La Conquête de Paris par Bonaparte (1799-1800)/01

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LA CONQUÊTE DE PARIS
PAR
BONAPARTE
(1799-1800)

I
APRÈS BRUMAIRE


I

Le lendemain du 19 brumaire était un décadi, c’est-à-dire un dimanche républicain. Vers la fin de la nuit, Bonaparte était rentré chez lui rue Chantereine, après la journée orageuse et convulsée de Saint-Cloud, d’où il revenait pourtant vainqueur, s’étant fait nommer Consul provisoire avec Sieyès et Roger-Ducos, et s’étant débarrassé des Conseils. A dix heures du matin, il sortit en voiture, escorté seulement de sept dragons, pour rejoindre ses collègues au Luxembourg et installer le nouveau gouvernement. La veille, le bruit s’était répandu qu’il avait failli périr sous les coups des députés jacobins et qu’il avait même reçu une blessure au visage. On fut heureux de le revoir vivant et actif ; « on l’a vu avec plaisir traverser la ville en voiture, » dit un journal[1] ; il n’est pas question d’autre ovation. Au Luxembourg, il se rendit d’abord dans l’appartement de Sieyès, avec lequel il s’enferma ; vers midi, les trois consuls traversèrent la cour pour gagner la partie opposée du palais et prendre séance dans la salle où avait siégé le Directoire. La garde était sous les armes ; les tambours battaient, aux champs ; des curieux, amassés aux abords du palais et dans les cours, virent passer ces magistrats au titre nouveau, les Consuls, et les acclamèrent.

Les journaux avaient paru, racontaient en gros l’événement de la veille, se réservant de donner plus tard beaucoup de détails, vrais ou controuvés. Les journaux amis du coup d’Etat encensaient les vainqueurs ; les journaux jacobins s’abstenaient de commentaires ; l’un d’eux avait le courage de dire que la prétendue blessure de Bonaparte avait été inventée pour les besoins de la cause. La police n’avait pris aucune mesure contre la presse, dédaignait d’inutiles rigueurs, évitait de contrarier les habitudes de la cité et le train ordinaire de la vie. Les boutiques étant fermées en ce jour légalement férié, les travaux suspendus, la population se promenait par les rues et circulait tranquille. Le temps était doux et pluvieux. On s’attroupait devant les affiches officielles et officieuses, plaidoyers en faveur du coup d’Etat : une proclamation de Bonaparte, une proclamation du ministre de la Police donnaient créance à la fable des députés assassins et à la légende des poignards. Les troupes continuaient d’occuper les points stratégiques, l’appareil militaire restait très visible. Le bruit courait que les Jacobins ne renonçaient pas à la lutte et préparaient un mouvement dans les faubourgs. Cette appréhension se dissipa bientôt ; la masse ouvrière ne prenait point, parti. Huit mois plus tard, il y aurait descente des faubourgs en faveur de Bonaparte, — nous verrons dans quelles circonstances. Actuellement, les faubourgs demeuraient inertes ; sans aider en rien, ils laissaient faire.

A l’intérieur de la ville, la satisfaction se peignait à peu près sur tous les visages. C’était une détente, un allégement universels. Ces Jacobins qui depuis cinq mois circonvenaient et opprimaient le pouvoir, ces hommes d’anarchie et de violence, on jouissait de les voir brusquement comprimés, refoulés, renfoncés dans leur antre. Le Directoire ne laissait aucun regret ; la constitution en laissait peu. Les amis sensés de la Révolution, les patriotes sages, voulaient croire que la République, sous l’inspiration de Sieyès et l’égide de Bonaparte, trouverait le salut dans une refonte des lois organiques, dans une constitution meilleure ; leur adhésion se mêlait cependant de quelques réserves. L’accident de Saint-Cloud, l’intervention des baïonnettes, la dispersion des loges, froissaient leurs sentimens ; tels avaient été partisans de la première journée et l’étaient moins de la seconde ; pourvu, disaient-ils, que la réaction ne s’emparât point de l’événement et n’allât pas voir dans la mésaventure des députés une déroute de la Révolution tout entière !

Les intérêts matériels, les affaires, le commerce, se sentaient rassurés, les gens de négoce et de boutique ; montraient un visage épanoui. Toutefois, Paris, depuis dix ans, avait passé par trop de crises et de changemens violens, il avait vu trop de gouvernemens s’élever avec fracas et s’abattre les uns par-dessus les autres, il restait trop brisé de secousses meurtrières et d’espérances déçues, pour qu’un nouveau coup de force, même accompli par Bonaparte, parût immédiatement la solution. Cette fois, les talens de Sieyès et le génie de Bonaparte semblaient offrir de plus sérieuses garanties ; les gens d’opinion réfléchie et moyenne se raisonnaient pour espérer, ils y parvenaient, mais l’espoir n’allait pas jusqu’à une pleine et absolue confiance. Ainsi s’explique ce passage du premier rapport transmis par le bureau de police, rapport qui voulait être optimiste : « Ce qui doit donner l’idée la plus satisfaisante de la situation des esprits, c’est que le contentement qu’inspire la révolution du 18 brumaire n’a ni l’exaltation ni l’enthousiasme qui naissent et meurent presque en même temps. C’est au fond du cœur que ce contentement réside. C’est dans l’intérieur des familles qu’il se déploie le plus librement[2]. » Une observatrice placée très près des événemens constate l’allégresse générale, en posant toutefois une réserve : « On se croirait revenu aux premiers jours de la liberté ; seulement, l’expérience des dix dernières années se fait sentir, et la méfiance se mêle au contentement[3]. »

Il ne faudrait pourtant pas croire que la journée se soit écoulée sans manifestations extérieures, très significatives des impressions qui dominaient Paris. Elles éclatèrent dans la soirée, dès que l’occasion leur en fut fournie. Les théâtres, toujours ouverts, toujours pleins, étaient l’un des endroits où l’opinion s’exprimait avec le plus de véhémence ; les partis y bataillaient à coups d’allusions. Le 20 brumaire, il parut que toutes les âmes vibraient à l’unisson. Dans les pièces représentées, les passages susceptibles d’application à l’événement du jour, au triomphe de Bonaparte, furent avidement saisis, couverts d’acclamations. L’Opéra, alors Théâtre de la République et des Arts, donnait la Caravane. Il y est question d’un personnage sauveur, celui qui


… par son courage,
De la mort, du pillage,
Nous a préservés tous.


Est-ce Saint-Phar, héro de la pièce ? Non, c’est Bonaparte, vainqueur de la faction abhorrée, et toute la salle d’applaudir, de crier bis, de redemander le couplet.

Au dehors, les monumens publics s’étaient illuminés, quelques maisons en avaient fait autant, mais les auteurs les plus dévoués au Consulat conviennent implicitement qu’il n’y eut pas ce jour-là d’illumination générale et spontanée ; les temps restaient trop durs. Des cortèges municipaux passaient dans les rues, à la lueur des flambeaux, et s’arrêtaient sur les places, dans les carrefours, devant les monumens ; là, un officier public annonçait les résultats définitifs et lisait les actes par lesquels le gouvernement nouveau se proclamait : « Il n’y a plus de Directoire ; » à la place du Directoire, une commission consulaire exécutive, « composée de Sieyès et Roger-Ducos, ex-directeurs, et de Bonaparte, général ; » à la place des Conseils, deux commissions choisies parmi leurs membres et chargées de voter les lois ; cinquante députés au lieu de sept cent cinquante ; soixante et un représentai nominativement déchus. Alors le contentement populaire s’exaltait, enthousiaste et bruyant. Une lettre insérée dans un journal violemment hostile au Directoire raconte « qu’on s’embrassait dans les rues avec une effusion qui tenait du délire, » que chacun applaudissait à l’acte libérateur. « Le peuple est en liesse, — dit un témoignage plus impartial — et croit avoir reconquis la liberté[4]. »

Le procès-verbal du parcours nous a été conservé pour le cinquième arrondissement, quartier central, quartier de commerce et de petites gens. A neuf heures, devant l’édifice municipal brillamment éclairé, la colonne se forma dans l’ordre suivant : entre des détachemens de cavalerie et de grenadiers, entre des pelotons de garde nationale, les membres du comité de bienfaisance, les commissaires de police, les juges de paix, leurs assesseurs et greffiers, le commissaire d’arrondissement à cheval, flanqué des employés également montés, avec de nombreux porteurs de torches. Au bruit des tambours et des trompettes, tout ce monde se mit en marche, s’enfonça dans le dédale des rues boueuses, tandis qu’une foule de citoyens emboîtaient le pas et prenaient la suite. On suivit « la rue Laurent, le faubourg Denis, la rue Neuve-Egalité, des Petits-Carreaux, Montorgueil, de la Grande-Truanderie, Denis, de Bondy, de Lancry, Martin et du faubourg Martin ; partout une foule empressée et autour du cortège et aux croisées des maisons voulait entendre la publication, et semblait respirer par l’espoir du rétablissement de l’ordre et de la prospérité, par l’espoir du bonheur[5]. » Des acclamations continuelles retentissaient, mais le sentiment public faisait surtout explosion quand le commissaire lisait une proclamation où le gouvernement improvisé annonçait l’intention de procurer la paix, d’en finir le plus tôt possible avec la guerre étrangère, avec ce mal générateur de tous les autres ; la foule applaudissait aussitôt à outrance et faisait recommencer la lecture.

