La Confession d’une jeune fille/12

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Calmann Lévy (1p. 68-80).



XII


Ce qui contribuait beaucoup à éclairer l’esprit de ma chère bonne maman, c’étaient les leçons que nous donnait Frumence, et auxquelles elle assistait souvent. Sa vue s’affaiblissait de jour en jour ; elle ne pouvait presque plus se servir de son aiguille, et même, pour tricoter, elle avait besoin que je fusse auprès d’elle pour relever les mailles qu’elle échappait. Elle n’écouta pourtant guère les leçons dans les commencements ; elle s’était imaginé qu’elle n’y comprendrait goutte.

— J’ai toujours vécu ignorante, disait-elle, et, pour ce qui me reste de temps à vivre, ce n’est pas la peine de changer.

Mais l’enseignement de Frumence était si clair et si intéressant, qu’elle y prit goût, et il lui arriva cette chose extraordinaire d’acquérir à soixante-quinze ans des notions plus étendues que celles de sa jeunesse. Comme une lampe qui jette un plus vif éclat au moment de s’éteindre, l’intelligence de ma grand’mère s’éclaira au déclin de sa vie. Sa piété se purifia de tout alliage superstitieux, et même ses idées sur la société se dégagèrent des préjugés de son temps et de son milieu. Lorsque l’Empire s’écroula et que le retour des Bourbons ramena les prétentions et les croyances d’une autre époque, elle se préserva d’une fausse ivresse et se tint à l’écart de toute cruelle et puérile réaction légitimiste. Elle avait toujours eu un fonds de sagesse et de raison que de violents chagrins et la fâcheuse influence de Denise, à certains moments, n’avaient pu détruire. En recouvrant l’indépendance de son esprit, elle ne fit sans doute que redevenir elle-même.

Mais Denise était incapable de faire un progrès quelconque. Elle s’alarma bientôt de l’importance que Frumence prenait dans la famille. Après l’avoir accueilli et admiré dans les premiers temps, elle s’inquiéta de ce qu’elle appelait son irréligion, et se mit à le tourmenter singulièrement. Denise était encore jeune et se disait veuve ; ma bonne maman savait bien qu’elle n’avait jamais été mariée et qu’elle pouvait encore perdre la tête. Il se passa là sous mes yeux un petit drame auquel ni Marius ni moi ne pûmes rien comprendre, bien qu’une circonstance dont je fus frappée eût dû me mettre sur la voie des découvertes ou des inductions.

Un jour, — j’avais environ douze ans alors, j’apprenais très-bien mes leçons, et tout le monde était enchanté de moi, — j’avais obtenu de ma grand’mère, comme récompense de mon édifiante conduite, d’aller voir le Régas avec Frumence, Marius et Denise. Le Régas, ou régage, ou ragage, ou ragas, car ce nom générique s’applique, avec toute sorte de variations patoises, à tous les abîmes de nos montagnes, est un puits naturel, où, à une profondeur effrayante, dort une eau muette que l’œil peut à peine saisir. L’ouverture de ce puits est une grande fente verticale, tordue et béante au flanc du rocher à pic, et dans l’échancrure de laquelle pousse un beau pistachier, le seul de cette région, jeté avec grâce sur cette chose grandiose et désolée. La terrasse qui sert comme de palier à cette porte de l’abîme est une sorte d’impasse qui se présente comme le dernier gradin accessible au pied d’une dernière cime, et qui forme un jardin sauvage rempli d’arbres et de fleurs au milieu de roches éparses et de formidables débris.

Pour arriver là du lit de la Dardenne, il faut gravir à pic pendant une demi-heure. Marius, n’en pouvant plus, se jeta sur l’herbe après avoir déclaré toutes choses affreuses dans cet abominable endroit, et il s’endormit profondément. Je ne me sentais point lasse, et je trouvais l’endroit fort à mon gré sans oser le dire. Le grandiose parlait à mon imagination. La Méditerranée, vue de là, se dressait au loin, comme une muraille d’azur, entre les déchirures bizarres des cimes du premier plan. Les autres cimes échelonnées jusqu’à celle qui nous enfermait étaient blanches comme la neige ; les pins tordus et déjetés qui grimpaient sur leurs lianes, les aloès qui remplissaient leurs crevasses, paraissaient noirs comme de l’encre. Les sommets tourmentés de l’arête que nous venions de franchir nous cachaient le fond de la vallée. C’était ardent et austère. Je m’y sentis exaltée et recueillie en même temps, et j’eus un effort à faire pour écouter les explications que nous donnait Frumence sur le phénomène du Régas. Il nous montra le lit desséché du torrent qui s’échappe de cette énorme bouche verticale quand les pluies ont rempli le gouffre.

