La Convention (Vitet)/02

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La Convention (Vitet)
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 27-57).
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LA CONVENTION





Histoire de la Contention nationale, par M. de Barante; tomes III, IV, V et VI.




Il y a deux ans, lorsque M. de Barante commençait cette publication maintenant achevée, l’histoire de la convention avait, il faut le dire, plus d’à-propos qu’aujourd’hui. C’était un sujet de circonstance. Nous sortions de 1848, nous touchions à 1852 : on avait fait un 10 août, on nous promettait une terreur. Chacun avec anxiété cherchait dans nos fastes révolutionnaires le souvenir ou l’exemple, soit des excès qu’il avait vus la veille, soit des calamités qu’il attendait le lendemain. Tout cela, nous le reconnaissons, est déjà loin de nous; mais parce que l’ouragan, dont tant de gens avaient peur, s’est évanoui avant de naître, parce que le vent s’est élevé d’un autre point de l’horizon et nous a transportés tout d’un trait en brumaire sans passer par prairial, s’ensuit-il qu’une exacte peinture des misères et des crimes que peut engendrer chez nous la fièvre démocratique soit désormais hors de saison?

M. de Barante ne l’a pas cru. Il a continué son œuvre, comme si rien n’était changé, sans se détourner ni se ralentir. Et maintenant sa tâche est remplie. Nous avons un récit véridique et complet de ces trois années formidables, la plus dure, la plus horrible épreuve qu’ait subie notre patrie. Un tel livre a beau ne pas répondre aux préoccupations du jour, il n’en est pas moins opportun et salutaire. C’est dans les temps de calme et de silence qu’il faut s’aguerrir à la tempête. L’esprit démagogique n’est pas toujours menaçant, il a ses heures de lassitude, ses momens de défaillance; mais se tient-il jamais pour battu? est-il jamais plus à craindre que lorsqu’il paraît endormi? Ce n’est donc pas un anachronisme que de méditer, même aujourd’hui, sur ces temps de sinistre mémoire, et de signaler à un pays où tout s’oublie si vite l’abîme constamment ouvert sous ses pas. Il y a des gens, nous le savons, qui fuient ces souvenirs, de peur de troubler leur repos. Il leur faut de moins sombres lectures. A quoi bon étudier des temps qui ne reviendront plus? — Ils ne reviendront plus si vous êtes sur vos gardes, si les générations qui vous suivent ne s’engourdissent pas dans un oubli trompeur, si le danger leur apparaît et les tient en éveil. Il faut donc leur parler des maux que nos pères ont soufferts, leur en dire les vraies causes, les préparer d’avance à n’être dans l’occasion ni effrayées ni surprises. Voilà ce qui donne à l’œuvre de M. de Barante un éternel à-propos. Pas plus aujourd’hui qu’il y a deux ans nous ne voulons analyser cette histoire[1], en suivre pas à pas les dates et les faits, en réciter la table des matières; mais pour achever d’apprécier le plan, le but, la méthode de l’auteur, pour faire sentir l’esprit, le caractère général de son œuvre, est-il un moyen plus sûr que de le suivre dans son récit? Parcourons donc ces quatre nouveaux volumes, essayons d’en signaler au moins les sommités et de nous orienter ainsi au travers des événemens et des péripéties qu’ils renferment.

Le second volume s’arrêtait aux approches du 31 mai. Le troisième est consacré d’abord à reprendre et à raconter en détail les faits précurseurs de la crise. Triste récit où apparaît pour la dernière fois l’imprévoyante faiblesse des girondins ! Dans ces deux mois qui précèdent leur chute, ils préparent eux-mêmes tout ce qui doit la précipiter. C’est par eux que le tribunal révolutionnaire était né; c’est encore d’eux que vient le comité de salut public. Ils font décréter la dictature, sans s’être au moins assurés qu’ils l’exerceront par eux-mêmes. La destinée de ces hommes de parole, qui avaient besoin de la liberté, qui l’invoquaient sans cesse, était d’être les premiers auteurs de toutes les lois qui l’étouffaient. Et pourtant que de leçons, que d’avertissemens n’avaient-ils pas reçus? Au moment où Isnard, pour échapper à une difficulté passagère, pour écarter les soupçons de complicité avec Dumouriez, demandait, au nom de ses amis, cette création nouvelle, ce comité d’exécution entre les mains duquel l’assemblée devait abdiquer, leurs ennemis n’avaient pas pris la peine de déguiser la portée du projet. Marat, de sa voix cynique, avait dit à l’assemblée : « Il faut qu’on sache bien ce que nous allons voter. C’est la violence, c’est le despotisme de la liberté qu’il s’agit d’organiser pour écraser le despotisme des rois. » La franchise du commentaire souleva bien quelque objection : les girondins hésitèrent, mais n’en votèrent pas moins. Après avoir lancé l’assemblée, reculer n’était plus possible : le vote fut rendu. Ils venaient de doter leur patrie de l’instrument de tyrannie le plus puissant qui ait jamais existé.

Puis, quelques jours après, à quoi dépensent-ils leurs efforts? Qu’obtiennent-ils de l’assemblée à force d’éloquence? L’accusation de cet abject Marat. Satisfaction puérile! Ils lui ménagent un triomphe. Ce tribunal où ils l’envoient, ce tribunal dont l’invention leur appartient, ils l’ont laissé peupler de leurs plus fougueux ennemis. Marat absous, applaudi, couronné de fleurs, transporté sur les bras d’un cortège déguenillé, revient insolemment s’asseoir sur ces bancs qu’ils avaient cru purger de sa présence, et s’apprête à commander contre eux un plus sérieux ostracisme.

Malgré cette série d’impardonnables fautes, ils avaient alors pour eux, ne l’oublions pas, les vœux, les sympathies, les secrets encouragemens des opprimés de tous les partis, c’est-à-dire de la France muette et tremblante, de la France, les jacobins exceptés. Plus les sans-culottes grandissaient en audace, en démence, en fureur, plus les girondins gagnaient en estime et en bonne renommée. La société dissoute et dispersée, sans courage et sans espoir, se tournait vers eux avec reconnaissance comme vers ses derniers défenseurs. «On oubliait, dit M. de Barante, le mal qu’ils avaient fait l’année précédente, l’encouragement qu’ils avaient donné à la faction qui les menaçait aujourd’hui, le 10 août qu’ils avaient suscité et dont ils réclamaient la complicité, leur coopération empressée ou docile à toutes les mesures révolutionnaires, la mort du roi lâchement votée, tout leur passé si récent : on voyait en eux des sauveurs. « Dans les départemens, dans les villes surtout, à Bordeaux, à Lyon, à Marseille, on leur tressait des couronnes, on chantait leurs louanges, on leur envoyait des adresses et des députations. Ce mouvement des esprits, où ne se mêlait encore aucune pensée de royalisme ni de contre-révolution, avait gagné l’assemblée elle-même : la majorité, jusque-là flottante, se décidait de plus en plus pour la gironde. Qu’on juge de la rage des jacobins! Ils étaient avertis par leur vaste correspondance que partout ils perdaient du terrain. A Paris même l’influence allait leur échapper. Si une fois les modérés devenaient les plus forts, s’ils faisaient la constitution, s’ils composaient un gouvernement, c’en était fait de la puissance jacobine. Il n’y avait donc pas à balancer, il fallait un coup de force, un coup d’état, un nouveau 10 août; il fallait traiter la convention comme on avait traité la monarchie. De là le 31 mai.

Cette journée était depuis six mois dans la pensée de Robespierre; dès que l’urgence en fut comprise par le parti tout entier, vers la fin d’avril environ, le travail insurrectionnel commença. Il faut suivre dans le récit de M. de Barante les longs apprêts, les savans préliminaires de cette émeute. Ce sont des détails instructifs. Les traditions du 20 juin et du 10 août étaient encore toutes fraîches, on s’y conforma ponctuellement, selon l’usage des partis, qui copient à satiété les moyens qui leur ont une fois réussi. Il y avait lieu pourtant, en cette circonstance, à procéder plus simplement. Tant de précautions et de conciliabules n’étaient pas nécessaires : on complotait à coup sûr. Que pouvaient les girondins? Ils avaient contre eux la commune, le tribunal révolutionnaire, tous les agens de l’autorité publique; ils ne pouvaient donner un ordre sans être désobéis. Dans le lieu même de leurs séances, les tribunes publiques vociféraient contre eux sans qu’ils eussent le pouvoir de chasser les perturbateurs. Il est vrai qu’au scrutin ils avaient la majorité, c’est-à-dire quelques voix de plus que leurs adversaires, voix timides, incertaines, toujours prêtes à les abandonner. Mieux eût valu quelques soldats : ils n’en avaient pas un. Les seules troupes qu’il y eût alors dans Paris étaient quelques milliers de volontaires recrutés dans les cabarets pour la guerre de Vendée, et soldés par la commune, qui les avait mis sous les ordres du septembriseur Henriot. Ainsi ceux contre qui tant de gens conspiraient n’étaient pas difficiles à vaincre. Ils n’avaient que des phrases pour lutter contre des bras, des piques, des canons, et leurs plus grands ennemis, c’étaient encore eux-mêmes, c’étaient leurs indécisions, leurs faiblesses, leur incurable imprévoyance. S’ils avaient été d’autres hommes, ils auraient eu des défenseurs : une partie des sections se prononçaient peureux sans oser se mettre en mouvement. En payant de leur personne, ils les auraient entraînées, et alors quel désarroi dans les rangs de l’insurrection! La moindre démonstration de résistance eût dérangé tous les calculs. N’avait-on pas vu, dans la soirée du 26 mai, la société des jacobins éperdue, consternée à la seule nouvelle que la section de la Butte des Moulins venait de prendre les armes pour l’assemblée? L’idée qu’un modéré pût se battre faisait sur ces buveurs de sang l’effet d’un coup de foudre; la séance fut suspendue; il fallut que Robespierre les gourmandât et leur prouvât que la nouvelle était fausse, sans cela ils ne l’auraient point écouté. Avis éternel à ceux qui ont affaire à la démagogie : elle n’avance que quand on recule; dès qu’on marche en avant, elle fuit.

