La Confession d’une jeune fille/20

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Calmann Lévy (1p. 132-138).


XX


Certes Marius n’avait pas pris en lui-même l’initiative d’un commencement de séduction : s’il avait été habile, c’était bien à son insu, et comme entraîné sur une pente creusée tout à coup par l’enfantine spontanéité de mon caractère ; mais il est bien certain aussi que madame Capeforte avait préparé les voies à l’espèce d’engagement que nous venions de prendre vis-à-vis l’un de l’autre. Elle avait confessé Marius malgré lui, elle savait désormais tout ce qu’elle avait voulu savoir : d’abord que Marius et moi n’étions pas des enfants précoces et que nous n’avions jamais deviné l’amour ensemble, à preuve qu’au premier éveil de ses sens Marius avait compris que je n’étais pas une femme, et que la seule femme de la maison était Jennie ; qu’ensuite Frumence lui avait inspiré de la jalousie, et qu’il avait été prompt à saisir ce prétexte vis-à-vis de lui-même pour se débarrasser de son autorité ; qu’enfin Marius était incapable de se créer une position, et qu’il n’était bon qu’à faire un joli petit mari pour une fille de campagne bien vulgaire, mais passablement dotée.

Alors, il s’était présenté à l’esprit de madame Capeforte une déduction rapide et logique. Elle avait une fille laide, mais unique et assez riche ; elle s’était dit que Marius avait un nom et des relations qui la mettraient enfin au niveau de cette noblesse de province où elle était si jalouse de s’introduire. La dévotion seule ne suffisait pas ; il fallait arriver par d’autres intrigues à une alliance. Marius était tout fait pour subir sa fille en échange d’une dot.

Mais, en insinuant à Marius que son avenir dépendait d’un bon mariage, elle avait éveillé en lui la pensée de m’épouser, qui ne lui était probablement jamais venue. Elle avait vu sa surprise, son irrésolution, son effroi peut-être, et, découvrant qu’elle lui faisait faire fausse route, elle s’était hâtée de dire que j’étais trop jeune pour lui. C’est une fille de seize ans (une fille comme Galathée Capeforte), qui pouvait commencer à représenter pour lui l’avenir. Et, comme probablement Marius n’avait pas daigné comprendre, comme il avait peut-être parlé de moi, sa meilleure amie, la Capeforte s’était hâtée de le dégoûter en forgeant le roman odieux et insensé dont Frumence devait être le héros. Tout cela était aidé, comme on l’a deviné, par les aveux bizarres qu’elle avait arrachés à la pauvre Denise dans son délire.

Le résultat de ce bel échafaudage avait été bien contraire à ses vues. Marius n’avait pas seulement songé à Galathée, victime ordinaire de ses sarcasmes les plus piquants. Il avait songé à moi malgré lui, peut-être aussi par réaction contre Frumence et Jennie.

Marius s’était vraisemblablement promis de ne me rien dire encore, et d’attendre l’âge où les rêves confus de l’adolescence peuvent devenir des projets admissibles. Surpris par les événements, par la nouvelle de son désastre, par l’effusion de mon intérêt, par mon désir de le sauver et par l’état de complète innocence qui me faisait parler d’amour comme de l’inconnue à dégager d’un problème de mathématiques ; touché peut-être de mon amitié sincère et de la candeur de ses prétendus ennemis, il admettait enfin, comme par surprise, l’idée de trouver en moi son refuge contre le malheur, et il consentait presque à se laisser aimer, si c’était ma fantaisie, peut-être à me payer de retour, si j’en valais la peine un peu plus tard.

Et moi, folle enfant, j’allais au-devant de cette étrange destinée, à laquelle ne m’entraînaient ni les sens, ni l’engouement, ni une grande estime, ni l’éblouissement de l’imagination, rien enfin de ce qui constitue l’amour sérieux, fatal ou romanesque dans le cœur d’une jeune fille. La seule chose sérieuse en tout cela pour moi, c’était la pitié ; la seule chose fatale, l’habitude de gâter Marius ; la seule chose romantique, mon besoin de dévouement.

