rivalisé avec Venise reflétée par le miroir des lagunes où couraient des gondoles légères ? Je ne tiens pas à savoir au juste ce qu’ils renfermaient, il me déplaît de penser qu’ils eurent un but utile, un but quelconque ; je sais seulement que l’Adriatique n’est pas plus belle que le lac Michigan et qu’une inspiration de génie a évoqué un jour, sur cette nappe bleue sans limites, la blancheur d’une ville fantôme, prompte à s’évaporer dans le bleu du ciel.

Après la poésie de cette apparition éphémère de la Grèce, de l’Italie et du siècle de Louis XIV dans l’Ouest américain, rien n’était plus intéressant que l’attitude prise devant elle par les curieux innombrables, venus de tous les coins du Nouveau-Monde. Leur admiration se traduisait par le recueillement. On apprenait à connaître là, en l’observant dans ses échantillons les plus divers, un peuple étrangement maître de lui et de ses émotions. Le décorum, avec lequel au besoin il lynche sans colère les criminels que la justice n’atteint pas, est suffisamment expliqué par son attitude grave quand il s’amuse. Les Européens, plus expansifs et plus turbulens, lui trouvent une physionomie morne et le croiraient volontiers stupide. Mais ce troupeau presque muet jouit parfaitement des choses à sa manière. Un fermier du Far West s’est fait à ma connaissance l’interprète éloquent du grand nombre en exprimant dans un langage quasi biblique son enthousiasme profond et contenu. Ce qu’il sut dire, les autres l’ont senti ; ils doivent le sentir plus que jamais parle souvenir intense, maintenant qu’ils ont regagné leurs États respectifs. Des visions semblables pour eux à celles de l’Apocalypse, les splendeurs paradisiaques d’une nouvelle Jérusalem éclairée par des feux électriques changeans et baignée de fontaines lumineuses les suivent sans doute dans ces rudes travaux de défrichement que peint si bien le poète par excellence de la Prairie, Hamlin Garland :


Ils labourent, ils sèment, ils engraissent le sol de leur propre vie, comme l’ont fait avant eux l’Indien et le buffle.


Ayant rendu justice à l’effet général de la White City, je crois avoir le droit d’ajouter qu’elle renfermait plus d’un édifice de mauvais goût et que le palais des femmes notamment ne m’a point frappée comme un chef-d’œuvre. Cette villa de la Renaissance italienne, couronnée d’anges aux ailes éployées, a été louée jusqu’à l’hyperbole pour ses qualités féminines « de réserve, de délicatesse et de distinction », qualités toutes morales qui ne suffisent pas peut-être quand il s’agit de faire jaillir de la pierre une idée grande ou petite. En réalité miss Sophia Hayden, de Boston, diplômée à l’école de technologie du Massachusetts et sortie victorieuse d’un concours national proposé aux ambitions de son sexe, n’a pas réussi à nous prouver que l’architecture comptât parmi les arts où dès à présent brille la femme. Les groupes décoratifs de sa collaboratrice, une jeune Californienne, miss Rideout, n’étaient pas non plus de premier ordre ; j’en dirai autant des peintures du hall d’honneur. Certes les femmes conçoivent aussi bien et mieux que personne la décoration, l’ornement, mais à la condition de se tenir hors des cercles trop ambitieux de la statuaire et de la fresque. Mesdames Mac Monnies, Lucia Fairchild, Sherwood, Emmet, Brewster Sewell ne manquent pourtant pas de talent ; et Mary Cassait, bien connue à Paris, où quelques-unes de ses eaux-fortes figurent au musée du Luxembourg, en a même beaucoup. Toutes cependant ont eu tort de s’aventurer dans le domaine de Puvis de Chavannes. Je me borne à indiquer la façon très caractéristique dont miss Cassait a compris ce sujet : la Femme moderne, opposée à la Femme primitive, à ses humbles travaux, à son agenouillement devant l’homme, à sa mission de mère et de bête de somme, le tout retracé par Mrs Mac Monnies sur un espace de soixante pieds. La partie centrale du tympan représente des filles d’Ève en toilettes à la mode du jour, occupées à cueillir par centaines, dans un verger, les fruits de science dont leur aïeule plus modeste ne déroba qu’un seul. À gauche, une figure volante de la Gloire est poursuivie par des femmes les cheveux au vent, les bras tendus, ayant sur leurs talons une bande de canards. À droite une jeune dame relève sa jupe d’un geste hardi pour esquisser la danse de Loïe Fuller, tandis que deux de ses compagnes la regardent, assises sur le gazon, l’une d’elles jouant d’un instrument à cordes. Inutile d’ajouter que miss Cassatt est dans le mouvement ; Degas, Whistler et Monet sont, paraît-il, ses dieux ; mais, après tout, elle est elle-même, et cet éloge d’être bien soi ne peut être adressé qu’à un petit nombre de peintres américains, hommes ou femmes. Souvent très forts au point de vue technique, ils sont incapables jusqu’ici, pour la plupart, de se dégager complètement des influences de leurs maîtres allemands ou français.

Beaucoup d’aspirantes au grand art feraient mieux d’exceller dans les fleurs comme miss Greene, de Boston, de se distinguer dans le portrait ou l’aquarelle comme Mrs Sarah Sears de la même ville. — Il faut louer une autre Bostonienne, Mrs S. W. Whitman qui ne dédaigne pas d’appliquer ses dons d’artiste si remarquables à décorer pour les éditeurs d’exquises couvertures de livres ou à composer de belles verrières, sans préjudice de travaux plus sérieux. Elle a tiré bon parti des recherches faites par le premier des peintres américains, John La Farge, à qui son pays et le monde doivent depuis une quinzaine d’années le renouvellement de l’art du vitrail.

Il a trouvé en effet l’emploi logique du plomb, qui n’était dans les anciens vitraux qu’une nécessité assez laide, et en a fait un élément de beauté décorative, l’utilisant pour le dessin des figures de façon à imiter la touche irrégulière du pinceau, tandis que des effets surprenans étaient obtenus au moyen de verres de couleurs différentes plaqués les uns sur les autres de façon à augmenter la profondeur et la richesse des tons ou à modifier la transparence. Ensuite M. La Farge imagina d’employer, pour le même usage, des morceaux jugés défectueux, de ce verre opalin qui se fabrique en Amérique, imitant la porcelaine. Dans cette mosaïque translucide, retenue par du plomb au lieu de ciment, les têtes, et les mains continuent seules à être peintes, puisque pour la chair l’expression est nécessaire. Nous avons pu juger des vitraux de John La Farge à nos expositions universelles où le mérite de leur auteur a été hautement reconnu.

Le succès conquis par cette branche d’art industriel a excité une grande émulation ; de là tous les projets de verrières, tous les cartons qui se voyaient à Chicago. Les illustrations de livres et de magazines par les femmes m’ont paru intéressantes : à citer miss Mary Hallock Foote qui, maniant le crayon aussi habilement que la plume, embellit ses propres récits de dessins très appréciés. Dans la décoration sur porcelaine les Américaines sont décidément inférieures aux Françaises, quoique le club de la poterie à Cincinnati ait envoyé des spécimens qui promettent. En résumé les écoles professionnelles d’art appliqué à l’industrie sont encore loin en Amérique d’égaler les nôtres, malgré leurs progrès soutenus. Celle des travaux à l’aiguille ne remonte guère qu’à dix-sept ans ; elle prospère, encouragée par d’actifs patronages ; mais il manque aux ouvrières ce que nous avons en France, la stimulante compétition avec des femmes du meilleur monde qui ne dédaignent pas de s’appliquer à certains ouvrages manuels et d’en faire de l’art. Il fallait voir le petit salon réservé aux dames françaises pour se rendre compte de cette différence. Le mépris de l’aiguille existe chez un grand nombre d’Américaines ; les couturières, les modistes m’ont dit combien elles avaient de peine à recruter des ouvrières tout en les payant très cher ; le diplôme d’institutrice est l’objectif qui détourne de tout le reste.

Revenons au Woman’s building ; ce n’est pas là que nous rencontrerons les manifestations de talent les plus sérieuses ; en tout pays les femmes ont tort de faire bande à part quand il s’agit d’exposer leurs œuvres. La compétition avec l’homme est indispensable pour éliminer les non-valeurs et aussi pour faire ressortir, non pas toujours l’inégalité, mais la profonde différence des dons et des aptitudes chez les deux sexes. — Ceci ne veut pas dire qu’il y ait lieu de blâmer l’idée même du bâtiment. Ses salles d’assemblée, d’organisation, etc., ont rendu de grands services, abritant les congrès, les associations de femmes et tous les divers mouvemens qu’elles dirigent. Celles qui avaient ou qui croyaient avoir des idées nouvelles à exprimer ont pu sans exception se faire entendre ; pour les musiciennes, artistes et amateurs, un jury choisi par le comité national de musique décidait de l’admission de chaque dame dans les concerts qui se sont succédé pendant une demi-année, le fait d’avoir figuré au programme conférant une distinction durable. On a pu constater ainsi le développement rapide et croissant du goût musical en Amérique. Les belles voix y sont communes, encore qu’on leur ait longtemps reproché d’être sans âme, et la musique instrumentale y est cultivée avec le sérieux, la ténacité qu’apportent dans toutes leurs études les femmes qui, entre celles du monde entier, se contentent le moins de ce qu’on appelle talens d’agrément. Le don de sentir, qui est indépendant de la volonté d’apprendre, manquait peut-être ; il a été développé depuis des années par l’influence allemande prépondérante dans beaucoup de villes et par des concerts classiques hebdomadaires suivis religieusement. À M. Théodore Thomas, directeur de la section de musique à Chicago, revient une bonne part de mérite dans cette éducation.

