La Confession d’une jeune fille/66

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Calmann Lévy (2p. 200-208).



LXVI


Mac-Allan et Frumence nous écrivirent, l’un dans un style net et laconique pour nous donner des nouvelles de ceux qui nous intéressaient, l’autre avec esprit et grâce pour entrer dans mille détails sur ce que j’avais laissé derrière moi, et dont il m’avait promis de prendre soin en mon absence. En mon absence ! Il était bien convenu entre lui et moi que je reverrais mon pays et mes amis le plus tôt possible ; mais, comme tout ce qui m’avait constitué un milieu et une patrie devait passer entre les mains de l’ennemi, je ne tenais déjà plus tant à me rapprocher de Bellombre. Je souhaitais oublier Frumence, et déjà je souhaitais oublier tout ce qui eût pu me le rappeler. Puisque décidément l’image de Mac-Allan n’avait encore pu effacer la sienne, j’avais soif de m’éloigner, et, pour cela, je ne songeais qu’à me procurer des moyens d’existence. Je répondis à Mac-Allan pour lui rappeler sa promesse. S’il me trouvait de l’ouvrage, j’attendrais avec patience le moment de me débarrasser de mon traité et de reparaître en Provence ; mais je n’avais pas l’intention d’y rester, et je souhaitais me fixer partout ailleurs, à Paris peut-être pour un temps. Quelle personne jeune et un peu artiste n’a souhaité de voir Paris, ne fût-ce qu’une fois en sa vie ?

Ce commencement d’incertitude et de curiosité, que je ne dissimulai point à Mac-Allan, lui parut de bon augure. Il m’approuva et me promit de nouveau ce travail quelconque auquel j’aspirais comme à la sauvegarde de mon indépendance et de ma dignité ; mais il fallait s’entendre avec des libraires étrangers, et il n’avait pas encore eu le temps de recevoir les réponses qu’il attendait.

Dans une autre lettre, il m’apprit sur un ton assez léger que lady Woodcliffe s’était apaisée à son égard et qu’elle l’avait chargé de trouver un régisseur qui prît soin du manoir et de la terre de Bellombre. Pensant m’être agréable, il avait confié cette gestion à Michel, qui était fort capable de s’en bien acquitter. Jacinthe resterait avec lui dans la maison.

Je remerciai Mac-Allan des soins qu’il prenait de mes vieux amis et lui demandai s’il ne comptait pas retourner bientôt en Angleterre. J’ajoutai, pour faire plaisir à Jennie et pour ne pas me montrer ingrate, que j’espérais le voir avant son départ.

« Non, me répondit-il, je ne vous verrai pas avant mon départ pour Londres ; je pars demain. Il m’est venu une idée assez saine pour une idée anglaise. Voyant lady Woodcliffe très-radoucie et portée à oublier ses préventions contre vous, je me suis demandé pourquoi je n’essayerais pas de remettre un peu de sagesse dans ses conseils. Qu’elle tienne au futur et peut-être fantastique marquisat de Bellombre pour relever le nom français de son fils aîné, soit ; mais à quoi bon nier vos droits, maintenant qu’elle vous les a rachetés et que vous ne lui contestez pas ceux qu’elle réclame ?

Pourquoi vous exiler de France et vous empêcher de porter ce nom de Valangis auquel vous faites honneur ? Il faut avoir raison de ces volontés, et je vais le tenter. Si j’obtiens qu’une des interdictions soit levée, ce sera déjà quelque chose, et je pourrai espérer une seconde victoire un peu plus tard. Laissez-moi faire, je ne prendrai aucune conclusion sans vous la soumettre. »

Une nouvelle lettre de Mac-Allan, datée de Paris, m’arriva bientôt.

« Je n’irai pas à Londres, me disait-il ; lady Woodcliffe est ici : c’est donc ici que je vais travailler pour vous. »

Il avait déjà commencé ses premières démarches. Il n’avait pas cru devoir cacher à sa cliente que je comptais me soustraire aux conditions humiliantes du traité, et, lui remontrant que mon désintéressement et ma fierté seraient un reproche, presque une honte pour elle, il l’avait vivement engagée à ne pas donner suite au jugement qu’elle voulait obtenir contre moi, et qui n’était pas encore rendu. Ma renonciation aux bénéfices du testament de ma grand’mère serait une transaction d’autant plus valable et définitive que mon état civil ne me serait pas contesté.

« Si je croyais, ajoutait Mac-Allan, que des raisons d’intérêt matériel pussent peser sur les décisions de ma cliente, je lui ferais de votre part l’offre de réduire de moitié la pension qu’elle vous a allouée ; car je sais que vous ne tenez pas au chiffre et que vous céderiez tout pour recouvrer votre nom. Ayez confiance en moi et laissez vous conduire. On n’a rejeté aucune de mes insinuations, et on m’a remis à la semaine prochaine pour en conférer de nouveau avec moi. Qui sait si on ne désirera pas vous connaître, et si, en vous voyant, on n’abjurera pas toute prévention fâcheuse ? Soyez prête à partir pour Paris avec Jennie au premier signal que vous pourrez recevoir de moi. »

J’écrivis à Mac-Allan que je remettais mon sort entre ses mains et que je suivrais aveuglément ses conseils. Je ne montrai pas sa lettre à Jennie. J’espérais que tout serait arrangé lorsqu’elle apprendrait la vérité. Je lui appris seulement que Mac-Allan travaillait avec ardeur à ma réconciliation avec lady Woodcliffe.

