La Confession d’une jeune fille/9

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (1p. 51-58).



IX


Il est temps que je résume dans ma mémoire la petite dose de connaissances que j’avais pu acquérir à cette époque (1813). Ma grand’mère m’avait appris à peu près tout ce qu’elle savait, lire, écrire, coudre et compter. J’en savais même plus qu’elle, car elle n’était pas ferrée sur l’orthographe, et, comme j’avais la mémoire des yeux, à force de lire, j’avais appris d’instinct une certaine correction au-dessus de mon âge. J’aimais passionnément la lecture, et je savais par cœur le petit nombre d’histoires et de romans à ma portée qui formait la bibliothèque très-exiguë du manoir. On m’y laissait puiser sans contrôle ; il n’y avait là rien que de très-innocent, mais aussi il n’y avait rien de réellement instructif. Pourtant j’y avais acquis toute seule quelques notions d’histoire, de géographie et de mythologie. J’aspirais à en savoir davantage. Ma grand’mère commençait à être au bout de son rouleau, et d’ailleurs sa vue s’éteignait rapidement. Elle dirait souvent qu’il me faudrait bientôt une gouvernante qui ne s’ennuierait pas dans notre désert et qui s’accorderait avec Denise. Ce n’était pas bien facile à trouver.

Quand elle eut à s’occuper de Marius, son embarras augmenta. Marius était fort tranquille, et les exercices équestres, les exploits cynégétiques annoncés par lui se bornèrent à la mort de quelques moineaux qu’il guettait au repos avec beaucoup de patience et tuait presque à bout portant, et à quelques tours de prairie sur le petit cheval du meunier, qui n’avait pas la moindre malice. Un jour, son fusil, qu’il avait un peu trop bourré, le repoussa et lui fit peur ; un autre jour, le bidet, qu’il voulut éperonner, lâcha une petite ruade et le désarçonna sur le gazon. Il devint fort prudent. Les promenades à pied ne le rassuraient pas non plus. Il s’était vanté d’être un grand marcheur et d’avoir le pied montagnard : lorsqu’il me vit descendre en courant à la Salle verte et traverser le torrent sur les grosses pierres, il fit contre fortune bon cœur et me suivit ; mais il déclara que c’était un vilain endroit et qu’il aimait mieux le jardin. Quant à la mer, où l’on nous conduisit en voiture, il la trouva fort sotte ; car, à peine eut-il mis le pied sur une barque, il eut le vertige et se coucha de son long, disant qu’il se sentait mourir.

Ma bonne maman n’avait donc pas à craindre la turbulence et les témérités d’un petit démon. Elle ne s’en plaignit pas. Marius était, en fin de compte, un honnête enfant, d’une candeur sans tache et d’un excellent caractère ; s’il n’avait aucune qualité saillante, en revanche il n’avait aucun défaut inquiétant, aucun vice redoutable. Elle pouvait bien le garder près d’elle, nous confier l’un à l’autre et dormir sur les deux oreilles ; mais quelle éducation donner à ce garçon, lorsqu’elle se trouvait insuffisante à celle d’une fille ? Elle consulta l’abbé Costel et Frumence, avec lesquels elle se liait de plus en plus.

— Il faudrait avant tout, répondit le curé, savoir où en est le jeune homme, et, si vous le désirez, Frumence le soumettra à un petit examen préalable.

— Soit, dit ma grand’mère. Je crains d’être trop ignorante pour l’interroger. Que M. Frumence s’en charge, il me rendra grand service.

Marius de Valangis s’était toujours montré affable et poli avec tous les inférieurs ; mais, quand il vit ce pauvre hère de Frumence érigé en juge de son mérite, il éprouva un accès de dédain qui frisa l’impertinence. Il le prit avec lui sur un ton de persiflage et répondit à ses questions par des billevesées qui m’émerveillèrent ; mais il n’avait pas assez d’esprit pour déconcerter Frumence, qui lui répondit avec une certaine malice beaucoup mieux aiguisée. Marius, humilié, fondit en larmes, et, comme il n’était ni vindicatif ni réellement insolent, il avoua qu’il ne savait rien de ce qu’on lui demandait de savoir.

— Il n’y a peut-être pas de votre faute, reprit Frumence ; peut-être s’y est-on mal pris pour vous enseigner.

Et, quand il fut seul avec son oncle et ma grand’mère, Frumence leur déclara que Marius savait à peine lire, qu’il n’avait pas la plus petite notion des choses élémentaires, qu’il savait peut-être danser et jouer des contredanses sur le violon, comme il s’en vantait, mais qu’il ne savait pas plus de latin que de français, et que, si on le mettait au collége, il n’était bon qu’à entrer en huitième.

— Que Dieu me préserve, dit ma bonne maman, de mettre ce garçon de douze ans, qui a l’air d’en avoir quinze, avec les petits. Je vois que sa mère a reculé devant cette humiliation, je ne dois donc pas la lui infliger. Voyons, monsieur Frumence, j’ai eu et j’ai plus que jamais une idée. Il ne vous faut pas, avec les bonnes grandes jambes que vous avez, plus d’une demi-heure pour venir de chez vous ici. Venez tous les jours passer avec nous six heures, les repas compris. Vous aurez la matinée et la soirée à passer avec votre cher oncle, et vous me laisserez rétribuer votre temps et vos peines du mieux qu’il me sera possible. Je sais qu’avec vous, s’il y a des difficultés, ce sera pour vous faire accepter ce qui vous est dû ; mais vous allez me promettre d’en passer par où je voudrai.

