La Confession d’une jeune fille/67

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Calmann Lévy (2p. 208-217).



LXVII


Une nouvelle lettre de Galathée, qui me fut apportée dans ce moment-là, vint ajouter à ma mauvaise humeur. Sans se décourager de mon silence, cette pauvre créature, à bonne intention sans doute, croyait devoir m’assister de ses avis et renseignements.

« Tout le monde est bien étonné, disait-elle, d’apprendre que tu as consenti à te faire enlever ton nom. Je sais bien que l’argent est quelque chose ; mais ce n’est pas tout, et j’aurais cru que tu tenais à garder ton rang. Ça fait un mauvais effet dans le pays. On dit qu’on t’a fait des menaces à cause de ton amitié avec M. Frumence, et que tu as eu peur d’une correspondance que M. Mac-Allan avait saisie aux Pommets et envoyée à ta belle-mère. Ce qui fait croire ça, c’est qu’il ne t’a pas suivie à Nice, et on pense que vous êtes fâchés. D’un autre côté, on dit qu’il devait épouser ta belle-mère et qu’il s’est fâché avec elle à cause de toi. Enfin tout ça est bien chagrinant de t’entendre toujours abîmer par les uns ou par les autres, et tu as tort de ne pas me répondre ce que je pourrais dire pour ta défense. »

Rien ne manquait à mon dépit, pas même le coup de pied de l’âne, et je me sentis un instant irritée contre Frumence, comme s’il y avait eu de sa faute dans tout ce qui m’arrivait de ridicule et de douloureux à propos de lui. Je fus peu frappée de ce que l’on me disait des projets de mariage entre Mac-Allan et lady Woodcliffe. Je n’en parlai à Jennie que pour lui faire admirer les ingénieuses imaginations des dames du moulin ; mais, sans attacher d’importance à cette suggestion étrange, je ne crus pas devoir écrire de nouveau à Mac-Allan avant de recevoir de lui une lettre concluante sur les intentions de ma belle-mère. Il m’écrivit une fois par semaine environ pendant deux mois sans que son entreprise parût aboutir, et sans pouvoir m’envoyer le moindre traité avec un éditeur pour un travail quelconque. Il me conseillait de traduire un roman français à mon choix, disant que, quand ce serait fait, il en trouverait bien le placement ; mais quel roman ? Il ne m’en indiquait aucun dont il pût me garantir la traduction inédite ou désirable en Angleterre.

« Ne vous impatientez pas, ajoutait-il. Grâce à mes soins et à ma persévérance, j’espère toujours vous mettre vis-à-vis de lady Woodcliffe dans une telle situation, que votre pension vous soit bien acquise comme un échange de biens et non comme une condition offensante. »

Sans l’impatience qui résulte toujours d’une situation toute provisoire, j’aurais pourtant été heureuse à Sospello. La vie extérieure était charmante ; le temps se maintint magnifique, et je pus faire beaucoup de courses dans ce pays, dont la beauté m’enivrait. Un matin, j’avais vu arriver Zani conduit par un paysan de chez nous. En quittant Bellombre, Mac-Allan l’avait envoyé à John en lui recommandant de le lui garder, et en me faisant prier de le monter quelquefois pour l’entretenir en bonne santé. C’était une attention délicate dont j’avais dû savoir gré à cet aimable homme. John avait un cheval à lui, et il en procura un aussi à Jennie, qui montait très-bien, sachant tout faire avec adresse et résolution. John était l’obligeance même, et il connaissait tous les beaux sites pour y avoir été avec son maître. Discret, respectueux, attentif, sobre, distingué de figure et de manières, c’était plutôt une sorte de gentleman à mon service qu’un valet de chambre ou un maître d’hôtel. Je crus remarquer qu’il n’était pas indifférent au mérite de Jennie ; mais Jennie ne s’en apercevait seulement pas.

Nous ne manquions de rien. Notre nourriture était frugale ; nous n’aimions la viande ni l’une ni l’autre, et, en vraies Provençales, nous eussions vécu au besoin d’olives, d’oranges, de grenades et d’amandes ; mais John trouvait moyen de nous servir mille friandises appétissantes pour un prix si modique, que nous en étions surprises. Il me faisait venir de Nice tous les livres que je désirais, et, pour la moindre de mes fantaisies, il eût mis tout le pays en réquisition. Tout lui semblait facile, et je ne crois pas qu’il ait jamais fait une seule objection en sa vie aux personnes dont il avait entrepris le bien-être et la sécurité.

