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La Convention (Jaurès)/501 - 550

La bibliothèque libre.
pages 442 à 500

La Convention.
La Révolution et les idées politiques
et sociales de l'Europe

pages 501 à 550

pages 551 à 600



Mais les riches paysans de Léonard et Gertrude résistent. Ils vont dans leur égoïsme jusqu’à diriger une sorte de complot contre le Junker. Ils ressuscitent des histoires de diable ; ils prétendent que le paysan qui a effrayé le bailli avait des accointances diaboliques, et que diabolique aussi sera le partage des communaux. Le seigneur pourtant, enveloppé de toutes ces haines égoïstes et rétrogrades, poursuit son œuvre.

Air de Poullalier tu Seras pendu fameux général n’en demande pas davantage
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Il allait presque tous les soirs sur le pâturage communal qu’il voulait partager. Il ne se donna aucun repos qu’il n’en connût à fond toutes les parties. Il allait à travers les mares et les ravins. Il trouva enfin au pied de la montagne, dans une des parties de pâturage les plus désolées, trois fortes sources, où croissaient des plantes épaisses et vigoureuses. Il détermina lui-même le niveau de ces sources et il étudia le moyen d’en distribuer partout la richesse… Ainsi fait un père qui, dans son jardin, choisit pour ses enfants des plates-bandes où ils pourront cultiver arbres et fleurs… Et il se réjouit pour son fils qui est encore au berceau, et pour tous ceux qui naîtront de lui et il sent que ses enfants sont les enfants de Dieu, et que le jardin n’est pas à lui, mais qu’il est le père afin qu’il donne à ses fils ce qu’il a et les instruise à en user. Ainsi sentait Arner. Une larme coula sur son visage lorsque dans la fraîcheur de l’air du soir, sous un grand chêne, près d’une chute d’eau mugissante, il sentit les devoirs et les joies du père sur le trône, et les devoirs et les joies du père dans la plus humble cabane. Lentement, il chevaucha face au soleil qui se couchait ; son œil voyait le ciel et son cœur était avec le père des hommes. Thérèse (sa femme) le reçut dans un bosquet devant la porte, et la soirée s’écoula en conversation sur l’état de prince et de noble. Le dernier mot d’Arner à Thérèse fut celui-ci :

« La loi de Dieu sur les princes et les nobles, c’est que leur domaine n’est pas à eux, c’est qu’ils ne sont princes et nobles que pour donner au peuple, pour assurer et perfectionner en ses mains ce qu’ils peuvent donner, et pour l’instruire à user de ce qu’ils lui donnent, à le transmettre aux enfants de leurs enfants. »

Ainsi c’est par une large paternité sociale des puissants, reflet de la paternité divine, que Pestalozzi prétend relever la condition des hommes et adoucir la souffrance du pauvre. Mais quoi ? ne serait-il pas plus conforme à la dignité des hommes que le salut leur vînt d’eux-mêmes ? Et encore, si les nobles et les princes ne comprennent pas ce devoir de paternité, s’ils dépouillent au contraire et oppriment ces « enfants » que le ciel a remis en leurs mains, où sera la garantie de ceux-ci et leur recours ? Mais pas un instant Pestalozzi ne se pose le problème, et c’est la marque la plus sûre de l’absence ou de la langueur de l’esprit révolutionnaire en Allemagne que le grand éducateur ait pu ainsi toucher à toutes les questions sociales et morales sans que jamais l’idée même de la Révolution démocratique ait effleuré sa pensée. Il exalte peu à peu le bon seigneur au-dessus des hommes comme un dieu à la fois bienfaisant et terrible.

« Lorsqu’après de longs jours ardents la terre a soif et que toutes les plantes appellent l’eau, si soudain une nuée d’orage s’étend au ciel de Dieu, le pauvre paysan tremble devant le nuage qui monte au ciel, et il oublie la soif des champs et la langueur des plantes sur la terre brûlante, et il ne songe qu’aux coups de la foudre, aux ravages de la grêle, à l’éclair incendiaire et aux eaux débordantes ; mais celui qui habite dans le ciel n’oublie pas la soif de la campagne et la langueur des plantes dans la terre brûlante, et son nuage désaltère les champs des pauvres gens, qui, à la lueur des éclairs de minuit, sous le ciel plein de tonnerre, regardent en tremblant vers la montagne d’où l’orage roule vers eux. Alors, au matin, le pauvre voit l’espérance de sa récolte doublée, et il croise ses mains devant le Seigneur de la terre, dont le nuage le faisait trembler. C’est l’image des pauvres gens qui redoutaient leur seigneur et l’image d’Arner qui se hâtait vers Bonnal pour leur consolation et pour leur aide. »

