La Confession d’une jeune fille/59

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Calmann Lévy (2p. 137-158).



LIX


Huit jours s’écoulèrent pour moi comme une heure. Mac-Allan venait de deux jours l’un, tantôt le matin, tantôt dans l’après-midi, et, bien que Frumence l’eût jugé fragile de corps et délicat d’habitudes, il marchait comme un Basque et supportait la chaleur aussi bien que nous. Il n’affectait pas la force, et il en avait beaucoup. Il persistait à se préserver de tout. Il avait des ombrelles, des voiles, des éventails, des précautions de toute sorte, que je raillais toujours et dont j’eusse dédaigné de me servir ; mais enfin il avait fait des milliers de lieues sous des latitudes terribles, et il n’y avait pas perdu un seul de ses beaux cheveux blonds et soyeux, pas une de ses dents blanches, pas une de ses grâces efféminées et charmantes ; cet homme frêle et joli était trempé comme l’acier le plus fin. Frumence, en l’examinant, me disait à l’oreille :

— Tout se tient ; cette force physique, cachée sous cette apparence ténue, doit avoir pour équivalent, dans l’ordre moral, une volonté ardente cachée sous un esprit délié.

Frumence paraissait l’aimer chaque jour davantage, Frumence désirait évidemment qu’il me plût. Il me plaisait certainement beaucoup ; mais, lorsque Frumence s’efforçait de me le faire apprécier complètement, je sentais que Mac-Allan me plaisait moins. J’étais bizarre, irrésolue ; j’avais des caprices, des joies soudaines, des colères étouffées, des rires d’enfant, des envies de pleurer ; mais je n’étais pas encore au plus fort de la crise. Mac-Allan ne me disait rien qui pût m’obliger à prendre un parti ; Frumence, qui voulait gagner du temps pour le connaître et préserver sa propre loyauté, ne me répétait plus ses confidences.

La réponse de lady Woodcliffe arriva, et il fallut songer de part et d’autre à se prononcer. Cette réponse fut sèche et brève. L’aversion personnelle de ma belle-mère contre moi s’y manifestait plus implacable et plus mystérieuse que jamais. Mac-Allan refusa de nous en dire les termes ; mais il dut déclarer sur-le-champ à mes conseils et à moi qu’on le dispensait de poursuivre une affaire qu’il paraissait abandonner de son plein gré ; qu’il ne devait donc pas trouver étrange de voir donner procuration à un autre mandataire chargé de protester contre le testament de ma grand’mère et de contester mon état civil avec la dernière rigueur, à moins qu’autorisée par mon conseil de famille, et dans le délai de trois jours, je n’eusse signé mon désistement de toute prétention à l’héritage et au nom de Valangis. À ce prix, on m’offrait toujours vingt-quatre mille francs de pension viagère et on m’enjoignait de quitter la France au bout de huit jours pour aller où bon me semblerait, sauf en Angleterre. Si je manquais, fût-ce momentanément, à cette prescription, ma pension serait immédiatement supprimée. Tout cela était si brutal et si offensant, que ni M. Barthez, ni Frumence, ni M. de Malaval, ni Marius, ni Jennie, comme on peut le croire, ne me dirent un mot pour influencer ma réponse.

— Ayez l’obligeance, dis-je à M. Barthez, d’écrire une ou deux lignes à lady Woodcliffe pour lui annoncer que je refuse toute espèce de transaction et m’en tiens à mes droits.

Nous étions à Toulon dans le cabinet de M. Barthez, qui nous avait réunis pour recevoir la communication. Il en avait exclu seulement M. Reppe. Tous se levèrent et vinrent me serrer la main en silence, Frumence avec un éclair d’orgueil paternel dans les yeux, Barthez avec dignité, Malaval d’un air distrait, Marius avec une roideur solennelle et sombre, comme s’il eût jeté l’eau bénite sur mon drap mortuaire. Sa figure me parut si plaisante, que je fus sur le point d’éclater de rire ; Jennie cacha mon visage en m’embrassant vite, et on put se séparer gravement.

Nous étions à peine rentrées chez nous, que Frumence et Mac-Allan vinrent nous y rejoindre.

