La Confession d’une jeune fille/70

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Calmann Lévy (2p. 229-240).



LXX


Jennie put m’observer attentivement durant plusieurs jours ; je ne changeai pas de sentiment, et, si cette joie intérieure de mon triomphe ne dura guère, du moins le triomphe fut à jamais remporté, et je ne pensai plus à Frumence avec le moindre trouble. L’orage allait venir du point où le ciel était clair et riant. Telle est la vie. Un jour, j’avais reçu une lettre de Mac-Allan vraiment charmante, pleine de promesses quant à mon avenir, et annonçant sa prochaine arrivée avec de bonnes nouvelles.

« Chère Lucienne, disait-il en finissant, ne soyez pas surprise de me voir tant travailler à relever l’édifice de votre vie sociale et matérielle, moi qui vous souhaitais privée de tout pour avoir la joie de vous tout donner. Hélas ! j’avais compté sans votre fierté, ce roc inexpugnable que je ne peux briser. Eh bien, je vous ferai rendre votre ancienne existence, et alors nous traiterons d’égal à égal, à moins que, me faisant l’injure de me trouver encore trop riche pour vous, vous ne vouliez pas vous souvenir que vous apportez en dot un certain trésor inappréciable, la perfection. »

Je relisais cette lettre en marchant, lorsque je rencontrai à la promenade une personne que j’avais depuis longtemps oubliée, miss Agar Burns, dessinant un rocher et une cascatelle. Rien n’était changé dans mon ancienne gouvernante, ni ses robes voyantes, ni sa manière de porter son châle à l’envers, ni son grand portefeuille jaune, ni sa manière de dessiner faux, ni son œil distrait, ni sa figure morne, ni son attitude délabrée. J’eus un instant l’envie de me soustraire à la rencontre ; mais, si j’étais grandie et changée, Jennie ne l’était pas, et nous vîmes bien qu’Agar nous avait reconnues tout de suite. Je lui devais les avances : je l’abordai le plus affectueusement qu’il me fut possible.

Son accueil fut embarrassé, et, tout en me demandant de mes nouvelles, elle se retourna plusieurs fois comme si elle eût craint d’être vue, à ce point que je pensai qu’elle était venue là avec un amoureux et que je souhaitai le voir, car ce devait être un personnage bien fantastique. Mais je faisais trop d’honneur aux quarante-cinq printemps de la pauvre Agar. Je ne vis apparaître que deux jeunes misses singulièrement diaphanes qui se rapprochaient par hasard de leur institutrice, laquelle ne les surveillait pas mieux qu’elle ne m’avait surveillée, car elles étaient encore loin, et je jurerais qu’elles avaient chacune un volume de roman dans leur poche.

— Ce sont vos élèves ? demandai-je à miss Agar.

— Oui, répondit-elle, des filles de très-grande maison, et je ne voudrais pas…

— Qu’elles vous vissent avec moi ?

— C’est que j’ai à vous parler, Lucienne, reprit-elle avec embarras. Je n’aurais pas cherché l’occasion ; mais, puisqu’elle se présente…

Je pensai qu’elle avait un petit service à me demander ; je l’engageai à venir chez moi quand elle en aurait la liberté.

— Je ne l’aurai jamais, dit-elle vivement.

Et, se retournant encore, elle vit que ses élèves s’éloignaient de nouveau, charmées de la voir occupée et de pouvoir prolonger leur école buissonnière.

— Alors, parlez ici, lui dis-je.

Elle fit un geste d’anxiété. Jennie comprit qu’elle la gênait, et s’éloigna aussi.

— Eh bien, miss Burns ?

— Eh bien, ma pauvre Lucienne, je vous dois un conseil, s’il en est temps encore… Je ne puis croire que vous soyez perdue !…

— Je vous remercie de cette confiance, repris-je avec ironie.

— Ne le prenez pas si haut, Lucienne, vous êtes perdue de réputation. Il faut que vous ayez été bien mal conseillée ou bien mal inspirée pour venir demeurer chez M. Mac-Allan !

— Je ne suis pas chez M. Mac-Allan. Je paye un loyer au propriétaire d’une maison qui ne lui appartient plus.