Or dans l’assemblée de village convoquée, selon la coutume germanique, sur la place, sous les tilleuls, le bon seigneur a à vaincre l’égoïste résistance des paysans riches. Mais il avait prise sur eux. Il avait fait constater que dans les déclarations faites par eux au bailli sur la quantité de leurs foins et le nombre de leurs bestiaux, ils avaient fraudé. Ils avaient diminué la quantité de leur foin et exagéré le nombre de leurs bestiaux afin de se ménager éventuellement, en cas de partage, une plus large part du pâturage commun. Arner les brisa. Il destitua d’emblée les vingt préposés du village qui étaient investis par le seigneur. C’étaient tous de riches paysans, ceux que Pestalozzi appelle avec une sorte de violence démagogique « les ventrus », et après avoir humilié les ventrus, le seigneur suscite les maigres. C’est parmi les plus pauvres, c’est parmi ceux qui la veille mendiaient leur pain qu’il choisit les préposés de village.

Selon la coutume, au moment où les nouveaux chefs de la communauté étaient choisis, tous les paysans devaient être découverts. Seuls les chefs gardaient leur chapeau sur la tête. Mais voici que les chefs nouveaux investis par Arner, habitués à promener leur tête nue et misérable sous la pluie et sous le soleil, n’avaient point de chapeau. Qu’à cela ne tienne ! Ce sont les riches qui le fourniront, et le seigneur ordonne que le large et confortable chapeau des paysans ventrus couvre la tête des paysans misérables. Tout à l’heure, quand les « ventrus » retourneront au logis, ils seront si humiliés qu’ils n’oseront même pas raconter à leurs femmes l’affront qu’ils ont subi, et ils jetteront au feu, au risque d’empuantir le village, le chapeau cossu qui, un moment, se sera souillé au contact de la misère sordide.

Le seigneur ne procède pas seulement au partage, il s’inquiète de la pauvre nourriture des paysans, qui mangent surtout des pommes de terre, et il distribue des plants d’arbres fruitiers pris dans ses pépinières, et des chèvres de son troupeau pour que chaque famille ait des fruits et du lait. Sur les conseils du pasteur, il organise une grande fête le jour où ces arbres commencent à porter leurs premiers fruits.

Mais l’avènement du régime industriel pose au seigneur de nouveaux problèmes. La filature du coton s’installe dans le pays. Ce n’est pas encore un riche capitaliste ou un grand manufacturier qui dirige l’entreprise : le maître de fabrique est lui-même un travailleur robuste, qui vit de la vie large et simple des paysans aisés. Et c’est à domicile qu’hommes, femmes et enfants filent pour lui. Or ce maître filateur est, comme le seigneur, un ami des hommes. Lui et sa femme s’inquiètent et s’affligent du désordre que la nouvelle vie industrielle jette d’abord dans les familles. Et ils voudraient que par une retenue hebdomadaire sur le salaire et par l’épargne obligatoire, la propriété d’une petite maison fût assurée à tous les ouvriers. Ils voudraient aussi qu’aux enfants des familles ouvrières une instruction suffisante fût donnée :

« Voyez, dit au Junker le maître fileur, voici cinquante ans que tout est changé chez nous, et que le vieux système scolaire ne convient plus aux gens de ce pays et ne s’adapte plus à leur condition. Autrefois tout était plus simple, et personne ne devait chercher son pain ailleurs que dans le travail. Avec ce genre de vie, les hommes n’avaient presque pas besoin d’être instruits par l’école. Le paysan a dans son étable, dans son bois, dans son aire, dans son champ, son école à lui, et partout où il va, il trouve tant à apprendre que l’école lui est pour ainsi dire inutile. Mais avec les enfants des fileurs de coton et avec toutes les personnes qui gagnent leur vie par un travail sédentaire et uniforme, il en est tout autrement. Ils sont, à ce que j’observe, tout à fait dans la même situation que les gens du commun qui habitent les villes, qui gagnent aussi leur pain par le travail de leurs mains, et s’ils ne sont pas bien éduqués, élevés, pour ainsi dire, à une nature supérieure, s’ils ne sont pas façonnés à épargner toujours une part de chacun des kreuzer qui leur passent par les mains, les pauvres fileurs, avec tout leur salaire, et avec toute l’aide qu’ils en pourraient tirer, ne font à jamais qu’user leur corps et se préparer une vieillesse misérable. Et comme on ne peut pas espérer, Junker, que les parents ainsi dévoyés sauront enseigner à leurs enfants une vie plus ordonnée et plus prévoyante, il ne reste plus à tous ces ménages qu’une éternelle misère, tant que continue le travail de la filature du coton ; ou bien il faut que l’école supplée à ce que les parents n’enseignent pas aux enfants et qui est pourtant indispensable à ceux-ci. »