Mac-Allan se présenta radieux.

— Eh bien, me dit-il, vous avez non-seulement brûlé votre navire, vous avez fait sauter toute votre escadre, puisque j’en étais et que je saute avec vous ; mais jamais on n’a sauté de meilleure grâce que vous ne l’avez fait, et de meilleur cœur que je ne le fais moi-même. Reste à savoir ce que nous allons faire de nos épaves. Pour y aviser au plus vite, je viens vous demander de m’écouter seul. Nous étions seuls. Je m’étonnai de cette précaution oratoire.

— Il me semble, lui répondis-je, que vous n’avez rien à me dire que Frumence et Jennie ne puissent et ne doivent entendre.

— Et vous vous trompez, dit Mac-Allan, qui avait repris sa figure d’avocat. C’est l’homme d’affaires qui veut se consulter avec vous. Frumence sait très-bien que vous seule devez décider la question que j’ai à vous soumettre.

— Espérez-vous que j’aurai un secret pour Jennie ?

— Je suis certain que vous aurez un secret pour Jennie ; vous allez voir !

Il m’offrit son bras et nous descendîmes à la rivière, où, assis près de moi sous les aunes, Mac-Allan parla ainsi :

— Vous avez pris une noble résolution, que j’approuve et que j’admire ; mais vous allez être forcée d’y renoncer. Vous refuserez les dons de lady Woodcliffe, ceci est certain ; mais vous ne défendrez pas vos droits, je vous en réponds. Ne me faites pas vos grands yeux étonnés et méfiants. Je vous apporte la vérité, et personne au monde n’est mieux trempé que vous pour l’accepter avec toutes ses conséquences. Si vous laissez entamer un procès, Jennie, votre chère Jennie est compromise, perdue peut-être.

— Que me dites-vous là ? Est-ce sérieux ?