Frumence refusa d’être payé, prétendant que deux repas par jour, c’était bien assez de dépense pour ma grand’mère. Et puis cela lui semblait aussi étrange de vendre la science à des personnes aimées, qu’à son oncle de vendre les sacrements à des personnes croyantes.

— Si vous n’acceptez pas un traitement, reprit ma grand’mère, je ne puis accepter votre dérangement et vos fatigues.

Frumence hésitait. Il n’osait pas refuser d’être utile à ma grand’mère, qu’il aimait et respectait réellement ; mais il était aisé de voir que l’idée de se déranger tous les jours et d’éduquer un personnage aussi inculte que mon cousin était pour lui un sacrifice et une contrariété auxquels il préférait de beaucoup sa misère, son pain noir et ses habits râpés.

— Conseillez-le donc dans son intérêt, dit ma grand’mère à l’abbé Costel.

— Son instinct, ma chère dame, répondit philosophiquement le curé, c’est d’avoir le moins d’ennuis possible en ce triste monde, et je crois que la difficulté d’instruire monsieur votre neveu peut devenir un chagrin pour lui, s’il échoue, et si l’enfant, comme il est possible, le prend en aversion.

— Vous avez raison, mon oncle, s’écria M. Frumence. Je redoute cela par-dessus tout.

— Et vous avez tort, reprit ma grand’mère. Marius est fort doux, et, s’il n’est pas aussi intelligent que je l’aurais cru, vous serez peut-être dédommagé par ma petite-fille, qui a bonne envie d’apprendre, et qui n’est pas du tout sotte.

Ici la physionomie de Frumence changea d’expression si brusquement, que j’en fus surprise. Il me regardait avec ses gros yeux noirs, devenus brillants, et une rougeur subite empourprait son teint bilieux.

— Est-ce que,… murmura-t-il en me regardant toujours, est-ce que j’aurais aussi l’honneur… et le plaisir de donner des leçons à mademoiselle Lucienne ?

— Mais certainement, répondit ma grand’mère. Elle en sera reconnaissante, et elle y fera honneur.

— Est-ce vrai, mademoiselle Lucienne ? reprit Frumence avec une expression de franchise et de cordialité irrésistible.

Je répondis que c’était vrai ; mais, en même temps, deux grosses larmes s’échappèrent de mes yeux. J’étais partagée apparemment entre l’estime sympathique que méritait Frumence et le dégoût que m’inspirait sa misère. Mon émotion ne fut pas comprise, ou bien il plut à ma bonne maman de l’attribuer à un sentiment généreux sans mélange.

— C’est bien, ma fille, me dit-elle, vous êtes sage ; embrassez-moi.

— Est-ce que vous voulez me donner une poignée de main, à moi ? dit Frumence vivement attendri.

Il fallut bien lui tendre ma petite main, dont je prenais le plus grand soin depuis que j’avais entendu Marius professer le plus profond mépris pour les ongles noirs ; mais ce fut avec une sensation d’horreur que je vis Frumence porter ma main à ses lèvres, et je faillis m’évanouir. Ma grand’mère vit le combat intérieur que je me livrais, et elle m’envoya avec le curé rejoindre mon cousin.

Ce qu’elle dit à Frumence, qui dès lors acceptait avec enthousiasme la fonction de précepteur, je l’ai su depuis par lui-même. Elle lui dit que j’avais les nerfs très-délicats, et qu’il fallait ôter tout prétexte à antipathie ou à raillerie entre lui et ses élèves. Elle le força d’accepter de l’argent d’avance, et des arrangements furent pris pour la métamorphose sous laquelle Frumence nous réapparut le dimanche suivant.

Nous l’attendions, Marius et moi, sans impatience, comme on peut le croire ; nous avions passé la semaine à nous lamenter sur le choix de ma grand’mère. Marius affichait le plus complet dédain pour le cuistre en guenilles que l’on nous imposait, et il se promettait, avec sa forfanterie habituelle, de lui jouer les plus mauvais tours et de ne rien apprendre avec lui. Je sentais bien que Marius avait tort ; mais, quand il contrefaisait la tournure et les manières de Frumence ; quand il imitait, avec un vieux journal ridiculement plié et misérablement percé, le délabrement de son habit et de son chapeau ; quand il me disait : « Je mettrai mes gants pendant la leçon afin de ne pas toucher les plumes qu’il aura touchées ; ma tante fera bien de nous fournir du papier noir et de l’encre blanche pour nos devoirs, car, quand il les aura maniés, l’encre ne se verra plus sur le papier blanc, » et mille autres sarcasmes tout aussi terribles, je n’osais plus dire un mot en faveur du pauvre pédagogue, et je faisais assaut d’esprit avec mon incomparable petit-cousin.