Les intérêts matériels des exposantes pauvres n’étaient pas négligés au Palais de la femme ; tous les objets fabriqués par l’industrie féminine trouvaient là un écoulement, grâce à des ventes très fructueuses, et, chose inestimable dans un pays où la femme ne semble naître ménagère que par exception, des leçons de cuisine étaient quotidiennement données. Jusqu’au bout le Woman’s building fut l’expression même, on peut le dire, d’une hospitalité très large. Le Palais des enfans, qui lui servait d’annexé naturelle, permettait aux mères de famille de laisser les plus petits à des soins éclairés tandis qu’elles visitaient l’exposition et aux enfans eux-mêmes d’apprendre beaucoup tout en s’amusant, car il y avait là des spectacles, des conférences, une bibliothèque appropriés à leur âge. Rien de plus curieux que le fonctionnement du Kindergarten, et du Kitchengarten qui le complétait. Miss Huntingdon, de New York, fondatrice de ce dernier système, dirigeait des classes où les bambins jouaient à faire un lit, à balayer, à épousseter, parfaitement instruits de tous les détails du ménage.

Quand on pense à la besogne énorme dont se sont acquittées les ladies managers en organisant ces manifestations complexes du progrès féminin, pendant une durée de six mois, il semble qu’on ne puisse trop louer le conseil présidé par une étoile de la société de Chicago. Mrs Potter Palmer n’avait eu jusque-là qu’une réputation de beauté, d’élégance, de richesse ; elle s’est trouvée tout à coup à la hauteur de sa tâche.

Déjà les commissions de dames avaient aidé puissamment au succès des deux grandes expositions de la Nouvelle-Orléans et de Philadelphie, mais le trait distinctif de la WorId’s fair fut l’introduction formelle dans le jury des femmes, admises une bonne fois à protéger leurs propres intérêts. Elles l’ont fait avec une remarquable intelligence. Laissons de côté les petites discussions, les petites rivalités qui, à en croire les révélations d’une presse indiscrète, ont pu s’élever entre certaines déléguées de différens États ; ceci ne diminue pas les preuves de dévouement et de zèle données par la masse, ni le résultat final obtenu. L’Exposition avait pour but déclaré de permettre aux femmes de s’entr’aider et à chacune d’elles de s’aider elle-même ; elle tendait en outre à donner une idée nette et précise de la condition universelle des femmes de notre temps. Ce double but a été atteint ; par parenthèse, la statistique envoyée de Paris et représentant en dix-huit tableaux le rôle de la Française dans l’agriculture, le commerce, les administrations, l’enseignement, les professions libérales, l’épargne etc., était plus complète qu’aucune autre et servira certainement de modèle à l’étranger pour les dénombremens de ce genre.

Notons une très heureuse innovation : chaque manufacturier devait indiquer si son exposition était œuvre de femme en tout ou en partie, ce qui assurait à chacun sa portion de mérite. — Le conseil a inauguré ceci ; il a imposé beaucoup d’autres choses utiles qui subsisteront. Ceux qui s’étonneraient de l’expérience déployée par un groupe de femmes du monde en semblables matières, ignorent quelle école d’organisation peuvent être pour les Américaines les clubs dont elles font partie. J’aurai plus d’une fois l’occasion d’en parler, tout en voyageant avec mes lecteurs d’une ville à l’autre.


III. — CLUBS DE FEMMES

Il y a vingt-cinq ans que furent fondés presque en même temps les premiers clubs de femmes, à Boston et à New York. Depuis lors, sous la protection de ces deux grands foyers, du premier surtout, des associations analogues ne cessent d’éclore dans les divers États. On en compte plus de trois cents aujourd’hui et la Fédération générale qui les réunit en son sein leur prête une force nouvelle. Ceux de Chicago sont actifs entre tous. J’ai rendu visite aux deux principaux : le Fortnightly et le Woman’s Club.

Le Fortnightly est un club exclusivement littéraire ; je le trouve installé dans un local élégant, hôtel Richelieu ; des femmes de tout âge, en toilette de ville, sont assises, très nombreuses, devant l’estrade où se tiennent la présidente et deux membres du bureau. Mrs Amélia Gere Masson, bien connue par son livre sur les salons de France, — Women of the French salons, lit — une étude intitulée : Types de femmes anciens et nouveaux, — sujet proposé selon l’usage et que l’on discute ensuite, soulevant des objections, complétant les détails ou rectifiant les erreurs. J’admire la facilité d’élocution développée chez toutes les dames qui successivement se lèvent, la netteté de leurs jugemens, le sens critique dont elles font preuve. Assurément elles arriveront au Congrès bien préparées pour raisonner avec suite et pour discuter sans passion, — la chose du monde qu’en tout pays les femmes savent le moins faire. Très peu de complimens, aucun désir de se rendre agréables, pas la moindre hésitation d’autre part à dire ce qu’elles croient être la vérité, — la vérité fût-elle désobligeante. Je suis également frappée par la bonne humeur de l’essayiste qui se trouve mise ainsi sur la sellette. Il est facile de comprendre que des réunions périodiques de cette sorte aient une action puissante sur l’esprit des femmes, sur leurs qualités de conversation, bannissant de l’entretien les sujets frivoles et trop personnels, habituant à écouter avec attention, à réfuter avec logique. En même temps les travaux indiqués d’avance sur les sujets les plus variés relatifs à la morale, à la philosophie, à la science, à l’histoire, font parfois surgir de véritables talens littéraires.

Après la séance, le thé est servi, on s’aborde, on cause : un des membres du club, qui a beaucoup habité la France, veut bien me dire que, même auprès de Chicago, elle trouve notre petit Paris incomparable. Je suis présentée à un grand nombre de personnes qui me reprochent gracieusement mon refus de prendre la parole, toutes les étrangères présentes à la séance y ayant été conviées. Lorsque je réponds que l’habitude de parler en public me manque absolument, elles prennent l’air apitoyé que les dames turques affectèrent en découvrant que lady Wortley Montague était emprisonnée dans un corset, ou que nous pourrions avoir nous-mêmes devant les pieds mutilés des Chinoises. Je dis à la présidente que les clubs américains sont tout près de rivaliser avec les anciens salons de France, tant on y montre d’esprit ; seulement ils se ferment aux hommes, que nos salons avaient au contraire pour but unique de réunir et de faire briller. À quoi elle me répond gaîment mais avec un éclair singulier dans les yeux :

— Oh ! quant à cela, peu nous importe ; nous tenons à briller pour notre propre compte !

Et les maris, les frères, les fils ne leur en savent pas mauvais gré. Ils trouvent délicieux, quand ils rentrent au logis après une journée consacrée aux affaires, d’être mis au courant par elles de tout ce qui se passe dans le monde du loisir ; elles écrèment pour ainsi dire à leur intention les revues, les livres, les nouvelles.

Parmi les femmes présentes, qui me sont sympathiques à première vue, se trouve l’une des notabilités de Chicago, le docteur Sarah Stevenson : il y a pour le moins deux cents femmes médecins dans la ville, mais celle-ci a la clientèle la plus considérable. Elle est présidente du Woman’s Club, dont le programme est autrement étendu que celui du Fortnightly, et qui s’occupe surtout de réformes sociales. Le docteur Stevenson me parle avec chaleur de ce qu’elle regarde comme la plus grande conquête accomplie par les femmes de Chicago, la fondation de l’agence protectrice des femmes et des enfans. Le but de l’association est de sauvegarder leurs droits, de faire payer les salaires injustement détenus aux ouvrières, aux domestiques, d’empêcher les prêts usuraires, la violation des contrats, de trouver des asiles pour les enfans abandonnés, de les enlever à des parens indignes, de procurer le divorce aux femmes maltraitées, de sauvegarder les droits de la mère sur les enfans, etc. Un homme de loi est appointé par la société. Tout ce qu’elle me dit excite vivement ma curiosité. Je me rends au jour indiqué dans l’édifice pseudo-roman qui a encore nom Art institute, bien qu’un autre monument de style classique se soit élevé en une année au bord du lac, sur le boulevard Michigan, pour loger les collections d’art. Dans une très grande salle, les gradins superposés, formant amphithéâtre, sont déjà couverts de femmes dont l’apparence et la mise indiquent une réunion beaucoup plus mêlée que le Fortnightly ; il y a en effet des femmes de toute condition dans le Woman’s Club ; il compte cinq cents membres répartis en six grandes divisions : les comités de réforme, de philanthropie, d’éducation, d’enseignement domestique, d’art et de littérature, de science et de philosophie. Au moment où j’arrive, une jeune fille aveugle, debout sur l’estrade, récite un éloge de Longfellow, c’est le « Jour du Poète » ; la séance est consacrée à l’auteur d’Évangéline ; les tributs d’hommages se succèdent avec intermèdes de chant. Après quoi on agite la question des sans-travail. Un magistrat, qui est venu s’entendre avec le Club, dit qu’il y en a des milliers d’inscrits. L’Université, la faculté de théologie, la société catholique de Saint-Vincent-de-Paul, l’armée du Salut s’unissent pour porter remède à cette misère ; les dames sont priées de faire des visites qui seront autant d’enquêtes discrètes ; chacune d’elles se présentera chez tel ou tel en disant qu’elle croit savoir qu’il s’est proposé à la municipalité pour être employé au travail des rues ; en cas de réponse affirmative elle devra offrir d’appuyer la demande et, si les besoins sont urgens, avertir sans retard la société de secours. Je recueille de la bouche du magistrat un excellent conseil : « Apportez dans vos démarches une grande discrétion, ne cherchez pas à vous immiscer dans les affaires des pauvres plus que vous ne feriez dans celles des riches. » — Plusieurs dames s’engagent avec empressement dans cette collaboration avec la municipalité. Mrs Stevenson n’occupe pas son fauteuil ; il arrive assez souvent que les devoirs de sa profession l’empêchent d’assister aux séances du Club : elle est remplacée par une vice-présidente qui me met en (rapport avec plusieurs membres. On me communique le calendrier du club pour cette année. Je relève à la hâte parmi les sujets qui ont été ou qui doivent être traités dans différens départemens, du mois d’octobre 1893 au mois de juin 1894, les titres suivans : Evolution de la femme moderne, — l’Émigration doit-elle être restreinte ? — De la signification du travail, — le Réalisme dans l’art et la littérature, — la Coopération industrielle, — la Science et la vie supérieure, — la Réserve de l’énergie, — la Co-éducation, — les Droits de la mère, etc. Mrs C. H. Sherman, bien connue par ses travaux philosophiques, doit écrire sur Dante et la vision de Dieu.