— C’est aussi sérieux que mon estime, mon amitié et mon respect pour Jennie. Je suis un homme sincère avant d’être un avocat » et celui qu’on va envoyer ici à ma place sera un avocat avant d’être un homme sincère. Ne vous méprenez pas à mes paroles ; ne croyez pas que j’aie la prétention d’être le seul homme équitable de ma profession. Non, certes ! Nous sommes. Dieu merci, beaucoup d’honnêtes gens dans la robe ; mais, quand on veut s’en rapporter à des textes de loi plus ou moins favorables sans tenir aucun compte des scrupules de la conscience et des questions de sentiment, on ne choisit pas son avocat parmi ceux qui respectent ces questions-là. On cherche et on trouve facilement des mandataires plus habiles et résolus d’avance à ne respecter rien. Donc, avant peu, s’il n’est arrivé déjà, nous allons voir apparaître à Toulon un adversaire redoutable, quelque avoué français bien retors, probablement suivi à l’arrière-garde de quelque avocat célèbre en scandales. Ces gens-là, n’ayant point de paroles de paix à vous apporter, mettront le feu aux poudres sans vous avertir, sans vous voir, sans consentir à vous connaître et à vous apprécier. Ils ne supposeront pas que vous êtes dans l’erreur et de bonne foi. Ils vous sommeront, en style d’huissier, de renoncer à des droits frauduleusement acquis : la légalité est ce qu’il y a de plus brutal au monde, et les luttes qu’elle provoque n’admettent pas les ménagements. Je doute que, malgré les tentatives qui pourront être faites pour vous déshonorer, on parvienne à vous trouver coupable d’intention et passible d’une peine quelconque ; mais Jennie portera tout le poids de la persécution, et sans nul doute elle sera accusée de s’être entendue avec son mari pour mettre l’enfant d’une bohémienne, le sien peut-être, à la place de l’héritière de Valangis. Je pourrais vous raconter d’avance tous les incidents et toutes les péripéties du drame judiciaire qui va s’engager. Le premier soin de Jennie sera de courir aux preuves, ainsi que Frumence, qui agira de son côté et ne sera pas médiocrement compromis pour son compte. Je vois d’ici sa complicité signalée dans l’acte d’accusation et prouvée à grand renfort d’attaques personnelles et de faits insidieux par l’avocat chargé de poursuivre. N’importe ! supposons ce qui est le moins vraisemblable en l’état des choses actuel : Frumence et Jennie apportent des témoignages importants, des révélations frappantes. Êtes-vous sûre de triompher parce que, de mauvaise qu’elle est, votre cause deviendra bonne par miracle ? Tous les clients inexpérimentés et candides, comme vous et Jennie, se font la douce illusion qu’une bonne cause ne peut pas être perdue. Tous les hommes de loi et tous les plaideurs éprouvés vous diront qu’il n’y a pas de bons procès. Le seul avocat consultant véridique et sensé qui existe est celui qui dit à ses clients : « Ne plaidez jamais. » Avec la plus belle cause du monde, avec les juges les plus éclairés et les plus intègres, avec le défenseur le plus éloquent et le plus habile, avec les témoignages les plus éclatants et les preuves les plus irrécusables, avec la conduite la plus noble et la plus prudente, avec toutes les chances pour vous en un mot, vous pouvez encore être vaincu par un texte interprété à propos contre vous, par une rouerie de procédure, par un accident fortuit, par une mouche qui aura volé sur les têtes du tribunal, par moins que cela, par quelque chose d’innomé et d’insaisissable qui se rencontre toujours dans un des plateaux de la balance de Thémis et qui frappe de stupeur les plus vieux légistes. Croyez-vous donc que des innocents soient tous les jours sciemment condamnés ? Non ; au temps où nous vivons, cela est rare, j’en suis certain, et le juge qui se trompe avec la conscience de son erreur est un juge exceptionnel. Je suis optimiste, vous le savez, quand je fais la part du mal et du bien équilibrés en ce monde. Je ne crois à rien d’absolu sur la terre, et j’ai trop perdu de bonnes causes pour accuser le genre humain de savoir ce qu’il fait. Non, Lucienne, non, il ne le sait pas, et remettre ses destinées à l’arbitrage de quelques hommes, fussent-ils des hommes d’élite, est aussi sage que de s’embarquer sans gouvernail par la tempête. Citez-moi une seule cause célèbre qui ait jamais satisfait la raison et la conscience individuelles ! Je n’ai jamais ouï parler d’une de ces causes qui ont tant fait parler, sans entendre cette réflexion : On n’a pourtant jamais su la vérité sur cette affaire-là ! Les plus grands coupables de la légende et de l’histoire judiciaires trouvent encore des défenseurs, et les plus grands triomphes laissent des doutes. Combien d’avocats jeunes et vieux se mordent les poings en songeant que les prisons et les bagnes recèlent des malheureux qu’ils ont défendus, qu’ils défendraient encore de bonne foi ! À mes yeux, comme aux yeux de tous, tout procès laisse après lui un point mystérieux que nul œil humain ne peut percer, et qui fournit un inépuisable texte aux commentaires du public et de la postérité.

