La Confession d’une jeune fille/4

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Calmann Lévy (1p. 18-24).


IV


Je crois que j’avais sept ou huit ans quand je connus M. Frumence Costel. Il en avait alors dix-neuf ou vingt. C’était le neveu orphelin du curé de notre paroisse. Étrange paroisse que ce village des Pommets ! Je ne puis mentionner Frumence sans décrire le lieu où ma grand’mère l’avait découvert pour lui confier mon éducation ; car, bien que la personne pour laquelle j’écris connaisse mon pays de Provence, je ne saurais me retracer aucun événement sans en établir le cadre.

Les rares hameaux de nos montagnes sont, au dire de la tradition, d’anciennes colonies romaines, prises, pillées et occupées ensuite par les Sarrasins, à qui elles furent reprises plus tard par les indigènes. Quels indigènes ? On ne conçoit guère que ces nids sauvages, perdus dans des ravins arides, aient pu avoir d’autres habitants que des colons aventureux ou des pirates rassasiés. On dit pourtant que ces contrées, aujourd’hui si dénudées, étaient d’un grand rapport au temps où le précieux insecte qui fournissait la pourpre habitait le feuillage du chêne nain, le chêne coccifère des botanistes. Qu’est devenue la pourpre ? qu’est devenu l’insecte ? qu’est devenue la splendeur de nos rivages ? La majeure partie de nos terres végétales consiste en d’étroites zones fertiles, déchiquetées par lambeaux le long des torrents à sec les trois quarts de l’année, et en maigres régions d’oliviers qui occupent les premières terrasses des montagnes. La vallée de Dardenne, qui a de l’eau toute l’année, est une oasis dans le désert ; le pays environnant n’est qu’un chaos de roches pittoresques ou de corniches élevées, plates, pierreuses, désolantes à parcourir et à voir. Du côté de notre paroisse, il y a pourtant un peu de végétation, et de belles collines. La croupe arrondie du baou qui le domine est couverte d’une mince verdure, charmante au mois de mai, brûlée au mois de juillet. Il y a aussi par là une source, et un ruisseau qui va rejoindre la Dardenne. Le village se compose d’une cinquantaine de maisons jetées en pente rapide et d’une petite église dont M. Costel, l’oncle de Frumence, était le curé.

Je me rappellerai toujours la première visite que je fis à ce curé. Comme le village était situé sur le versant de la gorge qui nous fait face, et que, pour traverser la Dardenne sur les rochers et gravir le revers de la colline, il eût fallu d’autres jambes que celles de ma grand’mère, nous eussions été forcées de faire un long détour pour y aller en voiture, et même par là le chemin était si difficile, que ma grand’mère avait obtenu les offices dans la petite chapelle de Bellombre. Le curé des Pommets, après avoir dépêché une petite messe à ses paroissiens, descendait lestement la rude colline, traversait à vol d’oiseau les petits sentiers du vallon, et, après nous avoir dit, moyennant la permission de son évêque, une seconde petite messe, s’asseyait devant un formidable déjeuner servi par ma grand’mère et par Denise, qui avaient grand soin de lui et qui lui remettaient en outre le terme d’une petite rente affectée à ce ministère de complaisance.

C’était un terrible marcheur et un terrible mangeur que ce brave curé. Il était grand, sec, jaune et horriblement malpropre ; mais il avait de l’esprit et de l’instruction autant que de misère et d’appétit. Je crois que ce qui lui manquait le plus, c’était la ferveur, car il ne parlait jamais des choses célestes en dehors de son ministère. On n’eût pas été bien venu à lui en parler chez nous à table, car il y mangeait certainement pour toute la semaine.

Un jour, il nous fit dire qu’un léger accident l’empêchait de marcher, et qu’il ne pourrait venir nous dire notre messe. Ce léger accident, c’était, à son insu, une première attaque de goutte. Ma grand’mère prétendit que nous ne serions pas damnées pour nous passer de messe ; mais Denise, qui était plus fervente, demanda la permission de me mener aux Pommets. J’étais assez grande pour marcher, et déjà très-agile à grimper de roche en roche. Tout s’oublie, car ma grand’mère oublia que Denise m’avait déjà perdue, et que, par suite, elle était restée un peu folle.