C’est donc, au témoignage de Pestalozzi, vers le milieu du xviiie siècle que l’industrie a commencé à pénétrer dans la vie des villages allemands, jusque-là presque exclusivement agricoles, et ce n’est pas seulement à la misère des paysans opprimés ou exploités, c’est à la misère et à l’imprévoyance d’un prolétariat industriel naissant que le bon seigneur et le bon pasteur doivent remédier. La nécessité de l’école apparaît surtout à mesure que la vie industrielle se développe. Au paysan, la nature elle-même et la forte tradition d’un travail varié sont un enseignement. Au contraire, l’uniformité, la monotonie écrasante du travail industriel ne laissent pas au pauvre ouvrier la force de s’élever un moment au-dessus de la minute présente. C’est l’école qui doit lui ouvrir un peu l’horizon. À vrai dire, quelque candide et chimérique que soit l’attente philanthropique de Pestalozzi, supposant chez les puissants de la terre une telle sollicitude pour les ouvriers misérables, il est impossible de n’être pas touché de ce zèle de relèvement et d’ennoblissement pour tous les hommes. Il y a là un fond de richesse morale qu’il serait injuste de dédaigner. Et comme on déplore que, dès la naissance de la vie industrielle et du régime des manufactures, cette pensée humaine n’ait pas en effet protégé les ouvriers et leurs enfants !

Ce n’est pas que l’enfance des villages, avant d’être saisie par le monotone labeur industriel, vécût d’une vie idyllique, et dans une sorte de paradis de nature. Elle était, dans la cabane des pauvres paysans d’alors, trop étiolée et épuisée de misère, mal nourrie, à peine vêtue, débile et fainéante, sans ressort ni santé. L’accession de ces petits êtres au travail industriel aurait pu être un bienfait pour eux comme une richesse pour l’industrie si, dès l’origine, un emploi intelligent et humain avait été fait de leur force. Dans la maison de la bonne Gertrude, où ils apprennent à filer et où ils sont soignés maternellement, c’est pour eux comme une renaissance physique.

« La chambre de Gertrude était si pleine, lorsque le seigneur, le pasteur et le nouveau maître d’école y entrèrent, qu’ils eurent de la peine à y pénétrer à cause des rouets qui l’occupaient toute. Vous ne sauriez croire comme cette chambre réjouissait le cœur. Ce qu’ils avaient vu chez le maître fileur n’était rien à côté. C’est naturel. L’ordre et le bien-être chez un homme riche ne procurent point une joie sans trouble ; car on songe que des centaines d’autres hommes faute d’argent n’en peuvent faire autant. Mais la bénédiction et le bien-être dans une pauvre cabane, qui démontre que pour tous les hommes au monde, avec de l’ordre et de l’éducation, le bonheur serait possible, voilà ce qui réjouit le cœur. Et maintenant les visiteurs avaient devant leurs yeux une pleine chambre d’enfants pauvres enveloppés de cette bénédiction joyeuse. Il sembla un moment au Junker qu’il voyait, comme en un rêve, l’image du premier né de son peuple transfiguré par l’éducation ; et le maître d’école promenait son regard d’aigle d’enfant à enfant, de travail à travail, de main à main. Et plus il regardait, plus il se disait : elle a fait ce que nous cherchons ; l’école que nous voulons créer est dans cette chambre. Il y eut un moment de silence de mort. Les visiteurs regardaient et se taisaient. Le cœur de Gertrude battait d’émotion dans ce silence, aux marques de respect que lui donna le maître d’école. Les enfants, eux, filaient joyeusement, et riaient en se regardant dans les yeux ; car ils voyaient bien que c’était pour les examiner eux, et leur travail, qu’on était venu. Le premier mot que dit le maître d’école fut celui-ci : « Tous ces enfants sont-ils à toi, femme ? — Non, ils ne sont pas tous à moi, dit Gertrude, et elle lui montra de rouet en rouet ceux qui étaient à Rudi et ceux qui étaient à elle. — Songez, maître, dit le pasteur, que ces enfants de Rudi, il y a quatre semaines encore, ne savaient pas même filer un fil. — Est-ce possible ? — Il en est ainsi, répondit Gertrude : dans deux semaines un enfant doit apprendre à filer. J’en ai connu qui apprenaient en deux jours. — Ce n’est pas ce qui m’étonne le plus ici, dit le Junker, mais tout autre chose. Ces enfants exténués il y a quelques semaines, avant que cette femme les prît avec elle, ont si bien changé de mine que Dieu lui-même ne les reconnaîtrait pas. C’était la mort vivante et la misère qui parlaient par leurs visages, et toutes ces tristesses ont été si bien emportées qu’il n’en reste plus trace.