« J’ai une idée là-dessus, et je veux vous la dire. Le crime est toujours inexpliqué, parce qu’il est de sa nature inexplicable. Le crime est un acte de démence ; la fraude la mieux ourdie a pour point de départ une aberration du jugement, une stupidité de la conscience, un vide par conséquent. Comment saisir le vide ? comment peser le manque de poids ? Cela n’est pas donné à l’homme, et, devant ce vide, devant cette absence de la notion de l’humanité qui fait commettre des actes antihumains, voilà toute une science, toute une sagesse humaine qui s’émeut, se consulte, se met à la torture, et raisonne à perte de vue pour plaider et juger, c’est-à-dire pour prouver et prononcer. Prouver quoi et prononcer sur quoi ? Prouver que la démence a eu des intentions logiques ! prononcer sur la part que la raison humaine a eue dans des volontés insensées ! Vous voyez bien que c’est impossible, et que, si nous allions au fond de votre propre aventure, nous y trouverions un homme qui s’appelait Anseaume, qui voulait faire fortune à tout prix et par les moyens les plus absurdes ; qui, au lieu de s’en remettre au bon sens et à la probité de sa femme pour gagner sa vie, inventait à toute heure des combinaisons fantasques dont il ne pouvait pas seulement lui rendre compte, et qu’elle n’eût pas comprises, disait-il, par la bonne raison qu’il ne les comprenait pas lui-même ; un homme qui, un beau matin, je le crois fermement, Lucienne, a vu passer près de lui une voiture où un enfant dormait sur les genoux de sa nourrice endormie, et l’a pris d’abord sans savoir pourquoi, et puis l’a gardé sous l’influence d’un rêve de fortune si hasardé, qu’il n’a pas su le réaliser et s’est bientôt effrayé des périls attachés à l’exécution. Ou bien, il y a mieux encore, Jennie elle-même l’a dit et l’a entendu dire au contrebandier : il a vite oublié ce rêve, ce projet mal conçu et nullement digéré, pour passer à une suite d’autres rêves qui l’ont finalement conduit à la maison des fous. Seulement, comme cet homme n’était que fou et sans conscience, — par conséquent, comme il avait des instincts de douceur et de pitié (il n’était ni cruel ni brutal, Jennie l’a déclaré, Jennie l’a aimé, Jennie l’aime peut-être encore et n’ose donner à Frumence un cœur déchiré par le souvenir de sa déception), — cet homme a pris soin du pauvre enfant ; il a trouvé une mendiante quelconque pour l’allaiter, et il l’a porté à sa femme pour qu’elle l’adoptât et le fît sien jusqu’à nouvel ordre. Voilà toute l’histoire d’Anseaume et tout le fond de votre procès, le rêve d’un insensé ! Il m’est impossible d’y voir autre chose.

« Mais croyez-vous que le parquet et le tribunal gravement convoqués sur leurs siéges, que le barreau ardemment appelé sous les armes, vont se contenter d’une explication si simple et qui aboutit à un acquittement pour la mémoire d’Anseaume ? Non, ce ne serait pas la peine d’avoir fait tant de frais d’éloquence et de perspicacité. Il faudra trouver un crime, constater un rapt prémédité, saisir un coupable. Anseaume n’est plus ; mais il a eu un complice : on le cherche, on le trouve, ou on ne le trouve pas ; mais il y a eu une receleuse, une confidente, un instrument, et Jennie, héritant seule de la charge et du bénéfice de l’affaire, est venue rendre l’enfant et réclamer sa récompense. Elle n’en a pas voulu, de cette récompense, nous le savons. Qui le prouvera pourtant ? Ses ennemis consentiront-ils à le croire ? Sa tendresse pour vous la ramène ici, où elle était chèrement rétribuée, elle le dit elle-même, et nous savons bien qu’elle garde son argent pour vous en cas de désastre ; mais on ne prouve pas les intentions en justice, et, Jennie prouvât-elle les siennes, votre cause est la même, et on vous accusera de vol en commun.

— Assez, assez, monsieur Mac-Allan ! m’écriai-je, vous me donnez froid.

— Je me résume, reprit-il, et je vais avoir fini. Si j’étais avocat de votre partie adverse, je ferais ce que j’ai fait. J’examinerais la localité, je suivrais pas à pas le chemin qui côtoie la Dardenne, et je ne laisserais pas échapper certain angle de ce chemin escarpé, certain pont fort étroit sur lequel ont pu passer sans encombre des chevaux raisonnables, habitués à être conduits par un cocher dormeur. Je ne manquerais pas d’observer que, d’une voiture découverte, — je me plaindrais du soin qu’on a pris de changer et de transformer cette voiture qui eût pu servir de pièce de conviction, je l’ai vue sous votre remise, — je ne manquerais pas d’observer, dis-je, que, d’une voiture découverte rasant le bord du chemin ou le parapet très-bas du petit pont, un petit enfant endormi a pu tomber dans le torrent qui roule et s’engouffre dans ces deux endroits, qu’il a dû être entraîné sans que ses cris fussent entendus au milieu de la clameur des ondes, — je ne me priverais pas de faire du style, — et qu’il a pu disparaître à jamais dans un de ces abîmes inexplorés, peut-être inexplorables, que l’on rencontre à chaque pas dans ce pays et sous le courant de cette rivière. J’admettrais qu’Anseaume ou tout autre voyageur suspect et mystérieux, mal avec la police, marchant dans les ravins plus souvent que sur les routes battues, a été témoin de l’accident, et, n’y pouvant porter remède, ne s’est pas soucié d’appeler et de se montrer pour en rendre compte ; qu’ensuite, ruminant en lui l’imprévu et les conséquences de l’aventure, cet homme a forgé et confié à un compagnon, à son ami Bouchette, à sa femme Jennie ou à sa commère Isa Carrian, le roman qui aboutit à une substitution d’enfant quatre ans plus tard, — quatre ans qui ne permettent pas de constater l’identité ! — Enfin je décréterais que mademoiselle Lucienne est morte, et cela serait rendu fort probable par un témoignage assez important auquel vous ne songez pas, mais que vos ennemis tiennent en réserve, le témoignage de votre nourrice.

