La Contagion/Acte I

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La Contagion
Théâtre completCalmann-Lévy, éditeursTome 5 (p. 285-316).
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LA CONTAGION




ACTE PREMIER


La bibliothèque de Tenancier. — Porte au fond, portes latérales. —
Cheminée à gauche, au premier plan, devant laquelle est placé un bureau.


Scène première

TENANCIER, en robe de chambre, assis à son bureau, dans une bergère. Il achève d’écrire et cachette des papiers.

Allons ! me voilà encore une fois en règle. Tous les ans, à pareille époque, les folies de monsieur mon fils m’obligent à retoucher mon testament, et ce n’est pas une occupation réjouissante à mon âge. (Ouvrant le tiroir de son bureau.) Serrons cela, et n’y pensons plus. (Tout en rangeant des papiers.) Quand l’heure viendra, je suis prêt… (Prenant dans le tiroir un paquet de lettres attachées par un ruban noir.) Il faut pourtant me décider à brûler ces lettres ; je ne veux pas qu’après moi elles tombent entre des mains indifférentes… Chers souvenirs de la jeunesse ! qu’on a de peine à se détacher de vous ! (Il tourne la bergère vers la cheminée, sans se lever, dénoue le ruban, ouvre une lettre et la lit des yeux.) Ah ! brûlons sans lire, si je veux avoir le courage de brûler…

Il jette la lettre au feu.
Lucien, frappant à la porte du fond.

Tu es enfermé ?

Tenancier, à part.

Mon fils !… (Haut.) Un moment ! (Il se lève, fait sonner un timbre, rassemble précipitamment les lettres et les remet dans le tiroir, qu’il ferme à clef. — À Germain qui entre.) Ouvrez la porte à M. Lucien, priez-le de m’attendre, et venez m’habiller.

Il sort par la porte de gauche. Germain ouvre la porte du fond.



Scène II

LUCIEN, ANNETTE, GERMAIN.
Lucien.

Tiens ! mon père n’est plus là ?

Germain.

Monsieur est allé s’habiller, et vous prie de l’attendre un instant.

Il sort par la gauche.
Lucien.

S’habiller, tu l’entends, petite sœur ! Va donc chercher tes enfants.

Annette.

Pour quoi faire ?

Lucien.

Comme renfort, parbleu ! L’affaire sera chaude. Quand papa s’habille pour me gronder, il faut m’attendre au plus grand style ; c’est le Buffon de la mercuriale. J’espérais le surprendre en robe de chambre ; mais il a vu le coup.

Il s’assied devant la cheminée sur la bergère où était assis son père.
Annette.

Si j’ai un conseil à te donner, c’est de n’opposer à ses remontrances qu’un silence respectueux.

Lucien.

Sois tranquille, je te passe parole. Tâche de détourner un peu sur toi le cours de son indignation.

Annette, s’accoudant sur le dossier de la bergère.

Je ne suis pas montée pour autre chose.

Lucien.

Baisez ce frère ! (Il lui tend son front qu’elle embrasse.) Tiens ! je ne te connaissais pas ce bracelet.

Annette.

C’est ton ami d’Estrigaud qui me l’a envoyé.

Lucien.

Eh bien, il ne se gêne pas !

Annette.
Ce sont des médailles romaines… objet d’art.
Lucien.

C’est vrai, cela peut s’offrir, et s’accepter. — Brrr ! il faudra que je fasse cadeau à papa d’une voie de bois. Il fait des feux de pauvre.

Annette.

Frileux !

Lucien.

Tu en parles à ton aise, toi ! Tu sors de ton appartement bien chaud… un étage à monter… Moi, je viens de chez moi, à travers les frimas.

Annette.

De chez toi ? si matin ?

Lucien.

Est-ce assez correct, hein ? — Il faut dire qu’hier on m’avait intenté une scène à trente-six carats.

Annette.

Qui cela, on ?

Lucien.

Une personne qui m’est… horriblement chère.

Annette.

Je m’en doute bien. Comment s’appelle-t-elle pour le moment ?

Lucien.

Curieuse !

Annette.

As-tu peur de la compromettre ?

Lucien, imitant la voix de son père.

Non, madame ; mais un frère ne doit pas initier sa sœur aux mystères de nos Phrynés modernes.

Annette.

Voyons, papa ; je ne suis plus une ingénue.

Lucien, même jeu.