« Le maître répondit en français : Mais que fait-elle donc à ces enfants ? « — Dieu le sait, dit le Junker. — Et le pasteur ajouta : Quand on passe toute la journée auprès d’elle, on n’entend rien, on ne voit rien qui semble particulier. On croit toujours que ce qu’elle fait, toute autre femme le pourrait faire, et sûrement, à la femme la plus commune du village il ne vient point la pensée qu’elle ne pourrait pas ce que peut celle-ci. — Vous ne pourriez rien dire qui la grandisse davantage à mes yeux, dit le maître d’école et il ajouta : Le suprême de l’art c’est qu’il n’apparaisse point. Et le sublime le plus élevé est si simple que les enfants eux-mêmes pensent qu’ils en seraient capables. »

« Comme les visiteurs parlaient français, les enfants commencèrent à se regarder les uns les autres en riant. Gertrude fit un signe et en un instant le silence se rétablit. Et comme le maître voyait des livres sur tous les rouets il demanda à Gertrude à quoi ils servaient. — « Mais, dit-elle, c’est dans ces livres qu’ils étudient. — Mais pas quand ils filent ? demanda le maître. — Si vraiment. — J’aurais plaisir à le voir, dit le maître. — Et le Junker : Oui, tu dois nous montrer. Alors, Gertrude. — Enfants, prenez vos livres en main et apprenez, dit-elle. — Haut comme tout à l’heure ? demandèrent les enfants. — Oui comme tout à l’heure, mais comme il faut, dit Gertrude. »

« Alors les enfants prirent leurs livres et chacun ouvrit le sien devant lui à la page marquée, et apprit la leçon qui lui avait été donnée pour ce jour-là. Et les rouets continuaient à tourner, même quand les enfants tenaient leurs yeux attachés sur les livres. Le maître ne pouvait se lasser de regarder et il la pria de leur montrer tout son enseignement. Elle voulut s’excuser d’abord, et dit que ce n’était rien que ces messieurs ne connussent bien mieux qu’elle. Mais le Junker insista. Alors elle fit signe aux enfants de fermer leurs livres ; et elle se mit à apprendre par cœur avec eux ce fragment de la chanson : « Que le soleil est beau, qu’il rayonne magnifiquement et avec quelle douceur ! Et comme son doux éclat ranime et réjouit l’œil, la pensée, l’âme toute entière ! »

« Et le troisième couplet qu’ils apprirent disait ceci : « Et maintenant, il est couché. Ainsi se couche sur un signe que fait le maître du soleil, la puissance et la splendeur de l’homme, et son éclat n’est plus que poussière et que nuit. »

