La Confession d’une jeune fille/54

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Calmann Lévy (2p. 100-105).



LIV


Deux jours après, je rencontrai Mac-Allan à la promenade. Il ne m’était pas agréable de lui parler. J’étais seule et un peu loin de chez moi. Je feignis de ne pas le voir, bien que nous fussions assez près l’un de l’autre. Je pris, sans détourner la tête, un sentier qui se présentait à ma droite, et il respecta mes intentions sans affecter de m’avoir vue.

Le lendemain, je remontais le cours de la Dardenne dans cet encaissement profond qui aboutit plus bas à la Salle verte et qui ne peut être un chemin de promenade pour personne, car le sentier est immergé ou écroulé à chaque instant ; je fus frappée d’un léger glissement de grains de sable qui s’opérait tantôt devant, tantôt derrière moi, comme si quelqu’un eût marché furtivement dans les buissons au-dessus de ma tête sur le haut du ravin. J’épiai sans en avoir l’air, et j’aperçus M. Mac-Allan, qui m’épiait de son côté. Bien certainement il croyait avoir quelque chose de bizarre ou de blâmable à surprendre dans ma conduite. Je m’amusai à le faire marcher longtemps par le chemin le plus incommode qu’il fût possible d’imaginer, puis je m’assis au bord de l’eau ; j’ouvris un livre et lui fis faire une pause d’une grande heure ; après quoi, je revins sur mes pas et rentrai, bien certaine qu’il ne m’avait pas perdue de vue. Le soir, je reçus une bien étrange lettre de Galathée ; je supprime les innombrables fautes d’orthographe, mais je conserve le style.

« Ma chère Lucienne, quoique tu croies que je t’ai oubliée, et que tu te figures peut-être que je ne t’aime plus, je suis toujours ton amie, et je viens t’avertir d’une chose qui peut être bien avantageuse pour toi. L’avocat de ta belle-mère, qui a demeuré chez nous, c’est-à-dire chez le docteur, pendant deux jours, est devenu amoureux de toi à première vue. C’est maman qui l’a dit. Au lieu de servir les intérêts de ta belle-mère, il a tourné casaque, et sûrement qu’ils vont se brouiller ensemble, car je sais qu’elle t’en veut beaucoup et te considère peu. Il n’y a qu’une chose qui fâche ce monsieur, qui, du reste, est très-bien : c’est ton amour pour Frumence, dont il est très-jaloux. Sans ça, je suis sûre qu’il t’épouserait, ce qui serait bien avantageux pour toi. Il paraît qu’il est très-riche et qu’il a beaucoup de succès dans le beau monde de l’Angleterre. Je te conseille donc de rompre au plus vite avec M. Frumence, qui est plus jeune et plus bel homme, j’en conviens, mais qui n’a rien et ne pourra pas t’empêcher de tomber dans le malheur. Écoute le conseil d’une amie qui t’aime et qui ne veut que ton bien.

« G. C.

« P.-S. Garde-moi le secret sur cette lettre, qui me ferait battre par maman, si elle savait que je la trahis. Elle est bien dure pour moi, mais je veux ton bien avant tout. »

Je montrai cette lettre à Jennie, qui la relut deux fois attentivement et me dit ensuite :

— Cette sottise-là a plus d’importance que vous ne pensez ; je la garde, car elle trahit les méchants secrets de madame Capeforte. C’est bien elle qui a écrit contre vous, et voici enfin la chose dont on vous accuse. On veut faire croire que vous avez eu l’idée d’épouser Frumence. Puisqu’il faut que cela arrive enfin jusqu’à vous, je vous le dis ; je le savais déjà, et je devinais l’auteur de cette histoire.

— Comment est-il possible, Jennie, qu’une pareille idée soit venue à quelqu’un, même à madame Capeforte, qui a tant d’idées ?

— Vous ne savez pas que Galathée… Mais à quoi bon vous dire cela ?

— Je sais que Galathée était éprise de Frumence, et qu’elle me fait encore l’honneur d’être jalouse de moi.

— Elle vous l’a dit, la sotte ? J’espérais que non ! Eh bien, elle a été raillée durement par Marius, que sa mère aurait voulu et espère peut-être encore lui faire épouser. Galathée n’est pas méchante, elle est pis que cela, elle est bête. Elle se sera laissé arracher l’aveu de son goût pour Frumence, sa jalousie contre vous et les malices de Marius, dans lesquelles vous avez peut-être bien un peu trempé…

— Jamais, Jennie, cela me répugnait.

— N’importe, Marius bien naturellement ne voyait que vous et dédaignait la Galathée. Madame Capeforte sait tout cela, et elle a réussi par ses intrigues à rompre votre mariage en vous faisant des ennemis qui compromettent votre avenir. Voilà tout son plan dévoilé. Tachons de profiter de ce que nous savons. Le moment est venu où vous devez tout savoir vous-même, et Mac-Allan, lui aussi, s’est trahi. L’autre jour, en prenant ici le café avec Frumence, il lui a posé la question avec finesse, à ce qu’il croyait ; mais l’autre est plus fin que lui. Il a vu tout de suite qu’on le soupçonnait d’avoir avec vous une amitié trop intime, et il a relevé l’avocat si vertement, qu’ils ont failli se provoquer ; puis tout à coup M. Mac-Allan a eu un bon mouvement de cœur, il s’est repenti d’avoir cru à des calomnies ; il est parti très-chagrin et très-agité. Dès le lendemain, il a quitté la bastide Reppe, et il s’est établi aux Pommets, soignant l’abbé et témoignant à Frumence la plus grande estime et la confiance la plus entière. Donc, il n’a plus de soupçons sur vous, et il est sincère en disant qu’il veut vous réconcilier avec lady Woodcliffe.

— Et pourtant il m’observe, il me suit, et il épie tous les pas que je fais hors de la maison ?

— Ah ! dame, cela, c’est un sentiment personnel d’inquiétude ou de jalousie. M. Mae-Allan s’est peut-être en effet mis dans la tête de vous aimer ; madame Capeforte a pu deviner juste : que vous en semble ?

— Il ne me semble rien, Jennie, sinon que M. Mac-Allan m’alarme et me blesse. Tu crois donc qu’il a exprimé à Frumence l’intention de m’épouser ?

— C’est possible, répondit Jennie, qui ne voulait pas se prononcer.

— Frumence ne t’a rien écrit là-dessus depuis deux jours ?

— Si fait ; mais il dit comme moi que nous ne devons pas encore fixer notre opinion sur M. Mac-Allan. Nous ne le connaissons pas assez. S’il était ce qu’il paraît, Frumence vous conseillerait d’examiner les offres de mariage qu’il pourrait vous faire ; mais, après avoir eu d’abord l’idée de vous avertir franchement de ce qui se passe, il a cédé à M. Mac-Allan, qui trouve que c’est trop tôt et qui craint de vous être antipathique. Voyez en vous-même, et prenez votre temps.