Il n’importe. L’oreille d’une honnête femme doit ressembler à son corps ; après la pureté, la chasteté. Du moins était-ce ainsi de mon temps.

Annette.

Tu m’ennuies. Tu te fais trop prier.

Lucien.

Aurélie Briat, — vingt-deux ans, — taille d’un mètre cinquante ; signes particuliers…

Annette.

Assez ! assez !

Lucien.

Tu vois ! — Va, ma pauvre amie, tu as beau vouloir mettre ton bonnet sur l’oreille, il te retombera toujours sur les yeux.

Annette.

Signes particuliers ?

Lucien.

Un grain… de jalousie.

Annette.

Elle t’aime donc ?

Lucien.

Ta surprise m’honore ; mettons, si tu veux, que sa jalousie soit une petite flatterie dont elle me régale pardessus le marché ; cela n’a rien qui me choque. — Seulement, hier, elle m’a trop flatté ; j’ai vu le moment où elle me cassait l’encensoir sur le nez…

Annette.

Est-ce qu’elle te bat ?

Lucien.

Fi donc ! Je le lui ai formellement défendu.

Annette.

Par où cette jeune fille-là peut-elle te plaire ?

Lucien.

Par un point capital : c’est un sauvageon, et ils deviennent de plus en plus rares. Si tu voyais les autres, on dirait des élèves de Saint-Denis. — Alors autant se marier tout de suite, n’est-il pas vrai ?

Annette.

Comment ! le bon ton fait de tels ravages dans ce monde-là ?

Lucien.

Mais oui. Tandis ! que les femmes comme il faut s’évertuent à avoir l’air de biches, les biches s’évertuent à avoir l’air de femmes comme il faut ; c’est un chassé-croisé avec égal succès de part et d’autre. Tiens, par exemple, Navarette, à la ville…

Annette.

Navarette elle-même ?

Lucien.

Oui, cette même Navarette qui est si fantaisiste sur les planches, à la ville elle a toutes les manières de l’ancienne cour.

Annette.

M. d’Estrigaud l’a dressée.

Lucien.

Comme pour lui. Quand ce gaillard-là se mêle de l’éducation d’une femme, je te réponds qu’il y paraît. Il n’y a qu’Aurélie qu’il n’ait pu styler : réfractaire aux belles manières, celle-là !

Annette.

Il a été aussi l’amant de mademoiselle Aurélie ?

Lucien.

De qui n’a-t-il pas été l’amant, le bandit ?

Annette.

Ah !

Lucien.

Et il faut le voir, ma chère, avec ses anciennes amours ! admirable ! paternel et magnifique ! il a toujours à leur service un bon conseil et un billet de mille francs… sans intérêts. Aussi, elles l’adorent toutes, et il les fait marcher au doigt et à l’œil… Ah ! c’est un homme fort !

Annette.

Très fort.

Lucien.

Une lame d’acier dans un fourreau de velours ! Quel dommage qu’il ne soit pas né quarante ans plus tôt ! Quel homme de guerre c’eût été ! Toutes les qualités du grand général ! une promptitude de coup d’œil, une soudaineté de décision !…

Il se rassied dans la bergère.
Annette.

Oui, oui, c’est convenu… Raconte-moi plutôt ta scène avec mademoiselle… comment dis-tu ?

Lucien.

Aurélie. — À peine nous sortions… de la première représentation des Argonautes

Annette, derrière lui, debout, appuyée sur le dossier du fauteuil.

À propos, la pièce a-t-elle réussi ?

Lucien.

Oh ! succès énorme ! jamais on n’avait tant ri aux Cascades-Dramatiques ! Ça aura deux cents représentations, comme les Œufs de Léda ; pour ma part, je compte y retourner une quinzaine de fois.

Annette.

Et Navarelte ?

Lucien.

Étourdissante ! Il y a une chanson qu’elle enlève avec une verve, tu verras… Ça s’appelle le Fils du gorille… ça fera fureur dans les salons.

Il se lève.
Annette.

Tu perds une lettre.

Lucien, prenant une lettre sur la bergère et la gardant machinalement à la main.

Et quel argot ! sous prétexte que la parole est aux Argonautes !

Annette.

Le calembour est dans la pièce ?

Lucien.