Hélas ! Mais où donc est la garantie que les choses iront ainsi, et que les enfants dans l’apprentissage de la vie ouvrière, seront enveloppés de maternelle douceur ? Il se peut que parfois, dans cette première période de l’industrie moderne naissante, et quand l’atelier n’était encore que la famille un peu agrandie, de bonnes âmes comme Gertrude aient adouci à l’enfance pauvre les rudes sentiers du travail. Et il était possible à coup sûr, sans diminuer en rien la puissance productive de l’enfance, sans contrarier la croissance et l’accumulation du capital nécessaire à la grande production, de ménager ou même de fortifier la santé et la joie de ces jeunes êtres. Mais, encore une fois, où était la garantie ? Où était le pouvoir, contrôlé du peuple, et pouvant veiller sur le peuple ? Bientôt c’est le capital lui-même qui sera pour les enfants enseveli dans le travail industriel, le vrai « maître du soleil ». Et il le leur cachera ; il les laissera s’exténuer et s’étioler dans le long travail démesuré et sombre, et bientôt tout l’éclat de l’enfance ne sera plus en effet que poussière et nuit. Mais en cette période incertaine et diffuse de la vie allemande où dans le régime féodal encore intact commence à pointer à peine la force industrielle, c’est le seigneur souverain qui est investi par Pestalozzi du soin de veiller sur les ouvriers comme sur les paysans ; sa pensée de régénération ne va pas au-delà. Mais quoi ! si le seigneur est mauvais, s’il est égoïste et brutal ? Si, au lieu de répartir entre les paysans des arbres de ses pépinières et de procéder entre eux à un équitable partage du bien communal, il empiète au contraire à son profit, et le confisque comme firent tant de nobles en Europe au xviiie siècle, où sera le recours ? Et si le hobereau, au lieu d’éduquer les pauvres enfants des filatures naissantes, redoute, comme tant de petits despotes, que ce commencement de lumière n’éveille en effet la fierté des humbles, qui allumera pour le peuple le rayon éteint par l’égoïsme de l’aristocratie ? Même cette sorte de démagogie féodale du seigneur abaissant les paysans aisés, « les ventrus », et exaltant les plus misérables, les vagabonds, les mendiants, est suspecte. Ce n’étaient pas les dénués, les misérables, qui pouvaient s’essayer à la liberté. Ce n’étaient pas eux qui pouvaient entreprendre la lutte contre l’absolutisme impérial, royal ou princier et contre l’oppression et l’exploitation des nobles. Ils pouvaient au contraire devenir aisément une clientèle de misère animée par le seigneur contre les paysans aisés cherchant à s’organiser et à s’affranchir. C’est ce qu’essayèrent parfois les seigneurs de France, lorsque, à la veille de 1789, pour s’assurer une sorte de popularité dans leur paroisse, ils défendaient le droit de glanage des pauvres contre l’âpreté propriétaire des cultivateurs aisés. Quand le Junker a ridiculisé et humilié ces paysans, égoïstes sans doute, mais seuls capables d’un peu de résistance et d’action, quand il leur a un moment retiré leur chapeau pour en coiffer les mendiants et les gueux, il paraît avoir été assez avant dans la voie d’égalité sociale. Il a brisé en réalité tout ressort possible de revendication et de révolution. Et quand le Junker, sa journée accomplie, tourne sa face glorieuse vers le glorieux soleil, il est bien en effet le maître et le seul maître. Il y a si peu d’esprit révolutionnaire latent en Allemagne, en ces années qui précèdent immédiatement la Révolution française, que le noble Pestalozzi, de cœur généreux et d’esprit large, peut descendre jusqu’au fond de la vie sociale, et interroger toutes les misères, sans chercher un moment une organisation politique de justice qui protège en effet les faibles.

Mais le plus souvent, c’est au-dessus du monde social, ou tout au moins au-dessus du monde présent, que se meut la grande pensée allemande. On dirait qu’elle renonce elle-même à chercher les points d’application par où elle pourrait rejoindre la réalité. Quoi de plus hardi et de plus beau que la pensée de Lessing ? Mais elle est si bien assurée de l’infini du temps qu’elle n’a aucune impatience de s’accomplir dans le siècle qui passe. Comme en témoigne son écrit célèbre de 1780 : l’Éducation de l’humanité, il conçoit la série des religions par lesquelles a évolué l’esprit humain, comme une lente éducation collective de l’humanité. Ce que l’éducation est à l’individu, la religion l’est à l’espèce. Et de même que l’éducation est proportionnée à la capacité de l’individu, de même dans la suite des temps chaque religion, moyen d’éducation générale, est accommodée à la faculté de l’espèce. C’est une application systématique à tout le mouvement de l’esprit du procédé d’interprétation appliqué par Spinosa, dans son traité théologico-politique, à la Bible et au judaïsme. C’est un procédé hardi, qui ne nie directement aucune religion, mais qui ne reconnaît à toutes les religions, y compris la chrétienne, qu’une valeur toute provisoire et historique, une vertu éducative et symbolique. À mesure que grandit l’humanité, les moyens d’éducation qui lui conviennent grandissent aussi, et une religion supérieure au christianisme apparaîtra pour une humanité supérieure à l’humanité chrétienne. Le christianisme l’emporte sur le judaïsme en ce qu’il a révélé aux hommes l’immortalité personnelle que le judaïsme charnel et borné n’avait même pas pressentie. Mais le christianisme est resté inférieur en ce que l’idée de la vie immortelle y est conçue comme un moyen de récompense ou de châtiment, comme une sanction de la vertu ou du vice. Une religion plus haute viendra quand les hommes seront capables de pratiquer la vertu pour elle-même, et non par la crainte d’un châtiment ou par l’espoir d’une récompense ultra-terrestre ; et alors aussi une immortalité plus pure et toute désintéressée luira aux esprits. C’est seulement pour se renouveler et se compléter, c’est pour reprendre contact avec la réalité et accroître leur connaissance de l’univers qu’en des métempsycoses mystérieuses, et dont Lessing n’a pas nettement formulé la loi, les âmes prendront de nouveau forme vivante.