J’interroge une dame secrétaire sur la fameuse Agence protectrice : elle est établie depuis l’année 1886 ; du rapport d’avril 1893 il résulte que durant ces sept années, on a pris acte de 7 197 plaintes de toute sorte, et que 1 249 687 dollars ont été rassemblés par petites sommes. Mais aucune statistique ne peut éclairer suffisamment le public sur une œuvre de cette nature. Il n’y a pas seulement des fraudes et des injustices redressées, des gages payés, des cas de cruauté ou de violence punis, des tutelles assurées, des divorces obtenus, des créances discutées, des naissances illégitimes régularisées, des sans-travail occupées, des domestiques placées, des étrangères dans la ville dirigées et secourues ; les pauvres créatures sauvées par la force et la grâce de cette œuvre admirable pourraient seules dire quelle dépense de sympathie, de démarches, de conseils, les membres ont faite au profit de la légion de leurs protégées. C’est à se demander si, la femme étant défendue avec ce zèle, l’homme ne se trouve pas quelquefois molesté à son tour : en 1889 l’agence assura le bénéfice des circonstances atténuantes à une accusée qui avait tiré en plein tribunal sur un avocat acharné contre elle. Bien entendu l’acte en lui-même ne fut pas approuvé, mais l’agence démontra que cette malheureuse avait été poussée à l’exaspération, presque à la folie, par un excès d’injustice et de persécution. N’y a-t-il pas quelquefois un parti pris de défense ? La secrétaire à qui j’exprime mes craintes se met a rire : — « Oh ! répond-elle, quand nous entrons dans l’œuvre, nous avons trop souvent en effet la notion que la femme est toujours intéressante et l’homme toujours coupable, mais nous apprenons vite à distinguer. »

Quoi qu’il en soit, les juges de paix, les commissaires de police, les magistrats tiennent la Protective Agency en haute estime et jugent qu’elle est pour eux une aide par son action prompte, énergique. Il faut savoir tout le mal que font dans une société à peine dégrossie encore, comme celle de Chicago, l’ivrognerie et la brutalité, pour comprendre l’urgence de cette action qui s’exerce sans relâche au nom de la fraternité entre femmes et du sentiment maternel étendu à tous les enfans.

Mais le club accomplit bien d’autres œuvres encore.

Trop souvent, aux États-Unis, les emplois publics sont distribués pour des raisons qui ne profitent qu’aux politiciens de bas étage. Il en résulte d’épouvantables abus. C’est ainsi, que dans certains asiles d’aliénées, les pensionnaires mal nourries, mal vêtues, entassées les unes sur les autres, n’avaient souvent qu’un lit pour trois. Le club intervint, et des femmes médecins furent attachées à ces établissemens qui, depuis lors, sont dirigés à souhait. — Dans toutes les administrations qui ont à statuer sur le sort des femmes, prisons, hospices, asiles de mendicité, les femmes imposent leur présence. C’est grâce au club que des matrones sont aujourd’hui attachées aux bureaux de police ; c’est sous son impulsion qu’a été fondé l’hôpital pour les maladies contagieuses. Un de ses membres, miss Sweet, a inauguré un service d’ambulance en donnant le premier fourgon ; miss Flower a organisé une école d’infirmières ; le docteur Stevenson a obtenu que des bains pour les pauvres fussent établis sur le lac et dans certains quartiers déshérités. — L’Institut des arts doit un prix annuel au Woman’s Club. — Une nouvelle université s’étant ouverte en 1892, à six cents étudians des deux sexes, grâce à des dons particuliers de sept millions de dollars, on s’aperçut, le somptueux édifice une fois achevé, que les étudiantes n’avaient point de dortoirs. Aussitôt le Woman’s Club réunit les fonds nécessaires à la construction d’un bâtiment qui renferme, non seulement des chambres à coucher nombreuses, mais des salons, une salle d’assemblée, une salle à manger, une bibliothèque, un gymnase. — Il s’agissait de réunir dans une école industrielle les jeunes garçons sans domicile ; trois cents acres de terre étaient offerts à la condition que l’on plaçât dessus pour 40 000 dollars de bâtimens ; le club des femmes trouva cette somme et l’école de Glenwood vit le jour.

C’est le club qui veille à ce que le décret de l’instruction obligatoire soit exécuté, à ce que les enfans de six à quatorze ans aillent à l’école seize semaines par an : sans lui, nombre d’entre eux resteraient au logis faute de vêtemens ou de souliers. Enfin il s’est proposé une tâche plus difficile que toutes les autres, il a constitué une ligue de réformes municipales réclamant la propreté dans les rues de Chicago. S’il réussit cette fois, on pourra crier au prodige. Un grand progrès est obtenu déjà ; la diminution sensible de la fumée qui pesait sur la ville et qu’après beaucoup de tentatives vaines on réussit maintenant à brûler en partie. Bref, derrière toutes les réformes nous trouvons l’intrépide club des femmes. Et si elles se mêlent de la police des rues, elles surveillent aussi celle des manières. À une séance du Women’s Club, je ne sais quel membre du bureau ayant annoncé que les dames étaient « requises » pour le thé, une grande femme, à la mine autoritaire, se leva, et du fond de la salle, reprit impitoyablement sa collègue, corrigeant l’expression impropre, disait-elle, et réclamant requested au lieu required, priées au lieu de requises.

Au nom des dames, les voyageurs en omnibus sont engagés à ne pas cracher autour d’eux, et les plus grossiers ne demandent pas mieux que de leur complaire. Deux souvenirs des rues de Chicago : J’étais sur la plate-forme d’un car, hésitante devant le tumulte de la rue encombrée, trop effrayée pour descendre. Auprès de moi, un homme très mal vêtu, à figure de bandit, semble d’abord disposé à rire, puis tout à coup il saute à terre, m’aide à gagner le trottoir et, quand je le remercie, grogne un all right confus en secouant amicalement ma main qu’il tient encore. Un vieil ouvrier allemand (il y a 400 000 Allemands à Chicago) m’aide à retrouver mon chemin un jour que je me suis égarée. Tout en marchant il me fait les honneurs de la ville, et me montre, entre autres choses, un splendide étalage de fleuriste : — « Ce sont des chrysanthèmes, dit-il, vous ne connaissez pas ça en France, mais (d’un ton d’encouragement qui implique : « Vous y viendrez ») mais vous avez la petite marguerite. »

Cette bienveillance un peu dédaigneuse est, je crois, l’expression même des sentimens du jeune Chicago envers la vieille France.

Un livre très bien fait, de Julian Ralph, Our Great West, a enregistré, pour la gloire des femmes, tous les faits relatifs à ce qu’il appelle le Gentle Side : les côtés élevés, doux, délicats de Chicago. On peut opposer cette excellente étude des nouvelles capitales aux États-Unis, de leurs conditions présentes et de leurs possibilités futures, à un autre livre qui souleva récemment la plus violente indignation : les Cliff-Dwellers. Dans ce roman de mœurs sont peints, sous des couleurs très sombres, les mauvais côtés au contraire, les côtés terribles de Chicago, les résultats de la spéculation féroce, du combat inhumain pour le succès, lutte sans pitié qui étouffe tous les sentimens, même celui de la famille, endurcit les âmes et conduit jusqu’au crime ceux qui s’y livrent. L’auteur des Cliff-Dwellers, M. Henry Fuller, s’est fait d’autant plus d’ennemis par cette vigoureuse satire qu’il a osé toucher au personnage sacré de la femme. Son héroïne, Cecilia Ingles, la déité mondaine, invisible jusqu’à la dernière page, mais toujours présente par l’influence occulte qu’elle exerce, pousse inconsciemment à leur perte des centaines d’individus. Elle ne tient qu’à produire le plus d’effet possible, elle ignore ce que coûte son luxe, combien de malheureux sont à cause d’elle dupés, volés, martyrisés, conduits à la misère, à la honte et au désespoir. Très probablement cette belle poupée sans cœur, posée sur un piédestal de dollars, existe à Chicago, du moins elle a pu y naître à de nombreux exemplaires, mais j’imagine qu’elle n’y est pas restée. On la trouverait plutôt en Europe, où elle donne la chasse aux titres et se propose, comme dernier caprice, de forcer son chemin à coups d’argent, soit dans notre faubourg Saint-Germain, soit, — de préférence, car elle prise les difficultés et dédaigne les républiques, — dans les rangs réputés plus inabordables de l’aristocratie anglaise. Ajoutons que des deux côtés elle réussit très bien, ce qui lui assure une longue série d’imitatrices ; et, dans sa nouvelle patrie, personne mieux qu’elle assurément ne s’entend à railler Chicago, le Woman’s Club, et le reste.