Et bien d’autres ! un feu roulant ! Il y a la scène où Médée endort le dragon, vois-tu, c’est un chef-d’œuvre ! Naturellement elle l’endort avec du Champagne, dans un cabinet particulier. C’est Lardier qui fait le dragon. Il a un Mon casque me gêne à se tordre ; et quand on lui apporte l’addition !… il a une façon de la lire, comme ça… (Il ouvre la lettre pour imiter l’acteur.) Tiens… Qu’est-ce que c’est que ça ?

Annette.

C’est une lettre à toi.

Lucien, lisant.

« Oui, je vous aime… » Ce n’est pas à moi… Moi, on m’écrit : « Mon bébé, envoie-moi quinze louis. »

Annette.

Alors d’où cela peut-il venir ?

Lucien.

Dame ! c’était sur le fauteuil de papa, et puisque ça n’y est pas tombé de ma poche…

Annette.

Tu crois que c’est de la sienne ?

Lucien.

Oh ! non ! la poche est la boîte aux lettres courantes ; or celle-ci est jaunie par le temps, elle a le parfum mélancolique des feuilles sèches ; elle se sera détachée d’un herbier du cœur, que papa était en train de compulser à huis clos, et qu’il aura serré précipitamment à notre arrivée.

Annette.

Comment !… papa lui-même ?… — Je serais bien curieuse…

Lucien, l’arrêtant.

Curieuse de quoi, madame ? Jetons le manteau du respect filial sur les égarements du patriarche… et remettons ce document où nous l’avons trouvé.

Annette.

Pour qu’un domestique le trouve à son tour, n’est-ce pas ?

Lucien.

C’est juste… je ne peux pourtant pas le mettre dans la main de papa, au beau milieu de la harangue qu’il me prépare. Un fils dénaturé n’y manquerait pas ; mais moi, bon Japhet à Noé. Et alors si je ne peux ni lui rendre cette lettre, ni la laisser traîner, qu’en faire ?

Annette.

Brûle-la.

Lucien.

Et si papa y tient ? Je ne veux pas non plus lui dépareiller sa collection. Non ! je trouverai moyen de la couler dans sa poche par une pieuse prestidigitation.

Annette.

Et il dit que le respect s’en va !

Lucien.

L’ingrat ! Le voici !… défends-moi.



Scène III

Les Mêmes, TENANCIER, en redingote.
Tenancier.

Bonjour, Annette. Je ne te savais pas là. Tu n’es pas de trop. Asseyons-nous ! (Il s’assied devant son bureau, Lucien sur une chaise en face de lui ; Annette reste debout.) Mon cher Lucien, je suis très mécontent de toi.

Annette.

Je demande la parole. Avant de gronder mon frère, laisse-moi développer une idée que j’ai. La cérémonie du payement des dettes nécessite une fois l’an, entre toi et ce garçon que tu adores, une froideur de deux ou trois jours, aussi désagréable pour l’un que pour l’autre… et, tiens, vous vous regardez déjà comme deux parents de faïence ! Supprimons cette solennité désobligeante. J’ai une combinaison financière qui te dispensera de payer ses dettes. Il est maintenant acquis que ses revenus personnels sont de vingt mille francs au-dessous de ses besoins ; fais-lui une pension de vingt mille francs, une fois pour toutes, et embrassons-nous.

Tenancier.

Ses dettes sont le moindre de mes griefs. Elles représentent à peu près le montant de mes économies annuelles ; puisqu’elles tombent dans la poche de ses créanciers, au lieu de grossir le capital partageable après moi, je l’avantage d’une somme égale dans ma succession : il n’en est que cela.

Annette.

C’est beaucoup trop !… mes enfants et moi, nous sommes assez riches d’autre part…

Tenancier.

Ce n’est pas la question. Ton frère a une allure générale qui ne me convient pas, et je veux le prier d’en changer.

Lucien, très soumis.

Je ne demande pas mieux !… Qu’y trouves-tu à reprendre ?

Tenancier.

Et d’abord, je m’appelle Tenancier et tu t’appelles de Chellebois.

Annette.

Pardon, père, tu t’appelles Tenancier de Chellebois… Mon frère n’a fait que supprimer la moitié de ton nom.

Tenancier.

Oui, la moitié qui implique roture. Cette suppression est une usurpation, mon fils.

Annette.