— Ceci ne se présente qu’une ou deux fois par an, nous dit-il, quand il a plu sans interruption pendant deux ou trois jours. Vous voyez cependant que la pluie ne peut guère pénétrer par ici dans cette caverne ; mais elle s’y insinue par toutes les fissures de la cime ou par des affluents cachés dans l’intérieur du massif. Elle s’y amasse comme dans un siphon ; puis, quand le trop-plein est établi, elle s’échappe avec fureur, et va de chute en chute grossir le lit de la Dardenne, dont elle est probablement une des sources les plus abondantes, mais la plus inutile, puisqu’elle manque d’issue habituelle. Un jour peut venir où on essayera de creuser un canal souterrain du lit inférieur de la Dardenne au niveau de cette source. J’y suis venu souvent, j’y ai fait des expériences avec mon oncle, et nous avons constaté qu’en temps de sécheresse il y a toujours dans ce puits une énorme quantité d’eau improductive qui pourrait alimenter une ville comme Toulon ; mais il faudrait découvrir, pour percer la puissante base de cette montagne, des forces supérieures à celles dont les hommes peuvent disposer maintenant sans de trop grosses dépenses de temps et d’argent[1].

Frumence, voyant que j’étais rêveuse, me proposa de faire l’herbier de la salle du Régas, et je l’aidai à remplir sa boîte de nigelles de damas dont les fleurs bleu de ciel, montées sur de hautes tiges grêles, étoilaient le sol, d’échantillons de cytise, de coronille joncée, de saponaire ocymoïde, de myrte, d’arbousier, de lentisque, de pin maritime, de smilax, de cyste et de lavande. Nous prîmes dans les buissons voisins l’osyris alba, la jolie aphyllante, diverses sortes d’hélianthèmes, la glaucée, et sur les rochers, le gypsophile blanc et vingt autres plantes méridionales que je connaissais déjà. J’ai gardé cet herbier, et je pourrais les nommer toutes ; mais cela n’avancerait pas mon récit et ne servirait qu’à me rappeler une des journées les plus mystérieuses de mon enfance.

Quand le précepteur m’eut initié à cette petite flore alpestre, il m’engagea à me reposer. Je me couchai sur l’herbe à quelque distance de Marius, qui ronflait depuis longtemps, et je fis mon possible pour dormir un peu, sans en venir à bout. J’écoutais machinalement, sans curiosité aucune, et sans y prendre d’abord aucun intérêt, la conversation que Denise avait avec Frumence à quelques pas de moi. Comme j’avais couvert ma figure pour me préserver des insectes et du soleil, ils crurent que je dormais, et, quand je les écoutai avidement, je me tins tranquille pour les maintenir dans cette croyance. Je prends le dialogue au moment où il me parut bizarre. C’est Denise qui parlait d’une voix sourde et comme tremblante.

— Ah ! vous enragez, monsieur Frumence ; je vois bien que vous enragez !

— Pourquoi donc ça, mademoiselle Denise ?

— Parce que sa figure est cachée et que vous ne pouvez pas la manger des yeux comme à votre habitude.

— La manger des yeux ? Voilà de vos exagérations, à vous ! Je la trouve belle, intelligente et bonne, et certes j’ai du plaisir à la voir à toute heure ; mais je ne veux la manger en aucune façon.

— Pour de l’esprit et de l’agrément, elle en a ; mais, pour bonne, elle ne l’est guère, allez ! Elle passe son temps à se moquer de vous et de moi, et à nous préparer des misères avec son petit-cousin, dont elle est folle.

— Il faut bien que les enfants s’amusent, Denise ! Ils ne sont pas méchants pour cela.

— Oh ! vous dites ça pour elle, vous lui passez tout !

— Est-ce que vous ne la gâtez pas aussi ? C’est si naturel !

— Moi ? Je l’ai bien gâtée, oui ! mais je ne la gâterai plus. Je ne peux plus la souffrir.