A bas les Jacobins, à bas les tyrans, et la paix ! voilà le cri à peu près unanime qui salue Brumaire. La paix par Bonaparte ! Cette association qui nous stupéfie aujourd’hui était au fond de tous les esprits, à raison des traits sous lesquels Bonaparte était entré dans l’imagination populaire. Parce qu’il était de son métier général irrésistible, parce qu’une première fois il avait conquis la paix sur terre à force de vaincre, on espérait que devant lui la coalition déjà ébranlée allait succomber et s’anéantir, qu’il pourrait refaire et compléter Campo-Formio, sans même avoir à renouveler Arcole et Rivoli. Le sursaut d’enthousiasme par lequel la France exténuée s’était remise debout pour acclamer le retour d’Egypte, c’était le recours à Bonaparte en tant que soldat : la nation lui déférait moins le pouvoir que le commandement, afin qu’il retournât à la frontière combattre et négocier glorieusement. Cela est si vrai que ses coopérateurs civils, pendant les journées de Brumaire, dans leurs affiches et brochures, avaient cru devoir l’excuser s’il réformait d’abord le gouvernement pour aller ensuite plus sûrement à l’ennemi et trancher le grand problème ; cela est si vrai que, de tous les écrits composés à l’appui du coup d’État, discours, harangues, proclamations, articles, opuscules, chansons, couplets, il n’en est pas un qui ne Halte l’universel désir et ne place la paix en perspective[6].

Les masses simplistes concevaient Bonaparte comme l’épée protectrice et tutélaire ; pour elles, c’était « le héros, » l’homme des exploits surhumains ; elles ne se l’étaient jamais figuré chef d’État effectif. À le voir entré dans le gouvernement, la population de Paris l’applaudit, parce qu’il la débarrasse des Jacobins ; parce qu’il apparaît resplendissant d’héroïsme et de bonheur ; elle l’applaudit : va-t-elle le suivre ? L’opinion est saisie, éblouie, fascinée : peut-elle se fixer ? Paris est-il susceptible alors de prêter à un gouvernement quelconque l’appui d’une opinion persévérante et soutenue ?

Sur les questions d’ordre intérieur et politique, en dehors de quelques groupes réfléchis ou ardens, il n’existe plus d’esprit public. Alanguissement général, lassitude et dégoût, espoirs fugaces, découragemens immédiats ; dans les classes frivoles et brillantes, une sorte de désespérance joyeuse, un scepticisme gouailleur, une folie de jouissances qui porte à gaspiller le présent sans s’inquiéter du lendemain, sans supposer qu’il puisse y avoir un lendemain ; dans les autres classes, une somnolence douloureuse, des murmures sans révolte, une houle morne de plaintes et de désirs, quelque chose d’inconsistant et de mou qui se dérobe plutôt qu’il ne résiste à la prise gouvernementale : voilà ce qu’était Paris avant Brumaire, voilà ce qu’il redevient très vite après les premières journées, car il n’appartient à personne de supprimer brusquement les causes qui entretiennent cet état d’esprit, c’est-à-dire le souvenir des déceptions passées, des déceptions atroces, et l’accablement des misères présentes. Cependant Bonaparte réussira peu à peu à s’emparer moralement de Paris, avant d’avoir pu lui rendre une existence assurée et normale, avant d’avoir conclu la paix. Il fera ce miracle de substituer, surtout dans le peuple, à la joie précaire des premières heures, à la « tranquillité apathique[7] » des jours suivans, une adhésion active, un acquiescement progressif, une vibration continue, une obéissance passionnée. Il poursuivra ce but patiemment, avec d’infinies précautions, avec des habiletés et des audaces, jusqu’au jour où un grand coup d’éclat, une victoire annonciatrice de la paix, viendra couronner le succès. La conquête effective de Paris par Bonaparte suivit plutôt qu’elle ne précéda Brumaire ; de toutes les œuvres accomplies par le Consulat naissant, c’est l’une des plus curieuses et des moins connues.


II

Dans leur salle du Luxembourg, à la place encore chaude des Directeurs, les trois Consuls s’étaient mis à délibérer. Roger-Ducos vivait depuis six mois dans l’ombre de Sieyés ; brusquement, il passa dans celle de Bonaparte. Il lui dit : « Il est bien inutile d’aller aux voix pour la présidence, elle vous appartient de droit. » À ces mots, Sieyès fit la grimace. Bonaparte s’en aperçut et, d’un mouvement d’esprit prompt comme l’éclair, s’arrêta immédiatement à un parti qui marquait sa primauté et ménageait en même temps les susceptibilités de son collègue. Il prit le fauteuil, mais ce fut pour demander qu’il n’y eût point de présidence permanente. On décida qu’à tour de rôle et par ordre alphabétique chacun des trois gouvernans serait Consul de jour ; en cette qualité, il présiderait la séance, signerait le premier les arrêtés, se tiendrait pendant vingt-quatre heures au Luxembourg en permanence, pour conférer avec les autorités et pourvoir aux mesures d’urgence. Bonaparte inaugura cette fonction ; après quoi, le roulement s’établit[8].

En fait d’action directe et gouvernante, Sieyès tenait moins aux réalités qu’aux apparences. Ses goûts, ses aptitudes le portaient à se confiner dans l’élaboration de l’avenir, à préciser sa fameuse constitution, à la faire accepter par ses collègues et par les commissions législatives ; il se réservait le pouvoir constituant, celui qui distribue les autres sans les exercer. Pendant le Consulat provisoire, il paraît bien que Bonaparte tira peu à peu à lui l’autorité, mais il évita d’afficher sa prééminence, ménageant ses collègues, consultant, talonnant parfois, recherchant les collaborations et les avis, et, dans sa grande tâche ordonnatrice, il commença bien doucement.

La première chose à faire était de trouver des ministres. On s’en occupa dans la séance initiale, en procédant par remaniement plutôt que par transformation de l’ancien ministère. Trois ministres du Directoire furent d’abord maintenus ou plutôt renommés : Cambacérès, qui avait donné des gages sérieux à l’ordre nouveau, conserva la justice ; Bourdon fut laissé provisoirement à la Marine, Reinhard aux Relations extérieures, où il garderait la place à Talleyrand, qui préparait sa rentrée. Les ministres de la Guerre, des Finances et de l’Intérieur, Dubois-Crancé, Robert Lindet et Quinette, furent très poliment congédiés, avec des remerciemens et des lettres flatteuses. A la Guerre, Bonaparte fit mettre Berthier, son homme de confiance, incomparable agent de transmission et né chef d’état-major : « Les papiers dont il a la charge sont classés dans sa tête comme dans ses cartons[9]. » Un fonctionnaire de mérite éprouvé, Gaudin, commissaire du gouvernement près l’administration des postes, fut promu ministre des Finances : « Un bon praticien, disait Bonaparte, vaut mieux qu’un empirique[10]. » L’Intérieur réclamait un plus grand nom ; comme ce département avait dans ses attributions les arts et les sciences, on voulut voir si un savant de premier ordre pourrait faire un bon ministre : Laplace fut désigné. Il représenterait au pouvoir la science et la philosophie, le corps illustre dans lequel l’acte réformateur avait trouvé une assistance doctrinale et de hauts partisans. Brumaire avait été le coup d’Etat de l’Institut, qui l’eût d’ailleurs manqué sans l’intervention des grenadiers ; la nomination de Laplace fut la part donnée à l’Institut dans les profits de la victoire.