IV. — MAISONS PARTICULIÈRES A CHICAGO. — LES RUES ET LES INTÉRIEURS. — LE TEMPLE

Railler Chicago est une mauvaise habitude commune à toute l’Amérique civilisée. On critique la voix haute et nasillarde de ses citoyens, leurs manières triviales, les grands pieds des femmes, l’énormité de mauvais goût des bâtimens gratteurs de ciel (skyscrapers), la croissance presque fabuleuse de ce champignon gigantesque ou plutôt de cet oignon sauvage, — s’il faut en croire l’étymologie indienne de Checagua ; — mais on aura beau dire, oignon ou cryptogame, c’est là une plante merveilleuse. Elle témoigne mieux que tout de la force et de l’industrie d’un grand peuple. N’est-ce pas un miracle en effet que la résurrection de cette ville, âgée de soixante ans à peine, qui, presque anéantie par l’incendie de 1870, est sortie de ses cendres mille fois plus riche, plus active, et dont la prospérité s’accroît à vue d’œil ? — Les mauvais plaisans continuent à citer le dialogue entre un habitant de Saint-Louis et un citoyen de Chicago qui s’étaient disputés sur les mérites de leurs patries respectives :

— Quand donc êtes-vous venu chez nous ?

— La semaine dernière.

— À la bonne heure ! vous n’êtes plus au courant. Depuis, la ville a changé du tout au tout.

Mais la facétie a vieilli ; aujourd’hui il ne serait plus possible de comparer Chicago à Saint-Louis qu’il a laissé fort en arrière ; pour l’étranger qui passe, l’un représente une énorme ville de province, l’autre une capitale.

N’en déplaise à certains raffinés de l’Est qui ne sont allés à la foire universelle qu’avec répugnance et qui, une fois là, n’ont regardé que la « ville blanche » sans vouloir mettre le pied dans la « ville noire », je n’ai trouvé, je l’avoue, à l’Exposition de Chicago, rien d’aussi curieux que Chicago lui-même.

J’ai subi la fascination du monstre dès qu’il m’est apparu du chemin de fer, surgissant au milieu de l’immense plaine où, précédé de la cité ouvrière de Pulmann, une annexe digne de lui, il s’étale au bord de son lac sous un dais de fumée. Son énergie tumultueuse m’imposa dès le premier jour, et son architecture m’émerveille. Non que j’admire plus qu’il ne convient les édifices tout en hauteur qui rivalisent avec la tour Eiffel, mais il y en a d’autres ; il y a des échantillons excellens de l’architecture à laquelle Richardson a donné son nom, une architecture composite et cependant originale, où s’amalgament le roman, le byzantin, et un peu de gothique très heureusement appliqués aux besoins modernes, aux établissemens industriels, aux grands entrepôts de commerce. Le magasin de gros de Marshall Field, par exemple, est un chef-d’œuvre de cette espèce. À son rang et dans un autre genre, il fait autant d’honneur à Richardson que la fameuse église de la Trinité à Boston, exprimant également bien le but auquel il est dédié ; ce qu’on a nommé la sévérité de sa physionomie utilitaire, n’exclut pas la beauté, une beauté solide, massive, indestructible, comme semble l’annoncer l’apparence cyclopéenne de ses murs en bossage rudement ébauché.

La nouvelle architecture américaine, qui n’a plus rien de commun avec l’architecture coloniale aux lignes compassées, rappelant pour nous le Louis XVI et l’Empire, cette architecture qui me paraît être la manifestation la plus hardie du progrès des beaux-arts en Amérique, s’adapte aussi très heureusement aux exigences de la vie domestique. Elle fleurit surtout sous cette forme dans le nord de la ville. Les allées plantées d’arbres qui conduisent au lac sont bordées d’habitations charmantes quand elles ne sont pas prétentieuses et bizarres. C’est un mélange de tous les styles qui ne ressemble pourtant à rien de connu, un compromis entre le château et le cottage, une confusion ingénieuse où les discordances aboutissent parfois à l’harmonie. Devant ces porches pittoresquement irréguliers, ces pignons à tourelles, ces piazzas remplies de fleurs on se dit que, si l’habitant ressemble à sa coquille, les gens de l’Ouest sont calomniés ; ils ont au moins de la fantaisie. On franchit le seuil : de bons tableaux couvrent les murs, même dans les maisons qui ne recèlent pas des collections considérables ; partout des tapisseries anciennes, des meubles précieux… Ne tirons pas de là une conclusion trop prompte. Sans doute la plupart des heureux propriétaires de ces choses s’en remettent encore au goût de l’architecte ; mais il est certain néanmoins que leur éducation se fait, qu’ils apprennent à comprendre ce qui est beau en le possédant. Leurs femmes contribuent aussi pour une grande part à les éclairer. Nombre de gens riches se sont mariés hors de Chicago ; de même les Romains enlevèrent les Sabines. Dans une somptueuse maison de Prairie Avenue, la maîtresse du lieu me dit, en m’invitant à un lunch et en me nommant toutes les dames qui devaient y assister : — « Aucune d’elles n’est de Chicago, bien qu’elles y tiennent toutes le haut du pavé. » — Oserai -je dire que trois ou quatre des plus aimables parmi celles que j’ai rencontrées ailleurs étaient simplement indigènes ? Oui vraiment, il y a de tout à Chicago ; des parvenues au verbe haut, à l’apparence commune, et des femmes aussi distinguées de visage, de toilette et d’esprit que si elles étaient nées dans l’Est, des intérieurs esthétiques où l’on parle d’art, de littérature, etc., et des usines pareilles à des forteresses côtoyant d’autres montagnes de granit qui chaque jour, vers six heures, vomissent des milliers de gens d’affaires dans les rues les plus sales du monde ; des palais de millionnaires et des échafaudages de bureaux d’où vous tombez du quatorzième ou même du vingtième étage, étourdi par la vitesse vertigineuse de l’ascenseur ; des parcs superbes et des terrains vagues désolés ; des caravansérails aux murs d’onyx et aux pavés de mosaïque comme l’Auditorium (qui loge par surcroît un théâtre magnifique) et des huîtreries, des cabarets, des brasseries, oyster houses, wine rooms, beer saloons, appropriés à tous les goûts, même les plus ignobles. Il y a des massacres de bétail qui défient tous les assommoirs, des stockyards où les amateurs de carnage vont voir couler par torrens le sang des cochons, et il y a de grands bouchers qui sont en même temps les plus grands de tous les philanthropes. Voir l’Institut Armour, cette école modèle des arts et métiers à laquelle son fondateur a fait une donation de 1 400 000 dollars, sept millions de francs, sans préjudice de la mission du même nom où se trouve une bibliothèque, un Kindergarten, un dispensaire, et où chaque dimanche 1 800 jeunes gens des deux sexes, dont beaucoup, sans cela, n’auraient pas de foyer, se réunissent pour apprendre ce que c’est que la vie spirituelle, la vie intellectuelle, la vie de famille, les amusemens honnêtes. M. Armour passe l’après-midi au milieu de ses enfans, de ceux qu’il appelle amicalement ses partners, ses associés. Et là aussi, derrière cette entreprise humanitaire colossale, comme les entreprises industrielles qui l’alimentent, il y a, paraît-il, une collaboration féminine.

Le jour où l’on me dit en me montrant un orgueilleux édifice de treize étages, — huit de moins seulement que le temple maçonnique : « Voilà le temple des femmes, the Women’s temple, » je ne fus nullement surprise ; il me parut tout naturel que dans la principale rue du quartier des affaires, au milieu du tumulte de la Bourse, de la Chambre de commerce, des compagnies d’assurances, etc., se dressât ce symbole public de vénération et de gratitude. On m’expliqua ensuite que le temple, ainsi nommé en abrégé, est celui de la tempérance, et qu’il a été érigé par les femmes. Sa construction a coûté plus d’un million de dollars, et c’est une femme qui a trouvé les fonds, une femme qui possède les aptitudes les plus rares chez son sexe, des aptitudes financières. Mrs M. B. Carse mit dix années à réaliser son plan et y réussit en s’assurant le concours d’une autre femme célèbre par l’élan qu’elle donne depuis une vingtaine d’années à l’Union de tempérance, miss Willard. Frances Willard a consacré sa vie à préconiser le système du gouvernement de soi-même ; elle dirige le mouvement de la Croix blanche, qui dans beaucoup d’États a obtenu des lois spéciales pour la protection de la femme. Antagoniste déclarée du mortel ennemi de l’Amérique, l’ivrognerie, elle l’attaque par toutes les armes qui lui tombent sous la main ; la société de tempérance enveloppe d’un réseau actif toutes les villes grandes et petites ; elle a élu son quartier général dans celle où le mal sévit de la façon la plus effrayante, et il paraît que l’œuvre philanthropique est, comme cela doit toujours être, selon l’opinion américaine, une bonne affaire en même temps, puisque le revenu annuel des bâtimens du temple est supposé devoir atteindre 250 000 francs.

Les membres de la société de tempérance sont liés par un serment qui les condamne aux boissons les plus fades. Chez eux on ne vous offre que de l’eau glacée, de la bière de gingembre, tout au plus du jus de raisin non fermenté, qui ressemble à de l’eau de groseille. Je me rappelle les regards méprisans jetés sur moi à l’hôtel ou au restaurant par certaines dames qui me voyaient boire du vin. J’étais évidemment un objet de scandale, ce qu’il faut en Amérique éviter à tout prix. L’anecdote suivante me fut racontée par une amie qui d’ailleurs me versait sans scrupule, tout en déjeunant, du bordeaux et même du Champagne : une Italienne, de passage à Chicago, avait été invitée dans une maison où sévit la tempérance. — Que buvez-vous ? lui demande la maîtresse du lieu : thé, café, cacao ? — L’étrangère répond avec franchise qu’elle a l’habitude du vin. — À merveille, vous permettrez seulement qu’on vous le serve dans une théière pour ne choquer personne.