Danton, avec ce langage pittoresque et grossier dont il usait dans les couloirs et qui valait cent fois mieux que ses déclamations de tribune, dépeignait à merveille la situation des deux partis : «Je sais bien, disait-il, que nous sommes en minorité dans l’assemblée; nous n’avons pour nous qu’un tas de gueux qui ne sont patriotes que quand ils sont soûls. Nous sommes un tas d’ignorans : Marat n’est qu’un aboyeur, Legendre n’est bon qu’à dépecer sa viande, les autres ne savent que voter par assis et lever. Nous sommes bien inférieurs en talens aux girondins; mais si nous avions le dessous, ils nous feraient un crime des journées de septembre, de la mort de Capet et du 10 août, dont ils ont été d’accord. Il faut donc marcher sur eux : ce sont de beaux parleurs qui délibèrent et qui tâtonnent; nous avons plus d’audace qu’eux, et la canaille est à nos ordres. »

C’était bien juger son monde. Tout se passa comme il avait prévu. Les beaux parleurs tâtonnèrent, et au dernier moment tentèrent un expédient qui hâta la catastrophe. Une commission extraordinaire de douze membres, placée momentanément au-dessus du comité de salut public lui-même, fut chargée de veiller à la défense de l’assemblée. Le scrutin y fit entrer douze girondins, avec mission de faire de la force, bien que la majorité, en les nommant, fût résolue d’avance à les abandonner si par hasard ils en faisaient. La commission renouvela la faute commise le mois précédent; au lieu de casser la commune et d’éteindre hardiment ce foyer d’insurrection, elle fit arrêter un homme. Ce ne fut plus Marat, ce fut Hébert, le substitut de la commune, l’ignoble auteur du Père Duchêne. De ce moment, la populace eut un mot d’ordre plus commode et moins contestable que l’expulsion des députés de la droite; elle demanda la liberté d’Hébert et la suppression de la commission des douze. A peine sa voix eut-elle grondé, que la pauvre commission, dans un abattement indicible, lâcha son prisonnier et offrit sa démission. C’était abdiquer devant l’émeute, arrêt de mort de tout pouvoir, quel qu’il soit. Le dénoûment devenait inévitable; il fut aussi prompt qu’au 10 août. Les deux coups de main, comme les deux complots, étaient calqués l’un sur l’autre; ce furent les mêmes rôles, presque les mêmes acteurs. Il y manqua pourtant le dévouement des Suisses, car personne ne se fit tuer cette fois. Pache, le nouveau maire, suivit dévotement la trace de son prédécesseur : il rassura la convention jusqu’au dernier moment, comme Pétion avait rassuré le roi. « Ce n’est rien, disait-il quand le tocsin sonnait, quand le canon grondait, quand le Carrousel était envahi par Henriot et sa bande, ce n’est rien qu’une insurrection morale. » Pétion n’avait pas mieux dit; mais cette fois Pétion était à la place du monarque : il allait, lui aussi, assister à sa déchéance. Et tout cela en moins d’une année! Quelle leçon! quel éclair dans cette nuit profonde ! quelle intervention manifeste de la divine justice !

Quand Dieu par plus d’effets montra-t-il son pouvoir?

Mais les yeux ne devaient pas s’ouvrir, et la nuit n’en devint que plus profonde.

Si la lutte était encore possible avant le 31 mai, si les girondins, à leur poste, pouvaient risquer utilement leur vie, ils ne le pouvaient plus le lendemain. Les uns, et les plus notables, se soumirent au décret d’arrestation; d’autres, plus prudens, se cachèrent dans Paris; ceux qui s’échappèrent pour en appeler à la force firent vainement un essai de guerre civile. Non-seulement ils avaient porté à Évreux et à Caen ces faiblesses de caractère qui les avaient perdus à Paris, mais leur cause n’intéressait plus personne. Les mécontens de tous les partis qui les soutenaient la veille, lorsque le pouvoir était nominalement à eux, n’avaient aucune envie de se faire tuer pour le leur rendre. Autre chose est aider de ses vœux et même de ses efforts un gouvernement qu’on n’aime pas, afin d’en éviter un pire; autre chose en renverser un, si mauvais qu’il soit, sans savoir à qui profitera sa chute. On se contente d’un pis-aller quand on le tient, on ne se bat pas pour le conquérir. M. de Barante demande avec raison à qui pouvaient s’adresser les girondins proscrits? Aux amis de la monarchie? Ils se vantaient de l’avoir renversée. Aux parens des émigrés? Il n’était pas une loi de spoliation ou de sang qu’ils n’eussent proposée ou votée. Aux familles religieuses? Ils tenaient à honneur d’avoir persécuté les prêtres. Ils n’avaient de soutiens naturels que les républicains modérés, parti peu nombreux même alors, habile à faire les affaires de la démagogie, incapable de jamais sauver ni sa cause ni ses amis. La révolte des girondins était donc chimérique. C’était encore de la déclamation. Au bout de quelques semaines, il ne resta plus vestige de leur échauffourée. Lyon lui-même, qui seul avait vaillamment résisté, succomba dans sa lutte héroïque, et la montagne n’eut plus en face d’elle à l’intérieur d’autres ennemis que les paysans vendéens. Ceux-là étaient redoutables, parce qu’ils étaient des cœurs simples, obéissant à leurs croyances, et non des rhéteurs fourvoyés luttant pour leur ambition; mais ces derniers champions de la foi croyaient à l’impossible, à la résurrection pure et simple de l’ancien régime, sans mélange ni transaction. De là leur enthousiasme et leurs victoires; de là aussi leurs inévitables revers. Les Vendéens succombèrent comme avaient succombé les Lyonnais; en moins de six mois, ils cessaient d’être redoutables aux vainqueurs du 31 mai.

Ces luttes locales, partielles, isolées, sans unité d’opinion ni de drapeau, et par conséquent impuissantes, avaient pourtant un résultat. Pour la première fois depuis quatre ans, la France venait de se débattre contre l’insurrection. Jusque-là l’insurrection avait été acceptée comme un juge souverain et sans appel, donnant à qui bon lui semblait le pouvoir. Roi, assemblée, magistrats, fonctionnaires, corps publics, simples citoyens, tout le monde s’était incliné devant la toute-puissance de l’insurrection. Pour la première fois, on venait de contester ses arrêts, audacieuse nouveauté que les vainqueurs ne pouvaient souffrir. Ils allaient essayer d’étouffer dans son germe cet esprit d’affranchissement; ils allaient se fortifier dans la France vaincue et soumise comme dans une citadelle imprenable, au moyen d’un régime d’oppression et d’extermination systématique qu’aucun peuple civilisé n’avait encore subi. L’histoire conservait le souvenir des gouvernemens violens et sanguinaires qui avaient pratiqué la terreur; ce qu’elle n’avait jamais vu, c’était un gouvernement professant la théorie de la terreur, en faisant une institution et une arme légale pour assassiner de propos délibéré toute une partie du peuple soumis à sa domination. L’histoire parlait aussi de gouvernemens révolutionnaires, c’est-à-dire nés du triomphe de la force, mais travaillant aussitôt à corriger ce vice originel et à s’assimiler aux anciens gouvernemens; ce qui ne s’était jamais vu, c’était un gouvernement se proclamant lui-même révolutionnaire, se déclarant incompatible avec tous les pouvoirs existans, leur jetant à tous un défi, et se donnant la mission de perpétuer indéfiniment la tempête d’où lui-même était sorti.

Tel fut pourtant le programme des hommes que la défaite des girondins laissait maîtres de la France, programme qu’ils rédigèrent en décret solennel, et que la convention, décimée et muette, vota le 10 octobre. Entre le 31 mai et le 10 octobre, tant qu’il y avait eu sur un point quelconque du territoire une lutte plus ou moins énergique, une ombre de protestation, les vainqueurs avaient ajourné cette proclamation publique de leur système. La terreur et le gouvernement révolutionnaire existaient déjà de fait, ils n’avaient pas encore pris place au Bulletin des lois; le tribunal était en exercice, il n’osait pas encore s’affranchir d’un semblant de procédure; la guillotine se dressait quelquefois, elle ne fonctionnait pas tous les jours. Ce ne fut qu’après la prise de Lyon, après les premiers désastres des Vendéens que Robespierre et Saint-Just se crurent assez forts, assez sûrs du lendemain pour mettre pompeusement la terreur à l’ordre du jour.

De ce moment, l’histoire n’est plus qu’un nécrologe, et M. de Barante semble accomplir un devoir funèbre en continuant son récit. Il ne parle pourtant que des plus illustres condamnés, de ceux qui tombent les premiers dans ce massacre juridique; mais la liste en est longue. En entrant dans de touchans détails sur les dernières heures de leurs vies, c’est presque une consolation qu’il nous donne : ainsi qu’il le dit lui-même : « Le courage et la noble contenance des victimes relèvent l’honneur national souillé par les bourreaux. »

Ce qui étonne, ce qui confond dans cet affreux régime, ce n’e.st pas son atrocité seulement, c’est sa durée. Le sac d’une ville, quelque désespérée qu’ait été la défense, quelque féroces que soient les vainqueurs, ne se prolonge pas au-delà de quelques jours; les bras se lassent de frapper; la satiété, le dégoût, mettent fin au carnage : ici le carnage a duré dix mois, sans interruption, sans relâche, les bourreaux s’échauffant toujours à mesure que les têtes tombaient. Et vingt-cinq millions d’hommes ont assisté à ce spectacle, le cœur paralysé, les bras glacés par la peur. Paris, pendant ces dix mois, a vu chaque jour, aux mêmes heures, le fatal tombereau suivre les mêmes rues, toujours chargé de victimes humaines, et jamais un cri généreux n’est parti de la foule, jamais un noble effort n’a seulement été tenté; que dis-je? toujours il s’est trouvé des hommes, des femmes, des enfans pour jeter à ces malheureux des outrages et de la boue. Que faisaient donc les gens de bien? Chacun ne songeait qu’à soi, ne connaissant plus en ce monde d’autre soin, d’autre devoir que d’éviter la mort. Pour se sauver, les uns déguisent leur demeure, chargent leurs cheminées de bustes de Marat, tapissent leurs murs de ses images, s’abonnent aux journaux sans-culottes; d’autres se déguisent eux-mêmes, endossent la carmagnole, s’en vont à la section, jurant comme des crocheteurs, opinant comme des jacobins et finissant leur journée par entonner le soir la Marseillaise à l’Opéra, car les théâtres étaient ouverts, et dans les journaux du temps vous lisez sur la même page les noms des condamnés mis à mort le matin et ceux des comédies qui se joueront le soir!

Quand on n’a pas vécu dans ces temps désastreux, on ne peut s’en faire une idée; tant de crime et tant de lâcheté, notre esprit se refuse à y croire ! Et pourtant, si jamais Dieu nous condamnait à revoir de tels jours, serions-nous plus vaillans que nos pères? Que de raisons d’en douter, — à commencer par cet égoïsme que les divisions des partis, leurs sottes rivalités, leur amour-propre invincible nous ont inoculé plus profondément que jamais, puis aussi cette doctrine si bien enracinée chez nous, que, quel que soit le gouvernement qui s’empare de la France, les gens de bien lui doivent leurs services et ne peuvent abandonner leurs fonctions! Admirable instrument de toutes les tyrannies! Croit-on que la terreur, par exemple, se fût ainsi établie et perpétuée, si tous ceux qui dans la convention la maudissaient tout bas avaient eu dès le premier jour, dès le lendemain du 31 mai, le courage alors facile de résigner leur mandat, de laisser à la montagne seule la responsabilité de ses crimes? Sans la sanction de leur présence, sans l’autorité d’une assemblée revêtue d’un caractère légal, c’est-à-dire en nombre suffisant pour voter, jamais les plus hardis montagnards, jamais surtout Robespierre, n’auraient seulement conçu ce qu’ils ont osé. Tenter alors des élections était chose impossible : il leur fallait une assemblée, et ils n’avaient que celle-là. Les membres de la plaine et du marais, les débris de l’ancien côté droit étaient donc pour Robespierre des instrumens indispensables; c’est à ce titre qu’il les a non-seulement sauvés de la guillotine, mais ménagés et caressés. Sans cet échange de bons offices, le salut de ces muets, de ces types du modérantisme, serait une énigme inexplicable. De telles complicités nous semblent plus honteuses que le crime lui-même. Les vrais coupables du sang versé ne sont pas seulement ceux qui l’ont répandu pour leur compte, francs scélérats qui dans leurs discours affectaient, professaient, outraient, s’il est possible, leur propre scélératesse; ce sont ces hommes qui n’ont pas même osé fuir les bancs d’où leurs collègues venaient d’être arrachés, qui tous les matins sont venus s’y rasseoir, comme des automates, assidus, silencieux, se levant, s’asseyant dix fois, vingt fois par jour pour convertir en lois le vol ou l’assassinat : misérable métier qu’ils acceptaient pour vivre, uniquement pour vivre, comme l’un d’entre eux l’a depuis confessé!