Il fallait un autre homme à la Police générale, le plus important ministère avec la Guerre, puisque à ce département ressortissaient le maintien de l’ordre intérieur, la direction à donner aux esprits dans toutes les parties de la République et spécialement dans la capitale. Depuis quatre mois, Fouché tenait vigoureusement la fonction ; quoiqu’il n’eût pas été initié avant Brumaire au secret total de l’entreprise, il s’était comporté avec zèle en cours d’événement. Sieyès néanmoins le haïssait, se défiait de lui extrêmement, et eût voulu lui substituer un conventionnel plus notoirement assagi, Alquier. Bonaparte le fit maintenir ; il estimait que l’intérêt de Fouché serait le garant de sa fidélité, que ses antécédens, ses accointances, ses attaches, loin de nuire, présentaient des avantages : « Je sais qu’il n’a point rompu avec ses amis les terroristes ; il les connaît ; sous ce point de vue, il nous sera utile[11]. » Cet élément jacobin, introduit à l’intérieur du gouvernement, servirait de préservatif contre ceux du dehors ; c’était le système de l’inoculation appliqué à la politique.

Les Consuls choisirent comme leur secrétaire général Maret, le futur duc de Bassano, auquel on adjoignit l’ex-secrétaire du Directoire, La garde, qu’il fallait récompenser d’avoir tourné le dos à ses anciens patrons. Avant de lever leur première séance, les Consuls rédigèrent une proclamation aux Français, pièce assez terne et de nature à ne froisser personne. Ils se glorifiaient moins qu’ils ne s’excusaient d’avoir détruit la constitution ; elle était discréditée, faussée ; elle livrait la France « aux factions haineuses et cupides ; » c’est pourquoi tous les vrais patriotes s’étaient réunis dans l’intention d’opérer un changement. Les Consuls promettaient à la République raffermie des destinées glorieuses, sans dire en quoi consisterait cet avenir ; ils invitaient tous les Français à prêter avec eux le vague serment à la République une et indivisible, à légalité, à la liberté, au système représentatif. Cette annonce modeste, qui ne posait aucun des problèmes à résoudre, n’avait rien d’un début à fracas.

Par suite des communications lentes et difficiles, on ne saurait pas avant plusieurs jours si les départemens acceptaient le fait accompli, s’il ne se formait nulle part un centre d’opposition et de résistance, si les armées adhéraient. En attendant, il fallait gouverner avec Paris et se fortifier sur place.

Le Consulat provisoire, germe d’où devaient éclore le principal consulaire et le formidable Empire, naissait matériellement faible et dénué : pas d’argent, les caisses vides, le trésor à sec ; dans les bureaux, « une fourmilière indescriptible de fripons et de fainéans[12] ; » à la tête de tous les services, un personnel suspect, discrédité, désemparé, qu’il fallait conserver, faute d’un autre à lui substituer ; pour support, les cinq régimens de Paris avec l’ex-garde des Conseils et du Directoire, 6 000 à 7 000 hommes, en face d’une population de 800 000 âmes. Le Consulat n’avait ni le goût ni les moyens d’être un pouvoir à poigne ; pour vivre, il lui fallait se faire un gouvernement d’opinion, rallier les intérêts sans froisser les convictions. Il avait à ménager les élémens divers qui avaient concouru à son élévation : l’élément parlementaire, le parti des révolutionnaires nantis et des ex-Jacobins devenus modérés, qui formait les deux commissions législatives ; l’élément intellectuel et savant, qui avait son centre à l’Institut ; l’élément propriétaire et capitaliste, dont on attendait des secours ; il importait d’entretenir le dévouement des troupes, mais en évitant toute apparence de gouvernement par le sabre et de dictature militaire. Au bout de deux jours, Paris étant parfaitement calme, les troupes furent renvoyées dans leurs casernemens, où elles cessèrent même d’être consignées ; Paris reprit sa physionomie ordinaire. Bonaparte, ayant emménagé au Luxembourg avec Joséphine dans les anciens appartenions, des directeurs Gohier et Moulins, quitta l’uniforme d’officier général et reprit le costume civil, ample redingote où flottait son corps grêle et pour laquelle il affectionnait la couleur verdâtre, « chapeau rond, » en forme de tube évasé, à bords relevés ; c’était le costume dans lequel il s’était montré en public après le retour d’Egypte ; il le portait d’ailleurs très mal.

Une curiosité indicible s’attachait à lui, observait ses mouvemens, ses gestes, ses sorties. Il sortait peu, se bornant à quelques démarches moins officielles que privées, marquées de tact souverain et de discrétion. Le 21, après qu’il eut terminé au Luxembourg ses vingt-quatre heures de service et de garde, sa première visite fut pour l’Institut ; il se rendit à une séance particulière et y resta trois quarts d’heure, tranquillement assis parmi ses confrères, comme si aucun changement ne fût survenu dans les positions respectives. Ce fut par lui que Laplace apprit sa nomination au ministère. Les jours suivans, laissant aux généraux Berthier et Lefebvre le soin de rassembler les troupes au Champ de Mars et de leur faire prêter serment, il se réserva aux vieux soldats mutilés, passa la revue des Invalides dans la cour de leur hôtel et s’enquit de leurs besoins. On sut aussi qu’il était allé au Muséum voir Daubenton malade, dont la longue existence achevait de s’éteindre. L’illustre naturaliste était « bien près de radoter[13], » mais l’attention parut un hommage très délicat rendu par Bonaparte à la science officielle. Et il faisait tout cela simplement, aisément, sans ombre d’ostentation, en vrai magistrat républicain. Il ne paraissait point dans les endroits publics et élégans, éloignait les ovations, se dérobait aux foules, comme s’il eût attendu, pour entrer en contact avec les Parisiens, que ceux-ci l’eussent jugé sur ses actes. Les journaux annonçaient que l’Opéra préparait une grande fête en son honneur, avec « ballets analogues aux circonstances ; » la fête n’eut pas lieu.

Toutes ses paroles étaient d’une convenance et d’une habileté parfaites, profondément calculées pour aller au cœur de ceux qu’elles voulaient atteindre. Il ne bronchait que dans les occasions où quelque autorité constituée venait le visiter en corps, où il devait recevoir une députation, répondre à une adresse, improviser une façon de discours ; alors, comme il n’était nullement orateur, une gêne insurmontable l’étreignait ; son débit devenait saccadé, balbutiant, pénible ; ses amis souffraient à l’écouter.

Les conversations intimes étaient au contraire son moyen de prise et de séduction. En particulier, il voyait beaucoup de monde. Il recevait le matin, retenait toujours à déjeuner quelques personnes ; après le travail avec les ministres, après la séance consulaire, après le travail de l’après-midi, avant celui de la nuit, il y avait chaque soir au Luxembourg réception très suivie, quoique dépourvue d’apparat. Joséphine avait vite fait de transformer l’appartement du triste Moulins et d’y mettre un peu d’elle-même ; sous ses doigts de fée, tout s’était embelli, métamorphosé ; tout avait pris un aspect d’élégance et de raffinement. Les femmes s’extasiaient devant « une magnifique table à thé, » devant une colonne à socle de marbre et à fût doré, supportant des fleurs rares ; elles disaient : « L’esthétique a certainement gagné au 18 brumaire[14]. » Bonaparte accaparait les hommes, et tous subissaient l’ascendant de cet être qui ne ressemblait à personne.

