La Confession d’une jeune fille/30

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Calmann Lévy (1p. 214-224).



XXX


Ma grand-mère s’était adressée à toutes ses connaissances pour me procurer une nouvelle gouvernante. On ne trouvait pas d’étrangère à la localité qui voulût venir s’enterrer chez nous, et les personnes du pays manquaient de ces fameux talents d’agrément qu’on persistait à croire si nécessaires. Comme je n’avais aucune disposition pour les beaux-arts ainsi enseignés, ma bonne maman voulut bien en faire le sacrifice ; mais elle se persuada que j’étais trop seule, qu’elle occupait trop Jennie, — la pauvre femme s’en faisait un reproche ! — enfin que je devais m’ennuyer, et que, faute de gouvernante, il me fallait une demoiselle de compagnie. Depuis longtemps le docteur Reppe insinuait un nom qui n’était sympathique à personne chez nous et qui m’était presque odieux, il s’agissait de sa protégée Galathée Capeforte, alors âgée de vingt ans, toujours parfaitement laide, mais excellente personne, disait-il, et raisonnablement instruite. Elle sortait du couvent, où elle avait toujours remporté les premiers prix de couture, d’arithmétique et de bonne tenue. Elle était fort pieuse, ce qui est très-nécessaire à une femme, observait le docteur, lequel se dispensait de toute religion pour lui-même et allait bien plus loin que Frumence, car il raillait tous les cultes et les trouvait indignes de son sexe. Galathée, disait-il, serait une grande ressource pour moi. Elle me rendrait un peu femme. Le docteur craignait que mes goûts d’amazone, mon instruction virile et l’indépendance de mes idées ne fussent préjudiciables à mon bonheur, peut-être à ma réputation dans le monde. Avec cette sage et douce jeune fille à mes côtés, je deviendrais plus sédentaire ; sinon, on pourrait toujours dire que j’avais une amie raisonnable, et le choix de celle-ci serait généralement approuvé par les personnes bien pensantes du pays.

Ce dernier point était devenu vrai. À force de bassesses et d’hypocrisie, madame Capeforte s’était fait accepter par les connaissances de ma grand’mère, et toutes reprochèrent à celle-ci des préventions qu’elles avaient partagées. Sa résistance, soutenue par la mienne, durait depuis longtemps, lorsque madame Capeforte obtint, je ne sais comment, pour Marius un emploi dans les bureaux de la marine de l’État, avec traitement convenable, presque pas de travail, une sorte de sinécure, et la résidence à Toulon. Il fallait bien lui savoir gré d’un succès inespéré pour ce membre de la famille. Elle offrait sa fille gratis, par amitié, par dévouement.

— La seule récompense de Galathée, et son seul profit, disait-elle, seraient d’acquérir dans le commerce de madame de Valangis les manières et le ton de la haute société, et d’avoir en Lucienne une charmante compagne.

Jennie, qui jusque-là m’avait soutenue dans mes refus, crut devoir céder. Galathée lui paraissait douce et attentive. Habituée aux œuvres de charité, où sa mère l’exhibait à l’admiration des fidèles, elle savait soigner les malades et amuser les vieillards.

— Si elle vous déplaît, me dit-elle, je l’observerai avec soin, et, si je la vois bien portée à soigner et à distraire votre bonne maman, je pourrai être plus souvent avec vous.

— Mais pourquoi faut-il une étrangère chez nous, quand, à nous deux, nous pouvons soigner et occuper cette chère mère ?

Jennie me répondait que la chère grand’mère ne voulait pas me voir absorbée par elle du matin au soir, et qu’elle se tourmentait quand elle supposait que je me sacrifiais à elle. Il y avait du vrai. Ma grand’mère ne voyait presque plus, et elle ne pouvait plus entendre lire sans s’assoupir. Il lui fallait une petite causerie que je ne savais pas varier sur un même thème de tous les jours. Galathée saurait lui dire des riens et ne s’ennuierait pas d’en dire, puisqu’elle n’avait pas autre chose dans l’esprit. Galathée était une fille faite : le grand exercice ne lui était plus indispensable. Enfin ma bonne maman tenait à contenter la mère, et le docteur disait qu’on pouvait bien essayer quelques mois, que cela n’engageait à rien, et qu’on verrait plus tard. C’était sa formule vis-à-vis de tous ses malades.