À ce spectacle monotone et lugubre s’entre-mêlaient parfois des coups de théâtre imprévus. Le public étonné voyait passer sur la charrette les proscripteurs en guise de proscrits, et bien qu’après chacune de ces crises la persécution redoublât et le sang coulât à plus grands flots, il accueillait avec une joie secrète ces commencemens de réparation et de justice; sa patience s’en ranimait; il en concluait que ses maux pouvaient enfin avoir un terme. Deux châtimens de ce genre occupent une place principale dans l’histoire de la terreur et sont comme le prélude d’un châtiment plus solennel, du 9 thermidor. A quinze jours d’intervalle, les hébertistes d’un côté, les dantonistes de l’autre, sont frappés par le comité, c’est-à-dire par les trois hommes qui le dominent, Robespierre, Saint-Just et Couthon. Ces deux coups d’état sont des 31 mai en miniature, de même que le 31 mai lui-même n’est qu’un diminutif du 10 août. Les procédés se simplifient avec l’expérience : on ne convoque plus la canaille, on n’arme plus les sections; point de canon, point de tocsin; on fait tout simplement arrêter dans leur lit les hommes dont on veut se défaire, et Paris à son réveil apprend que le père Duchêne et ses ignobles compagnons, ces extravagans démoniaques, vont passer par la guillotine, que la commune est renversée, cette commune par qui fut fait le 31 mai, par qui sont au pouvoir ceux qui la déciment aujourd’hui. Le comité la détruit pour n’être pas détruit par elle, et Paris d’applaudir : il n’en est pas plus libre, mais c’est toujours des oppresseurs, des aboyeurs de moins!

Puis quinze jours après, le 2 avril, c’est le tour de Danton. Il est accusé, qui l’eût cru? de modération, de clémence. Il a pris en dégoût les massacres depuis qu’il ne les commande plus. Il s’est aperçu, un peu tard, qu’on ne fondait rien dans le sang; il voudrait modérer, régulariser le torrent que sa violence a déchaîné ; en un mot, il se fait girondin. Il rêve, il poursuit des chimères, comme ces beaux parleurs dont naguère il se moquait. Comme eux, au lieu d’agir, il délibère, il tâtonne : plus d’audace, plus de Danton. Une fois dans le cachot d’Hébert, il ne pèse pas plus que lui; sa mort étonne un peu plus, réjouit un peu moins, mais n’émeut pas davantage.

Après ce double coup, la table est rase à gauche aussi bien qu’à droite. Les triumvirs ou plutôt les décemvirs, car le comité n’est pas encore divisé, n’ont plus rien qui leur porte ombrage. « Maintenant, s’écrie Robespierre, nous sommes dégagés des conspirateurs, nous n’avons plus d’obstacle à rendre le peuple heureux. » Et pour travailler au bonheur du peuple, il fait ajouter quatre sections au tribunal révolutionnaire, afin d’imprimer à la justice une salutaire activité, afin que le peuple ait la consolation de voir tomber moins lentement la tête de ses ennemis. Puis, comme en dépit de ce renfort le sang ne coulait pas assez vite, comme les prisons, encombrées par la loi des suspects, ne se vidaient pas assez tôt, le génie révolutionnaire enfante son chef-d’œuvre la loi du 22 prairial, la loi des condamnés, la loi de l’extermination en masse. Plus d’instruction, plus d’interrogatoires préalables, plus de témoins, plus de défenseurs; rien que des preuves morales et la conscience du juge ! « La convention frémissait d’épouvante, nous dit M. de Barante, en écoutant Couthon développer ce projet. » Il fallut pourtant le voter séance tenante, sans sursis, sans amendement. « point de délai, répondait Robespierre à quelques voix timides murmurant l’ajournement, vous devez décréter sur-le-champ, parce que vous n’êtes plus sous l’empire des factions, parce que tout délai serait pour les conspirateurs un moyen de corrompre l’opinion; quiconque est embrasé de l’amour de la patrie doit accueillir avec transport le moyen de frapper ses ennemis. »

Voilà comment le dictateur usait de sa victoire. Devenu tout-puissant, maître absolu, il semblait de plus en plus avide de vengeance et de sang. Moins on lui résistait, plus il était impitoyable. Les quatre derniers mois de son règne, depuis la mort de Danton jusqu’au 9 thermidor, virent tomber plus de victimes que tous les autres ensemble. C’est la terreur dans la terreur. A Paris, sous les yeux de la convention et des triumvirs, le nombre des exécutions alla toujours croissant jusqu’à l’heure de la délivrance; mais là du moins les têtes ne tombèrent qu’une à une. En province, on perdait moins de temps : les mitraillades de Lyon avaient enseigné un moyen plus sommaire de rendre la justice; on en usa pendant ces quatre mois avec d’affreux raffinemens. Les noyades de Nantes, les massacres d’Arras, les boucheries de Bédouin et d’Orange, firent presque oublier les tueries des Brotteaux.

Faut-il croire, comme le veulent quelques historiens, que Robespierre fût las et dégoûté de son système; que s’il eût encore vécu seulement quelques jours, il allait devenir clément et modéré? Est-il vrai que la terreur, qui cessa par sa chute, eût également cessé par son triomphe? De quelle preuve appuie-t-on cette indulgente conjecture? On cite ce mot de Saint-Just : « Encore quelques châtimens, et nous mettrons la clémence à l’ordre du jour. » Mais à bon entendeur ce mot ne promet pas, il menace; aussi ne rassura-t-il personne. Quant à Robespierre lui-même, pas un acte, pas une parole qui ait laissé percer, même au dernier moment, un symptôme quelconque de projets pacificateurs. Que se passait-il dans sa froide cervelle? Personne ne le peut dire. Ce que nous savons, c’est que les jacobins étaient sa force, que c’est par eux qu’il dominait la convention et par la convention la France. S’il leur parlait en maître, s’il les tançait quelquefois, au fond il leur obéissait toujours; il ne pouvait s’en séparer. Les jacobins savaient très bien, tous par instinct, quelques-uns par réflexion, qu’ils ne survivraient pas à la terreur. Ce n’étaient pas seulement leurs haines politiques qui les condamnaient à verser du sang, c’était la conscience de leurs propres méfaits. Ils se sentaient incompatibles avec toute société gouvernée par des lois. Le retour de la justice était pour eux l’heure du châtiment; ils n’avaient de salut que dans le désespoir. Et l’on voudrait que Robespierre eût rêvé la douceur et la modération, au risque de rompre avec eux, de perdre son armée, de se livrer sans défense à l’ennemi, de provoquer une réaction impossible à contenir! Non, comme les jacobins, il fallait qu’il marchât toujours dans sa route sanglante; il ne pouvait s’arrêter qu’à l’abîme. Ni l’idée ni le pouvoir de mettre fin à la terreur ne devaient appartenir à ceux qui l’avaient créée. La guillotine était une machine indomptable que ne pouvaient plus arrêter ceux qui l’avaient mise en mouvement.

A défaut de ces nécessités de situation, Robespierre, par son seul caractère, eût été inaccessible aux idées qu’on lui prête. Jamais il ne se fût résigné à la clémence, parce que jamais l’extermination des aristocraties de naissance, de richesse, et surtout de talent et de réputation, n’eût été complète et suffisante à son gré. La haine était le fond de son âme et de sa politique. M. de Barante, qui le connaît et qui le peint jusque dans ses moindres replis avec une sagacité pénétrante, le montre médiocre en tout, supérieur seulement dans la haine. Personne n’a poussé plus loin l’art de perdre ses ennemis. L’envie le rendait habile, presque éloquent; parfois aussi elle tournait en fureur et le faisait sortir de son impassibilité. Deux choses lui étaient également impossibles, supporter un rival et la contradiction.

Cette horreur de la contradiction hâta l’heure de sa chute. Ses collègues des comités étaient à genoux devant lui; il les trouvait irrespectueux et indociles. Discuter avec eux était une souffrance. Peu à peu il s’éloigna, s’isola, devint comme étranger au comité et ne parut plus qu’aux Jacobins, où il trônait tout à son aise. C’était en jouant le même jeu, en quittant ainsi la partie, que Danton s’était perdu, et avant lui la gironde. Robespierre l’oubliait, ou plutôt il se croyait invulnérable : sûr de ses jacobins, sûr de la nouvelle commune, son œuvre, son enfant, tout lui semblait possible. Il ne quittait le comité que pour y rentrer bientôt en maître plus absolu, après une épuration dont il dressait déjà la liste. Ce qu’il ne voyait pas, c’est que l’émeute, son moyen habituel d’imposer sa volonté, commençait à avoir fait son temps. A force d’élargir le cercle des proscriptions, à force d’ensanglanter aussi bien les échoppes que les châteaux, on avait guéri tout le monde de la fièvre révolutionnaire; la populace avait perdu son feu; ses chefs étaient sans entrain; les ressorts de l’insurrection étaient usés et détendus. Robespierre obéissait donc à une routine à la fois impuissante et dangereuse en organisant un nouveau 31 mai contre ses derniers amis et ses derniers complices. Quant à ceux-ci, forcés de se défendre, forcés de risquer leurs têtes pour essayer de les sauver, ils ne s’apercevaient pas davantage de l’état nouveau des esprits. Aucun d’eux ne s’imaginait que l’heure de la justice eût sonné, aucun d’eux ne songeait à gouverner sans la guillotine; seulement ils n’en voulaient que pour autrui, pas pour eux. Ils se dévouaient non pour délivrer la France d’un tyran, mais pour échapper eux-mêmes à la tyrannie, sauf ennsuite à en hériter.