— Oui, oui, je sais que tout a été concerté pour que vous fussiez dupe ou pour que vous pussiez expliquer les choses d’une manière décente ; mais, si vous ignorez la vérité, je dois vous la dire, après quoi ma conscience sera satisfaite. Sachez donc que votre histoire a fait trop de bruit pour ne pas être venue jusqu’à moi, et, grâce à la notoriété de lady Woodcliffe et à celle de M. Mac-Allan, elle n’a pas moins occupé l’opinion en Angleterre qu’ici. M. Mac-Allan est un homme de beaucoup d’esprit que j’ai rencontré autrefois dans les salons, mais c’est un Lovelace que les femmes vertueuses n’estiment pas. Ses relations avec votre belle-mère sont connues de tout le monde et datent de si loin, que je ne comprends pas votre aveuglement. Tout le monde s’est dit que c’était une vengeance de femme contre des persécutions de marâtre. Ces persécutions ont été d’abord mal accueillies dans le public ; mais, quand on a su que vous acceptiez beaucoup d’argent (on a parlé d’un chiffre énorme) pour renoncer à un nom contestable qui eût dû cependant vous être cher, quand on a su, en outre, que vous vous laissiez courtiser par le rival de votre père, on s’est tourné contre vous et on s’est promis de ne jamais vous accueillir nulle part. C’est pourquoi, et je vous en demande pardon, je ne puis aller chez vous, et ne puis même me laisser surprendre par mes élèves, causant avec vous. Je perdrais ma place si leurs parents le savaient. Adieu donc, Lucienne ; faites votre profit de ce que je vous ai dit, à moins que vous ne soyez une créature perverse, auquel cas vous vous moquerez de ma sollicitude et dédaignerez ma compassion.

En parlant ainsi, Agar avait rebouclé son portefeuille et relevé son châle, qu’elle serra autour de ses flancs plats comme si elle eût craint le contact de son vêtement avec le mien, et elle s’éloigna à grands pas, sans me donner le temps de lui répondre.

Jennie me trouva bien agitée. Je lui cachai l’insulte que je venais de recevoir, cela faisait partie du martyre que je m’étais prescrit de subir pour l’amour d’elle ; mais je lui fis part des insinuations de miss Agar sur le compte de M. Mac-Allan.

— Il faut, lui dis-je, qu’il y ait là-dessous quelque chose de vrai, puisque c’est la seconde fois qu’on m’en avertit. Ne sais-tu rien ? John est-il impénétrable sur ce point ? Quelle est cette femme jalouse de moi dont il t’a parlé ?

— Je ne sais pas, dit Jennie ; mais, si Mac-Allan a porté le déshonneur dans la maison de votre père, et qu’il songe à vous épouser, il est un mal-honnête homme. Or, comme cela n’est pas, qu’il a une bonne réputation, un état qui exige l’honorabilité… Non, cela n’est pas, Lucienne ! C’est une invention de madame Capeforte, avec qui miss Agar était très-bien, et avec qui elle est peut-être restée en correspondance. Ce propos-là vous vient donc de deux femmes dont l’une est méchante, l’autre sotte. Vous ne devez pas y faire plus d’attention la seconde fois que la première.

Jennie ne put me rassurer. Je fus comme exaspérée tout le reste du jour, et je ne fermai pas l’œil de la nuit.

— Sais-tu, dis-je à Jennie le lendemain matin, que, s’il y a seulement une apparence de vérité à cette histoire, je suis ici dans une situation honteuse, impossible ? Mac-Allan a beau ne pas croire que je sois la fille de M. de Valangis, il ne peut pas non plus affirmer le contraire, et dès lors il me déshonore ! après avoir avili mon père.

— Il va arriver, reprit Jennie. Vous aurez une explication là-dessus, il le faut !

— Oui, il va arriver, et je vais peut-être l’aimer follement, car sa dernière lettre est passionnée ; elle m’a donné la fièvre… Il faut fuir, Jennie, je ne veux le revoir que complètement justifié.

— Donnez-moi jusqu’à demain, reprit Jennie. Je saurai à tout prix la vérité.

— Mais s’il arrive ce soir ?

— Eh bien, je la saurai tout de suite.

Elle me quitta vivement. Qu’allait-elle faire ? Ce cœur intrépide était capable de tout pour moi. Elle alla trouver John. Elle avait vu dans son petit salon particulier, car il était logé comme un gentleman, plusieurs portraits de femmes qu’il disait être des figures de fantaisie ou des miniatures d’originaux inconnus achetés autrefois par son maître. J’avais admiré quelques-uns de ces ouvrages, et Jennie s’était dit que ce pouvaient être les portraits des anciennes maîtresses de Mac-Allan, ramassés par son valet de chambre. Elle plaida héroïquement le faux pour savoir le vrai.

— Savez-vous ce qui nous arrive ? dit-elle à John : on nous réclame le portrait de lady Woodcliffe !

John sourit d’un air d’incrédulité. Nous ne recevions de lettres que par ses mains.

— Vous ne me croyez pas ? reprit Jennie. Hier, vous avez pu voir de loin une dame qui parlait secrètement à mademoiselle. C’est son ancienne gouvernante anglaise. Elle connaît lady Woodcliffe ; elle était chargée du message.

— Faites-le voir, dit John.

— C’était une commission verbale. Lequel de ces portraits représente lady Woodcliffe ?