V. — LA POPULATION ÉTRANGÈRE DE CHICAGO. — HULL HOUSE

Il m’en coûte de ne pas parler, à propos du temple de la tempérance, des grands bâtimens de Chicago ; mais la tâche serait trop longue, outre qu’elle m’éloignerait de mon sujet. Ces géans, dont on a depuis peu limité la hauteur à 150 pieds, continuent à se multiplier et rien n’est plus curieux que d’assister à leur construction rapide. La charpente d’acier se dresse d’abord toute nue, pour être ensuite enveloppée de brique ou de pierre, comme d’un manteau plus ou moins magnifique. Très souvent les maçons commencent le revêtement par les étages supérieurs habités déjà, tandis que les assises de l’édifice ne semblent pas encore posées. Un ascenseur vous emporte au huitième étage dans un store où l’on vend de tout, depuis les habits jusqu’à la nourriture, depuis l’argenterie jusqu’aux ustensiles de cuisine, tandis que le rez-de-chaussée reste à l’état d’ouvrage à jour. Le trottoir en carreaux de verre assure aux sous-sols une lumière suffisante ; quant aux caves, l’argile molle où s’enfoncent les fondations ne permet guère d’en creuser. Il faudrait à la fois un Turner et un Raffaelli pour rendre l’effet des rues populeuses de Chicago, de ces skyscrapers, au flanc desquels scintille le soir un éclairage électrique intermittent : des grappes flamboyantes de toutes couleurs s’accrochent çà et là en guise d’affiches et d’annonces, d’autres affiches flottantes sont jetées d’une maison à l’autre au-dessus de la large voie où gronde un bruit sourd comme celui de la mer, le mugissement régulier d’une machine montée sur lequel se détachent les éclats du gong annonçant le passage ininterrompu des electric ou des cable cars. Et à travers ce tumulte régulier, sans cris, sans fracas ni désordre, coule un flot humain dans lequel vous reconnaissez des échantillons du monde entier. Sur 1 100 000 habitans que renferme Chicago, il n’y a pas en effet plus de 300 000 Américains de race. Allemands, Irlandais, Suédois, Polonais, se poussent et se coudoient, tous apparemment très pressés, personne ne déviant de la ligne droite au risque de vous renverser. Çà et là une petite échoppe de fruits blottie à l’angle d’un mur enfumé vous rappelle l’Italie avec ses guirlandes de raisins et de bananes, ses pyramides d’oranges, de citrons, de pommes rouges, de fruits californiens plus appétissans qu’ils ne sont savoureux. Deux yeux noirs brillent dans ce cadre si pauvre et si gai, les yeux de braise d’un Sicilien qui flâne, seul de son espèce, tout en offrant la marchandise qu’il sait parer et faire valoir, car il a le sentiment du pittoresque, pour paresseux et indiscipliné qu’il soit.

Large épanouissement de la race nègre qui pullule, souvent plus que déguenillée, mais toujours le sourire aux lèvres ; figures Scandinaves placides et blondes ; Bohémiens, si nombreux que Chicago se trouve être la troisième ville de Bohême ; types Israélites au teint basané, au bec d’aigle, comme le juif qui, planté à l’entrée du panorama de Jérusalem, vous fait les honneurs du tableau de Doré et vous vend de l’eau du Jourdain.

J’eus l’occasion de bien regarder cette multitude bariolée de tous les types et de toutes les couleurs aux obsèques du maire Harrison, assassiné presque à la veille de son mariage par un de ces fous, cranks, que l’on pend sans hésiter en Amérique, ni plus ni moins que s’ils étaient raisonnables, dès qu’ils s’avisent de troubler l’ordre. Harrison était un politicien très populaire parmi les amateurs du genre de liberté qui consiste à laisser ouverts le dimanche les bars, les théâtres et les maisons de jeu. À ses obsèques affluait donc une plèbe sympathique. Jamais je ne vis autant de mauvaises figures. Le défilé tarda longtemps à paraître sur le chemin qui conduit de l’église au cimetière. Les policemen de Chicago, des colosses qui semblent taillés tout exprès pour tenir en respect une population de malfaiteurs, refoulaient brutalement les curieux des deux côtés de la rue sans exciter de murmures. Le silence était absolu ; aucun témoignage d’impatience, pendant l’interminable attente, aucune remarque lorsque parut la procession funèbre qui dura deux heures au son de la musique militaire : les milices, les clubs, les francs-maçons avec leurs insignes, des personnages officiels délégués par les différens districts suivaient le char d’un singulier mauvais goût. Tout le monde à cheval ou en voiture, le chapeau sur la tête bien entendu, et galopant vers le lointain cimetière. On ne perd pas de temps à ensevelir les morts sur cette terre par excellence des vivans. C’était le 1er novembre, — comme un dernier tableau de la Worlds’ fair, la clôture. À toutes les boutonnières brillait le portrait de Harrison, imprimé en argent sur une cocarde de deuil ; mais je ne vis pas d’autre signe d’émotion. Le côté intéressant du spectacle était la foule à laquelle les juifs russes fournissaient un contingent lamentable. L’émigration, — une émigration involontaire, — a jeté ce flot sur les rivages du Nouveau-Monde, très malheureusement, — des gens qui ne savent pas la langue, ne comprennent pas la loi et sont, avec l’écume italienne, un sujet d’inquiétude justifié pour le pays qui les a reçus. Leur misère paraît sans remède parce qu’elle est le résultat, non pas seulement de toutes les infortunes, mais de tous les vices, de toutes les révoltes et d’une complète incapacité. Dépaysés dans un monde neuf où chacun travaille pour soi avec une vigueur, une suite, une ténacité inouïes, ils n’auraient guère d’autre alternative que celle de se faire pendre ou de mourir de faim sans l’inépuisable pitié féminine qui leur assure du pain et leur crée de l’ouvrage.

Hull-House est, entre autres choses, le refuge des étrangers indigens.

Hull-House a été fondé par miss Jane Addams. On vous dira qu’elle s’est inspirée pour cela d’un des plus admirables établissemens philanthropiques qui existent en Angleterre, Toynbee-Hall. On vous dira aussi que des centaines de maisons à peu près semblables à la sienne existent aux États-Unis, et de fait il n’y a pas de ville où je n’aie vu des settlements très bien organisés. Mais celui de miss Addams reste néanmoins unique par le caractère qu’il emprunte à la personnalité de sa directrice, par l’ascendant incomparable que celle-ci exerce.

La théorie que les riches ont besoin des pauvres autant que les pauvres ont besoin des riches décida de toutes les entreprises de miss Addams ; elle voulut mettre sa fortune, son temps, son intelligence au service de cette idée. Pour commencer, elle acheta dans un quartier perdu un immeuble dégradé où se faisaient des ventes à l’encan, Hull-House, ainsi nommé du nom de son constructeur. Elle le répara, l’embellit, lui donna une apparence propre, riante, familiale, puis s’y installa avec son amie et associée miss Starr. Beaucoup d’autres vinrent petit à petit prendre part à l’œuvre dans une mesure grande ou petite. Pour faire bien comprendre au lecteur ce qui se passe à Hull-House, le plus simple est de l’inviter à m’y suivre.

Avec la personne qui doit me présenter, je roule un certain soir très longtemps en voiture sur un pavé abominable, à travers des rues fangeuses, bordées de tristes baraques et de ces saloons qui participent du tripot et de l’estaminet. Nous nous arrêtons enfin devant un grand bâtiment aux fenêtres éclairées. Dès le seuil, je suis accueillie par une jeune femme souriante et vive, miss Ellen Starr. C’est à elle que je dois le premier aperçu de l’établissement qu’elle me fait visiter en détail. L’heure est favorable, car tous les membres du « Jane’s Club » sont rentrés au gîte.

Ce club d’ouvrières placé sous l’invocation pour ainsi dire de Jane Addams forme une annexe indépendante de Hull-House dont il est cependant un des traits les plus intéressans. Les jeunes filles qui le composent gagnent toutes leur vie comme couturières, modistes, lingères, demoiselles de magasin, sténographes, typographes, copistes à la machine, que sais-je ? Dispersées autrefois dans des pensions quelconques, dans des maisons garnies plus ou moins respectables, elles ont maintenant l’abri d’un home où leurs habitudes se sont affinées. Une grosse Allemande fort experte dirige les affaires matérielles du club qui en est venu à se soutenir seul avec ses propres ressources. Dans le salon, je trouve deux jeunes filles prenant, leur journée finie, une leçon de piano. Une autre, rentrant de son atelier, expédie un souper tardif dans la jolie salle à manger éclairée au gaz comme tout le reste de la maison, que chauffe un calorifère, luxe habituel en Amérique et même poussé beaucoup trop loin généralement, car presque partout, on étouffe. La plupart de ces demoiselles sont rentrées dans leurs chambres au premier et au second étage. Miss Starr va leur demander de permettre qu’une dame étrangère, qui ne fait que passer à Chicago, envahisse leur domaine, et elles y consentent avec la bonne grâce de personnes qui savent qu’elles ne perdent rien à se laisser voir de près. Les chambres sont en effet presque élégantes : dortoirs à deux, trois et quatre lits pour la plupart, mais divisées par des paravens, des portières et donnant au premier aspect une impression d’ordre et de netteté parfaite. Quelques jeunes filles se reposent, en lisant, dans des rocking chairs, d’autres commencent à se déshabiller ou peignent leurs cheveux devant la glace. Les surprenant de cette façon, j’ai la preuve immédiate de ce que m’a dit miss Starr : — « Ce sont de plus en plus des filles bien élevées. » — Elevées par le contact quotidien des meilleures entre les femmes. — Je m’excuse de mon intrusion, et elles répondent avec une politesse qui m’étonnerait fort si j’avais eu le temps de faire connaissance en Amérique avec d’autres personnes de cette même condition dans des milieux différens. Bien entendu elles profitent de tous les avantages qu’offre Hull-House, bibliothèques, conférences, etc. Miss Starr leur fait un cours spécial sur des questions d’art et me raconte que souvent ses élèves lui apportent leurs petites économies pour les appliquer à l’achat de photographies qu’on leur envoie d’Italie, photographies de tableaux de maîtres que j’ai remarquées en effet sur tous les murs de la maison. Les préférences d’une majorité nombreuse sont pour Botticelli. Botticelli populaire dans les faubourgs de Chicago, n’est-ce pas étrange ? L’influence de l’enseignement de miss Starr y est, je suppose, pour beaucoup, et aussi l’influence du type physique de miss Addams, qui ressemble plus que personne en ce monde à un Botticelli avec sa figure de sainte, pâle, anxieuse, aux joues légèrement creusées, au front pensif, avec ses grands yeux profonds dont le regard n’effleure que vaguement tout ce qui n’est pas une douleur ou une misère.