Quel que fût leur motif, ils osèrent résister. Pour réussir, il n’en fallait pas davantage. Ici commence une ère toute nouvelle. Nous entrons dans la troisième phase de la vie de la convention et dans les deux derniers volumes de l’histoire de M. de Barante. C’est là que s’achève et se complète le tableau de la terreur, car rien ne fait comprendre ce qu’elle a été comme de voir ce qu’il a fallu de temps, d’efforts et de sang pour en sortir, c’est-à-dire pour renoncer aux habitudes violentes et despotiques qu’elle avait fait contracter, pour accoutumer les esprits à un autre procédé de gouvernement que l’oppression et l’extermination. On se figure assez généralement le 9 thermidor comme un changement à vue, comme une grande et subite délivrance; on croit que du soir au matin la France a recouvré la vie et la liberté, que toutes les poitrines ont aussitôt respiré largement, que le règne de la justice a été sinon rétabli de fait, du moins hautement reconnu et proclamé. Consultez M. de Barante, et vous saurez à quoi vous en tenir. Cette partie de son livre est vraiment neuve et instructive; elle est à la fois plus franchement originale et d’une vérité plus saisissante que tout le reste de l’ouvrage. Nul n’avait compris comme lui et si bien mis au jour les caractères complexes de cette époque, ses instincts pervertis, ses penchans tyranniques, sa perpétuelle confusion des idées de justice et de vengeance; jamais on n’avait analysé du haut d’une politique aussi saine et aussi libérale l’esprit thermidorien, c’est-à-dire l’état de la France durant cette réaction non moins révolutionnaire que la révolution elle-même.

La victoire de thermidor, comme toutes les victoires précédentes, fut scellée du sang des vaincus. Robespierre et ses deux acolytes n’étaient pas tombés seuls; outre son frère et Lebas, qui voulurent mourir avec lui, outre Henriot, Coffinhal et quelques représentans, soixante-dix membres de la commune et vingt et un autres individus, en tout cent trois personnes, furent dans les vingt-quatre heures envoyés au supplice sans jugement, sans discussion, sans constatation régulière de l’identité de chacun, en masse, par catégorie, la plupart sur de simples ouï-dire ou sur la proposition à peine écoutée de tel ou tel représentant. « Cette clôture de la terreur, dit M. de Barante, lui appartenait donc encore. »

Le lendemain commença la guerre entre les vainqueurs. Ils étaient de deux sortes. Nous ne parlons pas des membres de la plaine : ceux-là n’avaient pris parti que vers la fin de la journée, lorsque le sort s’était prononcé, lorsque leur maître était presque à terre; nous parlons des meneurs. C’étaient d’abord les terroristes du comité, les Billaud-Varennes, les Collot d’Herbois, séides de Robespierre, s’il n’eût pris fantaisie de se débarrasser d’eux, admirant sa politique, choqués seulement de son orgueil, de sa dévotion à l’Etre suprême et de ses airs de marquis; du reste les mains encore fumantes du sang versé dans leurs missions, se glorifiant de l’avoir répandu, se promettant de faire longtemps encore transpirer le corps social par raison de santé, et professant, comme leur ami Barrère, que les morts seuls ne reviennent pas. À ces gens-là s’étaient unis, pour le jour du combat, les Tallien, les Barras, les Bourdon, les Legendre, tous amis et disciples de Danton, montagnards et septembriseurs comme lui. Ils l’avaient renié prudemment après sa chute; ils s’étaient fait oublier sur quelques bancs obscurs de la montagne, mais l’occasion d’une revanche et surtout la perspective d’un danger personnel leur avaient subitement rendu le courage et la voix.

A qui allait passer l’héritage de Robespierre? Des deux côtés les hommes se valaient. Entre Collot d’Herbois et Tallien, par exemple, quelle était la différence? L’un venait de faire de la terreur à Lyon, l’autre en avait fait six mois auparavant à Bordeaux. Seulement un instinct secret, une certaine habitude d’obéir aux circonstances, avaient averti Tallien et ses amis que la chance pouvait tourner, que mieux valait servir la république avec un peu moins d’ardeur. Ils n’en restaient pas moins jacobins au fond de l’âme, sans remords et même sans regrets. Pourquoi rougir de leurs anciens exploits? Que pouvaient-ils se reprocher? Ils avaient eu la fièvre comme tout le monde; ils avaient agi selon le temps. — Tel est, dit M. de Barante, le cynique langage que, de révolution en révolution, ont constamment tenu les survivans de l’école de Danton. — École vraiment féconde, qui paraît décidée à ne périr jamais.

Pour disputer la place aux débris du parti terroriste, que pouvaient faire les débris du parti de Danton? Les classes inférieures, les faubourgs, les sociétés populaires, tout le vieux flot révolutionnaire en un mot appartenaient de droit aux premiers. Force était donc de chercher ailleurs lui appui.

C’est alors qu’apparaît sur la scène un personnage tout nouveau, l’opinion. Jusque-là ce qu’on avait appelé l’opinion, c’étaient les hurlemens de la démagogie; les voix libres et raisonnables n’étaient comptées absolument pour rien. Il est vrai qu’elles étaient rares au début de la révolution. Dans ces premiers momens d’enthousiasme universel, les gens sensés, comme les autres, avaient perdu la tête; puis, lorsque la raison était revenue, la peur leur avait clos la bouche. Mais le coup de thermidor venait de les affranchir. Les terroristes des comités réduits à cette alternative, ou de sacrifier Robespierre, ou de se sacrifier eux-mêmes, avaient, en le renversant, renversé la terreur, c’est-à-dire supprimé la principale cause de l’effroi général et rendu à chacun la force de penser, d’espérer, de parler. De là une explosion irrésistible de vœux, de plaintes et de désirs; de là une force inconnue, une puissance toute nouvelle, justement appelée cette fois l’opinion.

Eh bien ! c’est à cette nouveauté mystérieuse que les adversaires des comités, sous peine de succomber, étaient forcés de demander secours. Ils ne pouvaient opposer aux rancunes, aux fureurs de la démagogie que l’indignation des honnêtes gens; mais cette arme avait ses dangers. Les journées de septembre, oubliées seulement de ceux qui les avaient faites, étaient encore présentes à tous les souvenirs. Les amis, les parens des victimes savaient à qui attribuer leurs douleurs. S’ils étaient encouragés à la vengeance, où s’arrêteraient- ils ? La réaction était donc à la fois un moyen de salut et une chance de ruine. Il fallait la provoquer pour achever de vaincre Robespierre dans son parti posthume, il fallait la comprimer pour n’être pas vaincus par elle. C’étaient deux nécessités égales de surexciter son énergie et de combattre ses exigences.

Ces difficultés et ces complications n’apparurent pas d’abord. La majorité de la convention, c’est-à-dire la plaine comme auparavant, mais la plaine affranchie et liguée avec cette petite fraction de montagnards dantonistes désignés depuis ce jour sous le nom de thermidoriens, la majorité, aux premières heures de la victoire, s’imagina que rien ne serait changé, que le régime révolutionnaire, en passant dans d’autres mains, dans des mains moins odieuses, n’en continuerait pas moins sa marche accoutumée. Les esprits même clairvoyans étaient si loin d’avoir compris ce qu’ils avaient fait la veille, que Barrère, ce glorificateur de tous les coups d’état, montant à la tribune pour célébrer le 9 thermidor, l’assimilait au 31 mai, et ne voyait dans la chute de Robespierre que la suite et la confirmation de la chute des girondins.

Mais bientôt les questions se présentèrent : au lieu de phrases, il fallut des votes. Et d’abord l’échafaud allait-il rester debout ? La veille, à la barrière du Trône, pendant le tumulte de la journée, quelques heures avant la victoire, soixante têtes étaient encore tombées. Allait-on continuer ? Le tombereau, déjà chargé, allait-il se mettre en marche ? Un cri d’horreur fut la réponse, et l’échafaud fut abattu.

Était-ce tout ? Le pourvoyeur de supplices, le tribunal révolutionnaire allait-il rester en fonctions ? Qui eût osé le proposer ? On mit aux voix la suppression du tribunal, et la suppression fut votée. Alors pourquoi laisser à Lyon, à Nîmes, à Orange, ces commissions encore plus promptes à l’assassinat que les jurés de Fouquier-Tinville ? Pourquoi laisser subsister la base légale de toutes ces horreurs, la loi organisatrice des massacres, la loi du 22 prairial ? Loi, juges, échafaud, en quelques heures tout fut emporté.

Il fallut voir aussitôt l’étonnement et la consternation de ceux-là même qui avaient rendu ces votes. « Quoi ! plus de tribunal révolutionnaire, autant vaut dire plus de révolution. Comment tiendrons-nous en respect l’aristocratie et le modérantisme ? Supprimons, si l’on veut, la loi du 22 prairial ; mais avant cette loi le tribunal marchait avec vigueur dans le sentier de la justice. Retournons à ces temps heureux. » — Et par un revirement soudain, le comité de salut public est invité à maintenir intacte la législation du tribunal révolutionnaire antérieure au 22 prairial, et à réorganiser immédiatement le tribunal lui-même, « afin de ne pas laisser un dangereux répit aux ennemis de la chose publique. »

Le comité prend ce vote à la lettre, il maintient tout, même Fouquier-Tinville. Alors nouveau revirement. « Quel nom ! s’écrie-t-on, l’opinion le repousse. » Et les applaudissemens d’éclater. « Qu’il aille cuver aux enfers le sang qu’il a versé ! » Les applaudissemens redoublent, et sur-le-champ, d’enthousiasme, malgré le comité stupéfait, voilà Fouquier décrété d’accusation. Son arrestation et sa mise en jugement sont l’affaire d’un quart d’heure.

Telle est en abrégé l’histoire de la convention à partir du 9 thermidor. Chaque jour, elle est comme entraînée malgré elle à renier, à maudire, à renverser les institutions de la terreur ; puis, par réflexion, elle s’y rattache comme à la clé de voûte de son propre édifice, elle les conserve, elle les rajuste, jusqu’à ce qu’une impulsion nouvelle en fasse tomber quelques pierres. Mais que ce travail est lent! Pendant ces indécisions et ces alternatives, que de souffrances qui se prolongent, que de maux qui s’aggravent! Un rayon d’espérance était d’abord entré dans les prisons, on vit même quelques détenus rendus au jour et à leurs familles. Aussitôt les jacobins, les montagnards, les thermidoriens eux-mêmes, s’indignèrent. « Rassurez-vous, s’écria Barrère au nom du comité, il ne s’agit ni d’amnistie ni de clémence. Les patriotes incarcérés par le tyran auront seuls droit à la justice. Il n’y aura, comme par le passé, pour les aristocrates, que les fers ou la mort. » — « A la bonne heure, répondit la montagne, justice pour les patriotes, terreur pour les aristocrates. — Justice pour tout le monde, » osèrent murmurer quelques voix.