Il était pour nous un excellent porte-respect. Toujours habillé à la dernière mode, aussi frais, aussi bien rasé et aussi bien ganté que son maître, il nous avait demandé, une fois pour toutes, la permission de chevaucher à côté de nous pour n’avoir pas l’air d’un domestique, mais d’un compagnon autorisé à nous défendre de toute insulte. Il nous faisait éviter les routes fréquentées par les oisifs, et je ne sais ce qu’il disait aux curieux tentés parfois d’approcher de notre maisonnette ou de regarder à travers la haie de notre jardin ; mais nous n’eûmes à souffrir d’aucune importunité et d’aucune indiscrétion.

Je n’avais donc pas eu la peine de songer à changer mon nom. Personne au monde ne le demandait, ou, si on le demandait, c’était en pure perte. John répondait en parlant de Jennie et de moi : Ce sont des dames, et, si on en voulait savoir davantage, il ne répondait pas du tout. Sa figure froide, polie, impassible, imposait extraordinairement. Je ne sais s’il m’eût répondu à moi-même sur le compte de Mac-Allan dans le cas où j’eusse été tentée de l’interroger. Il avait une manière de prononcer son nom qui était tout un poëme mystérieux et sacré, et il ne l’accompagnait jamais d’aucune épithète élogieuse, comme si aucune parole humaine n’eût été digne d’exprimer le mérite et les perfections de son maître.

Ce John nous faisait une vie si sûre et si douce, que je me remis à travailler avec plaisir. Il m’était agréable de me savoir, sinon oubliée déjà du monde entier, du moins à l’abri de tout contrôle et de toute atteinte. Si mon histoire avait fait quelque bruit par son étrangeté, je n’en savais rien, et je pouvais supposer qu’en dehors de l’officine Capeforte personne ne s’occupait de moi. Comme John recevait toutes mes lettres sous son couvert, je lui montrai l’écriture de Galathée et le priai de jeter au feu, sans les ouvrir, les missives du moulin. Il ne m’objecta rien, selon sa coutume ; mais il les mit de côté pour me les rendre cachetées, s’il me prenait fantaisie de les lire. Sans doute la police sarde sut qui nous étions ; mais John la satisfit sur notre compte sans que les investigations arrivassent jusqu’à nous.

Cette vie cachée, studieuse, pleine de loisirs bien employés et entremêlée d’excursions attrayantes, me fit du bien. J’oubliai Frumence en ce sens qu’il cessa d’être une sorte de rêve maladif et de remords imaginaire. Toutes mes pensées se reportèrent doucement vers Mac-Allan, quand Jennie eut pris le sage parti de ne me jamais parler de lui, et quand rien autour de moi ne m’apparut comme une obligation de me prononcer pour ou contre lui. Ce qui m’aidait à songer à lui avec calme, c’est qu’il était d’une réserve exquise dans ses lettres. Je l’avais cru parfois présomptueux lorsqu’il me faisait la cour en paroles. Quand il écrivait, il était maître de ses entraînements, et il eût été impossible de trouver dans ses épîtres courtoises et affectueuses autre chose qu’une délicate et respectueuse amitié.

Jennie, depuis le jour où je l’avais boudée, était restée un peu triste, et je m’efforçais en vain de la distraire absolument. Je me repentais de l’avoir affligée ; mais pour rien au monde je ne fusse revenue sur le sujet de notre désaccord.

Un jour, elle m’étonna profondément.

— Il faut, me dit-elle, que je vous confie un secret. John m’a fait une déclaration. Ne vous récriez pas ; il n’y a pas d’offense. Ce garçon est mon égal, il est né comme moi dans le peuple, et dans le même peuple que moi. Son père était pécheur à l’île de Man. Comme moi, il s’est mis au service par affection et non par intérêt. M. Mac-Allan l’a pris tout jeune dans son pays, et il n’a jamais eu d’autre maître. Ils s’aiment tous les deux comme nous nous aimons, vous et moi. Et, d’ailleurs, le voilà indépendant et propriétaire, toujours prêt à courir pour son cher monsieur d’un bout du monde à l’autre, mais toujours sûr d’être rendu à sa liberté et à son chez lui : c’est une existence honorable et douce.