— Celui-ci, dit John en lui montrant une gravure. Cette dame a eu une grande réputation de beauté. Sir Thomas Lawrence a fait son portrait, on l’a gravé et publié. Si elle le réclame, on peut lui dire qu’on l’a payé ; il est dans le commerce.

— Il n’en est pas moins vrai que M. Mac-Allan a été l’amant de cette dame ! Tout le monde le sait.

— Excepté moi, répondit John impassible.

— Non, vous savez tout. Je vous croyais honnête homme ; vous ne l’êtes pas, si vous vous prêtez aujourd’hui à une infamie.

— Mon maître est incapable de m’employer à une infamie.

— Prouvez-le ! vous le pouvez. Votre maître va certainement dire la vérité à mademoiselle Lucienne, qui compte la lui demander sur l’honneur. Faites vis-à-vis de moi la même chose : jurez-moi sur l’honneur qu’il n’y a jamais rien eu entre votre maître et la femme du marquis de Valangis. Jurez, John, car je jure de vous croire.

John pâlit, trembla et resta court. C’était un honnête homme ; Jennie lui serra la main, et, comme il voulait donner quelques explications :

— Je ne veux rien savoir de plus, lui dit-elle.

Et elle accourut me rejoindre en s’écriant :

— Partons ! c’est une question d’honneur et de dignité ; vous aurez tout le courage qu’il faut.

En deux heures, nos paquets furent faits.

— À quoi bon partir ? nous dit le pauvre John consterné ; mon maître vous eût donné des explications satisfaisantes, et il vous les donnera. Il ira vous trouver ; n’espérez pas qu’il ne vous retrouvera pas, fussiez-vous bien cachées. Moi-même, je vous déclare que je vais vous suivre pour l’avertir, c’est ma consigne, et je n’y manquerai pas.

J’avais réfléchi tout en faisant mes malles. Je m’attendais parfaitement à ce que John allait faire.

— Je me cache si peu de vous, lui dis-je, que je comptais sur votre compagnie. Ayez-nous une voiture pour Nice. De là, nous prenons la terre ou la mer, et nous allons au plus vite à Toulon. Il est inutile d’en avertir votre maître. Je vais le lui écrire. En effet, j’écrivis à Mac-Allan ce qui suit :

« Vous m’avez donné le temps de m’interroger. Je vous en remercie. Je vois clair dans ma conscience à présent. J’aime quelqu’un et ne puis être à vous.

« Lucienne. »

J’écrivis cette lettre en double, afin qu’il en reçût une à Paris et l’autre à Sospello, s’il était déjà en route ; puis j’en écrivis une à lady Woodcliffe, marquise de Valangis, à l’hôtel des Princes, à Paris :

« Milady, je romps le traité que j’ai signé avec vous. J’ai reconnu que je n’avais aucun droit au nom de Valangis, non plus qu’à l’héritage dont vous m’aviez offert le dédommagement. Dans cette situation, Je ne puis rien accepter de vous et vous autorise à faire de ma déclaration tel usage qu’il vous plaira.

« Lucienne. »

Sans consulter Jennie et sans lui dire ce que contenaient ces deux lettres, je les cachetai et les remis moi-même au facteur, que je guettai avec soin et ne perdis pas de vue avant qu’il fût bien loin avec mes missives dans sa boîte.

Mes derniers vaisseaux étaient brûlés. Mon ennemie pouvait faire prononcer le jugement sans autre contestation et sans autre preuve que mon aveu. Jennie était à jamais à l’abri du danger des poursuites, et, moi, j’étais affranchie de la honte de ma transaction. Il n’y avait plus de procès possible, et j’étais maîtresse de rentrer en France. D’autre part, je donnais à entendre à Mac-Allan que j’avais aimé et que j’aimais toujours Frumence. Je déclarai à Jennie que je voulais aller passer quelques jours aux Pommets pour donner de la vraisemblance aux soupçons. Elle ne fit point d’objections. John n’essaya pas de retarder notre départ. Nous étions si résolues à nous en aller, fût-ce à pied, que la violence seule eût pu nous retenir. Il écrivit à son maître et nous amena une voiture de louage. Je réglai tous mes comptes avec lui, c’était l’argent de Jennie. Je la dépouillais cette fois sans scrupule. Notre honneur était un fonds commun, indivisible. Le soir même, nous partions pour Toulon par la diligence. Nous ne vîmes pas John y monter avec nous, il resta caché sur l’impériale ; mais, à Toulon, nous le trouvâmes tout prêt à nous aider à repartir pour les Pommets. Quand nous y fûmes installées au presbytère, il disparut sans nous rien dire.

Frumence ne revenait pas de sa surprise. Il était loin de soupçonner le rôle qu’il jouait cette fois entre Mac-Allan et moi. Il crut que je venais le trouver pour lui demander conseil, et il nous céda son logement pour aller demeurer chez Pachouquin.