Nous voilà donc en route à travers champs et prairies. C’était en été, la Dardenne se divisait en minces nappes et en étroits réseaux frissonnants sur son grand pavage naturel. Il nous fut facile de la passer au premier endroit venu, sans mouiller nos chaussures ; puis nous entrâmes dans les oliviers, dans les pins, dans les chemins ravinés, et enfin nous atteignîmes, saines et sauves, la petite place en pente et la petite église moitié ruinée de notre paroisse.

J’étais ivre de joie et d’orgueil d’avoir fait à pied cette course réputée fatigante ; mais l’aspect du village me jeta dans un grand étonnement et dans une sorte d’effroi. La moitié des maisons était en ruine, et le reste était fermé, fermé depuis longtemps ; car la vigne et le lierre avaient poussé sur les portes et sur les fenêtres, et il eût fallu entrer dans ces maisons à coups de serpe. On ne voyait pas une charrette, pas un animal, pas une âme dans la rue.

Comme j’en faisais la remarque à Denise, elle m’apprit que le village était abandonné, et qu’il n’y avait plus que cinq habitants, le maire, le curé et le garde champêtre compris. Or, comme, ce jour-là, le maire était à Toulon et le garde champêtre malade, le curé disait sa messe tout seul dans l’église vide. Quand je dis tout seul, je me trompe : il était assisté de son sacristain, un grand garçon sec et jaune comme lui, lequel n’était autre que M. Frumence Costel, son neveu.

Cette église déserte et ce village abandonné me firent une vive impression, et, comme je n’étais pas dévote, par instinct de réaction contre Denise qui l’était trop et qui m’ennuyait, je ne fis que songer, durant la messe, aux événements romanesques ou terribles qui avaient dû ainsi dépeupler les Pommets. Était-ce la peste qui jadis avait fait de si grands ravages dans nos contrées ? On m’avait parlé de cela, et je n’avais pas beaucoup la notion des dates historiques. Étaient-ce les loups, les voleurs, ou la malédiction de quelque sorcière ? Ma cervelle travaillait si bien que la peur me prit et que mes yeux cherchaient sous le petit porche béant de l’église l’apparition de quelque monstre. Les grandes herbes, les guirlandes noires de smilax qui pendaient autour de l’arcade ébréchée me faisaient tressaillir quand le vent les agitait.

La messe heureusement ne fut pas longue : le curé nous emmena chez lui, et je fus désappointée en même temps que rassurée quand il m’apprit que, depuis le temps des Sarrasins, le village n’avait été ni pris, ni pillé, ni incendié, ni massacré, ni mangé par les loups. Il s’était dépeuplé tout naturellement. Le pays devenant de plus en plus improductif et les communications difficiles, la jeunesse avait été vivre au bord de la mer, où il y a, disait le curé en soupirant, de l’ouvrage pour tout le monde. Les vieux étaient peu à peu morts de leur belle mort. Le peu de terres cultivables possédées par les absents étaient affermées au cinquième habitant, un honnête paysan veuf, qui, avec le maire, le curé, Frumence et le garde champêtre, complétait désormais le chiffre de la population. Ce village n’est pas le seul du pays qui ait été ainsi déserté. Il y a même de vieilles villes perchées sur les hauteurs qui sont descendues peu à peu sur le rivage ou dans le fond des vallées.

Le presbytère était dans un état de délabrement inouï, et me rappela confusément je ne sais quels abris misérables de mon enfance oubliée. Il me sembla aussi que je ne voyais pas celui-ci pour la première fois. Peut-être ma mère adoptive, lorsqu’elle m’avait ramenée à Bellombre, avait-elle trouvé là pour moi un asile provisoire.