Et Jennie, mon incomparable Jennie, ne comprit pas qu’elle devait m’arrêter sur cette pente glissante, ou, si elle eut quelque terreur, elle crut qu’il valait mieux ne pas m’avertir afin de ne pas me donner le vertige. Quand, impatiente de lui ouvrir mon cœur, je lui racontai le soir même la longue divagation qui avait eu lieu entre Marius et moi, elle n’en fit que rire.

— M. Marius est encore plus enfant que vous, me dit-elle. Ce n’est pas dans deux ans que vous serez bonne à marier. À seize ans, on ne sait pas encore qui l’on aime, et lui, il serait encore trop jeune pour avoir des idées sérieuses. Vous avez donc encore plusieurs années à rester heureuse et confiante comme vous l’êtes, et, quant au mari que vous aurez un jour, ce n’est pas à vous, c’est à votre grand’mère d’y penser d’avance.

— Tu as raison, Jennie, répondis-je, et je ne suis pas du tout inquiète de moi : mais, si, avec cette idée-là, Marius pouvait devenir raisonnable et bon, ce serait bien de la lui laisser.

— Non, reprit Jennie, c’est très-inutile. Marius deviendra raisonnable et bon de lui-même. Vous savez bien qu’il est doux, honnête, et qu’il est honteux quand il a fait une sottise. Il ne faut pas encore le prendre au sérieux. M. Marius n’est pas encore un jeune homme : c’est un écolier qui parle du monde sans savoir mieux que vous et moi ce que c’est. Il a de la fierté, c’est très-bon, et il a refusé votre argent, c’est très-bien. Il a peur cependant de manger de la vache enragée, le pauvre petit ! Eh bien, attendez comment il va se conduire. S’il montre du courage et de la patience, j’irai trouver M. de Malaval, je lui remettrai votre argent, et, sans le savoir, votre cousin sera mieux nourri et mieux logé. Je demanderai qu’on ait des égards pour lui, et il croira qu’il ne les doit qu’à sa bonne conduite : ça l’engagera à continuer. Jennie exerçait sur moi un doux magnétisme. Sa parole me calmait toujours. Je m’endormis tranquille. Elle-même chassa de son esprit tout germe d’inquiétude. Frappée par les plus grands malheurs qu’une femme puisse supporter, sa générosité sans égale l’avait maintenue optimiste. Elle croyait surtout aux enfants. Elle disait qu’il faut les rendre heureux pour les rendre bons. Elle n’avait jamais eu de préventions ni de ressentiment contre Marius. Elle l’avait toujours plaisanté sans aigreur et sans s’apercevoir de l’aigreur qu’il nourrissait contre elle. Le jour où elle lui avait semblé si jolie, en honnête et forte femme qu’elle était, elle n’avait pas eu de colère : elle lui avait ri au nez. Elle n’avait trahi vis-à-vis de personne le ridicule de cette fugitive velléité. À force d’être sage et bonne, elle ne devinait pas de quelles injustices le faible et irrésolu Marius était capable.

J’avoue que je ne m’étais pas senti la force de l’éclairer à cet égard. Je la respectais trop pour lui répéter les imaginations révoltantes de madame Capeforte. Jennie ne sut donc pas alors combien peu de fonds offrait le véritable caractère de mon pauvre cousin.

Quant à Frumence, je ne sus rien des motifs qui l’avaient déterminé à offrir si subitement sa démission de précepteur. J’avais encore grand besoin de ses leçons assurément, et je n’en devais jamais retrouver d’aussi bonnes. C’est par la suite que j’ai appris ce qui eut lieu le jour où Marius lui fit une scène si étrange et si déplacée.

Dès ce jour-là, Frumence avait compris qu’il ne pouvait plus être utile à Marius, et que la jalousie ridicule de cet enfant pouvait lui faire à lui-même une situation ridicule dans la maison. Il avait senti que l’un des deux devait céder la place à l’autre, et il n’eût pas admis que ce ne fût pas lui. Il l’avait cherché pour lui déclarer qu’il comptait se retirer, et, ne l’ayant pas trouvé, il avait parlé à ma grand’mère, prétexté des travaux qui allaient absorber tout son temps, et, sans montrer ni regret ni faiblesse, il avait disparu sans bruit. Il s’en allait pourtant le cœur navré, ce pauvre Frumence ; mais il avait du courage, lui, et une persévérance à toute épreuve.