La Confession d’une jeune fille/49

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Calmann Lévy (2p. 62-72).



XLIX


Chemin faisant, M. Mac-Allan, qui avait un superbe chapeau de paille ingénieusement garni de tout ce qui peut préserver un Anglais du soleil méridional, s’étonna de me voir en plein midi braver cette fournaise.

— J’ai remarqué, ajouta-t-il, que, dans les pays chauds, les cheveux noirs prennent un ton brûlé qui en atténue la dureté. Dans le Nord, les brunes sont généralement sans expression et comme qui dirait incolores. Ce sont des statues pales qu’on a coiffées de velours ou de satin noir. Vous autres, filles du soleil, vous avez de l’or répandu partout.

— C’est une allusion à ma mèche de cheveux blonds, n’est-ce pas, monsieur Mac-Allan ?

— Non, sur l’honneur, je n’y songeais pas. Je ne songeais qu’à admirer votre tête crêpelée, et je peux vous dire cela sans fadeur, puisque je vous parle naïvement, je vous trouve extraordinairement belle, mademoiselle Lucienne.

Je regardai M. Mac-Allan avec surprise. À quel propos me faisait-il ce compliment déplacé ? C’était un homme singulier que cet Anglais et très-différent de la plupart de ses compatriotes. Les pays maritimes font passer beaucoup de types étrangers sous les yeux. J’avais donc des points de comparaison dans la mémoire, et je ne retrouvais rien en lui des manières roides et de la physionomie froide qui contrastent si fortement avec notre vivacité méridionale. Il avait tant de souplesse et de grâce, qu’on eût pu lui reprocher de manquer à la dignité britannique. Sa figure était charmante, et ses traits fins eussent appartenu au type grec, si sa lèvre supérieure, un peu distante du nez, n’eût, en dépit de tout, révélé sa race. Il était coiffé et rasé avec un soin extrême ; son linge, éblouissant de blancheur, n’empêchait pas ses mains de paraître aussi blanches que celles d’une femme recherchée. Il avait le pied extraordinairement petit et chaussé de maroquin si mince qu’il eût pu aller au bal ainsi. Enfin il y avait dans toute sa personne quelque chose d’aristocratique et de délicat qui devait me faire paraître très-inculte et très-rude à côté de lui.

Ce n’est pas que je fusse grande ou massive. J’étais bien de mon pays pour la finesse des lignes, mais j’étais brune comme une Moresque, mes cheveux étaient rebelles à toute contrainte, je ne portais pas de gants, — je savais écarter adroitement les branches sans saisir les épines, — et mes vêtements n’avaient rien qui pût dissimuler l’austérité de mon deuil.

L’air ému et un peu ravi avec lequel M. Mac-Allan me contemplait me parut étrange et suspect. Selon moi, il ne pouvait pas m’admirer tant que cela. Était-ce un homme à succès ou à prétentions, qui essayait de me faire la cour, ou un observateur malicieux qui voulait connaître, en stimulant ma vanité féminine, le défaut de ma cuirasse ?

Il vit qu’à mon tour je l’observais, et, se prenant à sourire, ce qui dissimulait le défaut de sa lèvre et découvrait ses dents blanches :

— Ne me regardez pas avec cet air de méfiance, me dit-il. Vous avez quelquefois des yeux terribles dont on aurait peur, si on ne tenait compte de la pureté de vos sourcils et de l’ombre douce de vos paupières. Voyons ! ce ne sont pas là des madrigaux français ; vous savez bien que vous êtes ce que vous êtes, et c’est la millième fois que vous voyez un passant rendre hommage à votre beauté.

— Monsieur Mac-Allan, lui répondis-je, je n’entends pas les réflexions des passants, je n’affronte pas leurs regards, et il n’est personne de ma famille, de mon entourage ou de mon intimité qui m’ait jamais dit que je fusse belle.

— On est donc aveugle dans ce pays-ci ?

— Ici, comme partout, on est très-respectueux avec les jeunes filles qui se respectent.

— Vous me donnez là une leçon que je ne mérite pas. Rien au monde ne m’inspire plus de respect que la beauté. J’ai été en Italie et en Grèce, rien que pour voir les types les plus purs de l’art et de la nature. Prenez que je suis un pédant qui parle à tort et à travers de ses engouements d’artiste, mais ne voyez en moi qu’un spectateur désintéressé qui vous dit : « Vous êtes belle, » comme il vous dirait : « Vous êtes bien éclairée par le soleil. »

— Puisque je suis bien éclairée, repris-je en l’observant toujours avec sévérité, dites-moi si je ne ressemble pas à mon père ?