Son physique malingre et presque minable étonnait ; son regard domptait. « Des joues creuses, un visage pâle, un front austère, » paraissaient déceler « un génie méditatif et ardent, redoutable aux ennemis de son pays[15], » et avec cela il avait des loquacités, des familiarités câlines qui mettaient à l’aise, des fougues subites et des pétulances de petit Corse resté très près de la nature. Son verbe toujours original et direct tranchait sur la flasque phraséologie de l’époque. Curieux, questionneur, excellant à susciter des idées, à s’approprier celles d’autrui et à les reproduire en les marquant d’une touche supérieure, il s’instruisait infatigablement en donnant l’impression de tout savoir. De l’avoir écouté, chacun se sentait prodigieusement intéressé, réconforté et comme revivifié ; la surabondance de vie qui éclatait en lui se communiquait aux autres. Dans son accueil, dans son langage, il y avait quelque chose de fier, et de simple, d’alerte et de vibrant, de viril et déjeune ; il dira bientôt : « Venez à moi ; mon gouvernement sera le gouvernement de la jeunesse et de l’esprit[16]. » C’étaient aussi des sincérités pleines de finesse et des aveux qui déconcertaient la critique ; il était le premier à convenir des fautes commises à Saint-Cloud, à reconnaître qu’il avait mal parlé devant les Anciens, qu’il avait déclamé à tort et à faux, qu’il avait « fini par une mauvaise phrase : la fortune et le dieu de la victoire sont avec moi… Les Français ont le tact des convenances, et à peine eussé-je prononcé ces paroles qu’un murmure me le fit sentir. Mais que voulez-vous ? Ils m’ont gâté le long de la route. Ils m’ont tant répété ces mots de Marseille à Paris, qu’ils me sont restés. » Ces propos et d’autres du même genre, colportés dans Paris, faisaient fortune. Parfois, en une phrase pittoresque, en une image, il exprimait tout un programme de gouvernement modéré et moyen ; d’un trait, il faisait justice des bruits ridicules, des exagérations et des sottises. Paris s’occupait beaucoup du costume que porteraient les nouveaux chefs de l’Etat, et des projets extravagans naissaient. Certains proposaient de leur donner l’habit à la française en velours blanc, avec l’épée, avec bottines de maroquin rouge, mais de leur infliger la coiffure révolutionnaire, le bonnet phrygien, la rouge estampille. Bonaparte aurait dit : « Ni bonnet rouge, ni talons rouges. »

Il travaillait énormément, s’était mis tout de suite à la besogne d’Etat. Les premières mesures prises furent des actes de réparation et non de réaction. L’horrible loi des otages, imposée par la faction jacobine, avait ressuscité dans quelques parties de la France le régime des suspects et en portait partout la menace ; Paris avait vu arriver des otages saisis dans d’autres départemens et arrachés à leurs foyers. Dans les derniers temps, les Conseils assagis inclinaient à supprimer ces rigueurs ; ils en parlaient beaucoup, sans aboutir. Le Consulat agit sans parler, donnant l’impression d’une autorité qui sait vouloir et fait vite ce qu’elle veut. En une seule journée, le 22, la proposition de rapporter la loi des otages fut envoyée par les Consuls aux deux commissions, adoptée par celle des Cinq-Cents, ratifiée par celle des Anciens, mise en forme de loi et promulguée. Bonaparte se rendit personnellement au Temple, prison d’Etat sous le Directoire, car la Révolution même constitutionnelle n’avait fait que déplacer la Bastille. Par son ordre et sous ses yeux, les otages furent mis en liberté : « Une loi injuste, leur dit-il, vous a privés de votre liberté ; mon premier devoir est de vous la rendre. » Il visita ensuite les autres prisons, cloaques infects, lieux de souffrance et d’épouvante, où se voyaient encore sur les murs des dessins tracés par les septembriseurs avec le sang des victimes. Il demanda la liste des détenus, qu’il interrogea et auxquels il promit justice ; partout où il passait, il faisait se lever une aube d’espérance.

Tout cela créait des sympathies, mais ne donnait pas de l’argent. En France, il n’y avait plus guère qu’une sorte de gens qui en eût : c’était le groupe des financiers parisiens, banquiers et fournisseurs, faiseurs d’affaires honnêtes ou suspects. Pour les avoir, il était nécessaire de leur donner un gage. L’impôt progressif de 100 millions sur les riches, impôt à tendances babouvistes, voté récemment par les assemblées directoriales et déguisé sous le nom paradoxal d’emprunt forcé, avait été spécialement dirigé contre ces « nouveaux riches » et pesait d’ailleurs sur toutes les classes, en terrorisant les capitaux qui alimentaient un reste d’industrie et faisaient travailler le peuple. Exaspérés de cette persécution, plusieurs fournisseurs avaient fait les fonds du coup d’Etat ; tous les hommes d’argent l’avaient souhaité et favorisé, dans l’espoir d’ériger un gouvernement qui cesserait de traquer la fortune mobilière, bien ou mal acquise. Avec eux, il y avait comme un contrat tacite ; il existait vis-à-vis d’eux un engagement tout au moins moral d’en finir avec la taxe spoliatrice. C’était à ce prix seulement qu’ils consentiraient à des avances, faciliteraient des opérations de trésorerie, appuieraient un gouvernement réduit à se monter par souscriptions privées.

Les moyens de remplacer l’impôt progressif par une perception moins vexatoire et de rendement plus sûr furent immédiatement étudiés. Le ministre des Finances Gandin se mit à l’ouvrage, passa quarante-huit heures à son bureau et ne se coucha point avant d’avoir établi un projet qui substituait à l’emprunt forcé une taxe de vingt-cinq centimes ajoutés au principal des contributions foncière, mobilière et somptuaire. Le projet vint en discussion le 25 dans la commission des Cinq-Cents ; Cabanis l’appuya de sa haute autorité et prononça un discours fort curieux. On entendit ce républicain à principes, ce grand idéaliste, convenir franchement, quoique avec une nuance de mélancolie, que le gouvernement ne saurait se passer des financiers parisiens, bons ou mauvais, et attendait d’eux littéralement les moyens de vivre.

Après avoir brièvement condamné l’impôt progressif au nom de la science économique et des saines doctrines, Cabanis demande la permission d’insister sur une considération toute pratique. Par l’effet de la guerre et des malheurs publics, le peu d’argent liquide et d’affaires qui subsiste dans le pays s’est concentré à Paris, autour du gouvernement, dans quelques mains qu’il ne faut pas toujours regarder de trop près : « il s’ensuit que dans toutes les mesures de finance, il faut d’abord considérer leurs effets, soit matériels, soit d’opinion, sur les personnes qui ont de l’argent, des denrées ou du crédit à Paris… On peut avancer hardiment que, dans la situation où se trouve la République, un impôt qui causerait des dommages durables à l’agriculture et au commerce, mais qui ne serait pas un signal de sauve qui peut pour les capitalistes de Paris, aurait des effets moins funestes que celui qui, sans présenter les mêmes inconvéniens, attaquerait l’opinion de ces capitalistes, car les circonstances forcent le gouvernement de recourir à eux presque chaque jour… Il est assurément très fâcheux de se trouver dans la main d’hommes qui n’ont pas ou qui peuvent croire ne pas avoir toujours des intérêts conformes à ceux de la chose publique, mais cela tient à des faits qu’on ne peut réparer en un instant… C’est à tirer le meilleur parti des hommes, des choses et des circonstances, tels qu’ils sont les uns et les autres, que consiste la sagesse du législateur, aussi bien que le talent de l’administrateur… »

Sur cette conclusion éminemment opportuniste, l’impôt progressif fut législativement abrogé, le 28 brumaire. Le Consulat ne perdit pas un instant pour tirer de celle mesure un bénéfice palpable. Sur invitation du ministre, les notables de la finance s’assemblèrent chez le banquier Perregaux ; le 3 frimaire, la réunion fut transférée chez le consul Bonaparte. Les principaux banquiers, les Perregaux, Davillier, Germain, Fulchiron et autres étaient présens. Bonaparte leur promit un gouvernement de défense sociale, ami de l’ordre, respectueux de la propriété sous toutes ses formes, pacifique au dehors ; lorsqu’il eut terminé et se fut retiré, Gaudin tira la conclusion du discours en sollicitant une avance de 12 millions. Les banquiers souscrivirent pour cette somme, mais la confiance n’était pas suffisamment établie pour qu’ils jugeassent à propos de desserrer trop vite les cordons de leur bourse. Trois millions seulement furent portés au Trésor ; le reste servit à gager une loterie qui procura la somme. Grâce à ces ressources et à quelques expédiens, on put subvenir aux premiers besoins. Dans Paris, l’impression produite par l’abolition de la taxe progressive fut excellente. Les signes extérieurs de la richesse se cachèrent un peu moins ; le soir, aux abords des théâtres, des équipages de maître reparurent ; on recommença d’aller à l’Opéra dans sa voiture.

Les Jacobins exclus des conseils, les « frères et amis, » les agitateurs de profession s’étaient ternis. Ils ne couchaient plus chez eux, vivaient chez des amis, osaient à peine sortir, rasaient les murs. Par tradition révolutionnaire, par vieille habitude de traiter les vaincus en coupables, la police les pourchassait ; elle en incarcéra quelques-uns et puis les relâcha pour la plupart, le nouveau pouvoir se piquant moins de remplir que de vider les prisons, et Fouché tenant à épargner les terroristes comme individus, alors même qu’il les frappait comme parti. Il parut néanmoins indispensable de prendre contre les Jacobins une mesure d’ensemble, plus comminatoire qu’effective.