« — Cette femme est folle ! s’écriera votre défenseur.

« — Très-bien ! lui répondrai-je, vous le reconnaissez, et nous l’affirmons. Denise est folle, elle l’a toujours été, c’est justement dans un accès de démence qu’elle a précipité l’enfant.

« Elle s’en souvient, elle s’en accuse ; elle a des moments lucides où elle s’en repent, des moments d’exaspération où elle s’en vante, et elle ne varie plus ; car madame Capeforte l’entretient dans ce souvenir et affirme que, beaucoup plus tard, Denise a fait une tentative pour vous jeter encore dans le torrent durant une promenade dans la même voiture. Frumence et Marius étaient présents et ne pourront le nier. Le docteur Reppe attestera que chez Denise l’idée de vous faire périr était une idée fixe, et, grâce à ces circonstances, le témoignage de la folle sera écrasant. Ainsi, la petite Lucienne n’est plus, et la petite Yvonne est une enfant de rencontre adoptée par Jennie à bon escient, vu que Jennie n’a pas pu se tromper sur l’âge même de son propre enfant, si jeune mère qu’elle fût, et prendre une petite fille de neuf mois pour sa fille, âgée du double. J’invoquerais donc contre mademoiselle Lucienne ici présente tous les motifs possibles de nullité d’actes civils tendants à lui attribuer le nom et l’héritage de madame de Valangis, et, contre madame Anseaume, je réclamerais l’amende et la prison, la misère et le déshonneur. Or, je gagnerais ou je perdrais ma cause ; mais, si je la gagnais, je dirais à mademoiselle Lucienne ou à mademoiselle Yvonne éplorée : « On vous a offert le repos, l’indépendance et la fortune ; vous avez préféré les satisfactions de l’orgueil, vous avez sacrifié Jennie, je m’en lave les mains ! » J’ai tout dit, Lucienne ; à vous de répondre !

— Ah ! monsieur Mac-Allan, m’écriai-je en fondant en larmes, je vous remercie de m’avoir éclairée, et je vous jure ici devant Dieu que Je ne plaiderai jamais.

— Cela n’est pas toujours possible, répondit-il. Il s’agit de trouver le moyen de ne pas plaider et celui de ne pas accepter le marché qui vous répugne.

— Dites-moi ce qu’il faut faire, je vous livre ma volonté.

— Il faut vous abstenir et vous laisser condamner par défaut ; il faut quitter ce pays aimé, cette chère maison, ces braves amis qui auront le cœur brisé, ce digne Frumence, qui est préparé à tout ! Il faut partir seule avec Jennie, qui saura bien aviser à vos moyens d’existence. L’important, c’est de vous préserver toutes deux d’une lutte atroce et d’un résultat inconnu. Si personne ne se présente pour faire valoir vos droits, il n’y aura pas de persécution, pas d’acte d’accusation, pas de recherche inutile, pas de vain scandale. Le tribunal appelé à se prononcer sur la validité du testament, et ne pouvant le faire sans rechercher votre état civil, il vous sera aisé de l’en empêcher en vous refusant à fournir vos preuves ; M. Barthez connaissant vos motifs d’abstention, et les respectant, il faudra bien laisser prononcer contre vous l’entière radiation de vos droits et déclarer qu’il n’y a lieu à contestation. Lady Woodcliffe se contentera-t-elle de ce premier jugement, dont vous pourriez appeler ? Il le faudra bien, si déraisonnable qu’elle soit, et elle ne mettrait pas les bonnes chances de son côté si elle voulait pousser plus loin la persécution. Pourtant il faut s’attendre à tout de la part d’une femme irritée, et nous aviserons aux moyens de la forcer à s’en tenir là… Mais vous voilà pensive : à quoi songez-vous maintenant ?