Eh ! mon Dieu ! mon mariage a lancé Lucien dans un monde où cette usurpation est très bien portée, je t’assure ; et moi-même, je ne suis pas fâchée que le nom de mon frère ne crie pas sur les toits que le marquis Galéotti s’était mésallié en m’épousant. D’ailleurs Lucien ne se donne pas pour gentilhomme ; il n’a que la prétention d’être ce qu’il est en effet, un gentleman.

Tenancier, sèchement.

Je ne sais pas l’anglais.

Annette, souriant.

C’est-à-dire un moyen terme entre le bourgeois et le noble, tenant de l’un par la naissance, de l’autre par l’élégance, la fortune, les relations…

Tenancier.

Et l’oisiveté ! Les petits-fils des hommes de 89 travestissent leurs noms et se consacrent à l’inutilité ! Prenez garde, messieurs ! nous vivons dans un temps où la stérilité est une abdication. Au-dessous de vous, dans l’ombre et sans bruit, se prépare un nouveau tiers état qui vous remplacera par la force des choses, comme vos grands-pères ont remplacé la caste dont vous reprenez les errements, et ce sera justice ! (À Annette.) Eh bien, je ne veux pas que ton frère fasse plus longtemps partie de cette mascarade aristocratique ; je ne l’ai pas élevé pour cela.

Annette.

Mais quelle profession veux-tu qu’il embrasse… puisque cela s’appelle embrasser ?

Tenancier.

Il n’aurait que l’embarras du choix, ayant passé par l’École polytechnique…

Annette.

Justement ; il a fait ses preuves, et tu sais que quand on a fait ses preuves, on a le droit de refuser toutes les affaires.

Tenancier.

On n’a jamais le droit d’être inutile à son pays.

Lucien, étourdiment.

À la belle France !

Tenancier.

La belle France, oui, ta patrie !… — Ah ! ce vieux mot te fait sourire… Laisse ces petites ironies à ton ami d’Estrigaud.

Lucien.

Si tu prends toutes les blagues au sérieux !…

Tenancier.

Je t’ai déjà prié souvent de me parler français.

Lucien, se levant.

Eh bien, blague est un mot français. S’il n’est pas encore au Dictionnaire de l’Académie, il y sera, parce qu’il n’a pas d’équivalent dans la langue. Il exprime un genre de plaisanterie tout moderne, en réaction contre les banalités emphatiques dont nous ont saturés nos devanciers.

Tenancier.

Banalités emphatiques ?

Lucien.

Oui, ils ont tant usé et abusé des grands mots, qu’ils nous en ont dégoûtés.

Tenancier, se levant.

Tant pis, monsieur, tant pis pour vous ! Les grands mots représentent les grands sentiments, et du dégoût des uns on glisse facilement au dégoût des autres. Ce que vous bafouez le plus volontiers après la vertu, c’est l’enthousiasme, ou simplement une conviction quelconque… Non que vous fassiez profession de scepticisme, Dieu vous en garde ! vous n’allez pas plus haut que l’indifférence, et tout ce qui dépasse vous semble un pédantisme. Ce détestable esprit a plus de part qu’on ne croit dans l’abaissement du niveau moral à notre époque. La dérision de tout ce qui élève l’âme, la blague, puisque c’est son nom, n’est une école à former ni honnêtes gens, ni bons citoyens,

Lucien.

Je t’assure que je n’ai dérobé personne, et que je fais monter régulièrement ma garde.

Tenancier.

Malgré cette réponse gouailleuse, tu en es encore à valoir mieux que tes paroles, je l’espère ; mais ton héros, ton modèle, M. d’Estrigaud, a commencé aussi par valoir mieux que les siennes.

Lucien.

Et il continue, papa, je t’en réponds. C’est un très galant homme.

Tenancier.

À qui je ne confierais ni mon pays, ni mon honneur, ni ma bourse.

Lucien.

Tranchons le mot, c’est un monstre !

Tenancier.

Hélas ! non, ce n’est pas un monstre, ce n’est pas une exception : c’est un des plus brillants représentants d’une école qui s’étend tous les jours comme une lèpre, et qui finira par vicier le sang de la France, si on n’y met ordre.

Lucien.

Tu es le premier qui suspecte l’honorabilité de Raoul.

Tenancier.

C’est encore un signe du temps que personne ne songe à suspecter l’honorabilité d’un homme qui, sans patrimoine et sans profession, trouve moyen de dépenser cent cinquante mille francs par an.

Lucien.