Justice pour tout le monde ! quel mot ! quel paradoxe ! C’était la première fois, depuis plus de cinq années, qu’on se permettait un tel vœu, et personne, d’aucun côté, n’était en état de le comprendre. Les modérés, comme les jacobins, ne connaissaient, ne concevaient, ne voulaient pratiquer d’autre justice que la justice révolutionnaire, c’est-à-dire l’extermination de leurs ennemis. La violence était entrée dans toutes les âmes, la vue du sang en avait fait naître le goût. Personne n’aurait eu l’idée de jeter un voile sur le passé, d’étouffer les vengeances, de prévenir d’odieuses représailles; on ne pleurait pas ses parens, ses amis juridiquement égorgés, on songeait à châtier leurs bourreaux. Les hommes les plus humains, les plus doux, ne s’exprimaient qu’en style terroriste. «Frappez, disaient-ils dans leurs adresses à la convention, frappez au nom de l’humanité; la nature outragée demande vengeance; la terre est impatiente de s’abreuver du sang des tigres qui l’ont si souvent rougie du sang innocent. »

Il est vrai que les tigres de leur côté continuaient à rugir. Collot-d’Herbois, Billaut-Varennes, avaient compris la chute de Robespierre tout autrement que le public. Pour eux, son crime était l’indulgence, ils le disaient hautement. L’œuvre de thermidor était donc inachevée; les gens de bien ne pouvaient dormir tranquilles tant que ces hommes et leurs suppôts, les Amar, les Vadier, les Vouland, restaient debout et maîtres du pouvoir. Un mois se passa pourtant sans que personne osât les attaquer, et lorsqu’un enfant perdu de la réaction, naguère jacobin lui-même, Lecointre de Versailles, crut le moment venu de demander leur mise en jugement, un cri de haro s’éleva contre lui. L’assemblée n’avait aucun goût pour ceux qu’il accusait, mais elle sentit aussitôt que c’était son propre procès, le procès de la révolution tout entière, qu’on lui proposait d’instruire. Lecointre fut donc honni, bafoué, conspué, traité de fou par les uns, de traître par les autres, abandonné de tous, menacé de la guillotine. Sa proposition, repoussée, non par un simple ordre du jour, mais avec un témoignage d’indignation, fut déclarée calomnieuse à l’unanimité, au milieu des plus vifs applaudissemens, et quelque temps après la convention, pour donner une preuve encore plus éclatante de la pureté de son sans-culottisme, décréta que les cendres de Marat seraient portées au Panthéon, car, il est bon de s’en souvenir, ce n’est pas la convention asservie et courbée sous le joug qui a commandé cette inepte apothéose, elle l’a votée en toute liberté, plus d’un mois après thermidor.

Mais Lecointre ne s’était trompé que de date. Dès la fin de septembre, la discussion qu’il avait prématurément provoquée se réveilla brusquement et prit un tout autre caractère. Les membres des anciens comités, réduits à la défensive, n’obtinrent cette fois qu’à grand’peine un ordre du jour pur et simple. Que s’était-il donc passé? La lumière s’était faite; la presse était devenue libre, ou plutôt, comme le dit M. de Barante, les journalistes qu’on ne guillotinait plus s’étaient peu à peu enhardis, avaient repris leur plume, et racontaient les actes de la terreur. Les jacobins s’imaginèrent d’abord qu’ils allaient disposer de la presse comme par le passé; mais cette arme dont ils avaient tant usé, qui leur avait donné tant de victoires, était maintenant aux mains de leurs ennemis. Dans la guerre de journaux, la chance n’était plus pour eux : le public ne prenait plaisir qu’au récit de leurs crimes. Paris, qui depuis près de deux ans, depuis que les journaux étaient muets, n’avait presque rien su des souffrances de la province, en accueillait avec avidité les tardives révélations. Chaque jour, dans les lieux publics, la lecture des journaux provoquait de bruyantes clameurs. Les provinces de leur côté prenaient courage et commençaient leurs confidences. De toutes parts pleuraient des plaintes, des dénonciations, des suppliques, des adresses. La convention en recevait chaque matin des liasses dont la lecture faisait horreur.

Bientôt ces récriminations prirent un caractère encore plus solennel : les récits des journaux, les plaintes des victimes se transformèrent en documens authentiques et judiciaires. Le droit de défense venait d’être rendu aux accusés; les avocats étaient rentrés en exercice; un procès mémorable, le procès des Nantais, qui dura près d’un mois, mit au jour et démontra par pièces irrécusables toutes les turpitudes, toutes les atrocités du régime révolutionnaire. Une indignation générale éclata contre les représentans qui avaient commis ou autorisé ces forfaits, contre Carrier, l’inventeur des noyades de Nantes; contre Lebon, le massacreur d’Arras; contre d’autres encore non moins compromis, quoique plus obscurs. Il devenait presque impossible que ces hommes continuassent de siéger sur leurs bancs. La convention ne pouvait se le dissimuler, mais comme à aucun prix elle ne voulait se laisser décimer de nouveau, elle se mit sur ses gardes. Des décrets furent préparés pour assurer aux représentans sinon l’inviolabilité, du moins de fortes garanties, en soumettant les mises en accusation à de lentes et difficiles formalités. Cette protection accordée aux Carrier, aux Lebon, fut accueillie par la montagne avec des transports de joie, mais presque aussitôt la réaction en prit occasion d’une revanche éclatante et décisive. « Oui, vous avez raison, s’écria-t-on des bancs de la droite, le titre de représentant est sacré, digne de respect; commencez donc par le respecter vous-mêmes : n’oubliez pas que près de cent de vos collègues croupissent depuis plus d’un an dans les prisons. Jugez-les, s’ils sont coupables; s’ils ne le sont pas, ouvrez-leur cette enceinte : qu’ils siègent ici avec nous. « 

Le grand mot était lâché : c’était un nouveau 9 thermidor qu’on demandait à la convention. Il s’agissait de désavouer non plus seulement la terreur, mais le 31 mai, cette journée proclamée sainte et glorieuse entre toutes, cette journée qui depuis dix-huit mois était inscrite dans les éphémérides révolutionnaires à côté et presque au-dessus du 10 août et du 21 janvier. Les représentans dont on demandait le rappel avaient eu l’audace de croire que ce jour-là l’assemblée n’était pas parfaitement libre, qu’elle avait voté sous la pression d’Henriot et de ses canonniers; ils avaient protesté contre l’arrestation de leurs collègues. Les rappeler, n’était-ce pas amnistier les girondins eux-mêmes, faire amende honorable à leur mémoire, et réduire à néant le fantôme du fédéralisme?

Ici, comme pour la proposition de Lecointre, triompher du premier coup était chose impossible. Le rappel des soixante-treize (c’est ainsi qu’on désignait les représentans détenus, bien qu’ils fussent environ quatre-vingts) était à double titre une énormité politique, d’abord comme désaveu du 31 mai, puis comme déplacement des forces de l’assemblée. Ces quatre-vingts voix nouvelles auraient créé une majorité appartenant en propre au côté droit. Dès lors que serait devenue l’importance des thermidoriens, eux dont la situation était de servir d’appoint à la majorité, et qui se rendaient puissans et nécessaires en la déplaçant à leur gré? Aussi Tallien et ses amis éludèrent la question, prirent des faux-fuyans, invoquèrent des formes dilatoires, crièrent et firent crier par l’assemblée vive le 31 mai, si bien que la proposition fut étouffée sous un ordre du jour équivalent à un atermoiement indéfini.

Mais cinq ou six semaines après, le 7 décembre, tout avait changé d’aspect. Le retour des détenus ne faisait plus question, personne n’eût osé le contredire, pas une objection ne s’éleva; l’assemblée impatiente ne donna que trois jours au comité pour lui soumettre un décret de rappel : le comité le proposa dès le lendemain, et le rappel fut voté sur-le-champ par acclamation, aux cris de vive la république!

Il est vrai que les jacobins avaient pris soin de hâter cette métamorphose. Le spectacle de la réaction les jetait dans une sorte de démence; ils ne pouvaient s’accoutumer aux manifestations d’une opinion publique qu’ils ne maîtrisaient plus, à l’existence d’un peuple qui n’était plus le leur et qui se levait contre eux. Plus la terreur était maudite, plus ils s’obstinaient à la justifier, à la glorifier, plus ils prophétisaient sa prochaine résurrection. Exagérant, outrant dans de folles hyperboles leurs sanguinaires projets, ils demandaient un million de têtes au lieu des deux cent mille dont se contentait Marat. Devant la convention, leurs orateurs étaient plus calmes et plus prudens : ils restaient sur la défensive; mais le soir, à la tribune de la société, c’était une insolence incendiaire et factieuse qui ne respectait rien et s’attaquait directement à la convention elle-même. Quand on sut aux Jacobins que Carrier était menacé d’arrestation. Carrier leur fils chéri, le patriote selon leur cœur, quand le gouvernement conventionnel, cédant enfin aux assauts réitérés de l’indignation publique, eut prononcé la mise en accusation, ils tombèrent dans une exaltation fiévreuse et tentèrent de soulever leur vieille armée des faubourgs. Les journalistes, de leur côté, firent appel aux jeunes gens, à cette jeunesse dorée qu’ils excitaient, qu’ils enrôlaient chaque matin contre les terroristes, jeunesse armée de gros bâtons et s’arrogeant, faute de lois et de police, le droit de se faire justice à elle-même. Ces muscadins, comme on les appelait, suivis d’une partie du peuple des sections, vinrent mettre le siège devant la citadelle jacobine, devant cette vieille église où depuis cinq ans s’étaient couvés tant de crimes et où se préparaient encore à l’heure même de si détestables desseins. L’invasion fut brutale; les sans-culottes furent injuriés sans pitié, et quelques-uns roués de coups. Sans oser ni blâmer ni punir les assaillans, la convention, sous prétexte de rétablir le calme, prit un parti qui lui aurait paru la veille une folle témérité : elle déclara les séances de la société des jacobins suspendues, or- donna de fermer la salle, et s’en fit remettre les clés.

Fermer les Jacobins, mettre en jugement Carrier, c’était la guerre, la guerre à mort avec la horde démagogique. L’assemblée et les thermidoriens ne s’étaient décidés à ce parti extrême qu’à leur corps défendant; puis, une fois le gant jeté, il avait bien fallu soutenir la gageure, se créer des renforts, satisfaire l’opinion par un grand acte réparateur: de là cet empressement subit à rappeler les signataires de la protestation du 2 juin; mais cette concession en préparait une autre bien autrement compromettante. Outre les soixante-treize représentans détenus, vingt-trois membres de la convention étaient encore hors la loi, les uns, comme Isnard et Louvet, appartenant à la gironde elle-même, les autres en dehors du parti, mais entraînés dans sa chute, comme Lanjuinais, Defermon, Pontécoulant. La justice qu’on venait de rendre aux soixante-treize, pouvait-on la refuser aux vingt-trois ? Leur cause était la même ; seulement, pour aller jusqu’à eux, il fallait franchir un fossé plus large et plus profond, il fallait que la convention réhabilitât les girondins eux-mêmes dans leurs personnes et confessât que Vergniaud, Brissot, Barbaroux, avaient été assassinés par elle. La première fois qu’on lui parla de ces vingt-trois proscrits, l’orage fut violent, le tumulte épouvantable : leurs amis ne purent obtenir qu’une amnistie qui mettait à l’abri leurs têtes sans leur restituer leurs droits ; mais peu à peu, la presse et l’opinion revenant chaque jour à la charge, l’assemblée se résigna, et, vers les premiers jours de mars, le décret de rappel fut voté. Presque aussitôt, comme conséquence nécessaire, il fallut qu’un autre décret supprimât la célébration anniversaire du 31 mai. Les mots reprenaient leur signification. On qualifia officiellement de jour néfaste cet attentat contre la liberté de la convention et de la France.