L’histoire de cette pseudo-proscription est curieuse. Sieyès craignait beaucoup un retour offensif des Jacobins, se retranchait au Luxembourg, et avait peur la nuit. Il parlait de sévérités à exercer et jugeait qu’une proscription, une déportation en masse, restait le corollaire obligé de toute journée bien conçue. Fouché, pour dissiper les défiances de ce Consul à son égard et se placer dans ses bonnes grâces, se donna l’air d’acquiescer vivement à l’idée ; Sieyès lui en sut gré, Bonaparte laissa faire. Une liste de proscrits fut immédiatement dressée. Avec une incohérence vraisemblablement volontaire, Fouché y mil pêle-mêle des noms infâmes et des noms glorieux : le hideux Mamin, qui se vantait d’avoir arraché le cœur à la princesse de Lamballe, et le vainqueur de Fleurus, Jourdan, dont les égaremens politiques n’avaient pu abolir les services ; plusieurs députés qui s’étaient signalés à Saint-Cloud par leurs fureurs, d’autres qui n’avaient même point paru à la séance. Les Consuls accueillirent tout en bloc, signèrent un arrêté par lequel ils condamnaient à la déportation en Guyane trente-deux des individus signalés, trente-deux autres dans un lieu extra-continental de la Charente-inférieure, Ré ou Oléron. Comme la plupart des condamnés n’étaient point en état d’arrestation, l’arrêté les obligeait à se livrer, en édictant que, jusqu’à leur arrivée à la Rochelle, lieu d’embarquement, ils seraient dessaisis de l’exercice du droit de propriété, c’est-à-dire que leurs biens seraient mis sous séquestre et leurs familles réduites à la misère. Cette odieuse sanction, cette confiscation conditionnelle, s’inspirait des pires erremens de la procédure révolutionnaire.

Le 26 brumaire, l’arrêté contenant la liste bâclée fut avant toute révision communiqué aux journaux, qui le publièrent. Plus tard, le Moniteur, feuille officieuse, qui restait surtout l’organe de Sieyès, déclarerait que la publication avait eu lieu prématurément et par erreur. Faut-il croire que le rusé Fouché, voulant ménager ses anciens amis tout en ayant l’air de sévir, avait lui-même commis l’indiscrétion, avec l’arrière-pensée de provoquer dans le public un mouvement d’improbation qui rendrait la mesure inexécutable[17] ?

Ce mouvement se produisit aussitôt dans l’opinion moyenne. Le public parisien avait eu si souvent le spectacle des proscriptions et des violences, il en était tellement fatigué, débouté, écœuré jusqu’à la nausée, que, tout en exécrant les Jacobins, il n’admettait pas qu’on reprît contre eux leurs procédés. A part les feuilles d’extrême droite, tous les journaux protestèrent. Dans le gouvernement même, les meilleurs esprits s’émurent. Cambacérès, ministre de la Justice, avant de donner force pleinement exécutoire à l’arrêté en l’inscrivant au Bulletin des lois, vint présenter ses observations à Bonaparte. Celui-ci rejeta aussitôt sur ses collègues l’odieux de la mesure ; il n’avait cédé, disait-il, que par pure complaisance. Il fut convenu entre lui et Cambacérès que l’arrêté ne serait pas officiellement promulgué, ce qui le laisserait imparfait et révocable. Ainsi, après avoir souscrit aux rigueurs, Bonaparte en profitait pour se poser maintenant en modérateur de ses collègues, pour esquisser discrètement une politique personnelle, toute d’apaisement, prête à tenir compte des conversions et des repentirs, tendant à les provoquer. Il transformait un instrument de répression eu moyen de ralliement.

Des soumissions individuelles se produisirent. Par lettre à Fouché, Jourdan se déchira prêt à partir pour la Rochelle, tout en rappelant assez dignement ses services. « J’ai six enfans, citoyen ministre, et je suis trop bon père pour leur faire partager les persécutions que j’éprouve. J’ai quelquefois exposé ma vie pour défendre la République, je saurais sacrifier ma liberté à l’existence de ma famille[18]. » Le lendemain matin, il fut mandé dans le cabinet du ministre et s’y rendit assisté de Bernadotte. Fouché lui dit : « Au moment où je reçus hier votre lettre, je la portai à Bonaparte ; après en avoir pris lecture, il s’est exprimé dans les termes suivans : — C’est l’abbé Sieyès qui a fait rendre cet arrêté, et c’est lui et ses affidés qui ont dressé la liste. Je n’approuve pas cette mesure. Si j’avais voulu croire ces peureux, le sang aurait coulé. Dites à Jourdan qu’il peut se retirer où il voudra, et qu’il continuera à jouir de son traitement d’officier général jusqu’à ce que les circonstances me permettent de l’employer[19]. » Le 1er frimaire, la radiation de Jourdan fut annoncée au Moniteur. Bonaparte répondit à sa soumission par une lettre pleine de sentiment, où il exprimait le désir de « voir constamment le vainqueur de Fleurus sur le chemin qui conduit à l’organisation, à la véritable liberté et au bonheur[20]. »

D’autres radiations furent annoncées à la suite de démarches individuelles ou collectives. Chaque jour, les journaux annonçaient l’adhésion de républicains extrêmes, de députés exclus ; les unes étaient dictées par la peur ou l’intérêt, les autres par la réflexion, par le désir sincère, quoiqu’un peu sceptique et lassé, de se prêter à l’expérience d’une république nouvelle. Parmi les députés portés sur la liste, un seul, Dubreuil, osa protester dans un écrit public et dénoncer l’approche du despotisme : « Puisses-tu, disait-il en prenant à partie Bonaparte, être la dernière idole des Français ; » sa voix ne trouva aucun écho. Devant cet affaissement de l’opposition jacobine, les Consuls laissèrent dormir les rigueurs annoncées, sans les révoquer encore ; ils s’occupaient moins à frapper qu’à ramener les républicains dissidens, car le péril pour le Consulat se prononçait maintenant d’un autre côté, et se levait à droite.


III

Ce danger provenait moins d’un mouvement d’opposition que d’un compromettant enthousiasme. Les nouvelles qui arrivaient peu à peu des départemens étaient bonnes, sans être de tous points satisfaisantes. Ce qu’on peut appeler le pays légal, les administrateurs, les fonctionnaires, les juges, pour la plupart républicains prononcés et teintés de jacobinisme, acceptaient de plus ou moins bonne grâce la révolution toute faite qu’on leur expédiait de Paris. Quelques protestations isolées s’étaient produites, quelques clubs avaient essayé de remuer, mais ces résistances éparses avaient succombé tout de suite devant la salis-faction non équivoque ou l’inertie des masses ; il n’était pas un seul point de la France, un canton, une bourgade, où s’élevât un mouvement de peuple ou de bourgeoisie pour défendre les institutions de l’an III et s’opposer à la fortune de Bonaparte. Au contraire, dans la population des villes, certains groupes ardens, agités, bruyans, témoignaient, d’une approbation tumultueuse et entraient en effervescence. C’étaient les réactionnaires militons, les associations de jeunes gens, les bandes de muscadins et de contre-révolutionnaires à gourdin qui avaient mené la lutte contre les résurrections successives du jacobinisme. La plupart d’entre eux étaient au fond royalistes, quoiqu’ils se posassent simplement en anti-Jacobins et combattissent la Révolution au nom de ses principes. L’événement de Brumaire, à mesure que les circonstances s’en éclaircirent mieux, les enivra d’espoir.