Sans profession ? D’abord il est administrateur de quatre ou cinq grandes entreprises financières, il a là plus de quatre-vingt mille francs de traitement.

Tenancier.

Et pour le reste ?

Lucien.

Pour le reste, il joue à la Bourse.

Tenancier.

Et il joue de manière à ne rester honnête qu’à la condition de toujours gagner. Le jour où il perdra, sais-tu avec quoi il soldera ses différences ? Avec son honneur.

Lucien.

Ce jour-là, il se fera sauter, tous ses amis le savent ; et ses créanciers se rembourseront rien qu’avec la vente de ses meubles et de ses objets d’art.

Tenancier.

Pourquoi se ferait-il sauter, s’il laissait de quoi faire face à ses engagements ?

Lucien.

Il a un mot énergique en réponse à ta question : il appelle son luxe sa dépouille mortelle. C’est un homme trempé, va ! Il dit souvent : « La vie ne vaut pas qu’on l’accepte sans conditions ; tant qu’elle se laissera mener à grandes guides, j’y consens ; le jour où elle m’obligera à trottiner, bonsoir ! »

Annette.

Et il est homme à le faire comme il le dit.

Tenancier.

Vous croyez cela, vous autres ? Pour que vous vous laissiez prendre aux grands mots, il suffit donc qu’ils soient malhonnêtes ? C’est pitoyable ! — Au surplus, que ce monsieur se tienne ou non parole, peu m’importe. Je ne veux pas que mon fils reste sur une pente au bout de laquelle on peut entrevoir la liquidation par le suicide. Tu as vingt-huit ans, c’est le bon âge pour se marier…

Lucien.

Oh ! père !

Tenancier.

Le mariage est la rupture la plus naturelle avec la vie que tu mènes. Mon notaire et ami, M. Duperron, me propose un parti très convenable : jolie figure, bon caractère, cinq cent mille francs de dot…

Lucien.

J’ai bien le temps de penser à cela.

Tenancier.

Mais, moi, je me fais vieux et j’ai hâte de revivre dans tes fils.

Lucien.

Si tu n’as pas assez de petits-enfants, fais convoler ma sœur ; c’est l’état des femmes…

Annette.

Merci bien ! J’ai satisfait à la loi du recrutement.

Tenancier.

Tu es pourtant trop jeune pour rester veuve.

Annette.

Et pour me remarier donc ! — Non ; j’ai une belle fortune, de beaux enfants, le meilleur des chaperons, qui est mon père… Que m’apporterait le mariage ? Rien ! et il me prendrait ma liberté et mon titre de marquise. — Mauvaise affaire !… — Revenons à ce jeune garçon qui n’a pas, lui, d’objection sérieuse.

Lucien.

Pardon, j’en ai une.

Tenancier.

Laquelle ?

Lucien, se tournant vers sa sœur.

Je ne me soucie pas d’avoir des gredins de fils qui m’apporteraient tous les ans vingt mille francs de dettes, et à qui je n’aurais pas le droit de faire de la morale pour mon argent. Me vois-tu leur disant : « Sont-ce là, messieurs, les exemples que vous a donnés… votre grand-père ? Votre grand-père était un homme sérieux, qui a édifié sa fortune par son travail ; un homme vertueux, qui a le droit d’être sévère aux peccadilles de la jeunesse, parce qu’il ne les a pas connues, parce qu’il n’a jamais aimé que votre grand’mère… »

Tenancier.

C’est bien, en voilà assez. On perd son temps à parler raison à un fou.

Lucien, bas, à sa sœur.

Sésame, ferme-toi.



Scène IV

Les Mêmes, GERMAIN, puis ANDRÉ et ALINE.
Germain, du fond.

M. Lagarde demande si monsieur peut le recevoir.

Tenancier.

Quel Lagarde ?

Germain.

Dame ! celui qui sortait chez nous quand il était à l’École polytechnique avec M. Lucien.

Lucien.

André ?

Tenancier.

Faites entrer tout de suite.

Lucien.

Ah ! quelle joie de le revoir ! Te voilà donc, vieil ami…

Il s’avance vers André les bras ouverts, et s’arrête en voyant Aline.
André.

C’est ma sœur… (À Tenancier en lui serrant la main.) Bonjour, cher monsieur.

Tenancier, à Aline.

Vous voyez le meilleur ami de votre pauvre père, mon enfant.

Aline.

Je le sais, monsieur.