Ne semblerait-il pas qu’arrivé à ce point, le mouvement rétrograde dût continuer sa marche et aller en s’accélérant ? L’assemblée venait de franchir deux années en arrière, elle avait reculé jusqu’au-delà du 31 mai, pourquoi ne pas remonter plus haut ? C’est là qu’est la péripétie de ce grand drame. Pour continuer à remonter le cours des temps, il eût fallu n’avoir pas derrière soi un obstacle, une digue insurmontable. La convention pouvait redevenir girondine, elle ne pouvait pas se faire royaliste ; il dépendait d’elle de fermer les plaies qu’elle s’était faites à elle-même, de relever les partis qu’elle avait abattus : elle ne pouvait pas ressusciter le roi. Les auteurs du 21 janvier avaient bien su ce qu’ils faisaient. Ils s’étaient coupé la retraite à eux et à la France ; ils s’étaient interdit la possibilité de revenir à la monarchie par une pente douce, et avaient placé entre elle et eux un précipice où le pays ne voulait à aucun prix tomber, la contre-révolution. Aussi ne croyez pas que ces soixante-treize et ces vingt-trois, rentrés dans l’assemblée après tant de luttes et d’efforts, lui apportent un esprit nouveau ; ne croyez pas qu’ils tempèrent son ardeur républicaine, ses tendances révolutionnaires. Pas le moins du monde. Ces modérés sont pour la plupart régicides, et ceux qui ne le sont pas, ceux même qui tout bas se félicitent de ne pas l’être, sont voués corps et âme à la révolution. De ce que les thermidoriens redeviennent bientôt montagnards et presque terroristes, il n’en faut pas conclure que la droite soit presque royaliste : elle n’est que girondine. La réaction ne peut aller loin dans l’intérieur de l’assemblée : elle a pour limite extrême les opinions, les sentimens girondins.

Il n’en est pas de même au dehors. Là les têtes s’échauffent, la terreur a semé des haines implacables. Dans certaines provinces, le mouvement réparateur devient sanguinaire et ne fait souvent que reproduire, avec d’odieux raffinemens, les crimes qu’il prétend punir. Ces actes de vengeance et de férocité sont l’œuvre d’une populace contre-révolutionnaire, digne sœur de la populace jacobine. Loin de servir la cause de la réaction, loin de la propager en France, ils contribuent plutôt à en arrêter les progrès. Paris, contre toute attente, échappe à ces excès : il en est quitte pour quelque turbulence. Sans l’incorrigible fureur des jacobins, qui deux fois, en germinal et en prairial, se ruent sur la convention et tentent de reconquérir le pouvoir à force ouverte, le sang n’eût peut-être pas coulé. La réaction parisienne était vive, mais pacifique; elle expulsait Marat du Panthéon, brisait çà et là ses bustes, les jetait quelquefois aux égouts, puis tous les soirs chantait à pleins poumons le Réveil du Peuple, et s’amusait à poursuivre de huées, comme de méchans masques, les bonnets rouges obstinés. Ces désordres regrettables n’affligeaient que les montagnards : ils plaisaient à la masse du public, devenu peu sympathique aux révolutionnaires; mais comme ce même public était en même temps cordialement attaché à la révolution, toutes les fois qu’à ces démonstrations anti-terroristes il voyait se mêler une apparence, un soupçon de royalisme, aussitôt les rangs s’éclaircissaient, les esprits se divisaient, et dans la rue aussi bien que dans l’assemblée les révolutionnaires de toutes les dates et de toutes les nuances faisaient cause commune pour tenir tête à l’ennemi commun.

Si la résurrection de la royauté eût été à cette époque une combinaison moyenne, un parti de transaction, assurant à la fois les avantages de la révolution et les sécurités de la monarchie, la France n’eût pas mieux demandé que de s’y rattacher, et bientôt, en dépit de la convention, elle eût fait bon marché de la république; mais grâce au régicide d’un côté, grâce à l’émigration de l’autre, le rétablissement de la monarchie était devenu un parti extrême, un de ces partis qu’un peuple pris en masse n’embrasse jamais spontanément. Le royalisme tempéré n’existait plus qu’en rêve dans quelques cerveaux de penseurs et de théoriciens; le seul royalisme possible était celui de l’émigration, c’est-à-dire la contre-révolution avec ses vengeances, ses représailles et tout un cortège de calamités. D’un autre côté, malgré ses récens échecs, le jacobinisme était encore dans certaines provinces puissant et redoutable, même à Paris il était menaçant et hargneux; la France, avant toute chose, voulait en être délivrée : elle bornait là ses prétentions, et comme depuis le 9 thermidor la convention, pour sa propre sûreté, avait fait assez bonne guerre aux ultra-démagogues, la France lui en savait gré, et, faute de mieux, se rattachait à elle, la soutenant de ses vœux froidement, sans amour ni estime. Les conventionnels de leur côté, tout en profitant de cet appui, sentaient qu’il était précaire et se défiaient de la France. Abandonner entre ses mains le sort de la révolution, c’eût été à leurs yeux une imprudente impardonnable; eux seuls en pouvaient être bons gardiens. La droite, sur ce point, était d’accord avec la gauche. Pas d’élections, pas d’appel au pays, tel était leur commun symbole. Mandataires non de la France, mais de la faction qui depuis le 10 août s’était emparée de la France, ils n’avaient qu’une pensée et ne connaissaient qu’un devoir, conserva le pouvoir à leurs commettans, c’est-à-dire s’y maintenir eux-mêmes comme dans une place de sûreté.

Cette prétention de perpétuer leur mandat n’apparut clairement qu’après le rappel des représentans proscrits; aussitôt que le public s’en aperçut, ses défiances s’éveillèrent, et la mésintelligence entre l’assemblée et le pays, à peine visible jusque-là, devint bientôt vive et flagrante.

Ici commence le dernier acte, l’épilogue de cette histoire. La convention comptait alors près de trois ans de règne et n’avait encore créé que des ruines; l’édifice républicain n’était pas même hors du sol : la constitution de 93 était son seul fondement, cette constitution morte en naissant, reconnue impraticable par ses auteurs eux-mêmes, et bâtie sur un système dont l’expérience avait si cruellement fait justice. Victorieuse des jacobins en germinal et en prairial, épurée une dernière fois et rendue au calme et au silence par la fuite ou l’incarcération d’une partie de la montagne, la convention pouvait en toute liberté accomplir sa mission législative; mais elle semblait peu empressée à y mettre la main, comme un avare au lit de mort répugne à faire son testament. Il fallut s’y décider pourtant, et la constitution de l’an III vit le jour.

Ce code politique, bien qu’impatiemment attendu, n’inspirait à personne une aveugle confiance. Le temps n’était plus où nos pères assistaient dans des transports d’enthousiasme et avec une curiosité crédule à l’enfantement de cette constitution de 91, que vingt-quatre heures après sa naissance ils devaient mettre en lambeaux. Ils avaient traversé six années de révolution, et savaient, moins bien que nous, mais déjà passablement, ce que valent les constitutions et leurs promesses. Néanmoins, comme la masse du pays était résignée bon gré mal gré à expérimenter la république, et comme la nouvelle œuvre législative semblait avoir mis à profit les leçons du passé, évitant les dangers d’une assemblée unique, écartant par de minutieuses précautions les chances de tyrannie et d’asservissement, on avait généralement un vif désir de la mettre à l’épreuve. Les conventionnels, au contraire, s’en souciaient médiocrement. L’exécution franche et loyale de cette loi qu’ils avaient faite leur semblait un affreux danger; ils ne voyaient qu’un moyen de salut : tricher sur la mise en œuvre. «Tant vaut l’homme, tant vaut la chose, disaient-ils; notre constitution est bonne, mais à la condition que nous la pratiquerons nous-mêmes. » C’était finir comme ils avaient vécu, en vrais révolutionnaires. Pendant toute une semaine, les membres de la convention délibérèrent sur la question de savoir s’ils se rééliraient eux-mêmes, ou s’ils se feraient réélire par ordre dans les collèges électoraux. Ce dernier mode l’emporta. Il fut enjoint aux électeurs de choisir dans la convention les deux tiers de leurs futurs élus.

Une constitution ainsi comprise et inaugurée n’était pas née viable. N’eût-elle pas porté en elle-même les germes d’une mort prochaine, son temps était marqué. Modérée d’intention, mais au fond partiale et violente, assez libérale pour tolérer les plaintes et les remontrances, assez oppressive pour donner à toute une partie de la nation, à tous les vaincus de la république, de légitimes sujets de plainte et de révolte, elle condamnait d’avance le pouvoir chargé de la maintenir à la violer pour se défendre, et à se perdre en la violant.

On sait l’opposition que soulevèrent surtout à Paris ces décrets de fructidor imposant au droit électoral de si étranges restrictions. Soumis en même temps que la constitution à l’approbation des assemblées primaires, eux seuls étaient menacés dans cette épreuve. Une constitution soumise au suffrage universel n’est jamais refusée, comme le fait observer judicieusement M. de Barante : «Lorsqu’un gouvernement met en question son existence devant une population paisible et soumise, comme il ne propose pas à son choix un autre maître que lui, une autre constitution que celle qu’il vient de rédiger, le vote est forcé. Demander aux citoyens, aux pères de famille de répondre par oui ou par non si le lendemain le gouvernement disparaîtra et si on se passera de lois, c’est poser une question où la négative ne peut être prononcée que par les bandits d’une émeute. »

La constitution de l’an III n’était donc pas en péril devant les assemblées primaires; les décrets électoraux couraient seuls quelque danger. Ils révoltaient les consciences, et les révolutionnaires eux-mêmes ne savaient comment défendre cet attentat à la souveraineté du peuple. Dans les départemens, la convention était encore assez puissante pour faire peur : presque partout les décrets fuient adoptés; mais Paris les rejeta à une majorité immense, et ce premier refus fut suivi d’un second : les électeurs ne voulurent point se soumettre aux prescriptions qui limitaient leurs choix. L’assemblée irritée, effrayée, tendit les bras aux démagogues, aux sans-culottes, aux ignobles débris de l’ancienne commune, on les décorant seulement du nom de patriotes de 89. Le choix de tels défenseurs décupla la fureur et l’audace de la bourgeoisie parisienne. Alors la convention fit appel aux baïonnettes. Déjà depuis quelque temps sa force et son espoir n’étaient plus que dans l’armée. Elle s’était hâtée de faire adopter dans les camps sa constitution et ses décrets. Les soldats avaient voté, sous les armes, par acclamations. «C’était, dit le maréchal Saint-Cyr dans ses mémoires, une de ces fourberies politiques avec lesquelles on leurre les Français. » Cette fois la comédie avait été d’autant plus facile, que l’armée au fond de l’âme était républicaine, beaucoup plus républicaine que le pays, non qu’elle eût pour telle forme de gouvernement plutôt que pour telle autre une prédilection raisonnée, mais parce qu’elle aimait son drapeau et détestait l’ancien régime.