Si la première journée, à peu près légale, n’avait paru qu’ouvrir une ère de rénovation républicaine, la seconde journée, par la mise en fuite des députés, par cette atteinte portée à un simulacre d’institutions représentatives, avait pris un aspect franchement contre-révolutionnaire. Les ennemis de la Révolution crurent que leur jour arrivait et se livrèrent à une joie agressive. A Bordeaux, à Clermont-Ferrand et dans d’autres centres, des manifestations tapageuses, des rixes, des attaques contre les représentans de l’autorité républicaine étaient signalées, et l’attitude de Paris depuis quelques jours encourageait ce mouvement. Fait plus grave, le gros du public sympathisait avec ses auteurs ; par horreur du joug révolutionnaire, la population semblait se mettre à la remorque des royalistes. A voir tomber le gouvernement persécuteur, tous les Français, — et ils se comptaient par centaines de milliers, — qu’il avait menacés ou atteints dans leur sécurité, ruinés, traqués, humiliés, traités en parias et en ilotes, éprouvaient une joie de libérés ; ils applaudissaient à ceux qui se levaient furieusement contre les fonctionnaires oppresseurs et tarés, contre les pouvoirs officiels et occultes, contre les clubs et les comités, contre les rigueurs de la législation républicaine et ses puérilités vexatoires, contre toutes les formes de la tyrannie révolutionnaire, aujourd’hui déconcertée et chancelante. En 1789, on avait vu l’anarchie spontanée ; c’était maintenant la réaction spontanée, menaçant de tourner à un autre genre d’anarchie, à un délire de représailles et de vengeances.

Bonaparte sentit immédiatement le péril, car il vendait éviter avant tout que son nom devînt synonyme de réaction. Le plan qu’il avait conçu pour l’avenir était grand et sauveur ; c’était celui des rois et des politiques qui naguère avaient fait ou refait la France. Se dégageant des partis, laissant à sa droite et à sa gauche les exclusifs de tout genre, il irait droit au peuple, à la masse, aux millions de Français qui avaient des besoins plus que des opinions, qui aspiraient simplement à la paix intérieure, à la paix religieuse, à la paix au dehors ; il gagnerait leur fidélité en leur assurant ces biens, donnerait pour base à son gouvernement la satisfaction nationale, et bâtirait sur ce tuf. Dans la masse conquise et ralliée, il ferait s’absorber et se fondre les hommes très nombreux qui s’étaient jetés dans les discordes civiles par souffrance ou colère, par exaltation momentanée plutôt que par principes préconçus ; il prendrait ainsi aux partis leur substance, leur force réelle, et n’aurait plus affaire qu’à des chefs sans troupes ou à des perturbateurs isolés. Se retournant alors contre ceux-là, il frapperait impitoyablement, frapperait encore, et réduirait à néant ce résidu des factions. Aux hommes utilisables de tous les partis, il commanderait l’oubli ; décrétant l’abolition du passé, il ordonnerait aux Français de se pardonner et leur désapprendrait la haine ; sur dix ans de crimes et d’horreurs, sur les injures réciproques, il passerait largement l’éponge ; c’est ce que Paris appellerait, dans le langage mythologique à la mode : « faire boire à la France l’eau du Léthé ! » Appelant à lui des points les plus extrêmes, il offrirait comme point de réunion un gouvernement fort et juste, assez ouvert, assez glorieux pour que tous les Français de bonne volonté puissent se réconcilier et se trouver à l’aise dans l’ampleur magnifique du régime.

Il écrivait au député Beyts, l’un des opposans de Saint-Cloud : « Aucun homme de bon sens ne peut penser que la paix, que l’Europe réclame encore, puisse être le résultat des factions et de la désorganisation qui en est la suite. Ralliez-vous tous à la masse du peuple. Le simple titre de citoyen français vaut bien sans doute celui de royaliste, de Clichien, de Jacobin, de Feuillant, et ces mille et une dénominations qu’enfante l’esprit de faction, et qui, depuis dix ans, tendent à précipiter la nation dans un abîme d’où il est temps enfin qu’elle soit tirée pour toujours. C’est à ce but que tendront tous mes efforts. C’est là uniquement qu’est désormais l’estime des hommes pensans, la considération du peuple et la gloire[21]. »

Ce programme de salut, Bonaparte peut dès à présent le tracer ; il ne lui appartient pas encore de le réaliser d’autorité. Il peut recommander l’apaisement ; pour l’imposer, les moyens lui manquent, car il n’est pas assez sur de cette masse nationale dont il a décidé de faire son point d’appui et le grand centre d’absorption ; il ne se sent pas suffisamment la France en main. Ce qu’il veut au moins, c’est empêcher que cette masse bien disposée en sa faveur, mais inconsistante et mobile, ne prenne une direction différente de celle qu’il entend lui donner et ne tourne à la réaction pure. Au contact des royalistes actifs, qui ne sont qu’une minorité, mais une minorité incarnant la haine prédominante, la population peut s’exalter et se fanatiser. Alors la France versera d’un extrême dans l’autre ; au lieu d’aller à l’ordre et au réconfort, elle ne fera que changer de misère. On reverra peut-être le retour des excès qui ont ensanglanté la réaction thermidorienne, les férocités de Lyon, les septembrisades de la Provence, car le Midi blanc, comme Paris rouge, a eu ses septembriseurs. Les intérêts issus de la Révolution s’émeuvent déjà ; ils vont s’affoler. Tous les hommes qui ont fait de la Révolution leur bien, leur affaire, leur carrière, leur passion ou leur gloire, les acquéreurs de domaines nationaux, les politiques, les philosophes, les militaires, vont se détacher de Bonaparte transfuge et chercher ailleurs le salut. S’il se laisse séparer de ces hommes dont les meilleurs ont été les fauteurs de son avènement, s’il se laisse arracher de cette base, comme l’opinion des masses n’est pas assez affermie pour le soutenir et le porter, il lui faudra se livrer au parti qui n’accepte en lui qu’un instrument temporaire et se faire le prisonnier de la réaction.

Sans doute, il sent la nécessité d’opérer la réaction dans ce qu’elle a de légitime et d’indispensable ; seulement, il entend la faire à son profit, à son temps, à son heure, en se réservant toujours de lui imposer certaines limites et de marquer le point d’arrêt. S’il la laisse agir d’elle-même, le mouvement va se précipiter en torrent. S’il se livre au courant, le flot va très vite le dépasser, le déborder et le rouler, l’emporter brisé aux pieds du prétendant. Donc, il reste avec la Révolution, tout en s’efforçant de la faire conciliante et généreuse. Son gouvernement reste ouvert à droite et à gauche, mais surtout à gauche, au moins ostensiblement. Avant d’opérer la fusion de tous les Français, il veut opérer celle des révolutionnaires sur le terrain d’une République accueillante et cordiale ; modérant leurs passions, réprimant leur exclusivisme, il continuera longtemps de flatter leurs préjugés, leurs manies, leurs idolâtries ; il déclarera surtout leurs intérêts et leurs biens intangibles. Et désormais le mot d’ordre du Consulat provisoire, partout transmis, répété à Paris comme en province, sera celui-ci : pas de réaction.


IV

A Paris, la réaction se faisait à la parisienne, c’est-à-dire par des vaudevilles et des chansons. Toute crise politique retentissait alors sur le théâtre et s’y transposait en pièces de circonstance, productions hâtives, éphémères, fugitives, dont l’actualité était le seul mérite. L’événement de Brumaire fit éclore en ce genre toute une littérature instantanée. Dès le 21, un théâtre modeste, celui des Jeunes Artistes, avait donné le signal, en représentant « une Muette » intitulée le Premier Rayon de Soleil. Le 22, l’Opéra-Comique ou Théâtre-Italien, très fréquenté, joua les Mariniers de Saint-Cloud, apothéose joviale de « la journée de délivrance. » La salle était comble, et le général commandant de Paris, Lefebvre, sans penser à mal, avait pris place dans une loge avec ses officiers. La pièce alla aux nues ; elle enchanta par une prodigalité de flatteries à l’adresse de Bonaparte, mais aussi par les traits dont elle criblait les députés chassés, leur secte et leur clique. Le succès fut grand et prit les proportions d’une manifestation contre-révolutionnaire. Le branle étant donné, tous les théâtres suivirent, tous mirent en préparation des pièces anti-jacobines, anti-parlementaires.