Elle lui présente son front, il l’embrasse.
Annette.

Voulez-vous m’embrasser aussi, mademoiselle ?

Tenancier, présentant Annette.

Ma fille.

Aline.

Ah ! madame la marquise, mon frère m’a bien souvent parlé de vous.

Annette.

Merci, monsieur André.

Elle lui tend la main.
André, à Lucien.

Ah çà ! tout le monde s’embrasse, excepté nous ; c’est injuste.

Lucien, avec emphase.

Dans mes bras, sur mon cœur !

Ils s’embrassent et puis se regardent.
André.

Tu es toujours le même, toi… toujours jeune !

Lucien.

Vingt-huit ans, pas d’infirmités !… Mais, toi, mon pauvre ami, tu t’es furieusement bronzé, sans compliment.

André.

Dame ! j’étais déjà ton aîné à l’École, et, depuis, j’ai fait toutes les campagnes de la misère, qui comptent triple.

Tenancier.

Tu as mené la vie dure, mon pauvre garçon ?

André.

Oui ; mais j’ai été plus dur qu’elle, et, aujourd’hui, je peux me dorloter… relativement. Tel que vous me voyez, je vais être bourgeois de Paris. Je vais louer un logement pour ma sœur et moi, et nous aurons une bonne… en attendant le reste de nos gens.

Lucien.

Tu as donc gagné le lot de cent mille francs ?

André.

J’ai tout simplement une fortune dans les mains.

Annette.

Contez-nous donc cela, monsieur André.

André, à Tenancier.

Ah ! vous avez eu une fameuse idée, quand vous m’avez conseillé d’entrer dans le génie civil, en sortant de l’École.

Tenancier.

Il fallait te mettre le plus tôt possible en état d’aider ta mère. Ton éducation avait épuisé sa petite réserve ; il ne lui restait que sa pension de veuve de colonel d’artillerie… peu de chose !

André.

Au bout de deux ans, je gagnais ma vie. J’avais fait un rude apprentissage aussi ! J’avais vécu avec les ouvriers, travaillant comme eux dans les ateliers, pour bien connaître les métaux et l’outillage ; j’avais été chauffeur et mécanicien, dur ! pour bien connaître le combustible et la traction ; j’ai passé dix mois, jour ou nuit, la face au feu et le dos à la bise, très dur ! Mais je savais mon métier à fond et l’ingénieur en chef du Chemin du midi de l’Espagne a pu m’employer à cinq mille francs par an. J’étais bien fier du premier argent que j’ai envoyé à ma mère !… il a servi à l’ensevelir. Pauvre sainte femme !… Pardon, monsieur.

Tenancier.

Ne te contrains pas, mon enfant, je l’ai pleurée aussi.

André.

Oui, vous la connaissiez !… La vertu sur la terre ! la loyauté ! l’abnégation !… Enfin, elle est morte. Je suis accouru… trop tard. Elle avait rejoint mon père… et nous voilà tous les deux… Pardon, je fais l’enfant… Alors, comme j’étais obligé de revenir en Espagne, je mis ma sœur en pension chez notre pasteur, qui avait cinq filles ; sa femme était grande amie de ma mère, en sorte qu’Aline se trouva dans une seconde famille, et je retournai à mon poste. J’avais déjà entrevu mon idée, qui est quelque chose comme la suppression de Gibraltar.

Tenancier.

Supprimer Gibraltar ?

André.

Soyez tranquille, je ne suis pas fou. Il ne s’agit pas de démanteler la forteresse ; je n’ai pas assez de canons à ma disposition… Gibraltar est la clef de la Méditerranée ; il s’agit d’ouvrir une autre porte en creusant un canal navigable de vingt-cinq lieues entre Cadix et Rio-Guadiario.

Lucien.

C’est le pendant du canal de Suez.

André.

Tout simplement.

Tenancier.

L’idée est plus belle que pratique.

André.

Erreur ! L’affaire est magnifique au point de vue financier… mais ce serait trop long à vous expliquer… Qu’il vous suffise pour le moment de savoir que le gouvernement espagnol accorde une subvention de quatre millions.

Tenancier.

Vraiment, l’affaire en est là ?

André.

Parfaitement ! j’ai ma concession en poche.

Lucien.

Comment t’y es-tu pris, vil intrigant ?

André.

Oh ! mon cher, une chance infernale ! un accident sur notre chemin de fer… encore trop long à raconter ! Bref…

Lucien.