Le défi jeté par la convention à cette classe moyenne, à cette garde nationale qui six mois auparavant, en germinal et en prairial, s’était battue pour elle et l’avait arrachée des mains des jacobins, fut malheureusement et follement accepté. La partie n’était pas égale. Il ne s’agissait plus de dissiper une bande d’énergumènes sans ordre et sans discipline; il fallait soutenir le choc de troupes aguerries, dirigées par un capitaine qui, dans ce combat de carrefour, préludait, sans qu’on s’en doutât, à la conquête de l’Europe. Les assaillans avaient sans doute un avantage, ils attaquaient un pouvoir justement méprisé, pris en flagrant délit d’usurpation et de mensonge; mais, s’ils eussent triomphé, le lendemain était-il clair? Que voulaient-ils? que pouvaient-ils? Offraient-ils au pays en échange de ce gouvernement misérable, mais établi, un autre gouvernement plus digne, plus habile, capable de garantir aux intérêts nouveaux de la grande majorité des Français une égale sécurité? Si difficile que fût la victoire, il était plus difficile encore d’en bien user. C’est là surtout ce qui faisait la force de la convention, ce qui rendait presque certaine la déroute de ses adversaires.

Cette journée du 13 vendémiaire n’était au fond que la revanche du 9 thermidor. La terreur allait-elle renaître? Peu s’en fallut. M. de Barante établit clairement que, si la montagne et les thermidoriens l’avaient voulu, rien n’était plus facile que d’éviter le combat. Ils le rendirent inévitable, ils avaient besoin d’une journée et s’arrangèrent pour que le sang coulât, ce qui n’est que trop facile, nous le savons, dans ces malheureuses rues de Paris. Le but était d’exploiter la victoire, de rendre au gouvernement révolutionnaire sa jeunesse, sa verdeur, de se débarrasser de rivaux incommodes, de casser les deux cent cinquante élections laissées au libre choix des électeurs. élections toutes anti-jacobines, d’ajourner à six mois au moins le renouvellement partiel de l’assemblée, de suspendre la constitution et d’instituer une dictature provisoire. Si ce coup eût réussi, c’en était fait de tout le terrain conquis depuis quinze mois; l’assemblée retombait sous le joug. Déjà Tallien et Barras, revenus à leurs premiers instincts, s’étaient faits chefs de la cabale; ils semblaient sûrs du succès, lorsqu’ils furent pris corps à corps avec énergie et sang-froid par quelques membres de la droite. C’en fut assez pour rendre un peu de cœur à la majorité et mettre l’intrigue en déroute. Cette séance du 1er brumaire est une heureuse exception dans l’histoire de la convention. Lanjuinais, Boissy-d’Anglas et surtout Thibaudeau y firent de la vraie, de la bonne résistance. Sans eux, la victoire de vendémiaire dégénérait en tyrannie; ils lui donnèrent, malgré les vainqueurs, un caractère de modération. Les élections furent maintenues, la constitution confirmée; puis le 5 brumaire, à deux heures après-midi, la convention, prenant enfin son parti, cessa de vivre. Son président prononça la formule d’adieu, et le même jour, à neuf heures du soir, le corps législatif, c’est-à-dire les cinq cents conventionnels réélus et ceux des députés du nouveau tiers qui étaient arrivés à Paris, se réunit pour former les deux conseils institués par la nouvelle constitution et procéder à l’élection du directoire.

Cinquante ans environ après cette abdication, une autre assemblée souveraine, parvenue, elle aussi, au terme de son mandat, se retirait, sans mot dire, au jour fixé par la loi, déposant sa souveraineté aux mains d’une héritière élue pour la contredire et détruire presque tout ce qu’elle avait fait. D’où vient que cette assemblée n’avait pas tenté, comme la convention, de se maintenir au pouvoir, de s’imposer aux électeurs, de les forcer à réélire tout ou partie de ses membres? D’où vient que sa mauvaise humeur s’était bornée à décréter quelques mauvaises lois, à semer quelques ronces sous les pas de ses successeurs ? Sans doute il faut lui faire honneur à elle-même de sa modération, il faut en savoir gré surtout à une minorité ferme, éclairée, nombreuse, soutenue par le sentiment public; mais ce qui condamnait plus sûrement encore la constituante de 1848, en dépit de ses passions et de ses penchans révolutionnaires, à tolérer la liberté des votes, à subir respectueusement les arrêts du scrutin, c’étaient les trente-cinq ans de liberté légale dont la France venait de jouir. Les bons gouvernemens ont un beau privilège : ils font, même quand ils ne sont plus, le bien des peuples qui les ont laissés tomber. Lorsqu’un pays, pendant un tiers de siècle, a vécu dans une atmosphère de légalité et de vraie liberté, il a, même à son insu, contracté de tels besoins de modération et de justice, que, pendant un certain temps, il en est comme protégé contre l’excès du despotisme. La convention avait trouvé la France façonnée à l’anarchie; en se jouant du droit, elle n’avait pas bravé nos habitudes, tandis qu’en 1849 il eût fallu, pour oser mettre au jour de nouveaux décrets de fructidor, affronter l’incommode exemple de 1830, c’est-à-dire d’une révolution modérée, équitable, respectueuse des droits de tous, repoussant comme de dangereux poisons ces remèdes empiriques, ces expédiens de tyrannie qui ne prolongent la vie d’un gouvernement qu’aux dépens de celui qui doit suivre, c’est-à-dire aux dépens du pays lui-même. Sans doute, il n’est pas sans péril de gouverner un peuple en respectant le droit toujours, quoi qu’il arrive; il se peut qu’on y succombe, mais alors même on a servi les grands, les vrais intérêts de ce peuple. Il n’y a de chutes mortelles pour les nations que celles qui les exposent à des réactions méritées. Quoi qu’on en ait pu dire, la légalité ne tue pas; elle ne nous a pas tués, car c’est par elle, c’est sur le fonds amassé par elle, que nous vivons encore.

.M. de Barante interrompt son récit au dernier jour de la convention, au premier jour du directoire. On lui a dit, non sans raison, qu’il n’avait pas achevé sa tâche, que l’histoire du directoire était l’appendice obligé de l’histoire de la convention, que les membres de cette assemblée n’avaient pas seulement prorogé leurs pouvoirs, mais imposé un devoir de plus à leur historien, qu’il était tenu par conséquent de les suivre sur leur nouveau théâtre. Il y a là quatre années qui lui appartiennent, car elles ne diffèrent, à vrai dire, de la dernière année de la convention que par quelques changemens de mots. Ce sont les mêmes hommes, le même esprit, la même anarchie, le même culte de la force, la même inintelligence du droit. Il serait à souhaiter que toute cette période, dans son ensemble et jusqu’à son dénouement, c’est-à-dire jusqu’au 18 brumaire, fût appréciée du même point de vue. M. de Barante compléterait ainsi tout à la fois son œuvre littéraire et le service qu’il nous a rendu.

Telle qu’elle est, cette histoire de la convention se distingue de toutes celles qui l’ont précédée et comble une vraie lacune. Le talent, l’éloquence, n’avaient pas fait défaut jusqu’ici pour peindre cette époque; mais chacun avait tracé son tableau au profit d’une idée, d’un système. Ce qui caractérise M. de Barante, c’est une intelligence supérieure du sujet et une impartialité naturelle qui le rend comme étranger aux entraînemens et aux complaisances des partis. Nous ne voulons pas dire qu’il ne penche d’aucun côté, ce qui, selon nous, serait un triste compliment; mais, tout en étant au fond très décidé pour la cause qu’il croit juste, sa méthode lui défend d’en avoir l’air. Cette méthode, moins systématique qu’on ne suppose et inspirée à l’auteur plutôt par la nature de son talent que par un calcul de son esprit, ne laisse pas, on le sait, de soulever quelques objections. Le rôle purement narratif et impassible qu’elle prête à l’histoire exige, même en présence des plus horribles catastrophes, des plus déchirantes douleurs, l’emploi d’un coloris toujours égal qui fuit les grands effets de l’ombre et de la lumière, d’un dessin toujours sobre qui se borne à tracer des contours sans en accuser aucun de peur de rien outrer. Un peu plus de modelé et de perspective, un peu moins de laisser-aller, exciteraient peut-être, sans dommage pour la vérité, plus d’émotion et de sympathie; mais d’un autre côté, nous l’avons déjà dit, cette méthode a des vertus singulières : lisez ce livre jusqu’au bout, et voyez quelle impression vous en aurez reçue; sans que l’auteur ait eu l’air de s’en mêler, il a redressé vos jugemens, dirigé votre opinion. Plus il s’abstient d’exciter la passion, plus votre raison l’écoute avec confiance. Ces longues citations, ces récits peu condensés, cette indifférence apparente, cette modération imperturbable, sont les plus excellens moyens d’entier dans les esprits et de forcer les convictions. Nous n’oserions donc pas, quand nous en aurions le pouvoir, changer quoi que ce soit au fond même du livre; mais il est des changemens purement matériels que nous demanderions avec moins de scrupule. Une indication plus fréquente des dates soit en marge, soit dans le texte même, des divisions de chapitres plus multipliées et coupant mieux chaque phase principale du récit, telles seraient les innovations en quelque sorte typographiques que nous nous permettrions de souhaiter. Ces sortes de jalons sont plus nécessaires qu’on ne pense; ils donnent à la narration un genre de précision et de clarté qui parle aux yeux. C’est surtout dans le compte-rendu d’un si grand nombre de séances presque toutes également orageuses que ces précautions seraient bonnes : on préviendrait toute confusion en rappelant de loin en loin au lecteur quel est le mois, quel est le jour dont on lui parle. Si l’auteur accueille notre avis, il n’aura besoin pour y faire droit que de quelques traits de plume en corrigeant une édition nouvelle.

Peut-être aussi l’engagerions-nous, tant nous aurions à cœur que cette lecture devînt courante et populaire, à ne pas toujours reproduire les séances qu’il raconte dans leur ordre chronologique, sans égard à la diversité des matières qui s’y traitent. Il est conduit par-là à revenir jusqu’à deux ou trois fois sur le même sujet, ce qui non-seulement l’oblige à des répétitions et le force à briser la chaîne du récit, mais rend le classement des matières moins facile au lecteur. Sans renoncer dans l’occasion au charme de ces suspensions, de ces interruptions qui ravivent l’intérêt et sont une des ressources du narrateur, il pourrait, ce nous semble, en user un peu moins et ne pas fractionner certains sujets dont il suffit de parler une fois. C’est, à la vérité, lui demander un peu plus de composition que n’en comporte sa méthode; mais lui-même, sans renoncer à son allure, sans forcer son naturel, a plus d’une fois usé de ce moyen, surtout dans ses deux derniers volumes. Les questions s’y présentent plus ramassées, plus groupées, plus ordonnées, et l’intérêt n’en est que plus pressant.