— Eh bien, où veux-tu en venir ?

— À vous dire que, si vous épousiez Mac-Allan…

— Est-ce une question adroite, ma Jennie ? Je n’y répondrai pas encore.

— Vous n’avez plus de confiance en moi ?

— Depuis que je ne t’en inspire plus. Voyons, vas-tu me dire que tu songes à épouser M. John ?

— Eh bien, pourquoi n’y songerais-je pas ?

— Tu te moques de moi ! Est-ce que Frumence est mort ?

— Frumence a renoncé à moi.

— Tu mens, Jennie !

— En voulez-vous la preuve ? Lisez.

— Je lus :

« Oui, Jennie, je le comprends, je ne puis être votre appui d’ici à bien longtemps peut-être, et peut-être jamais ! Une destinée que je dois bénir ranime les forces de l’abbé, et le voilà qui fait avec la vie un nouveau bail. Vous avez raison de me dire que, pour vous et pour Lucienne, mon triste village serait une tombe, et que persister à placer en vous mon avenir en de telles circonstances serait presque un crime. Il me faut donc ou désirer la mort de mon bienfaiteur, ce qui est inadmissible, ou renoncer à un rêve qui n’était pas fait pour moi. Vous le dites, et je le crois, habitué que je suis à vous regarder comme la personne la plus sage et la plus morale qui existe. Je ne regrette pas l’illusion dont je me suis si longtemps nourri. Je lui dois une jeunesse pure, l’emploi de ma force intellectuelle et le pli des hautes pensées. Ce qui me reste de mon songe évanoui est donc un trésor sans prix, et, loin de l’appeler déception, je l’appelle bienfait. Je vous suis à jamais reconnaissant de ne me l’avoir pas retiré trop vite et trop brusquement. Me voilà homme et même homme mûr par l’esprit, habitué à me trouver plus heureux du devoir accompli qu’éprouvé par l’isolement, complètement insensible aux privations, et calme comme les immobiles rochers qui nous séparent.

« Merci, Jennie, c’est à vous que je dois cela, noble femme. Laissez-moi vous dire que, quelque parti que vous preniez par la suite, soit avec Lucienne, soit à part d’elle, vous me trouverez toujours votre serviteur actif et dévoué si je suis libre, votre ami fidèle et inébranlable si je suis enchaîné. »

— Jennie, m’écriai-je, tu es dupe de la force morale de Frumence ! Il souffre beaucoup, tu veux le tuer. Quel est ce caprice ? Lui as-tu fait pressentir que tu avais un autre mariage en vue ? Cela est-il vrai ? cela est-il possible ? Tu pourrais préférer un homme que tu connais depuis quelques mois à celui qui t’aime depuis tant d’années ?

— Il ne s’agit ni de préférence ni de mariage, répondit Jennie ; j’ai la ferme intention à présent de rester libre, j’en ai le goût et le droit. Je n’ai rien fait pressentir à Frumence, rien fait espérer à John ; seulement, je suis bien maîtresse de penser que, si j’avais quinze ans de moins, je ferais plus sagement de choisir John que Frumence. Frumence est trop au-dessus de moi par son éducation.

— Ce n’est pas vrai : tu comprends tout, toi !

— Je comprends, ce n’est pas assez. Nous ne gagnerions pas notre vie ensemble. Et puis il est trop jeune ; il voudrait peut-être de l’amour, je n’en pourrais plus avoir, je me trouverais ridicule ; ou, si j’en avais, j’arriverais peut-être à la jalousie, et mieux vaut la mort ! Non, non, Frumence me convient si peu, que vous me verriez au désespoir s’il me fallait l’épouser ; mais vous voyez bien que cela n’est pas nécessaire à son bonheur. C’est mal de dire que je suis sa dupe. Si la raison de Frumence était une grimace et sa vertu un semblant, il serait méprisable, et Marius aurait eu raison de l’appeler cuistre.