— Je songe au moyen d’empêcher M. Barthez d’écrire à lady Woodcliffe ; je crains qu’il ne l’ait fait déjà, et que, offensée de ma fierté, elle ne fasse un procès dans les règles, où Jennie serait compromise.

— Êtes-vous donc disposée maintenant à accepter ses dons ?

— Oui, et tous ses outrages, et la perte de mon honneur et de ma dignité, s’il faut cela pour assurer à jamais la tranquillité de Jennie.

— Vous ne reculeriez devant rien ?

— Pourquoi reculer, si un peu de plus ou de moins expose ou préserve celle que je veux sauver à tout prix ? Ne puis-je me consoler de l’humiliation qu’on m’inflige en faisant un bon usage de l’argent qu’on m’offre ? Tenez, je fonderai un hôpital ou une usine pour donner du travail aux pauvres, et dont je ne toucherai jamais les profits ; car, de ma vie, oh ! grand Dieu ! vous n’en doutez pas, j’espère, monsieur Mac-Allan ? je ne veux avoir à moi une obole venant de lady Woodcliffe !

— Il y a une chose plus simple et plus prompte, reprit-il ; acceptez tout, signez, et, le marché bien conclu, ne quittez pas la France ou allez en Angleterre ; à l’instant même, votre pension est supprimée, et vous pourrez dire en souriant à tout le monde que vous l’avez fait à dessein.

— Oui, certes ! m’écriai-je, je ne pensais plus à cela que l’on me chassait de mon pays ! Eh bien, je resterai ; j’irai m’établir aux Pommets, Jennie épousera Frumence et reprendra son commerce ambulant avec lui. Moi, je soignerai le pauvre abbé. Je lui lirai Eschyle et Platon, je le ferai vivre le plus longtemps possible, et je viendrai de temps en temps regarder en cachette cette chère maison et ce jardin, et l’arbre que ma bonne mère aimait !… Mais non, pourquoi ? Je saurai renoncer à cela. J’aurai là-bas sa tombe et ses os. J’espère qu’on ne me les disputera pas ! Au lieu d’habiter son salon et de prier sur sa chaise, je planterai des fleurs dans le cimetière où elle dort, et je serai encore plus près d’elle. Oui, oui, cela arrange tout ; aidez-moi vite à l’exécuter, mon cher ami.

J’étais émue, je pleurais, et pourtant j’étais heureuse. Mac-Allan, avec qui j’avais enfin un mouvement de complet abandon et de confiance enthousiaste, me regardait avec des yeux humides, et il avait un tremblement nerveux. Je crus qu’il s’effrayait de me voir suivre si spontanément son avis et qu’il me plaignait.

— Ne croyez pas que je sois à plaindre, lui dis-je ; au contraire, je n’ai jamais ressenti une joie si profonde. Vous allez le comprendre. Rappelez-vous ce que je vous disais il y a quinze jours. Je m’effrayais d’avoir un parti à prendre, sans savoir de quel côté était mon devoir. Eh bien, voilà quinze jours que je vis en face de ce problème et qu’il me brise. Vous venez de le résoudre ; vous m’avez dit : « Il y a un moyen de rendre à Jennie ce qu’elle a fait pour vous, c’est de sacrifier votre orgueil. » Béni soyez-vous, Mac-Allan ! voilà que je respire, voilà que j’existe, et, comme vous êtes le meilleur des hommes, je suis heureuse de vous devoir cela.

Mac-Allan plia lentement les genoux, se courba lentement jusqu’à terre et me baisa les pieds. Cet hommage si profond me surprit au point que j’en fus effrayée.

— De quoi donc me demandez-vous ainsi pardon ? lui demandai-je. Est-ce que c’était une épreuve ? Est-ce que vous m’avez trompée pour voir jusqu’où allait mon amitié pour Jennie ?