La brièveté dans la narration n’est une qualité qu’à la condition de ne pas nuire à la clarté.

Aline.

N’espérez pas de détails, l’affaire est trop à sa gloire. Il a sauvé un train, en passant comme un boulet à travers une charrette de moellons.

Lucien.

Diable ! c’est crâne !

André.

Non, ce n’est que de la simple prudence : il n’y avait d’autre chance de salut que de pulvériser l’obstacle. Bref…

Lucien.

Tu étais donc sur la machine ?

André.

Oui, pour faire honneur au maréchal Cardoga, que nous emmenions… et c’est là ma chance ! Le maréchal m’invita à dîner, et je n’eus garde de manquer le coche. Il fut tout de suite très féru de mon idée ; il en parla au conseil des ministres… etc., etc. Tout allait comme sur des roulettes, quand les Anglais sont venus se mettre en travers.

Tenancier.

Je les reconnais.

André.

Ils ont dépêché à Madrid une espèce d’agent à moitié diplomatique, un certain sir James Lindsay. Je ne sais pas comment il a manœuvré, mais les capitaux espagnols sont peureux, et la Compagnie du canal de Gibraltar, qui commençait à s’organiser, s’est tout à coup dérobée sous moi ! Alors, le maréchal m’a conseillé de m’adresser aux capitalistes français ; je suis parti pour Paris ; en passant à Poitiers, j’ai pris ma sœur, que je peux dorénavant garder auprès de moi ; nous sommes arrivés hier au soir, et nous voilà !

Lucien.

Eh bien, mon cher, tu tombes bien. Je suis l’ami intime d’un homme qui va te mettre en rapport avec tous les gros bonnets de la finance.

Tenancier.

Encore d’Estrigaud ?

Lucien.

Toujours ! partout ! Mais, s’il aide André à rogner les ongles au léopard britannique, ne lui marqueras-tu pas un bon point ?

Tenancier.

Deux ! un pour André, un pour la France !

Lucien, à André.

Tu sauras que papa est toujours atteint d’anglophobie.

André.

Et moi aussi, parbleu !

Lucien.

Tiens ! pourquoi ?

André.

Mon père était à Waterloo.

Lucien.

Bah ! Gladiateur nous a vengés… Si d’Estrigaud ne suffit pas, nous mettrons en jeu les puissances occultes.

André.

Les esprits ?

Lucien.

Mieux que cela. Je connais un coulissier nommé Cantenac, qu’on soupçonne d’être le bras gauche de spéculateurs qui ont le bras droit fort long ; et il est certain qu’il a un flair surnaturel. Le rôle mystérieux qu’on lui prête, à tort ou à raison, lui donne beaucoup d’influence à la Bourse, et une affaire patronnée par lui…

Tenancier.

Tu as de jolies connaissances. J’aime encore mieux d’Estrigaud.

Lucien.

Nous commencerons par lui. Je te présenterai aujourd’hui même.

André.

Merci, c’est entendu. — Allons, petite fille, prenons congé.

Tenancier.

Un moment, mon cher André. Tu vas entrer dans une vie d’activité fiévreuse ; la journée n’aura pas assez de douze heures pour loi ; tu la passeras en courses, en démarches de toute espèce, prenant tes repas où et quand tu pourras, ne rentrant chez toi que pour dormir. Que fera ta sœur pendant ce temps-là ?

Aline.

Je l’attendrai. Soyez tranquille, je ne m’ennuierai pas ; je ne m’ennuie jamais.

Tenancier.

C’est possible ; mais une jeune fille toujours seule avec sa bonne, c’est à peine convenable.

André.

Je n’avais pas songé à cela, moi.

Aline.

Oh ! ne me renvoie pas à Poitiers ! Tu m’as promis que je ne te quitterais plus.

Tenancier.

Il y a un moyen de tout concilier. Prends, toi, une chambre à l’hôtel pendant le premier coup de feu de tes affaires ; ta sœur viendra demeurer chez nous.

Aline.

Oh ! monsieur, que vous êtes bon !

André.

Je suis très touché, monsieur, de cette offre paternelle ; mais les convenances dont vous parliez…

Tenancier, bas, à André.

Lucien ne demeure pas dans la maison.

Annette.

ademoiselle Aline habiterait dans mon appartement ; trouvez-vous que je sois un chaperon suffisant ?