Il cacha vite un peu de dépit.

— Je ne pensais pas au marquis de Valangis, répondit-il ; mais, puisque vous voulez que j’y pense et que je vous dise… Non, vous ne lui ressemblez pas, mais pas du tout !

Ce fut à mon tour de cacher mon désappointement, et ce ne fut pas difficile. Nous arrivions à l’entrée dangereuse de la Salle verte. Je passais devant lui.

— Profitez, lui dis-je, de ce que le soleil éclaire si bien ; faites ce que vous me voyez faire. Mettez votre pied droit d’abord ici, votre main droite à cet anneau de fer où je mets la mienne ; ne le lâchez que quand votre main gauche aura saisi la branche que je tiens, n’ayez pas de distraction et comptez, en cas de glissade, sur vos mains plus que sur vos pieds.

Je passai lestement comme quelqu’un qui en a l’habitude, et M. Mac-Allan me suivit en souriant. Il fut ravi de la Salle verte et parut d’abord ne songer qu’à en admirer la fraîcheur et le pittoresque ; mais je vis bien qu’il examinait la localité comme un juge d’instruction qui procède à une enquête.

— Je sais à quoi vous pensez, lui dis-je. Vous n’êtes pas sans avoir ouï dire que c’est ici que j’ai été ramenée à ma grand’mère, et vous vous demandez comment une femme âgée a pu y descendre. Il m’est très-facile de vous le dire. Quand l’eau est basse, on marche sur le sable, et on vient par le sentier très-praticable que vous voyez en face.

— Je vous remercie de ce renseignement, répondit Mac-Allan avec calme, et j’en veux profiter dans l’intérêt de la vérité. Si vous le permettez, je vais lever à vue d’œil le plan de cette localité.

Il tira un carnet de sa poche et y traça rapidement quelques lignes ; après quoi, il reprit :

— On m’avait dit cet endroit à peu près inabordable. Je vois qu’on m’avait trompé ; il est fort beau. Voulez-vous me permettre d’y cueillir une fleur ?

— Certainement oui, bien que je ne comprenne pas quel rapport cela peut avoir avec voire expertise.

— Cela, dit-il en mettant la fleur dans son carnet, c’est autre chose ; c’est un souvenir.

— Un souvenir de quoi ?

— Un souvenir de vous. Vous plaît-il de me dire le nom de cette plante ?

— C’est un muflier sauvage.

— Mais son nom scientifique ? On m’a dit que vous étiez botaniste ; vous plaît-il d’écrire ce nom sur mon carnet ?

— Vous voulez connaître mon écriture ? Comme je n’ai jamais rien écrit que je puisse désavouer, je n’hésite pas à vous satisfaire.

J’écrivis le nom latin de la plante, et il me pria d’y ajouter la date.

Il souriait toujours, et il y avait dans ce sourire quelque chose d’implacablement tranquille qui m’irritait. Il se mit à causer, me questionnant avec aisance sur les productions et les particularités du pays, sur les beautés de la campagne environnante, et même sur mes goûts et mes occupations. Il avait l’air de vouloir gagner du temps en s’occupant de toute autre chose que d’affaires, et je crus devoir me prêter à satisfaire sa curiosité feinte ou réelle, car j’étais l’objet principal de son examen, et je voyais bien qu’il voulait établir à tous égards son opinion sur mon compte.

— Comment se fait-il, s’écria-t-il un peu inopinément, que M. Marius de Valangis ait hésité à faire son devoir envers vous ?

— Marius n’a pas de devoirs envers moi, répondis-je.

— Oh ! pardonnez-moi, ne fût-ce que pour avoir été agréé par vous quand vous vous êtes crue riche ! J’ai envie de le mépriser, ce joli garçon !

— Et moi, je vous le défends, monsieur. Vous oubliez…

— La parenté ? Oui, je l’oublie toujours, et je vous en demande pardon ; mais pourquoi le défendez-vous ?

— Parce qu’il n’a eu aucun tort envers moi, que je sache. C’est moi qui ai rompu nos fiançailles.

— Vous avez eu tort. Vous ne l’aimez donc pas ?

— Voilà une question indiscrète, monsieur Mac-Allan.