— Non, non, dit-il en se relevant ; je savais de quoi vous êtes capable, et je ne vous tromperai jamais. Je vous ai dit la vérité, et maintenant il faut agir. Je cours à Toulon pour empêcher M. Barthez d’écrire à Londres. Vous allez me remettre un billet pour lui ; vous le prierez de venir ici demain ou de vous attendre chez lui. On nous a donné trois jours pour nous décider, à partir de la réception de la lettre. C’est demain soir que le délai expire, c’est demain soir qu’il faut envoyer à lady Woodcliffe le traité que je devais soumettre à votre signature, et que vous signerez en présence de M. Barthez et de vos autres conseils. De la part de M. Barthez, il n’y aura pas d’avis contraire ; je sais qu’il désespère de votre cause et il comprendra fort bien vos motifs. Frumence vous comprendra encore mieux. Malaval, qui aime l’argent, comprendra à sa manière, et le chevalier Marius, vous voyant à la tête d’un beau revenu, vous offrira son cœur et son nom ; car, si vous voulez que l’affaire soit sérieuse, il faudra bien vous garder, Lucienne, de laisser pressentir par un seul mot d’impatience, par un seul geste de dédain, que vous comptez vous soustraire aux conditions du marché. Croyez que tout le monde vous approuvera d’abord d’accepter une transaction avantageuse, et que peu de gens vous comprendront quand vous en rejetterez avec mépris le bénéfice. Les choses positives sont du goût de la majorité. Les choses romanesques sont traitées par elle de folie et ne répondent qu’à l’idéal d’une imperceptible minorité. Vous aurez donc tour à tour le grand nombre et le petit nombre en votre faveur ; mais occupez-vous de vaincre le seul obstacle à vos généreux desseins : la résistance de Jennie.

— Oui, oui, c’est à quoi je pense : il faut que Jennie ne se doute pas du motif de ma conduite. Elle plaiderait, je crois, toute seule, pour sauver mon nom. Elle parcourrait la terre et les mers pour faire triompher la vérité. Jennie ne sait pas ce que c’est que de transiger, d’hésiter et de craindre. Elle ne croit qu’au bien ; elle traiterait vos conseils de rêverie. Il faut qu’elle taxe ma conduite de lâcheté. Oh ! oui, je vais avoir une grande lutte à soutenir contre elle ; mais c’est pour elle que je travaille, et je serai la plus forte. Pourvu que Frumence… Mais ne m’avez-vous pas dit que Frumence me comprendrait et m’aiderait ?

— Frumence est dans une situation terrible depuis longtemps, ma chère Lucienne. Il s’y est habitué, lui, l’homme prévoyant par excellence, idéaliste comme don Quichotte, et avec d’autant plus de mérite qu’il a le bon sens de Sancho et l’intelligence de la vie pratique autant que votre serviteur. Il savait bien qu’un jour viendrait où Jennie pouvait être perdue et lui compromis, si on vous contestait votre nom. Il ne voyait pas le remède. Je le lui ai montré, et le voilà qui, entre vous deux, son élève et sa fiancée, ne sait à quel héroïsme il doit se vouer. Il sent, il voit le parti que vous allez prendre. Il en est fier pour vous, et il en souffre pour Jennie et pour lui-même ; car il a son orgueil aussi, le cher philosophe, et il eût aimé le rôle le plus périlleux pour elle et pour lui ; mais il faut bien que votre précepteur vous laisse accomplir la tâche de vertu que ses leçons vous ont tracée, et que l’époux de Jennie consente à ce que sa femme soit sauvée par son enfant.

— Bien, bien, m’écriai-je en riant ; Frumence verra que son enfant a bien étudié les sages de l’antiquité… Mais le soleil baisse, vous n’avez pas un instant à perdre pour vous rendre à Toulon. Prenez mon cheval, puisqu’il est encore à nous aujourd’hui.

Mac-Allan tint longtemps ma main contre ses lèvres et partit sans me dire un mot qui eût rapport à lui-même. Je lui sus gré de ne penser qu’au devoir que j’avais à remplir.