La Confession d’une jeune fille/13

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Calmann Lévy (1p. 81-91).



XIII


Je ne sais si Frumence avertit ma grand’mère, ou si Denise, avec qui elle causa le soir, lui révéla le trouble de son esprit. Je crus voir qu’on était un peu inquiet dans la maison, et ma bonne maman fit dresser un petit lit pour moi dans sa propre chambre. La mienne avait toujours été contiguë à celle de Denise. Craignait-on qu’elle ne me fit du mal ? Je ne pouvais pas le croire. L’accès passé, cette pauvre fille m’avait témoigné la même amitié puérile et passionnée que les autres jours, et même les jours suivants il sembla qu’elle voulût me bien prouver, par un redoublement de gâteries, qu’elle avait agi dans la fièvre et que j’étais toujours son idole.

Je vis son chagrin, son repentir, et je me montrai affectueuse avec elle plus que je n’avais coutume de l’être. Son exaltation, son engouement pour moi augmentèrent d’autant, et elle était sincère, je n’en doute pas. Elle était fort triste, ma grand’mère lui ayant défendu, je crois, de me suivre à la promenade, et ne me perdant pas de vue quand Frumence n’était pas là. Denise sans moi était comme une âme en peine. Il semblait qu’elle fût aux arrêts dans la maison. Elle pleurait du matin au soir. On lui avait défendu aussi de paraître aux leçons, et Frumence l’évitait avec un soin extrême. Je me glissais dans sa chambre pour la consoler, et elle me paraissait tout à fait guérie.

Au bout de quelques semaines, elle était très-résignée et très-douce. Le médecin trouva que le régime auquel il l’avait soumise lui avait fait grand bien. On se rassura donc sur son compte, et on mit le tout sur celui du soleil de mai, qui pendant quelques jours lui avait porté à la tête.

Un matin, ma grand’mère fit mettre les chevaux à sa grande calèche, et résolut de rendre ses visites bisannuelles à ses amis de Toulon, La grande calèche — on l’appelait toujours ainsi — était la même où j’avais été enlevée ; mais c’était la même à la façon du couteau de Janot, dont on a renouvelé mainte fois le manche et la lame. De réparations en modifications, cette calèche était devenue un char à bancs complètement découvert qui tenait six personnes. Marius monta sur le siége de devant avec le domestique et Frumence, qui avait affaire à la ville. Ma grand’mère et Denise s’assirent sur le siége de derrière, moi entre elles deux.

Nous avions fait tranquillement une lieue environ, lorsque Denise se mit à m’embrasser immodérément, au risque de briser le chapeau de paille et de friper les rubans dont j’étais heureuse de me voir parée. Je la repoussai une ou deux fois, enfin je priai ma bonne maman de lui dire de me laisser tranquille.

— Ah ! madame, s’écria Denise, quand je pense que c’est sur ce chemin-là, dans cette même voiture, et peut-être à l’endroit où nous sommes, que ce pauvre cher trésor m’a été volé !

— Ne parlez plus de cela, répondit ma grand’mère. Vous en avez trop parlé à cette enfant qui ne comprend rien à vos récits. D’ailleurs ce n’est pas du tout par ici, c’est du côté du Revest que cela est arrivé. Comment pouvez-vous vous tromper à ce point ? Allons, soyez donc un peu plus tranquille, ou je ne vous ferai plus sortir avec moi.

— Je serai sage, madame, reprit Denise avec la douceur d’un enfant ; mais que Lucienne me laisse l’embrasser encore une fois, la dernière fois pour aujourd’hui, je le jure !

— Embrassez-la, ma fille, dit ma bonne maman, et que ce soit fini.

Denise m’attira sur elle, me fit sauter sur ses genoux comme un petit enfant, et me couvrit de baisers avec des paroles incohérentes et des regards dont l’éclat me fit peur. Tout à coup, comme je voulais me dégager avec l’aide de ma grand’mère de ces caresses exagérées, je sentis qu’elle me soulevait avec une force extraordinaire et qu’elle voulait me lancer dans le précipice que côtoyait de près la voiture. Je fis un cri d’effroi, et je me cramponnai au cou de Frumence, qui était le dos tourné devant moi, mais qui, depuis un instant, inquiet de l’agitation de Denise, se tenait sur ses gardes.

Il me saisit dans ses bras et m’enleva à côté de lui, fit arrêter les chevaux et dit à ma grand’mère avec beaucoup de calme et de présence d’esprit :

— Il y a un cheval qui boîte ; je crois, madame, que nous devrions retourner au moulin pour le faire ferrer.