— Qu’est-ce que vous dites donc là, Denise ? Est-ce vous qui parlez ?

— Oui, c’est moi qui vous parle, et vous savez bien ce que je veux dire.

— Non, sur l’honneur, je n’en sais pas le premier mot.

— Jurez donc que vous n’êtes pas amoureux ! Voyons, voyons, amoureux comme un fou que vous êtes !

Frumence fut sans doute interdit, car il ne répondit pas tout de suite.

— Jurez donc ! s’écria Denise avec une sorte de véhémence qui eût pu réveiller un dormeur moins occupé que Marius.

— Je n’ai rien à jurer, répondit Frumence, je n’ai pas à rendre compte de mes sentiments, quels qu’ils soient ; mais, quand je serais amoureux, ce qui n’aurait rien d’extraordinaire à mon âge, quel rapport trouvez-vous possible entre mon amour et l’amitié que j’ai pour cette petite fille ?

— Petite fille si l’on veut ; la voilà qui grandit. Bonté de Dieu ! comme ça pousse vite, l’herbe du diable !

— Denise, reprit Frumence d’un ton sévère, je sais que vous êtes une personne fantasque ; mais il me semble qu’en ce moment vous perdez tout à fait l’esprit.

— Ne parlez pas de ça ! dit Denise avec agitation, n’en parlez jamais, monsieur Frumence ! On m’a traitée de folle dans le temps, on m’a enfermée, on m’a fait souffrir des martyres, tout ça pour cette maudite enfant qu’on m’avait volée, et qui ne serait jamais revenue sans moi. Oui, c’est le chagrin qui m’avait fait divaguer dans le temps ; mais je n’étais pas folle, et c’est ma foi, c’est ma prière qui ont fait retrouver la petite ; est-ce d’une folle, tout ça, je vous le demande ? Moi, folle, ah ! comme le monde est injuste !

— Alors, si vous n’êtes pas folle, reprit Frumence, vous êtes perverse. En voilà assez, réveillons ces enfants et partons. Je n’ai aucun plaisir à causer avec vous.

— Et moi, dit Denise avec impétuosité, je veux tout vous dire, je n’en trouverai pas si souvent l’occasion ; quand je la cherche, vous me tournez le dos ! Ah ! tenez, vous serez la cause de ma mort, si vous ne me faites pas damner !

— Assez, Denise, assez ! reprit Frumence avec humeur ; si ces enfants vous entendaient…

— Qu’ils m’entendent, s’ils veulent, s’écria Denise en le suivant à quelque distance et en élevant la voix sans pouvoir modérer sa propre exaltation.

Frumence lui parlait à demi-voix, et je saisis encore quelques-unes de ses paroles.

— Cette petite fille ! ce pauvre ange innocent ! disait-il ; mais c’est révoltant, c’est odieux, ce que vous pensez là !

— Eh non ! s’écria Denise : est-ce que l’âge y fait ? Dans quelques années, tout le monde la regardera. Vous la regardez avant les autres, voilà tout. Vous êtes si imprudent, si sot et si impie ! Vous ne croyez à rien, et vous êtes un révolutionnaire. Vous pensez qu’on vous la donnera, cette belle demoiselle riche et noble, à vous, un enfant trouvé, un malheureux comme moi, un domestique un peu plus gâté, voilà tout !… Mais, quand vous montrerez ces belles idées-là, on vous mettra à la porte, et elle qui aime son cousin et qui fait la coquette avec vous pour s’amuser, elle vous méprisera, comptez là-dessus, elle vous crachera sur le corps !

En parlant ainsi, elle se mit à sangloter et à crier. Marius s’éveilla, et je dus secouer mon faux sommeil pour aller au secours de Frumence, qui s’efforçait de faire taire Denise et de la relever, car elle était en proie à je ne sais quelle crise de convulsions. Je voulus m’approcher d’elle ; elle me regarda d’un œil hagard, et, saisissant une pierre, elle me l’aurait lancée, si Frumence ne la lui eût arrachée des mains.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! me cria-t-il en voyant mon épouvante. C’est une attaque de nerfs, un coup de soleil, ce ne sera rien. Descendez le sentier tout doucement, mes enfants ; dans un instant, elle pourra vous rejoindre. Je l’aiderai, n’ayez pas peur.