— Je ne veux pas dire, — explique miss Starr, — que toutes nos filles aient des goûts aussi délicats, il y en a qui aiment la toilette, les frivolités ; celles-là aussi sont libres de suivre leur penchant. Nous comptons pour les conduire plus haut sur l’exemple des autres, sur l’atmosphère de la maison où du reste la vie n’a rien d’austère. Chaque semaine elles donnent une petite soirée ; musique, rafraîchissemens, rien ne manque. Elles ont leur part d’honnête superflu.

L’aimable visage de miss Starr rayonne à cette pensée.

Nous regagnons le bâtiment principal : un large vestibule le partage en deux ; à droite et à gauche, il y a de grandes pièces où j’entre pour constater ce qui, d’une manière ou d’une autre, se produit chaque soir. Dans la première salle d’étude, une dame canadienne enseigne le français à une douzaine d’élèves. Dans la seconde, une lecture a lieu ; ailleurs quelques jeunes gens dessinent, toujours sans aucune séparation de sexes.

Les fils des riches habitans de Chicago s’occupent du club des garçons, entrant en rapport avec ces gamins déshérités naguère et qui aujourd’hui apprennent en s’amusant toute sorte de choses : le modelage, la sculpture sur bois, la géographie, l’histoire d’Amérique, même un peu de latin, sans parler de tous les jeux de leur âge. Ils ont un superbe gymnase éclairé comme en plein jour, où je les vois faire des exercices après lesquels plusieurs prennent une douche : les bains établis à Hull-House ont contribué autant que quoi que ce soit à la santé physique et morale du quartier. Mais le grand bienfait c’est la cuisine : un ordinaire substantiel et varié attend à l’heure des repas tous ceux qui veulent se nourrir au plus bas prix possible ; on emporte chez soi tel ou tel plat, et on peut prendre des leçons qui en valent bien d’autres, car dans cette belle et claire cuisine, garnie de tous les engins les plus nouveaux et les plus économiques, fonctionne une école spécialement organisée par les demoiselles de la ville ; celles-ci sont assidues aux soirées de couture où les petites filles, tout en travaillant, écoutent des histoires qui ne laissent pas leur imagination inactive. Plusieurs d’entre elles aussi aident au Kindergarten, lequel chaque matin réunit dans le vaste local qu’on appelle à d’autres heures la salle d’assemblée les enfans des environs.

Personne n’est oublié, ni petits ni grands, ni vieux ni jeunes. Miss Addams tient à ce que les pauvres étrangers qui habitent le quartier, gardent de leur patrie respective tout ce qui est bon ; à cet effet chaque nationalité a un club. L’un des plus fréquentés est le club allemand du vendredi où l’on chante les vieilles chansons populaires, où on lit Schiller, tandis que les aiguilles à tricoter vont leur train.

Nous traversons rapidement des salles de lecture remplies d’ouvriers qui feuillettent des journaux, des revues de tous les pays. À l’étage supérieur ils trouvent un billard, des amusemens variés. — Bien souvent, me dit miss Starr, c’est un besoin de sociabilité qui conduit les plus faibles à fréquenter des antres où l’on boit et où l’on joue de l’argent. Nous ne voulons pas que nos hommes aient ce prétexte. Certes il y en a beaucoup qui ne se contentent pas de ce que nous leur offrons, mais si petit que soit le groupe, c’est autant de sauvé. Tous les soirs d’ailleurs ils peuvent venir à l’un des clubs qui fonctionnent comme ceux que vous venez de voir, aux clubs allemand, de physique, de dessin, d’économie politique. Nous sommes très fiers de notre galerie de peinture où ont eu lieu déjà cinq expositions. Les possesseurs de tableaux nous prêtent généreusement leurs chefs-d’œuvre.

L’idée d’aumône est, on le voit, complètement écartée du système de miss Addams. Elle facilite la vie des pauvres, voilà tout ; elle y fait entrer dans la plus large mesure possible ce qu’ils envient aux riches ou plutôt elle cherche à effacer les distances en établissant des relations de bon voisinage entre riches et pauvres, « hommes, femmes, enfans, dit-elle, réunis en famille, comme Dieu les mêle ». À personne elle ne demande compte de ses croyances. La croyance générale, c’est l’humanitarisme chrétien, l’esprit du Christ manifesté dans des œuvres d’amour.

De tous côtés des secours lui arrivent. Voici l’histoire du grand terrain de récréation où les jeunes gens peuvent se livrer avec délices aux jeux athlétiques qui comptent parmi les institutions américaines pour ainsi dire : Il y avait là autrefois un tenement house sordide, une ruche infecte où de pauvres ouvriers vivaient serrés les uns contre les autres, dans les plus détestables conditions d’hygiène et la plus fâcheuse promiscuité. Le propriétaire de cette masure, qui était pour miss Addams le pire de tous les voisinages, habitait l’étranger et se souciait très peu de la façon dont était administré son immeuble. Miss Addams cependant ayant dénoncé ce qui se passait, il répara une bonne fois ses torts involontaires, donna l’ordre d’abattre les bâtimens, et offrit à Hull-House le terrain déblayé. Maintenant les garçons du quartier ont une cour de récréation superbe que la ville, ne voulant pas être en reste d’obligeance, fait surveiller par un policeman attitré.

Quand nous sortons à une heure avancée de cette maison de refuge et de secours qui brille dans la nuit comme un phare de salut, la portière de notre voiture est ouverte par un gamin qui passe.

— Il n’y a pas beaucoup d’années que celui-là et ses pareils nous auraient jeté des pierres, me dit l’ami qui m’accompagne.

La plus intéressante visite que j’aie faite à Hull-House fut un soir où le club des ouvriers s’y réunissait, un club où la science sociale parle volontiers le langage de l’anarchie.

Je suis invitée à dîner ; miss Addams, assise au bout de la longue table, sert tout en causant, comme pourrait le faire une aimable maîtresse de maison. Aux murs de la vaste pièce bien éclairée, dont tous les meubles luisent de propreté, sont accrochées de grandes photographies au charbon reproduisant, avec quelques chefs-d’œuvre de la peinture italienne, les tableaux les plus célèbres de Millet. Linge très blanc, menu à la fois abondant et modeste ; on ne boit que de l’eau, bien entendu ; la tempérance règne. Mon voisin de droite, qui a fait son droit à Paris, rappelle sa vie d’étudiant ; comme la plupart des convives, il compte parmi les aides de miss Addams, hôtes temporaires ou permanens de Hull-House. Parmi eux, je reconnais, non sans surprise, deux jeunes lawyers avec lesquels j’ai dîné la semaine précédente en tout autre compagnie.

Il est admis que les célibataires invitent et reçoivent les dames, à certains jours déterminés, dans leurs clubs respectifs. J’avais donc été priée d’un dîner très littéraire, très agréable et arrosé d’excellent Champagne, dans un des grands cercles de Chicago. Tout aux choses mondaines ce jour-là, les deux amis ne ressemblaient guère à des réformateurs absorbés par une œuvre philanthropique. Je m’informe, et j’apprends que pareil exemple n’est pas rare. Chacun apporte ce qu’il peut dans cette ligue de bienfaisance : hommes d’affaires, médecins, professeurs des écoles, institutrices, étudians, ecclésiastiques, mères de famille contentes de donner au moins quelques momens à la crèche qui soulage tant d’autres mères. Ces messieurs me disent simplement qu’ils ont pris pension à Hull-House pour trois ou quatre semaines. Ils parlent sans le moindre orgueil de la tâche qu’ils poursuivent et qui n’a rien de facile : inspirer confiance à des êtres aigris ou ensauvagés, se rendre compte de leurs besoins, les aider à se suffire. Évidemment on les étonnerait, on les embarrasserait en leur exprimant de l’admiration pour ce qu’ils jugent tout naturel.

Après dîner nous passons dans le parloir où, pendant une demi-heure environ, la conversation roule sur les sujets les plus variés, voyages, beaux-arts, etc. Je cause avec un bibliophile qui connaît toutes nos éditions de luxe et commande ses reliures à Paris. Il est beaucoup question de la France. Là, comme ailleurs, je sens que nous n’occupons pas le premier rang. On nous accorde d’avoir tout trouvé, tout inventé, tout commencé, quitte à nous laisser distancer ensuite par des intelligences plus profondes et des volontés plus persévérantes ; on nous témoigne beaucoup de sympathie, mais l’estime n’entre pas à dose égale dans des jugemens portés avec une extrême politesse d’ailleurs. Nous sommes toisés d’après les révélations de nos romanciers que l’on place très haut au point de vue purement littéraire, en affectant de n’avoir lu que celles de leurs œuvres qui sont les moins répréhensibles quant à la morale : de Paul Bourget on loue André Cornelis, Cosmopolis et ses Essais de psychologie ; de Maupassant un choix de nouvelles très bien traduites, paraît-il, par Bunner, qui excelle lui-même dans les histoires courtes. Pierre Loti est, comme lui, connu par les traductions, ce qui me fait répondre avec quelque impatience qu’on ne le connaît pas du tout. Cette remarque est à peine comprise, car la forme importe en Amérique beaucoup moins que le fond, même aux yeux des gens qui se disent artistes. Alphonse Daudet pourtant réunit tous les suffrages. On classe Sapho, non seulement parmi les beaux, mais parmi les bons livres.