Ma grand’mère comprit. Marius ne comprit pas. Nous revînmes au manoir, où Denise, prise de fièvre et de délire, fut mise au lit et soignée. Au lieu de nous conduire à Toulon, la voiture alla chercher le docteur, qui avait une bastide non loin du moulin de madame Capeforte. Il trouva la malade calmée : mais il eut avec ma grand’mère et Frumence une conférence à la suite de laquelle il fut décidé que la pauvre Denise ne pouvait plus rester avec nous. On ne voulait pas la renvoyer à l’hospice des aliénés sans être bien sûr qu’elle ne guérirait pas ailleurs. Madame Capeforte, qui avait accompagné le docteur pour faire l’officieuse, et qui trouva moyen de surprendre ou d’arracher un peu plus de confiance qu’on ne voulait lui en accorder, ouvrit un avis qui parut assez bon à ma grand’mère, et qui, pour n’être pas sans inconvénient, comme la suite le prouva, était peut-être en ce moment le seul avis à suivre. Elle proposa de venir chercher Denise le lendemain de la part d’une bonne religieuse de ses amies, qui saurait bien lui persuader de rester au couvent avec elle. Là, on prendrait Denise par la piété, on l’occuperait aux chapelles, on la distrairait, et peut-être la guérirait-on absolument de ses idées noires et de ses accès de frénésie. On essayerait du moins, et, si après quelque temps d’un régime moral bien entendu elle était reconnue incurable, on aviserait à l’enfermer plus étroitement.

Tout fut fait ainsi que le conseillait l’officieuse voisine, et Denise partit le lendemain, pendant que Frumence nous conduisait à la promenade d’un autre côté. Fidèle à son système de ne pas attrister l’enfance par le spectacle des choses tristes qu’elle ne peut améliorer, il aida ma grand’mère à nous cacher la gravité de l’état de ma nourrice et la durée probable de son exil. Ma bonne maman nous cacha aussi son chagrin, car elle en eut beaucoup, je le vis malgré elle tout en lui cachant le mien, qui fut plus profond que je n’osai l’avouer à Marius. Marius riait de tout, et passait sa vie à railler et à glacer ce qu’il appelait mes élans de sensiblerie.

Comme toute chose a son revers, ou son contrepoids, le départ de Denise nous soulagea tous de beaucoup d’inquiétudes et de contrariétés. Il y avait longtemps que sa manière d’être, ses propos inconsidérés et ses allures fantasques fatiguaient ma grand’mère et troublaient mon esprit. Je crois que Frumence, qui, après avoir été l’objet de sa haine, lui avait inspiré, bien malgré lui, une passion nullement payée de retour, respira aussi quand il n’eut plus à se préserver de ses rêveries et de ses reproches. Marius, dont elle avait imprudemment exalté la vanité par des éloges et des admirations sans mesure, devint plus raisonnable et un peu plus attentif aux leçons. Nos promenades avec Frumence ne furent plus gâtées par des appréhensions perpétuelles. J’eus la bonne inspiration de ne parler à qui que ce soit, même à Marius, du danger où deux fois Denise avait mis ma vie, et de l’espèce de haine qui couvait dans son âme malade sous sa tendresse exaltée pour moi. Ma grand’mère, qui savait tout, ne m’en parla jamais. Je sentis que je devais imiter son silence par respect pour le malheur de ma nourrice et peut-être aussi pour moi-même. L’enfance a certaines délicatesses d’instinct qui lui sont d’autant plus faciles qu’elle n’en mesure pas l’étendue.

L’espèce de trouble que Denise avait jeté dans mes notions sur les sentiments humains se dissipa donc d’autant plus vite que je n’en fis part à personne. Je n’eus plus de nouvelles de ma nourrice que de loin en loin, quand madame Capeforte ou le docteur venait nous voir. Tantôt on me disait : « Elle ne va pas mal, » et tantôt : « Elle ne va guère mieux ; » ce qui ne s’accordait pas précisément et ne pouvait me donner une bien juste appréciation de son état. Malgré la frayeur qu’elle m’avait causée, j’aurais voulu la voir. Ma grand’mère ne me le permit pas, bien que la Capeforte s’offrit à me conduire au couvent. Denise était devenue un prétexte aux assiduités de cette dame auprès de ma bonne maman, qui s’en fût fort bien passée, et qui n’osait la payer de son tyrannique dévouement par des rebuffades.