Qu’on nous permette, avant de terminer, de revenir en quelques mots sur ces deux derniers volumes. Nous tiendrions à dire, mieux que nous ne l’avons fait, pourquoi nous les préférons aux quatre autres. Ce n’est pas seulement parce que l’ordonnance en est peut-être plus heureuse, parce que l’auteur, plus maître de sa matière, la domine de plus haut et se laisse aller plus souvent à ces considérations générales, à ces aperçus d’ensemble, indispensables, selon nous, pour élever l’histoire au-dessus de l’anecdote et lui donner toute sa grandeur morale; le vrai motif de notre préférence, ce qui nous fait trouver cette troisième partie de l’ouvrage plus neuve et plus originale que les deux autres, c’est que le sujet, merveilleusement approprié à l’esprit sagace, à la fine raison de l’auteur, n’a jamais été si bien vu, si bien compris, si franchement exposé. Ce sujet, c’est le gouvernement révolutionnaire. La convention, dans les deux premières phases de son histoire, est une faction victorieuse qui prend possession de sa conquête, qui use de sa force, en abuse, extermine ses adversaires, mais ne prétend en aucune façon constituer un gouvernement régulier. Dans la troisième, au contraire, elle voudrait fonder quelque chose, elle voudrait s’établir dans le pays qu’elle a conquis, elle voudrait gouverner en un mot; elle comprend que gouverner, c’est reconnaître certaines règles de modération et de justice; elle aspire à devenir juste et modérée : d’où vient qu’il lui est interdit de l’être? C’est là ce que M. de Barante nous apprend et nous explique à chaque page, pour ainsi dire, de ses deux derniers volumes.

Les historiens de la convention, ceux-là même qui, sans épouser ouvertement sa cause, sont pleins de prédilection et d’excuse pour l’esprit révolutionnaire, ne peuvent, en présence de la terreur et du sang qu’elle fait ruisseler, rester froids et impassibles, il y en a même qui, à propos de ces temps désastreux, exhalent une indignation tout aussi chaleureuse que celle de M. de Barante; mais, une fois venu le 9 thermidor, ils se tiennent pour contens, et paraissent étonnés que tout le monde ne le soit pas comme eux : ils ne comprennent pas que la France fasse tant de difficulté à se laisser conduire par cette convention qui veut bien lui accorder la vie sauve; ils s’en prennent de la mauvaise grâce du pays à la fureur, à l’entêtement des partis; ils s’en prennent à l’étranger, à tout le monde, excepté à la convention elle-même. Il n’y a qu’une chose qu’ils ne voient pas, qu’ils ne savent pas voir, c’est que ce gouvernement est, par son essence même, intolérable et impossible.

Son essence est de n’être pas, de ne pouvoir pas être le gouvernement de tout le monde, de placer nécessairement hors du droit commun, hors de la protection commune, hors de la plus vulgaire justice des classes entières de citoyens, coupables seulement d’avoir été les plus forts et de ne l’être plus. A de telles conditions point de paix, point de repos, point de soumission dans la société. Des classes de proscrits dans l’état ne valent pas mieux, disait Mme de Staël, et ne sont pas moins contraires à l’égalité devant la loi que des classes de privilégiés. Voilà ce que M. de Barante sent et exprime d’autant plus vivement qu’il est plus franchement libéral, qu’il a l’esprit plus éveillé sur les vraies conditions de l’ordre légal et de la saine liberté. A propos de chaque question de législation, d’administration, de finances, il nous fait toucher au doigt le vice et l’infirmité du gouvernement révolutionnaire; il nous montre cette assemblée puissante et formidable, devant laquelle tout tremble et tout fléchit, incapable de faire une loi sans la subordonner à un intérêt de circonstance et de parti, à un de ces intérêts qu’en temps de révolution on appelle le salut public. Ces pauvres législateurs passent leur vie à proclamer de beaux principes abstraits et métaphysiques; mais il leur faut bien vite attacher à chaque principe une exception qui le détruit ou le paralyse. S’agit-il de religion? la liberté des cultes est proclamée; mais c’est une liberté pour le huis-clos seulement. Hors du foyer domestique, toute croyance est un délit passible d’emprisonnement; tout recours à un prêtre est un crime : le prêtre est l’ennemi de la république et du genre humain : il faut savoir s’en passer. La convention assure donc la liberté des cultes, mais sans prêtres ni culte; elle n’a garde de laisser dire la messe, tant de gens seraient encore capables d’y courir! S’agit-il de la famille? ses saintes lois sont proclamées; mais comme la logique républicaine exige que la nature ait aussi ses droits, les enfans naturels sont admis par la loi à part égale dans les successions. S’agit-il de la propriété? elle est déclarée inviolable; mais les ennemis de la république ne peuvent pas être propriétaires. Abolir la confiscation, laisser aux vaincus et à leurs descendans de quoi vivre, ce serait la mort de la république. Aussi que de précautions, que d’embarras chez les hommes éclairés de l’assemblée, chez les magistrats les plus convaincus des effets désastreux de la confiscation, pour demander, non pas qu’elle soit abolie, mais que tout en la confirmant et même en l’aggravant à l’égard des émigrés, à l’égard de leurs complices et de la famille des Bourbons, on ménage aux familles des condamnés mis à mort sous la terreur une chance de recouvrer une partie de leurs biens ! Cette discussion sur les biens des condamnés donne à elle seule la mesure exacte de l’état moral de la convention pendant cette période de soi-disant modération gouvernementale : il est si clair qu’un pouvoir qui maintenait et pratiquait la confiscation n’était pas un gouvernement.

Ainsi, après comme avant thermidor, le droit révolutionnaire, le droit du plus fort, préside seul aux destinées de la France. Elle est un pays conquis, gouverné par des conquérans, un pays de proscripteurs et de proscrits. Le sang coule un peu moins, voilà tout; l’ordre, la raison, la justice, ne règnent pas davantage. Il n’est pas donné aux hommes de passer en un jour de la mort à la santé; plus la maladie fut terrible, plus longue est la convalescence. Ce serait en vérité trop commode si, après s’être joué de tout ce qu’il y a de sacré dans ce monde, après avoir tout renversé, tout saccagé, un peuple pouvait à volonté, quand il est las du chaos révolutionnaire, s’en dégager sain et sauf, et rentrer en paisible possession de sa raison et de son bon sens. Non, tout cela ne se rachète qu’avec du temps, beaucoup de temps, de longs efforts, de désespérantes épreuves.

Si M. de Barante, dans ses deux derniers volumes, excelle à mettre en lumière cette grande leçon, il a dans tout son livre un autre mérite au moins égal à nos yeux : il sait être à la fois sans faiblesse pour l’esprit révolutionnaire et sans rancune contre la révolution. Tout en détestant les moyens, il comprend et adopte le but; il met à nu le vice du système et s’incline sans hésiter devant des résultats dont l’incontestable grandeur, le caractère supérieur et définitif, ne peuvent être impunément méconnus. Deux écueils sont également à fuir aujourd’hui, quand on veut apprécier avec vérité et enseigner avec fruit l’histoire de la révolution française : d’abord et avant tout, le système de fatalisme et d’indulgence, théorie qui, contre le gré de ses premiers auteurs, n’est au fond, nous le répétons, qu’une provocation permanente à bouleverser la société, non plus pour déraciner des abus, mais pour assouvir des ambitions. Rien ne séduit comme cette absolution donnée d’avance à tout succès, quel qu’il soit, — comme cette subordination constante de la morale à la nécessité. C’est de ce côté que l’attrait est le plus fort, c’est là que longtemps encore portera le courant. Avec M. de Barante, aucun danger, cela va sans dire, de se heurter à cet écueil; mais en évitant celui-là, on peut en rencontrer un autre. Il est assez de mode aujourd’hui d’aller jusqu’à l’antithèse du système de fatalité. Non-seulement on conteste, comme le veut la vérité, cette soi-disant nécessité des moyens révolutionnaires, mais on rapetisse à plaisir le but de la révolution. La France, avant 89, songeait-elle donc à se plaindre? L’ancien régime, à ses yeux, n’avait-il pas des douceurs infinies? S’il existait des abus, la réforme n’en était-elle pas facile, puisque le pouvoir lui-même la demandait? Nos pères ont donc fait beaucoup de bruit pour rien. Ils n’avaient qu’à mettre à la raison quelques brouillons d’avocats, quelques bourgeois affamés de places; c’était l’affaire de quelques gendarmes bien dirigés. Que n’étions-nous là, semble-t-on dire, nous qui savons mener les hommes!

Voilà pourtant comme on écrit l’histoire! Ce n’est pas M. de Barante qui la travestit ainsi. Lui, comme un autre, assurément il eût préféré des réformes : ces réformes, le roi les voulait, et ce sera l’éternel honneur de l’infortuné monarque; mais la noblesse, le haut clergé, les parlemens, les voulaient-ils aussi? N’ont-ils pas opposé à tout changement raisonnable, à toute transaction modérée une intraitable résistance? N’est-ce pas leur aveuglement, si tôt et si cruellement puni, qui a mis la France dans la dure nécessité de conquérir son émancipation au prix de maux incalculables? Conquête inévitable et follement contestée ! Ce n’est pas là du fatalisme, la responsabilité des erreurs et des crimes n’en pèse pas moins sur ceux qui les ont commis; mais autant il est coupable et insensé de perpétuer, d’encourager sans relâche l’esprit révolutionnaire, autant il est puéril de nier la souveraine puissance, le caractère providentiel et expiatoire de ces grandes catastrophes, de ces crises terribles qui renouvellent et transforment un pays. Confondre avec une émeute mal réprimée le mouvement national de 89, c’est une thèse qu’il faut laisser à ceux qui, depuis soixante ans, n’ont pas pris leur parti d’un ordre nouveau désormais irrévocable, ou à ceux qui, encore aujourd’hui, nous marchandent notre émancipation, c’est-à-dire aux anciens absolutistes, s’il en existe encore, ou aux absolutistes modernes, puisqu’il est vrai qu’il s’en foi me de nouveaux.

M. de Barante, encore un coup, a l’incontestable mérite de rester à distance égale de tous ces excès opposés. En le lisant, on prend l’horreur des violences révolutionnaires sans épouser un seul des préjugés de l’émigration. Il inspire un salutaire dégoût de toutes les tyrannies, de tous les despotismes, et par le seul effet du contraste, sans qu’il se mette en frais, il réchauffe, il fortifie un sentiment tout contraire, le respect et l’amour des institutions modérées, de la liberté légale, du vrai gouvernement libre, en un mot ce but suprême, ce noble idéal de l’homme en société : gouvernement qu’il nous est permis d’admirer, de défendre et même de souhaiter, puisque la constitution qui nous régit nous le montre en perspective et nous le promet comme une récompense.


L. VITET.

  1. Voyez la livraison de la Revue du 1er octobre 1851.