Un bruit étouffé de pas et de voix n’a cessé de se faire entendre dans le vestibule. Huit heures sonnent ; nous retournons tous dans la salle à manger qui s’est transformée en salle de conférence. Un rideau tiré découvre une plate-forme et devant elle les bancs et les chaises sont occupés déjà. L’élément qui domine (est (cosmopolite : beaucoup de ces juifs russes que j’ai rencontrés déjà, hâves, barbus, aux pommettes saillantes ; leurs yeux noirs, tristes jusqu’à la désolation ou ardens comme ceux de loups affamés, parlent de longues persécutions, de voyages épuisans, d’exil sans espoir.

Comprennent-ils l’anglais ? Quelques-uns seulement, je pense ; les autres, le coude sur leur genou, le menton dans la main, tendent avidement la tête comme pour saisir un secours dans un mot. Mais ces mots qui consolent, il ne semble pas d’abord que l’orateur introduit sache les prononcer. C’est un professeur de l’université, qui est aussi ministre de l’église baptiste, un homme de haute taille, d’aspect intelligent et froid, très correct dans son col blanc et sa redingote longue. Avant qu’il n’ait pris la parole, le président élu ce soir-là, un petit vieillard du quartier, assis sur la plate-forme à côté d’une table qui porte comme un rappel à l’ordre la montre de miss Addams ; le président a dit d’une voix goguenarde en s’adressant à l’assemblée : « On nous annonce que nous avons parmi nous aujourd’hui un personnage de grand savoir, un professeur fameux. Nous ne doutons pas qu’il ne nous instruise et qu’en même temps il ne nous amuse. »

L’ironie a été saisie sur plusieurs bancs. Des sourires amers ou sinistres passent sur plus d’un visage, puis un profond silence s’établit. Ce silence de mort persiste, sans l’ombre d’une interruption, tandis qu’une heure de suite, le temps déterminé, M. H… traite des problèmes sociaux, qui s’imposent partout à l’attention du monde, essayant de prouver qu’on aurait tort de rendre les individus responsables de changemens causés par les progrès de l’industrie. Plein de pitié, dit-il, pour les erreurs de l’anarchie qu’il conçoit, qu’il excuse, mais que la société ne saurait tolérer, il demande aux travailleurs la patience, l’effort régulier, cette épargne si peu pratiquée en Amérique, de même qu’il demande aux riches, pour égaliser un peu les conditions, de généreux sacrifices qui ne peuvent être que volontaires. Tout ce qu’il dit est très sage, mais on sent, il doit sentir lui-même, qu’aucun courant de sympathie ne s’établit entre lui et ses auditeurs.

Quelques hommes cependant écrivent sur des chiffons de papier. Quand il a fini, le vieux petit président, dont la figure ridée rappelle celle de Voltaire, cligne malicieusement ses paupières rougies, et dit du même ton incisif qui le rend très drôle : « J’avais prédit que vous nous instruiriez en nous amusant. Vous nous avez certainement amusés… » Puis il donne la parole pour six minutes à l’un des étrangers, un Bohémien, je crois, qui s’est levé tremblant d’émotion, pâle jusqu’aux lèvres. Son jargon est d’abord presque inintelligible, mais ce qu’il dit n’a rien de vulgaire, et, à force de volonté, il se fait entendre.

— Soit, déclare-t-il, personne n’est coupable apparemment, aussi n’en voulons-nous à personne ; comment faire cependant ? Moi, j’étais cordonnier ; allez donc proposer maintenant de fabriquer, un soulier à vous tout seul, quand plusieurs machines sont chargées de clouer et de coudre chacune de ses parties ! On envoie promener, sans compensation, l’homme qui, ayant appris un état, n’en peut plus vivre. Du reste, vous avez raison, il n’y a pas de vengeance à tirer de tout cela ; il n’y-a qu’à attendre. La nature se charge de supprimer ce qui est mauvais ou inutile. Quand vous voyez un ivrogne rouler d’un côté à l’autre de la rue, vous savez qu’il n’en a pas pour longtemps, que cette existence dégradée va finir par la faute même de celui qui la mène. Eh bien ! quand je vois passer dans sa voiture un homme inutile, je me dis que c’est la même chose pour ses pareils… Attendons !

Je suis sûre de n’avoir rien ajouté aux paroles de cet être étrange qui certainement avait lu Schopenhauer ; moi aussi je prenais des notes. Sa main de squelette crispée au barreau de la chaise devant lui tremblait toujours, tandis qu’il luttait contre les difficultés d’un accent bizarre, impossible à définir. La tête était superbe, brune et accentuée comme celle d’un Arabe. Quand il se tut, il ferma les yeux et resta frémissant, le menton abattu sur sa poitrine qui haletait.

Après lui, un gros homme blême, à l’air débonnaire, pose quelques questions, d’un air de bonne foi, sur les moyens de se procurer du travail ; il n’y a réussi ni avec l’aide des églises, ni par l’intermédiaire des bureaux de secours.

Un autre, au teint tanné comme celui d’un paysan, mais le rouge du whisky aux joues, déclare, presque en riant, que, pour sa part, il n’en veut pas aux scieries mécaniques, sachant combien il est dur de travailler de ses bras, par tous les temps, dans les forêts, et cela des années de suite. N’empêche que les trois ans pendant lesquels il s’est donné le plus de mal ne lui ont rien rapporté que sa nourriture. Était-ce juste ?

Alors un petit Allemand se dresse, rageur comme un roquet qui va mordre ; il a la face d’un carlin, le nez en l’air, de gros yeux saillans, le poil jaune, la voix nasale et vibrante : — Ça va bien aux professeurs et aux ministres, ça va bien aux fainéans, s’écrie-t-il, de faire la leçon à ceux qui se tuent de travail. Ils n’en auraient le droit que s’ils venaient vivre parmi eux, peiner comme eux. Ils savent bien que la société est mal organisée, et qu’en justice il faut qu’elle change du tout au tout, de gré ou de force ; mais ils ne veulent pas en convenir, de peur de perdre leurs places et leurs salaires, étant des poltrons, des lâches et des voleurs.

L’irascible Allemand dépense plus que les six minutes réglementaires en invectives que le matin président n’arrête qu’à regret. Il faut de la patience au professeur. Il écoute, sans réplique, les injures qui lui sont jetées à la face. Je m’étonne que miss Addams laisse maltraiter ainsi ses hôtes. Miss Starr se penche, anxieuse, à son oreille, et semble lui demander d’intervenir ; mais je crois l’entendre répondre : « Nous les connaissons, ils ne sont pas si terribles qu’ils en ont l’air. » Et elle garde une attitude impartiale, sa conviction étant qu’il faut une soupape de sûreté à toutes ces colères, à toutes ces rancunes.

D’ailleurs le travail intellectuel trouvera des défenseurs.

Un jeune homme frêle, aux yeux irlandais, d’un bleu vif, mieux vêtu que les autres, une chaîne de montre à son gilet, proteste contre l’épithète de fainéans appliquée à tous ceux qui ne sont pas de simples manœuvres. Il a, dit-il, travaillé des deux façons, et trouve que le plus rude effort est encore celui du cerveau. Très simplement, il raconte ses propres expériences. Après des années où il avait manqué de tout, il est allé en Californie, et maintenant il dirige un ranch considérable avec beaucoup de travailleurs sous ses ordres. Parmi ceux-là, quelques-uns prospèrent, comme il a prospéré ; mais pour réussir il ne s’agit pas de ne faire que son devoir tout tranquillement ; ce n’est pas assez en un temps de compétition enragée. Là-dessus il cite l’exemple de deux garçons, ses subordonnés : l’un était bon ouvrier en ce sens qu’il s’acquittait de sa tâche à la lettre. On l’a payé et remercié après s’être servi de lui. Le second travaillait jour et nuit, défiant par son zèle toute rivalité. Aujourd’hui il gagne soixante-dix dollars, trois cent cinquante francs par mois. Conclusion : pour arriver il s’agit de vouloir, mais non pas de vouloir mollement comme tant d’autres, de vouloir enfin ! — Un geste achève sa pensée. Nul ne doute que ce blondin, aux ressorts d’acier, ait voulu, voulu jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus de chair sur les os.

Plusieurs encore parlent à la suite, souvent d’une façon bête et lourde : ce ne sont que de vagues balbutiemens d’anarchie. Et en dernier lieu, le petit président, tout voûté, tout ridé, sous ses cheveux blancs qui se hérissent, laisse éclater un emportement de commande. Lui aussi veut répondre à ce beau professeur qui a recommandé l’épargne à ceux qui ne possèdent rien, le travail à ceux qu’on repousse de tous les ateliers et qui s’est montré si sévère à l’égard des tramps, des vagabonds, ayant l’air de les confondre avec les malhonnêtes gens. Un vagabond ! mais Jésus-Christ n’était que cela ! C’est dit dans l’Évangile : « Les souris ont leurs trous, les oiseaux leurs nids, mais le fils de l’homme n’a pas une pierre pour reposer sa tête. » S’il revenait, le Christ, ses ministres, loin de le reconnaître, le livreraient à la police pour le faire enfermer. L’épargne ! Vraiment, on dirait qu’il n’y a qu’à aller à la Banque faire son petit versement. Le Christ n’épargnait pas, il n’avait pas de domicile ! Et voilà comment parlent les faux apôtres d’aujourd’hui qui enseignent censé sa doctrine !