— Je vous jure qu’elle ne l’est pas dans ma pensée. Ah ! que vous avez tort, pauvre enfant, de vous méfier de moi !

Cette exclamation eut un accent si sincère et si sympathique, que je craignis d’être injuste en me tenant sur mes gardes. Je lui répondis que je n’avais jamais eu pour Marius que des sentiments d’amitié fraternelle et que je ne comptais pas les lui retirer.

— A-t-il des défauts qui s’opposent à un sentiment plus complet ? reprit Mac-Allan. N’est-il pas soupçonneux, jaloux ?

Je ne pus répondre que par un léger éclat de rire que je ne fus pas maîtresse de retenir.

— Je vois qu’il ne l’est pas, dit l’avocat un peu étonné. Dès lors, laissez-moi vous dire que, si vous étiez une fille prudente, jalouse de considération et de sécurité, vous eussiez dû le retenir hier, au lieu de l’abandonner à sa couardise et à son ingratitude.

— Épargnez à la conduite de mon cousin des épithètes que je ne lui applique pas, et soyez assuré que je ne suis pas une personne assez prudente pour accepter des sacrifices désastreux. Si je dois tout perdre, je ne veux envelopper personne dans ma disgrâce.

Nous étions remontés à la prairie, et nous vîmes de loin Frumence qui se promenait avec Jennie sur le sentier.

— À propos, reprit Mac-Allan, M. Frumence, votre ami… car il est votre meilleur ami, n’est-ce pas ?

— Peut-être, monsieur, répondis-je ingénument.

— Eh bien, pourquoi n’épouse-t-il pas mademoiselle Jennie, dont on le disait très-épris ?

— Parce que Jennie a ajourné sa résolution jusqu’à la solution de mes affaires.

— Jennie l’aime ?

— Jennie l’estime sérieusement.

— Elle a bien raison. Quel excellent et digne jeune homme ! Et même quel esprit supérieur, on peut dire ! N’est-ce pas votre avis ?

— C’est mon avis, comme le vôtre.

— Je sais qu’il vous a élevée, et je me demande qui, du maître ou de l’élève, a réagi sur l’autre.

— Comment un enfant pourrait-il réagir sur un professeur aussi capable et aussi sérieux ?

— On dit qu’il vous aime à l’adoration.

— Je trouve le mot exagéré.

— Je l’entends dans un sens tout paternel, et je m’étonne qu’il vous blesse.

Je me sentis rougir. M. Mac-Allan avait fait allusion sans le savoir au roman de mon enfance, à cette passion que j’avais gratuitement attribuée à Frumence et dont je m’étais si sottement émue ; mais, comme ce roman n’avait jamais eu d’autre confident que moi-même, je vis bien que j’avais ou tort de me scandaliser du mot adoration, et je crois que je rougis encore davantage.

M. Mac-Allan eut l’air de ne pas s’en apercevoir, et il ajouta :

— Il peut bien m’arriver d’employer en français des expressions dont je ne connais pas toute la portée. Je regrette que vous n’aimiez pas l’anglais et que vous n’ayez pas voulu l’apprendre ; nous nous serions entendus beaucoup plus vite.

Je lui demandai en bon anglais pourquoi il m’attribuait ce mépris pour sa langue et le refus de la parler avec lui.

Sa surprise augmenta, et nous parlâmes anglais presque toujours à partir de ce moment. Il trouva que je le savais et que je le prononçais bien, et, quand je le priai de me dire où il avait puisé tant de fausses notions sur mon compte, il feignit de ne pas se le rappeler.

— N’est-ce pas madame Capeforte qui vous a parlé de moi comme d’une personne volontaire et un peu bizarre ?

— C’est possible, répondit-il légèrement ; je n’en sais trop rien. Cette dame parle beaucoup, et je ne l’écoute pas avec assez de plaisir pour noter tout ce qui peut venir d’elle.

— Il faudra l’écouter mieux, repris-je, puisque vous allez retourner chez le docteur Reppe.

— Vous ai-je dit cela ? Eh bien, oui, je compte y demeurer tout le temps de mon séjour ici. Est-ce que cela vous inquiète ?

— Non, cela me rassure, au contraire.

— Je suis content de votre réponse, et j’en prends bonne note.

— Comme de tout le reste ?

— Oui, répondit-il après une très-légère hésitation que je lui fis remarquer ; mais Jennie et Frumence venaient à nous, ce qui le dispensa de s’expliquer davantage.