— Si on vous rend votre nom, dit Jennie, je me consolerai pour vous de tout le reste.

— Tu crois donc que je tiens tant que cela à mon nom ? lui dis-je. Détrompe-toi, c’est une question de sentiment, un respect religieux pour les intentions de ma grand’mère, qui m’ont rendu le coup si sensible ; mais, si je n’avais ni aimé ni connu cette digne et chère femme, je t’assure qu’il me serait indifférent de m’appeler Yvonne de rien, ou Lucienne de Valangis.

— Dites-vous bien ce que vous pensez ? reprit Jennie. Je croyais que la noblesse était quelque chose qu’on avait dans le sang et à quoi l’on tenait comme à sa vie.

— Tu es Bretonne, Jennie, tu as les préjugés de ton pays.

— C’est possible. Chez nous, la noblesse est beaucoup ; mon père était un peu chouan. Moi, je n’ai pas d’idées là-dessus ; mais je n’oserais pas prendre sur moi de contrarier les vôtres, si vous aviez celles de votre grand’mère.

— Ma grand’mère m’a bien peu chapitrée là-dessus, je t’assure, et je ne m’en serais jamais occupée, si Marius n’en eût fait une si grosse affaire ; mais justement Marius, en voulant me donner ce genre d’orgueil, m’en a dégoûtée, et, depuis que j’ai consenti à me dépouiller du nom que je portais, je m’aperçois d’un fait : c’est que cela n’a rien changé en moi et que cette prétendue honte ne m’atteint pas du tout. Je ne me sens pas diminuée d’une ligne, je ne crois pas avoir perdu une parcelle de ma valeur morale, et même, si tu veux que je te le dise, le jour où je pourrai travailler à quelque chose d’utile et de sérieux, car c’est là mon ambition, je crois que j’aurai un peu d’orgueil, et que, pour la première fois de ma vie, je me compterai comme quelqu’un en ce monde.

— Est-ce bien la vérité que vous dites, Lucienne ? Vous ne vous faites pas d’illusion pour vous consoler ?

Je disais la vérité. Depuis que j’avais perdu de vue les murailles de mon manoir, j’avais senti ma force et ma droiture réagir naturellement et facilement contre l’injustice et le préjugé. Ma confiance passa vite dans l’âme de Jennie.

— Si cela est ainsi, dit-elle, restez libre jusqu’au jour où vous aimerez pour tout de bon.

— Tu comprends donc maintenant que je ne peux pas encore aimer Mac-Allan à ce point ?

— Je croyais que le nom de Mac-Allan, qui est noble, serait une séduction pour vous. Si cela n’est pas, qu’importe son argent ?

— Sa seule séduction, c’est le dévouement qu’il me prouve, et ma reconnaissance n’est que de l’amitié. Or, si tu veux que je connaisse l’amour…

— Il faut le connaître, Lucienne, il faut écouter votre cœur. Voyons, n’a-t-il jamais parlé tout bas, en secret, et comme malgré vous, pour quelque autre ?

Jennie avait une manière si franche d’aller droit au but, qu’elle en était brutale. Je me troublai tellement, qu’il me fut bien impossible de le lui cacher.

— Qu’avez-vous donc ? reprit-elle. Vous voilà en colère ? ou c’est du chagrin ? ou bien de la crainte ? Je ne vous comprends pas ! Si vous avez un secret, à qui le direz-vous ? un chagrin, qui est-ce qui le partagera ? un désir, une volonté, qui est-ce qui s’y attellera tout de suite ? Jennie n’est donc rien pour vous, qui êtes tout pour elle ? Voyons, Lucienne, qui aimez-vous donc ? Il faut le dire !

Elle me prit dans ses bras avec énergie. Je m’en arrachai avec effort, et j’allai me cacher dans ma chambre.

Jennie me tuait à force de vouloir me faire vivre. Elle me devinait, elle lisait en moi, elle me pénétrait comme le soleil traverse le cristal, il n’y avait plus à en douter. Il ne manquait à son interrogatoire que le nom de Frumence, et, si je ne me fusse enfuie, elle l’eût sans doute prononcé.

Son idolâtrie pour moi me révolta. Non-seulement elle se sacrifiait à moi depuis longtemps, mais encore elle prétendait sacrifier Frumence qui l’aimait, Frumence qui ne m’aimait pas ! Elle était indélicate à force de vertu, tyrannique à force d’abnégation. Elle ne voyait pas l’humiliation qu’elle m’imposait, elle ne doutait pas qu’en se sachant aimé de moi Frumence ne se détachât d’elle pour tomber à mes pieds. Il n’entrait pas dans ses prévisions qu’il pût la préférer à moi. Elle se croyait laide et vieille, comme si jamais elle ne se fût regardée dans un miroir. J’étais à ses yeux un de ces êtres surnaturels qui n’ont qu’à vouloir pour effacer tous les astres autour d’eux, pour changer les lois de l’univers et subjuguer tous les cœurs. Elle voulait me rendre vaine, égoïste, sotte et ingrate. Je me sentis véritablement en colère contre elle, car elle était capable de dire un beau matin à Frumence : « Venez ! Lucienne ne tient pas à la noblesse. Elle n’a plus de nom, vous n’en avez jamais eu ; c’est vous qu’elle aimait ! Moi, je devinais, j’examinais, j’attendais, et, comme je ne compte pas, épousez-la et remerciez le ciel ! »