Le gouvernement consulaire s’émut aussitôt et intervint par sa police. Comme il fallait tempérer la passion publique sans la heurter de front, comme il restait entendu que le pouvoir nouveau était avant tout tolérant et libéral, Fouché usa d’abord de moyens fort doux. Au lieu d’interdire la pièce, il essaya d’amener les administrateurs de l’Opéra-Comique à y renoncer bénévolement, à immoler leur succès d’argent sur l’autel de la concorde. Il leur écrivit une lettre où il s’élevait à de hautes et judicieuses considérations à propos d’un impromptu : « Quand toutes les passions doivent se taire devant la loi, quand nous devons immoler au désir de la paix intérieure tous nos ressentimens, et que la volonté de le faire est fortement exprimée par le peuple et par ses magistrats, quand ils en donnent le touchant exemple, il n’est permis à personne de contrarier ce vœu. Vous y obéirez, citoyens, et j’augure assez bien de votre patriotisme pour croire que vous ferez, sans que je vous en donne l’ordre, le sacrifice de votre pièce, puisque la tranquillité publique vous l’impose. » En même temps, le bureau central, c’est-à-dire la réunion des trois fonctionnaires chargés de la police urbaine, était invité à surveiller les théâtres, à prendre préventivement connaissance des pièces, « à ne plus rien tolérer dans les spectacles qui pût dévier les esprits, alimenter les haines, prolonger des souvenirs douloureux. »

Les administrateurs de l’Opéra-Comique ne voulurent pas obtempérer à l’exhortation ministérielle. Au lieu de supprimer leur pièce, ils se bornèrent à la communiquer au bureau central, afin qu’elle pût reparaître sur l’affiche après avoir subi quelques coupures ; ce moyen terme fut agréé par l’autorité. Le bureau avait d’ailleurs fort à faire, car les manuscrits soumis à son approbation, comédies, vaudevilles, satires en vers et en prose, affluaient. La plupart de ces pièces étaient très vives, très expressives de l’état des esprits ; dans l’une, le Représentant postiche, un député figurait sous les traits « d’un imbécile du dernier ordre ; » dans d’autres, les ex-Conseils et le Directoire prenaient forme de personnages ridicules ou odieux, les Jacobins étaient désignés par de clairs homonymes : brigand, stylet, brise-tout. Le bureau central biffait, raturait ; il interdit plusieurs pièces, mais en laissa passer un assez grand nombre pour que, le 28 brumaire, le programme des spectacles fût ainsi composé : « aux Italiens, les Mariniers de Saint-Cloud ; aux Troubadours, la Pêche aux Jacobins ou la Journée de Saint-Cloud ; au Vaudeville, la Girouette de Saint-Cloud ; au Théâtre des Victoires nationales, le Dix-Neuf Brumaire ou la Journée de Saint-Cloud ; au Théâtre Molière, la Journée de Saint-Cloud ou les Projets à vau-l’eau. » Dans les pièces expurgées, le public cherchait quand même l’allusion et la découvrait ; c’étaient alors des tempêtes de bravos et de cris, des huées vengeresses ; on s’en donnait à cœur joie d’insulter aux vaincus, à ces tyrans odieux et grotesques, émergés des bas-fonds, à ceux par qui la France avait tant souffert ; et toute la gent jacobine, se sentant fouaillée, se démenait et hurlait.

La réaction sortit des théâtres et des endroits clos, se répandit dans la rue, se manifesta sous mille formes. Aux devantures des marchands d’estampes, voici qu’apparaît une floraison de caricatures, d’images coloriées, où les députés figurent en fâcheuse posture ; dans l’une, on voit le peuple représenté comme un pauvre homme de peine qui commence à respirer, parce qu’il est déchargé d’un lourd fardeau tombé de ses épaules à ses pieds, un amas de loques rouges, la défroque parlementaire, le paquet des toges ; pour légende, ces mots : « Sept cent cinquante, c’est trop. » Quelle est cette affiche étalée sur tous les murs ? Les Adieux du Père Duchesne aux Français, le testament supposé du jacobinisme battu et déconfit. Dans les carrefours, des chanteurs ambulans entonnent à pleine voix l’air du jour, la Fanfare de Saint-Cloud ; d’autres traînent par les rues, lançant à tous les échos des couplets du même goût et la complainte du pauvre député jeté par les fenêtres. Parfois un passant, un groupe se met à fredonner l’air franchement réactionnaire, l’hymne des vengeances, le Réveil du Peuple, et il semble que toute une partie de la population reprenne en sourdine ce « chant d’hécatombe. » Les usages, le vocabulaire de la Révolution se démodaient ; pour tourner en dérision le qualificatif de citoyen, on l’appliquait aux inférieurs, à son domestique, aux marchandes de la halle : « Citoyen Jean, cirez mes bottes ; citoyenne Angot, ouvrez-moi des huîtres. »

Les royalistes avérés ne dissimulaient plus leurs espérances ; tout en prônant Bonaparte, ils affectaient de le considérer comme une transition vers un ordre plus assuré et définitif, comme un passage vers autre chose : ils l’appelaient « le Pont Royal[22]. » Leurs journaux, très nombreux, profitaient « de la longue lassitude du peuple et de la haine qu’il avait contre les hommes qui dominaient la législature » pour discréditer l’idée de toute représentation nationale : mieux vaudrait un pouvoir unique et concentré, autrement dit le Roi. Les catholiques parisiens réclamaient la restitution de plusieurs églises en dehors de celles que la Convention expirante leur avait parcimonieusement rouvertes. A Notre-Dame, l’évêque constitutionnel Royer signalait le 18 Brumaire comme le début d’une restauration religieuse Les boutiques commençaient à se rouvrir le décadi et à se fermer le dimanche, protestant à leur façon contre le fanatisme à rebours qui avait déplacé le chômage obligatoire. Dans la ville, des libelles, des rumeurs circulaient, annonçant le retour aux vieux usages, l’abolition du nouveau système des poids et mesures, l’abolition du calendrier républicain et des fêtes décadaires, et le peuple s’imaginait qu’en même temps tomberaient les droits d’octroi, taxe odieuse, que les assemblées avaient d’abord supprimée, puis rétablie et reprise à leur compte. Parfois le peuple suspendait d’autorité l’exécution des lois. Quelques désordres matériels éclatèrent ; dans la rue et le cloître Saint-Benoît, la foule ameutée arracha aux mains de la force publique un émigré en rupture de ban ; un officier de paix fut à peu près assommé et la police bousculée.

Les feuilles officieuses avaient beau déclarer qu’il n’y aurait point de réaction ; elle apparaissait imminente à beaucoup d’hommes qui s’étaient ralliés d’abord à l’entreprise consulaire, aux amis de la veille comme aux résignés du lendemain. C’est que, derrière les manifestans de Paris et les tapageurs de théâtre, ils apercevaient de plus dangereux ennemis : les émigrés rentrés, prêts à sortir de leurs cachettes, les prêtres politiques ; plus loin encore, l’insurrection de l’Ouest toujours sur pied, la chouannerie devenant « une contagion »[23], les ligueurs de la Gironde et de la Charente, les bandes provençales, toute la contre-révolution armée et furibonde, qui n’avait jamais renoncé à tenir campagne et pouvait s’enhardir. Le 27 brumaire, l’organe jacobin par excellence, l’ex-Journal des Hommes libres, élevait la voix pour dénoncer les « élémens d’une réaction assassine, » et pendant plusieurs jours il signalait, à tort ou à droit, des sévices contre les républicains ; ses colonnes se remplissaient d’épouvantables faits divers. Les journaux même les plus hostiles au jacobinisme craignaient qu’on ne rendît la main « aux Jacobins de la réaction. » Ils disaient tristement : « dans les rues, dans les carrefours, sur les places publiques, même sur les théâtres, les mandataires du peuple sont traînés dans la boue. » Ces inquiétudes de la presse se doublèrent d’une émotion parlementaire, dans ces commissions qui maintenaient en face des Consuls une réduction de législature. Le 26, à la commission des Cinq-Cents, le compte rendu de la séance porte : « Plusieurs membres de la commission témoignent leur mécontentement des satires, des brocards que renferment les pièces de théâtre faites à l’occasion du 18 Brumaire. Deux membres de la section d’inspection se rendront auprès du ministre de la Police pour l’engager à défendre les pièces qui peuvent porter atteinte au respect dû à la représentation nationale. »

Le pouvoir consulaire n’avait pas attendu cette espèce d’interpellation pour se déclarer plus nettement, par organe autorisé. Dès la veille, devant la commission, Cabanis, qui aimait à se poser en orateur et haut patron du gouvernement, avait solennellement répudié, au nom des Consuls et de leurs amis, toute idée de réaction. Il rappelle que le 18 Brumaire a été et doit rester le coup d’Etat des modérés ; avec une complaisance un peu naïve, il félicite ce parti, dont il est l’un des coryphées, d’avoir fait preuve pour une fois d’initiative vigoureuse, et il semble oublier que le geste péremptoire de Murat et de Leclerc, que les baïonnettes des grenadiers ont appuyé fort à propos une audace défaillante : « Vous leur avez prouvé, dit-il en parlant des factieux et fanatiques de tous bords, — que les modérés savent oser quand il le faut ; vous leur montrerez maintenant ce que doit être l’énergie de la modération après la victoire. »

