La Confession d’une jeune fille/35

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Calmann Lévy (1p. 261-266).



XXXV


Je désirais consulter Jennie ; Marius m’en empêcha et me prouva que c’était son droit de ne souffrir aucune influence entre lui et moi.

— Je ne veux pas plus qu’on te parle en ma faveur, me dit-il, qu’à mon préjudice. Je crois que Jennie m’estime maintenant, et je suis presque certain qu’elle le conseillerait de me choisir : je crois la même chose de Frumence ; mais me vois-tu d’ici acceptant la confiance de seconde main et la caution de nos amis auprès de loi ? Non, je ne souffrirai pas cela : j’en serais humilié. Je ne t’ai pas demandé d’être ton mari ; jamais je ne t’en aurais parlé, quand bien même je l’eusse désiré passionnément, ce qui n’est pas dans mes cordes. L’idée est venue de toi, et elle peut être bonne ; mais je ne veux te devoir qu’à toi-même, et tant qu’il te restera la plus petite hésitation, je m’en tiens au rôle de frère, que je trouve très-facile et dont j’ai l’habitude.

Il eut d’autres fiertés qui me plurent. Il ne voulut jamais reprendre son cheval, qui était devenu mien, et il employa, ses économies à s’en procurer un autre, afin de m’escorter à la promenade et de me prouver qu’il gagnerait toujours assez pour se vêtir et se monter.

— Un homme n’a pas grand’peine à se donner, disait-il, pour n’avoir besoin de personne. Si je reste pauvre, j’aurai assez d’ordre pour qu’il n’y paraisse pas, et, si je n’ai pas de bonheur, j’aurai l’air de n’être pas malheureux.

Un jour, nous allâmes revoir le Regas. Il m’aida à grimper, et, quand je fus en haut, il redescendit chercher Jennie, qu’il aida tout aussi consciencieusement, pour me bien prouver qu’il ne me faisait pas la cour. J’eus envie de certaines fleurs ; il gravit des roches difficiles et fit un gros bouquet qu’il me jeta, au lieu de me l’apporter. Jennie s’en étonna un peu.

— Lucienne sait bien, lui dit-il en redescendant, que je ne suis pas galant, mais complaisant avec elle.

Cette manière de m’attirer à lui en feignant de se croiser les bras toucha ma fierté. Un jour que nous étions assis sur les rives du petit lac de la Salle verte, il nous vint des souvenirs d’enfance, et il y eut comme un léger attendrissement chez lui.

— Te rappelles-tu, me dit-il, qu’en ce lieu même, il y a six ans, tu m’as demandé si je croyais possible que nous eussions un jour de l’amour l’un pour l’autre ? Eh bien, nous avons beaucoup mieux, nous avons la vraie amitié, et nous pensons au mariage comme à la plus grande preuve d’estime que nous puissions nous donner.

— Es-tu décidé, Marius ?

— Je suis décidé et archidécidé à trouver bon le parti que tu prendras, que ce soit oui ou non.

J’essayai de comparer en moi-même la fermeté de Marius vis-à-vis de moi à celle de Frumence vis-à-vis de Jennie ; mais je sentis que ce n’était pas la même chose, et je ne voulus pas y songer trop. Je ne sais si je comprimai un dernier soupir d’adieu au rêve de l’amour, mais je pris une résolution énergique pour m’en délivrer.

— Demain, dis-je à Marius, je ferai savoir à ma grand’mère que j’ai résolu de l’épouser, si elle y consent.

— Mais si elle dit non ?

— Pourquoi dirait-elle non ?

— Supposons toujours.

— Je la prierai de dire oui, et j’y reviendrai tous les jours jusqu’à ce qu’elle le dise.

— Alors, elle le dira ; car jamais elle n’a voulu, que ce que tu veux.

— Ainsi, nous voilà fiancés ?

— Oui, répondit Marius.

Et, quittant mon bras, il s’éloigna brusquement. J’étais fort surprise. Il revint un instant après.

— Pardonne-moi, me dit-il. Je crois que j’étais ému, et j’ai craint, en te remerciant tout de suite, de te dire des bêtises. C’est devant ma tante, quand elle aura consenti, que je dois te dire combien me touche ta générosité de cœur. Autrement ce serait mal, et je ne dois pas me conduire comme un enfant.

Un mois plus tard, après quelques hésitations, quelques conférences avec Jennie, quelques renseignements pris de nouveau à Toulon sur la conduite de Marius, ma grand’mère disait oui. Jennie partageait ma foi dans Marius, Frumence me complimentait sérieusement de mon choix. Tous trois pensaient que j’avais toujours aimé mon cousin, et qu’il en était venu à le comprendre et à le mériter. Ma bonne maman dispensa Marius de toute effusion de reconnaissance en lui traçant une sorte de cérémonial religieux et touchant.

— Ne dites rien, mon enfant, lui dit-elle ; mettez-vous à genoux devant moi, et, les mains dans les miennes, jurez-moi de rendre ma fille heureuse !

Marius obéit d’un air très-recueilli et demanda la permission de m’offrir une bague en diamants qui lui venait de sa mère.

— Vous ne l’avez donc pas vendue, mon fils ? lui dit ma bonne maman attendrie, et pourtant vous avez eu un moment de gêne ! Eh bien, voilà une délicatesse qui me touche, et vous en êtes bien récompensé aujourd’hui en la voyant au doigt de Lucienne.

On servit le dîner, et j’y vis apparaître M. Costel et Frumence, les seuls confidents de nos fiançailles, Il avait été décidé avec eux que tout serait tenu secret jusqu’à l’arrivée du consentement de mon père, à qui l’abbé, devait écrire tout de suite au nom de ma bonne maman. Marius devait partir le soir même pour Toulon et ne plus revenir chez nous que l’autorisation paternelle ne fût donnée. Ainsi l’exigeaient les convenances de famille, et nous les acceptâmes sans objection.

Le dîner commença gravement. Ma grand’mère s’efforça de l’égayer autant que ses infirmités lui permettaient de se mêler à une conversation dont elle ne saisissait que quelques mots. La seule personne qu’elle entendît toujours, c’était Jennie, qui connaissait, disait-elle, sa bonne oreille. Hélas ! laquelle ? Mais Jennie se tenait debout derrière sa chaise et lui jetait adroitement le mot de repère pour la mettre au courant. Ma bonne maman devinait le reste et riait. Elle voulut boire deux gouttes de vin muscat, et elle se sentit plus forte, Elle nous dit d’excellentes choses avec beaucoup d’esprit. Son jugement était toujours parfaitement sain. L’abbé fut aussi très-bon et très-sensé. Frumence eut de l’éloquence pour Marius, qui n’eut que de l’à-propos et des reparties aimables.

Jennie se tenait à quatre pour nous paraître enchantée, mais je surpris de l’émotion et je ne sais quelle inquiétude sur son visage. Je crois qu’elle trouvait Marius trop paisible. Quant à moi, je jouais à merveille mon rôle d’accordée ; je me sentais investie d’une dignité nouvelle, et j’avais à garder à Marius ma promesse de sérénité inébranlable. Pourtant deux ou trois fois une émotion douloureuse, une terreur atroce m’étreignirent le cœur ; le sang me monta au visage, la crainte de m’évanouir me rendit pâle comme la mort, des sanglots s’amassèrent dans ma poitrine. Pourquoi ? Il m’eût été impossible de le dire ; mais cela était ainsi, et, pour qu’on ne s’en aperçût pas, je souffris le martyre.