Je dus céder aussi ; Galathée fut installée chez nous dans l’appartement de miss Agar. Jennie m’engagea à lui faire bon accueil. Elle était timide et gauche, et peut-être était-elle à plaindre ou à encourager. J’y fis de mon mieux, et j’y voulus mettre de la générosité. J’appris à Galathée à s’habiller, à s’asseoir, à manger, à saluer, à fermer les portes, à ne pas se casser le nez contre les murs et à ne pas tomber dans les escaliers ; car cette jeune fille, qui devait me ramener aux convenances de mon sexe, était une véritable butorde, beaucoup plus ahurie chez nous que ne l’eût été une chevrière du Regas. Elle ne connaissait au monde que des religieuses et des garçons meuniers.

Elle se débarbouilla assez vite et prit une apparence plus tolérable. Je reconnus bientôt qu’elle était bonne fille, obligeante, consciencieuse dans les soins qu’elle donnait à ma grand’mère, nullement susceptible, ni intrigante, ni fausse, en un mot très-différente de sa mère, et ressemblant beaucoup pour la bonhomie et l’indécision au docteur Reppe. Je la pris en amitié, bien qu’elle n’eût rien d’agréable dans l’esprit. C’était la nullité même, elle ne savait qu’aligner des points sur du linge et des patenôtres sur le papier. Elle passait sa vie à faire des reprises et à copier des prières, ses talents d’agrément consistaient à enluminer de petites images de dévotion et à chanter des cantiques dont elle changeait et transposait les vers de la façon la plus idiote ; mais j’avais eu des préventions contre elle : je l’avais crue sournoise et médisante, j’avais été injuste, et je voulais réparer mes torts. Elle était câline à la manière des chiens qui lèchent la main prête à frapper. Quand elle m’impatientait par sa bêtise, elle le voyait dans mes yeux et venait m’embrasser pour me désarmer. Je l’embrassais aussi par remords de ma vivacité, bien qu’elle eût un visage déplaisant, d’un rouge brique et semé de taches de rousseur. Ses cheveux plats ressemblaient à du chanvre, et ses mains étaient toujours humides, ce qui me répugnait beaucoup.

Elle fût morte de désespoir plutôt que de manquer la messe du dimanche ; il me fallut donc l’emmener aux Pommets. Nous n’avions qu’un cheval de selle, Zani, dont elle avait grand’peur ; mais elle obtint que Michel la prendrait en croupe sur son gros cheval de voiture, disant qu’elle avait l’habitude d’aller ainsi avec ses meuniers. Quand Frumence me vit accompagnée de Galathée, il ne m’évita plus, et j’en tirai plus que jamais cette conséquence, qu’il craignait le trouble du tête-à-tête avec moi. Je me trompais beaucoup : Frumence ne craignait que la possibilité des méchants propos.

Nos entretiens redevinrent donc suivis et fréquents, et Galathée y assista, la bouche béante d’admiration, vu qu’elle n’y comprenait goutte. Je pensais qu’elle s’en lasserait vite et que nous l’endormirions au bout d’une heure. Il n’en fut rien, et je ne pus m’empêcher de remarquer que son attention se soutenait avec une ardeur extraordinaire. Je l’encourageai à profiter des excellentes instructions que je recevais, et, comme elle paraissait y faire son possible, je m’imaginai que je pourrais, Frumence aidant, la rendre un peu moins niaise. J’entrepris donc son éducation ; mais elle ne s’y prêta pas comme je m’y attendais. Elle me dit, dès les premières leçons, que je lui en demandais trop, et qu’elle ne me comprenait pas comme elle comprenait Frumence. J’essayai de lui faire, résumer une leçon de Frumence. Je vis qu’elle n’avait pas seulement compris de quoi nous parlions.

Je remarquai un jour que, pendant cette leçon du dimanche, elle était plus rouge que de coutume, et puis qu’elle devenait tout à coup très-pâle, et cela à tout instant. Frumence lui demanda si elle était souffrante ; elle s’obstina à dire non et finit par s’évanouir. Une autre fois, elle se mit à pleurer sans motif. Frumence railla ses nerfs, un peu durement selon moi, et, quand je voulus lui dire que Galathée faisait de véritables efforts d’intelligence pour s’instruire, il me répondit tout bas qu’elle ferait mieux d’accepter sa nullité et de retourner à son couvent ou à son moulin.

Un autre jour, Galathée me bouda ; un autre jour, elle me témoigna une tendresse exagérée. La nuit, elle pleurait dans son lit ; le jour, elle s’abîmait dans la prière. Enfin elle m’octroya sa confiance tout entière et m’apprit assez brutalement qu’elle mourait d’amour pour M. Frumence Costel.