André.

Ah ! marquise, vous avez gardé le cœur de ma petite amie Annette ! Voyons, Aline, que te semble de cet arrangement ?

Aline.

Oh ! moi, j’en serais bien contente… mais tu es le maître.

André, lui passant la main sur les cheveux.

Et un maître farouche, n’est-ce pas ? — Ma foi, monsieur, devant tant de cordialité, je serais un sot de faire de la discrétion. Vous nous traitez comme des parents, et vous avez raison. (Tendant la main à Lucien.)… Il y a des amitiés héréditaires qui sont de véritables parentés.

Lucien.

Et des meilleures !… mais ne nous amollissons pas. J’ai précisément rendez-vous avec d’Estrigaud ; accompagne-moi, nous allons emmancher ton affaire tout de suite.

André.

Volontiers… mais Aline ?

Annette.

Nous la gardons.

Tenancier.

Tu passeras par ton hôtel, et tu nous enverras ses bagages.

Lucien, à son père.

M’invites-tu à dîner ?

Tenancier.

Ah ! méchant garçon, quand tu dînes chez moi, l’invité c’est moi.

Lucien.

Tu es gentil, quand tu ne me grondes pas !

Tenancier.

Je ne te gronderai plus. C’est André qui te prêchera… d’exemple.

Lucien.

À charge de revanche.

Tenancier.

Ah ! je te l’abandonne ! Il est à l’abri de la contagion, celui-là.

Lucien.

Je ne prétends pas le corrompre, mais seulement lui rendre son ancienne tournure d’homme civilisé… Car je ne te dissimulerai pas, mon bon, que tu as pris un peu l’air d’un contre maître. Y tiens-tu ?

André.

Pas le moins du monde.

Lucien.

Eh bien, il faudra t’en défaire à la première occasion avantageuse. En route, je suis attendu… Au revoir, cousine.

Aline, riant.

Au revoir, cousin.

André.

Pardonnez, cher monsieur, à ma reconnaissance de ressembler à de l’ahurissement…

Lucien.

Bien rédigé, ami Chauvin… All right !

Ils sortent.



Scène V

TENANCIER, ANNETTE, ALINE.
Annette.

Vous aimez beaucoup votre frère ?

Aline.

Oh ! madame… Est-ce que vous n’aimez pas le vôtre ?

Annette.

Si fait.

Aline.

Eh bien, j’aime le mien cent fois plus.

Annette.

Qu’en savez-vous ?

Aline.

Il n’y a plus personne pour lui disputer ma tendresse, tandis que vous…

Tenancier.

Et puis André vaut mieux que Lucien, n’est-ce pas ?

Aline.

Oh ! je ne dis pas cela ! La différence que je vois entre eux, c’est qu’André se montre tel qu’il est, et que M. Lucien est timide.

Tenancier.

Lucien vous a paru timide ?

Aline.

Il m’a semblé qu’il se moquait de son émotion… n’est-ce pas de la timidité ?

Tenancier.

Et où avez-vous appris à apprécier ces nuances-là ?

Aline.

Avec des personnes qui ont le défaut contraire. J’étais à Poitiers dans une famille excellente, mais douée d’une sensibilité un peu fastueuse pour mon goût. Est-ce vraiment respecter son cœur que d’en faire parade à tout propos ?

Tenancier.

L’homme qui vous épousera ne sera pas à plaindre.

Aline.

Moi non plus.

Tenancier.

Vous le connaissez déjà ?

Aline.

Sans doute. Toutes les jeunes filles n’ont-elles pas un mari idéal ? Seulement, elles en épousent un autre… tandis que, moi, je coifferai plutôt sainte Catherine.

Annette.

Et peut-on savoir de quoi se compose votre idéal ?

Aline.

De mon père, de mon frère… et d’un étranger.

Tenancier.

Nous vous aiderons à le trouver.

Aline.

Oh ! je ne suis pas pressée.

Germain, entrant.

Il y a en bas un commissionnaire avec des bagages. Où faut-il les mettre ?

Annette.

Chez moi. Venez voir votre appartement, ma chère Aline… vous voulez bien que je ne vous appelle plus mademoiselle ?

Aline.

À condition que je continuerai à vous appeler madame.

Annette.

À cause de mon grand âge, oui. Je sens que je vous aimerai de tout mon cœur.

Tenancier.

Moi, c’est déjà fait.