Madame Capeforte était curieuse comme une pie ; elle regardait tout, interrogeait tout le monde, et, quand, pour lui faire sentir qu’elle était importune, on la faisait un peu attendre au salon, elle en paraissait charmée ; elle s’en allait dans les alentours, au moulin, dans les prés ; elle revenait à la cuisine et reparaissait chez nous après avoir fait causer tout le monde, n’importe sur quoi. Elle savait donc mieux que nous ce qui se passait chez nous. Elle connaissait les affaires de nos métayers, les antécédents et les relations actuelles de nos domestiques. Marius, qui devenait assez satirique, la comparait à « un musée où l’on aurait enfoui les statues et les tableaux sous une montagne de débris ramassés à la borne, de peignes cassés, de trognons de pommes, de goulots de bouteilles et de vieilles savates. »

— Voilà, disait-il, tout ce que l’on pourrait retirer de la cervelle de milady Capford, si on surmontait le dégoût d’y fouiller.

Je n’ai presque rien dit du docteur Reppe, et c’était pourtant le plus assidu de nos commensaux durant la saison de sa villégiature dans le voisinage du moulin Capeforte. C’était un très-bon homme, ventru et vermeil, presque aussi mal vêtu à la campagne que l’abbé Costel, assez riche pourtant, disait-on. Il pouvait avoir cinquante-cinq ans, et n’était pas mauvais médecin, en ce sens qu’il ne croyait pas à la médecine, et que, se dispensant de toute étude inutile, il n’ordonnait presque jamais rien à ses malades. Il n’avait aucune méchanceté réfléchie et aucune affection bien marquée, à moins que ce ne fût pour la petite Capeforte, qu’il traitait comme sa fille, et qui l’était peut-être.

Je n’ai rien dit non plus d’un personnage qui eût dû être bien autrement important dans ma vie ; mais qu’aurais-je pu dire de mon père ? Je ne le connaissais pas, je ne l’avais jamais vu, je pensais presque que je ne devais jamais le voir. Je savais bien que j’avais un père, un homme charmant, m’avait dit Denise, un homme du monde, m’avait dit ma grand’mère ; mais Denise le connaissait à peine, et ma bonne maman ne le connaissait presque plus. Il avait émigré à seize ans, il avait cherché refuge et fortune à l’étranger, il s’y était marié deux fois, il avait déjà plusieurs enfants de son second mariage, il vivait dans l’opulence. Quand nos amis demandaient à ma grand’mère, sur un ton d’indifférence invariable, mais avec le sourire de la politesse sur les lèvres : « Y a-t-il longtemps que vous n’avez reçu des nouvelles de M. le marquis ? » elle répondait invariablement avec le même sourire contraint : « Il va fort bien, je vous remercie. » Elle ne disait pas qu’il lui écrivait régulièrement une fois par an, jamais davantage, quoi qu’il advînt ; que ses lettres étaient insignifiantes et qu’il y demandait, dans un invariable post-scriptum, des nouvelles de Lucienne, sans jamais m’appeler sa fille. Tout ce que je connaissais de lui, c’était un portrait d’enfant, pastel richement encadré, dans le salon. Cela ne me représentait rien. L’idée d’un père sous la forme d’un enfant ne peut rien inspirer à un enfant déjà plus âgé que le visage du portrait. Mon père était, sur la toile, un gros gaillard de cinq ans, tout rose, avec des cheveux poudrés et un habit rouge. Marius se moquait beaucoup de ce costume, et son oncle ainsi affublé lui inspirait si peu de respect, qu’il ne pouvait le regarder sans lui faire des grimaces ou des révérences ironiques.

Ma grand’mère, en me parlant de son fils, m’avait toujours recommandé de le respecter et de prier pour lui. Jamais elle ne m’avait prescrit de l’aimer depuis un jour où je lui avais dit : « Et lui, m’aime-t-il ? » et où elle m’avait simplement répondu : Il doit vous aimer. Je savais que ma mère était morte. J’ignorais que la douleur de mon enlèvement eût causé sa mort. Denise heureusement l’ignorait aussi ; sans quoi, elle n’eût pas craint de jeter l’effroi dans mon âme en me l’apprenant ; mais elle n’avait pas manqué de me dire que mon père était remarié.

— J’ai donc une nouvelle maman ? demandais-je quelquefois alors à ma grand’mère.

— Vous avez une belle-mère, me répondait-elle, mais vous n’avez pas d’autre maman que moi.

Habituée de bonne heure à cette situation étrange et précaire, je ne m’en préoccupais nullement. Le présent était facile et doux. Ma bonne maman était d’une bonté angélique, et je ne prévoyais pas que je pusse la perdre.