Le petit président se promène sur l’estrade, les mains dans ses poches, haussant les épaules ; mais la montre de miss Addams, qu’il ne quitte pas de l’œil, lui enjoint de s’arrêter, et alors l’événement prouve que la patronne du lieu a raison dans sa théorie favorite.

Il semble que les injures tombées sur lui dru comme grêle aient fait jaillir l’étincelle chez ce savant un peu gourmé, qui était arrivé d’abord appuyé sur son honorabilité supérieure ; on l’accuse au nom de l’Évangile, dans l’Évangile à son tour il trouve une arme défensive, mais il s’en sert avec humour, d’une façon familière qui changera les dispositions du club à son égard. Redressant sa carrure d’hercule : — « Si j’ai mal parlé des vagabonds, dit-il, vous m’avez traité, il me semble, de lâche, de fainéant et de voleur ; je crois que nous sommes quittes. Je ne vois qu’une seule manière de continuer un entretien pris sur ce ton : sortir dans la rue avec vous, et nous entendre à coups de poing ; mais là aussi peut-être vous seriez les plus forts. J’aime mieux reconnaître qu’il y a du vrai dans beaucoup de choses que vous avez dites ; l’insulte cependant ne vaut jamais rien, surtout lorsqu’on ne connaît pas celui à qui on la jette. Je pourrais vous raconter ma vie, vous montrer qu’elle a été dure, c’est inutile. Écoutez seulement ceci : mon père était à la fois prêtre et médecin, et s’acquittait bien des deux métiers ; aujourd’hui, il ne le pourrait plus ; un médecin a fort à faire pour se tenir au courant des progrès de la science ; il lui faut se spécialiser, choisir entre des branches diverses. Le même homme ne peut plus nulle part fabriquer, comme vous l’avez dit tout à l’heure, un soulier à lui tout seul. Il faut, pour se faire une place quelconque, beaucoup plus de persistance qu’autrefois, il faut se concentrer sur un seul objet. Ainsi, moi, je travaillerais volontiers de mes mains pour mon plaisir même et, fort comme je le suis, je me trouverais bien de retourner la terre dans un jardin deux ou trois heures par jour ; mais je ne le peux pas ; parce que vous nous confiez vos enfans à élever, et que vous tenez naturellement à ce que nous soyons absorbés tout entiers dans notre besogne qui est de les instruire, Mes amis, on met beaucoup de choses dans la bouche des ministres de la religion, oubliant que ces propos sont presque tous répétés par une classe d’individus particulière, ceux qui ne viennent jamais à l’église. Ce sont ceux-là qui nous attribuent la méconnaissance du Christ. J’ai peut-être parlé trop sévèrement en effet des vagabonds qui ne font rien pour s’assurer du pain et un gîte ; ils sont mes frères, eux aussi ; mais, ayant plusieurs frères, il est permis, vous l’avouerez, d’avoir des préférences pour celui-ci ou celui-là, pour celui qui marche le plus droit et qui vous donne le moins de mal, quoiqu’on soit tout disposé quand même à tendre la main aux autres, sans oublier pour cela de les corriger au besoin. Je connais cette manière d’aimer, j’étais seul fils d’une nombreuse famille, et on m’aimait beaucoup, ce qui ne m’empêchait pas d’attraper toutes les raclées, I caught all the licking. »

Sur ce mot de licking, quelques rires partent, suivis d’applaudissemens ; puis, enhardis par ce qu’il a dit de sa bonne volonté envers les pires, quelques hommes vont tendre la main à M. H… qui a enfin trouvé la note juste. Je suis étonnée de voir parmi ceux-ci l’Allemand rageur. Il reste longtemps à causer et à discuter dans l’embrasure d’une porte avec la victime de son insolente sortie qui paraît avoir chrétiennement oublié tous les noms qu’il lui a donnés.

L’assemblée se disperse après quelques mots de miss Starr qui indique le jour de la prochaine séance et annonce qu’un prédicateur éminent viendra causer de choses religieuses avec ceux que cela intéresse ; ils seront autorisés à exprimer par écrit leurs doutes, leurs idées personnelles, mais elle espère pour l’honneur de la maison qu’on voudra bien se rappeler les égards dus à des hôtes qui se présentent avec de bonnes intentions et en amis. Vertement elle adresse aux hommes quelques reproches indirects qu’ils prennent d’un air moitié timide et moitié insouciant.

Miss Addams cependant est entourée par un groupe à qui elle explique comment une grosse provision de charbon ayant été faite à Hull House, ils pourront venir l’acheter moins cher qu’au détail. La nouvelle est bienvenue à l’entrée de l’hiver ; mais je crois que ce qui fait encore le plus de bien à ces misérables c’est la bonté du regard fixé sur eux, un regard qui souffre, car les yeux de miss Addams, si beaux qu’ils soient, viennent de subir une opération douloureuse. Cette raison, pas plus qu’aucune autre, ne la détourne de sa tâche habituelle. Maladive dès sa première jeunesse, elle a répondu à l’arrêt des médecins qui prétendaient qu’elle ne pourrait vivre qu’à la condition de s’épargner toute fatigue, par une dépense d’énergie extraordinaire. Et elle vit par miracle, elle oublie son corps ; c’est peut-être l’exemple le plus parfait et le plus inconscient du genre d’hygiène morale qui devient à la mode aux États-Unis sous le nom de Christian science, et dont j’aurai l’occasion de parler plus tard.

Bien entendu, miss Addams fait partie du Woman’s Club comme Mrs Carse, comme miss Willard, comme Mrs Logan, que la charité a conduite vers la plus répugnante de toutes les besognes, celle de la police. Mrs Logan est devenue matrone en chef et fait dans cette situation un bien incalculable. Les malfaiteurs et les malheureux sont emmenés pêle-mêle au même poste ; là elle procède à un triage ; elle prend soin des pauvres filles qui ont encore quelque étincelle de sens moral, elle leur assure le moyen de se relever. Elle plaide pour ses protégées au besoin, les accompagne devant le juge afin de leur donner du courage, ne connaît ni fatigue ni dégoût.

Il faut bien reconnaître à de pareilles femmes le droit de réclamer certains privilèges, car elles s’imposent de grands devoirs. Je suis mise au courant de leurs œuvres par une des célébrités de Chicago, Mrs Margaret Sullivan, qui, brillant journaliste, écrit chaque jour l’article de fond du Herald. Elle me dit : « La force des réformatrices américaines tient à ce qu’elles ont toujours mérité personnellement l’estime publique ; aucune d’elles n’a versé dans des excentricités de mauvais aloi, réclamant l’amour libre par exemple ou affichant des théories socialistes dangereuses. Même les premières en date, celles qui se sont signalées avec plus de fracas qu’on ne le fait aujourd’hui et qui attiraient sur elles le genre de ridicule qui frappe les shriekers (les criardes), étaient sans exception irréprochables sous le rapport des mœurs. Les Stanton, les Anthony, les Lucy Stone, ces apôtres de l’émancipation de la femme, ont pu être traitées d’énergumènes au début, mais on a toujours vénéré en elles des femmes de bien. Les membres les plus avancés du Woman’s Club sont de bonnes épouses et de bonnes mères. Aussi les hommes ne voient-ils aucune raison de contrarier le mouvement qu’elles dirigent ; ils applaudissent à leurs efforts, à leurs succès ; le jour où il plairait aux femmes de réclamer des droits politiques complets, ceux de leur famille et de leur entourage n’y feraient aucune opposition ; elles ne sont retenues que par leur propre sagesse. »

Mrs Sullivan parle ainsi en me faisant visiter les bureaux, l’imprimerie, toute la vaste et magnifique installation du Herald dont elle est le rédacteur le plus payé, ce qui est beaucoup dire. Trois autres femmes collaborent régulièrement à ce journal ; j’ai grand plaisir à causer avec l’une d’elles, Mrs Mary Abbott, chargée de la partie purement littéraire, critique et variétés. On voit que les femmes sont partout en évidence à Chicago. Aucun nom peut-être ne fut répété aussi souvent que celui de Mrs Potter Palmer, parmi les noms des organisateurs de la World’s fair, et c’est une jeune fille, un poète charmant, à figure de muse, miss Harriet Monroe, qui a été chargée d’écrire l’ode colombienne récitée, pour le quatre centième anniversaire de la découverte de l’Amérique, le 21 octobre 1892, durant les fêtes d’inauguration du palais des arts libéraux. Certains passages, mis en musique, furent rendus par un chœur de cinq mille voix avec accompagnement d’un immense orchestre et des musiques militaires.

Miss Monroe, qui appartient à une famille d’artistes et de lettrés, est l’auteur d’une tragédie en vers et de petits poèmes qu’on ne saurait en rien comparer aux plantes sauvages de l’Ouest. Les amateurs de ce genre de produits doivent les demander au jardin d’ailleurs très mélangé d’Eugène Field, l’écrivain local par excellence. Je l’ai dit, Chicago réunit tous les contrastes, mais rien n’est plus inattendu que le règne des femmes dans ce grand centre d’une virilité si âpre, dans ce foyer du trafic et de l’industrie, où tout semble rude au premier aspect, le climat, l’atmosphère ambiante, tant morale que physique. Nulle part il ne m’a paru aussi fortement accentué, quoique du Nord au Sud, et de l’Est à l’Ouest, on n’entende, somme toute, qu’une paraphrase du mot de Stuart Mill, éloquemment commenté par Mrs Maud Howe Elliott, à l’occasion de la foire universelle : « L’heure de la femme a sonné. » Elle sonne en effet aux États-Unis, avec le consentement chevaleresque des hommes.


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue des 15 mars, 15 mai et 1er septembre 1889.
  2. Variété du dandy.