Le gouvernement ne se borna pas à ce manifeste ; il y joignit des actes. A l’égard des théâtres, une mesure radicale fut enfin prise : interdiction de toutes les pièces « dont le titre semblerait relatif aux événemens de Brumaire, » ordre de soumettre à l’examen préalable de l’administration toutes les pièces « relatives à la Révolution, à quelque époque qu’elles aient été mises au théâtre[24]. » La police fit disparaître des étalages les caricatures de députés ; le rapport par lequel le bureau central rendait compte de ses opérations porte même : « Il a fait défendre aux chanteurs de vendre ni chanter dans les rues et les-places publiques des chansons relatives aux événemens de Brumaire et injurieuses à la représentation nationale[25]. » Le silence fut prescrit sur les scènes de l’Orangerie et « le déménagement des Cinq Cents. » Il semblait que le Consulat voulût à tout prix faire oublier aux républicains formalistes la violence de son avènement et se laver de la tache initiale ; c’était la première fois qu’on voyait un gouvernement renier ses origines et défendre d’en parler.

Contre les attroupemens réactionnaires, le général Lefebvre lança une proclamation sévère, ordonnant à la troupe de dissoudre ces rassemblemens par la force, après avoir fait au préalable les sommations légales, après avoir invité « les gens honnêtes et les curieux à se retirer. » Les imprudences de la chaire furent réprimées, l’évêque Royer rappelé à la modération, cependant que les Consuls commençaient à rapporter les arrêtés de déportation pris par le Directoire contre de malheureux prêtres. Des avis affichés instruisirent les habitans que les lois républicaines demeuraient intégralement en vigueur, que les propagateurs de bruits contraires seraient traduits en justice : « Il a été dressé des procès-verbaux contre un grand nombre de marchands dont les boutiques étaient ouvertes les décadis[26]. » Enfin, pour bien montrer que le gouvernement restait à gauche et n’entendait plus trouver de coupables parmi les républicains, les consuls révoquèrent leur arrêté de déportation contre les soixante-quatre Jacobins, en le remplaçant par une simple mise en surveillance. Cette rétractation prit motif d’un rapport rédigé par Cambacérès, commandé par Bonaparte, et concluant à l’oubli d’erreurs passagères : « C’est à la justice, avait dit le consul, à réparer les sottises de la police. » Il n’en restait pas moins que Fouché avait habilement mené son jeu, puisqu’il avait rassuré Sieyès en dressant une liste de proscrits, et facilité à Bonaparte, par l’exagération des mesures prises, le moyen de les annuler et d’affirmer une politique de concorde républicaine.

Tous les actes destinés à enrayer le mouvement de réaction furent publiés presque à la fois, entre le 30 brumaire et le 6 frimaire, pour faire masse et mieux frapper Paris. En même temps, des paroles officielles s’adressaient à la France ; les ministres de l’Intérieur et de la Police envoyaient l’un et l’autre à leurs subordonnés et faisaient répandre une circulaire portant garantie contre le retour des émigrés, contre la prédominance d’aucun culte ; Fouché laissait toutefois entrevoir aux différens cultes chrétiens, persécutés sous le Directoire avec des raffinemens d’hypocrite tyrannie, protection et droit commun. Dès le 29 brumaire, les consuls avaient décidé de prendre contact avec les départemens par l’envoi de délégués spéciaux ; ces légats s’en iraient présenter l’événement de Brumaire sous son véritable jour, et l’interpréter comme le triomphe de la modération ; ils pourraient an besoin révoquer les fonctionnaires par trop odieux, fermer quelques clubs, mais ils n’étaient autorisés à user de ces pouvoirs qu’avec une extrême circonspection ; surtout, ils devaient prêcher l’oubli des dénominations de parti et des appellations injurieuses, travailler à l’extinction des haines, à la consolidation de la République par l’apaisement. En certains pays, leur tâche serait difficile, car l’effervescence qui s’était d’abord manifestée dans les villes passait maintenant dans les campagnes, sous forme d’agitation presque anti-sociale. Comme une traînée de poudre, le bruit s’était répandu dans un assez grand nombre de départemens qu’aucune charge publique ne devait survivre à l’existence politique des Directeurs ; puisque Bonaparte, l’homme du miracle, avait chassé ces gens-là, tous les maux devaient cesser ; plus d’impôts à payer, plus de conscription. Jusqu’aux portes de Paris, dans le canton de Pierrefite, des villages entiers se levaient contre l’impôt ; un peu plus loin, les habitans refusaient d’acquitter la taxe destinée à l’entretien des routes et maltraitaient les agens de perception. Ces paysans avaient peine à comprendre que la chute du gouvernement persécuteur n’équivalait pas à la suppression de tout gouvernement. Fait singulier et pourtant incontestable, l’apparition du grand faiseur d’ordre, considéré avant tout comme briseur de chaînes et metteur en liberté des Français esclaves de la faction révolutionnaire, provoqua d’abord une recrudescence de désordre.


ALBERT VANDAL.

  1. Toutes les citations dont nous n’indiquons pas la source sont tirées des journaux parisiens de l’époque.
  2. Rapport publié par M. Aulard, Études et leçons sur la Révolution française, 2e série, 223-225.
  3. Lettres de Mme Reinhard à sa mère, 99. M. Reinhard était ministre des Relations extérieures, mais n’avait point participé au Coup d’État.
  4. Lettres de Mme Reinhard, 98.
  5. Procès-verbal du commissaire près l’administration municipale du Ve arrondissement, document communiqué par M. Gustave Bord.
  6. On vendit dans les boutiques de Paris des effigies de Bonaparte en sucre, avec cette devise : « la France lui doit la victoire et lui devra la paix. »
  7. Rapport de police du 12 pluviôse. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  8. Eclaircissemens inédits de Cambacérès, communiqués par M. le comte de Cambacérès. Ainsi se concilient la version primitive, accréditée par Bonaparte. et la version rétablie par M. Aulard d’après les pièces officielles : Registre des délibérations du Consulat provisoire, p. 5.
  9. Éclaircissemens de Cambacérès.
  10. Ibid.
  11. Eclaircissemens de Cambacérès.
  12. Lettre de Thomas Lindet en date du 8 thermidor an VII. Arnaud Montier, Robert Lindet, 367.
  13. Lettre de Necker à Mme de Staël, 1er janvier 1800. Archives de Coppet.
  14. Lettres de Mme Reinhard, 103.
  15. Brochure anonyme publiée par le sous-intendant Jullien après une conversation avec Bonaparte ; voyez la Notice biographique composée par Jullien lui-même. Paris, 1831.
  16. Mémoires d’Hyde de Neuville, I, 272.
  17. Cette conjecture est d’autant plus vraisemblable qu’en 1815, Fouché, ministre de Louis XVIII, essaya exactement du même procédé pour tempérer les rigueurs de la réaction royaliste. Invité à préparer une liste de proscription contre les hommes compromis pendant les Cent-Jours et ses plus intimes amis, il la fit si scandaleusement étendue que tout le monde se récria, même parmi les autres ministres : « J’incline à croire, dit Pasquier, qu’il voulait rendre la mesure vaine, même ridicule, en la portant au-delà de toutes bornes. » Mémoires du chancelier Pasquier, III, 369.
  18. Notice de Jourdan sur le 18 brumaire.
  19. Notice de Jourdan sur le 18 brumaire.
  20. Corr. VI, 4397. Le nom de Jourdan ne figure pas sur la liste antidatée qui fut insérée au procès-verbal de la première séance consulaire, mais il est bien évident que ce procès-verbal, non signé d’ailleurs des Consuls, a été arrangé après coup et que l’on y a placé des décisions ultérieurement prises ou modifiées.
  21. Correspondance de Napoléon, t. VI, 4398.
  22. Archives de Chantilly. Correspondance des agens de Condé.
  23. Paroles de Bonaparte à Le Couteulx. Lescure, Journées révolutionnaires, II, 222.
  24. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  25. Ibid.
  26. Bureau central, rapport sur nivôse, Archives nationales, AF, IV, 1329.