La Confession d’une jeune fille/11

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Calmann Lévy (1p. 63-67).



XI


Je n’ai encore rien dit du petit nombre de personnes qui, en dehors de l’abbé Costel et de Frumence, du bon et véritable ami de la famille, M. Barthez, l’avocat, et du médecin, M. Reppe, constituaient nos relations ; je ne puis dire notre entourage, car nous n’avions presque pas de voisins. Le dimanche seulement, nous recevions de Toulon quelques visites qu’en raison de son âge et de ses infirmités ma grand’mère n’était guère tenue de rendre, et qu’elle ne rendait qu’une ou deux fois par an.

Les plus importants de ces visiteurs étaient l’amiral commandant le port, personnage qui changeait dé station au moment où l’on commençait à faire connaissance avec lui ; le préfet, qui changeait également, et devant lequel ma grand’mère, royaliste prudente, s’observait toujours ; le procureur impérial, qui était un vieux ami de la famille, homme excellent, très-minutieux, et qui n’avait pas une pensée, pas une préoccupation en dehors de ses fonctions. Il avait une femme couperosée qu’il amenait quelquefois, et qui passait tout son temps à nous plaindre de l’isolement où nous vivions et à nous presser d’habiter la ville, dont elle nous disait en même temps pis que pendre. Un gentilhomme ruiné, qui s’était un peu refait dans le commerce et qui se disait notre cousin, venait aussi quelquefois. Il s’appelait M. de Malaval, et portait encore la queue et les ailes de pigeon. Cet homme, très-honnête en affaires, très-sincère de cœur, très-sûr dans les relations, a toujours eu un travers inexplicable que l’on reproche à tous les Méridionaux, et dont il était le type le plus complet. Il ne pouvait dire trois paroles sans trahir la vérité le plus innocemment du monde. Soit qu’il parlât sans réfléchir et ne voulût jamais rester court, soit que les faits se présentassent dénaturés et comme renversés à sa première appréciation, ses répliques étaient autant de mensonges dont il fallait prendre le contre-pied. Si on lui demandait la distance d’un lieu à un autre, il prononçait d’un ton péremptoire un chiffre imaginaire qui se trouvait toujours du double en plus ou en moins dans la réalité. Si on lui parlait de la hauteur d’une montagne, il n’hésitait pas à dire qu’elle avait douze cents toises quand elle en avait à peine deux cents, et réciproquement il la déclarait petite quand elle était grande. S’il nous donnait des nouvelles de la rade, il nous annonçait l’arrivée et nous citait les noms de navires qui n’existaient que dans son cerveau, ou le départ de ceux qui n’avaient pas quitté le port. Toutes les anecdotes dont il ornait la conversation, toutes les connaissances historiques qu’il se piquait d’avoir, étaient complètement erronées. Je n’ai jamais entendu de nouvelliste plus mensonger. Il avait toujours lu dans le journal des événements extraordinaires dont il n’avait jamais été question, et cela, sans être ni pessimiste ni alarmiste, car il nous annonçait toujours quelque victoire de la grande armée six semaines avant la bataille. Un jour, il soutint au procureur impérial que, par son ministère, il avait fait condamner à mort, la veille, un homme qui avait au contraire été acquitté. Il était présent à l’audience, il avait entendu prononcer le jugement, je ne sais pas s’il n’avait pas vu l’homme sur l’échafaud.

Le plus singulier de l’affaire, c’est que M. de Malaval avait un inséparable ami, M. Fourrières, ancien capitaine de vaisseau, qui avait la cervelle aussi troublée que lui et le même aplomb pour affirmer innocemment le mensonge. Sans passion, sans parti pris, sans motif aucun, ces deux hommes s’entr’aidaient pour défigurer tous les faits possibles. Ils avaient la mémoire fausse comme on a la voix fausse ; ils racontaient à deux leurs histoires improvisées et s’interrompaient mutuellement pour consulter de bonne foi leurs souvenirs, l’un enchérissant à point nommé et avec conviction sur les rêveries de l’autre. On eût pu les croire fous. Dans la pratique de leur vie, ils étaient pourtant fort raisonnables. Ma grand’mère disait que feu son père avait eu le même travers, et elle attribuait cette bizarrerie à l’usage des liqueurs fortes et aux émotions de la vie maritime.

J’en passe et des meilleurs ; mais je dois mentionner une certaine madame Capeforte qui se disait d’origine anglaise et qui s’intitulait quelquefois Capford, bien que tout le monde connût les Capeforte ses ancêtres, meuniers de père en fils. Elle habitait le plus grand des moulins à l’entrée de la vallée, une ancienne et forte usine délabrée qui avait des airs de citadelle et qu’elle appelait volontiers son château. C’était une femme grande et sèche, plate de taille, de figure et de caractère, qui s’introduisait chez nous d’un air humble et impertinent sous prétexte d’associer ma grand’mère à des œuvres de bienfaisance et à des concours de dévotion. Elle n’était aimée de personne, et ses meuniers, qu’elle traitait de Turc à More, prétendaient qu’elle embrouillait les chiffres et gardait bonne part des pieuses collectes dont elle se faisait dépositaire, pour relever son commerce et amasser une dot à sa fille.

Cette fille, droite comme un pieu et sèche comme une coquille, allait quelquefois seule faire des quêtes à domicile. On disait qu’elle était surtout en quête d’un mari. Je ne sais qui de la fille ou de la mère me paraissait la plus haïssable, la plus aigre, la plus mielleuse et la plus hypocrite. Elles avaient pris la dévotion comme un moyen de parvenir en pénétrant dans les familles, en se faisant protéger par le haut clergé et en s’imposant comme de saintes et respectables personnes aux vieilles maisons nobles du pays. Ma grand’mère en avait été longtemps dupe, et Denise aimait à faire des cancans avec elles sur M. Costel et sur les autres incrédules des environs ; mais ma grand’mère, dont le bon sens augmentait avec l’âge, faisait peu de cas de ces dames et imposait silence à ma nourrice.