J’aurais dû la prier de garder pour elle les secrets de son cœur trop sensible ; mais la vaine curiosité m’entraîna à tout savoir. Galathée était de complexion éminemment amoureuse. Elle ne se rappelait pas le temps où elle avait vécu sans passion. Dès l’enfance, elle avait adoré le garçon meunier Trémaillade. Après plusieurs autres ejusdem farinæ, c’est le cas de le dire, elle avait été éprise de Marius, et Marius, disait-elle, lui avait bien fait entendre qu’il voulait l’épouser. Madame Capeforte lui avait recommandé d’être aimable avec lui ; mais, un jour, Marius l’avait blessée par ses caprices. Il s’était moqué d’elle devant le monde, elle avait dû l’oublier, d’autant plus qu’elle avait revu Frumence, dont elle s’était bien déjà sentie éprise plus d’une fois quand elle le rencontrait chez nous. Depuis qu’elle le voyait toutes les semaines, il n’y avait plus à s’y tromper, c’était lui le bien-aimé définitif. Elle espérait lui inspirer une inclination. D’ailleurs, il n’avait rien ; elle était riche, ou elle le serait. Le docteur Reppe lui avait promis une dot. Sa mère, qui était ambitieuse, s’opposerait à ce mariage ; mais Galathée saurait bien se faire protéger par le docteur, qui ne lui refusait rien. Madame Capeforte craignait le docteur, elle céderait. Frumence, reconnaissant de la fidélité de Galathée, serait le meilleur des époux et le plus fortuné des hommes : tel était le roman de Galathée.

Mais j’étais un obstacle à ce brillant avenir, et je devais aider ma sensible compagne au lieu de la contrecarrer. Ici, je perdis patience et lui demandai sèchement ce qu’elle entendait par là.

— Ma chère petite, répondit-elle, tu n’as que faire de t’en cacher. J’ai fort bien vu que, toi aussi, tu es amoureuse de M. Frumence. D’ailleurs, on le dit dans le pays. Tu as plus d’esprit et d’instruction que moi, et tu es très-coquette, parce que tu n’as pas beaucoup de religion. Eh bien, il faut oublier M. Frumence. Tu es noble, tu ne peux pas l’épouser. Il faut lui parler de moi adroitement, comme tu sais parler quand tu veux. Il faut lui faire comprendre qu’il n’a pas besoin d’être si fier et si craintif vis-à-vis de moi, car je suis décidée pour lui, et, si maman veut me remettre au couvent, je me ferai enlever par lui. Alors, il faudra bien qu’on nous marie. Il n’y a aucun mal dans tout cela. Le mariage purifie tout, et mon confesseur m’a dit que les péchés où l’on ne met pas de mauvaise intention n’étaient pas mortels.

Elle me débita cent sottises du même genre sans me donner le temps de lui répondre, et, quand elle eut parlé avec beaucoup d’exaltation, elle s’enfuit dans sa chambre en me criant que je devais réfléchir et demander à Dieu une bonne inspiration.

Je n’étais pas tant révoltée de sa stupidité qu’indignée de l’amour qu’elle m’attribuait pour Frumence. Descendre de mon rôle d’idole mystérieuse pour me voir en lutte avec cette plate rivale, c’était une humiliation qui m’empourprait le visage jusqu’à la racine des cheveux, et, si Galathée ne se fût sauvée à temps, je crois que je l’aurais battue.

Je me radoucis devant son repentir, et j’eus tort. Je n’aurais pas dû souffrir que cette fille sans culture et sans idées, sans défense par conséquent devant les appétits ardents qui se développaient en elle, m’initiât à ses illusions, à ses langueurs, à son besoin physique du mariage. Je ne soupçonnais pas ce qu’il y avait de brutal au fond du stupide roman dont elle me régalait. Peut-être n’y voyait-elle pas bien clair elle-même ; j’aime à croire qu’elle ne savait pas tout ce qu’elle avait l’air de savoir, car elle se servait d’expressions consacrées dans certain langage de confessionnal, et qui étaient d’une crudité révoltante.

Heureusement, je ne les comprenais pas, et je ne consentis pas à les deviner ; mais, à force d’entendre cette fille se lamenter lâchement sur les ennuis de la solitude ou sur ce qu’elle appelait la méfiance et la rigueur de son amant, je pris un contre-pied d’une exagération réelle : je regardai l’amour comme une faiblesse honteuse, et je résolus de n’aimer jamais. Ceci pouvait être un bon préservatif contre les périls de la première jeunesse ; mais, comme tous les partis pris sans lumière et sans expérience, c’était le commencement, d’une notion fausse de la vie et du mariage.