— Je resterai, répondis-je, je n’ai pas peur. Marius n’aura pas peur non plus. N’est-ce pas, Marius ? Dites-nous ce qu’il faut faire, monsieur Frumence.

— Rien. La voilà qui se calme. C’est fini. Allons-nous-en. Je la soutiendrai. Vous, mon cher Marius, aidez bien votre cousine. Le sentier n’est pas facile à descendre.

Marius avait alors quinze ans, et il était un peu plus aguerri qu’au commencement, bien qu’il craignît toujours le soleil et la fatigue. Il continuait à dédaigner Frumence, et il aimait beaucoup Denise ; mais Denise folle lui faisait plus de peur que de pitié, et il doubla le pas pour s’éloigner d’elle sans beaucoup se préoccuper de moi et des recommandations de Frumence. Nous trouvâmes au bas de la montagne le domestique, qui venait nous chercher avec la carriole. Frumence y fit monter Denise, qui paraissait calmée, et il nous proposa de faire à pied le reste du chemin. Je ne demandais pas mieux ; mais Marius n’entendait pas de cette oreille : il sauta sur la banquette auprès du conducteur et m’engagea à l’imiter. J’allais subir, comme de coutume, sa fantaisie, quand je me sentis retenir le bras par Frumence d’une manière particulière.

— Si vous n’êtes pas fatiguée, me dit-il, comme vous avez eu chaud, je préfère que vous rentriez tout doucement à pied.

— Ma chère enfant, me dit-il quand nous fûmes seuls sur le chemin, je ne crains pas que Denise ait jamais un mauvais sentiment contre vous. Pourtant cette pauvre fille a, depuis quelque temps, des idées bizarres, et dans ces moments-là il paraît qu’elle ne reconnaît pas les personnes qui lui sont chères. Voilà pourquoi je me permets de vous séparer d’elle, ne m’en veuillez pas : en dehors de vos leçons, je ne m’arroge aucune autre autorité sur vous que celle de vous préserver d’un danger ou d’un chagrin.

— Est-ce que Denise va redevenir folle et rester comme ça ? demandai-je en pleurant.

— Non, non, ça passera ; mais vous croyez donc qu’elle a été folle ?

— Oui, je le sais, répondis-je, la vieille Jacinthe me l’a dit.

Frumence feignit d’en douter. Il s’inquiétait de me voir si affectée, et il professait, au rebours de Denise, le plus grand respect pour la placide ignorance des choses tristes où il faut laisser les enfants.

— Dormir et grandir, disait-il souvent, c’est avant tout leur affaire. Tout ce qui dérange ces deux fonctions ne peut être que détestable.

Qu’il eût été inquiet et triste, ce pauvre Frumence, s’il eût pu soupçonner que j’avais entendu les paroles délirantes de Denise, et que mon esprit alarmé cherchait déjà la clef de l’énigme ! Pourquoi Denise accusait-elle Frumence d’être amoureux de moi ? Mais d’abord qu’était-ce donc que l’amour ? Est-ce que ce mot-là n’avait pas été inventé pour les Amadis et les Percinet des légendes ? N’était-ce pas la même chose que l’amitié, ou tout au plus une amitié quintessenciée, romanesque et capable de faire accomplir de grandes choses ? Comment eût-il été possible que Frumence fût amoureux de moi et songeât à m’épouser un jour, lui qui, avec ses vingt-trois ans, me paraissait aussi vieux qu’un grand-père ? Et puis Frumence avait dit en résumé : Non, ce serait mal, et j’avais du respect pour sa parole. C’est en creusant ces problèmes insolubles et pourtant dangereux à mon âge, que je fis en silence le reste de la course. Frumence attribua mon air absorbé à la triste scène dont j’avais été témoin et en fit honneur à ma sensibilité. Quand nous fûmes près du manoir, il me prit la main et me dit :

— Ne croyez pas que vous serez longtemps séparée de votre nourrice, elle guérira certainement.

— Elle va donc s’en aller, cette pauvre Denise ?

— Je crois qu’un petit voyage lui ferait du bien. Le docteur dira ce qu’il lui faut.

  1. Frumence prophétisait ; aujourd’hui, la vapeur est venue en aide à la force humaine, et on est en train de faire ce que Frumence regardait comme utile et comme possible. (Note de l’éditeur.)