Sous une enveloppe mystique et qui déconcerte les habitudes un peu étroites de l’esprit français, c’est une affirmation d’une audace révolutionnaire. C’est la prise de possession éternelle de l’univers par l’esprit libre. Jetée violemment dans le monde, cette doctrine, en révolutionnant tout le système des idées, pourrait révolutionner aussi tout le système politique et social ; car si l’individu humain, trouvant en soi sa récompense et son châtiment, et capable de renaissances indéfinies dont il est seul la règle et le but, est ainsi, au fond, pleinement affranchi de Dieu, pleinement et à jamais, comment pourrait-il supporter, dans la phase de l’univers où il est engagé, la tyrannie des puissances moindres ? Là où M. Mehring, avec son interprétation pauvrement économique et étroitement matérialiste de la pensée humaine, ne voit qu’un reflet de ce qu’il appelle « la misère allemande », je vois, au contraire, une audace de pensée admirable, et qui va à la liberté absolue. Mais est-ce que ces retours et ces réveils de l’esprit ne laissent pas entre eux de trop longs intervalles d’ombre ?

Gœthe.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


« Est-ce qu’il n’y aura pas aussi trop de temps perdu pour moi ? Perdu ? Et qu’ai-je donc à m’en inquiéter ? L’éternité tout entière n’est-elle pas à moi ? »

Ce pourrait être, à ce moment, la devise de toute la grande pensée allemande pour ses plus magnifiques audaces : elle dit volontiers : « Qu’ai-je à me passionner pour de précaires et immédiates réalisations ? L’éternité n’est-elle pas à moi ? » Et comme ce qui ressemble le plus, dans l’ordre du temps, à l’éternité, c’est cette lente et insensible évolution qui ne permet pas de marquer jamais l’avènement précis d’une force et le terme exact d’un mouvement, c’est sous cette forme d’un mouvement presque immobile que Lessing conçoit les plus audacieux progrès : « Suis ta marche insensible, ô Providence éternelle ! Mais ne me laisse point douter de toi à cause de cet insensible progrès. Ne me laisse point douter de toi, même si un moment ta marche paraît rétrograde ! Il n’est pas vrai que la ligne la plus courte soit toujours la ligne droite ! »

C’est dans des courbes, des replis et des enveloppements sans fin que l’esprit allemand se meut vers son but sublime, qui est l’assimilation de l’univers par la pensée souveraine. Mais comme cette géométrie des courbes est peu favorable à l’élan direct des Révolutions ! Et comme il sera malaisé d’établir des coïncidences entre le mouvement rectiligne de l’esprit révolutionnaire français et ce mouvement infléchi et replié de l’esprit révolutionnaire allemand !

De même, dans ses dialogues sur la franc-maçonnerie en 1778, Lessing formule une idée admirable : celle de la future unité humaine par l’universelle tolérance et l’universelle paix. Il y a, dans la vie de l’humanité, des paradoxes douloureux. Les religions sont faites pour lier, en effet, les hommes, c’est-à-dire pour les unir. Or, en s’opposant les unes aux autres, en se proscrivant les unes les autres, en s’arrogeant chacune le monopole de la vérité, elles deviennent un principe de division et de haine. Mais cela prendra fin quand les hommes seront convaincus que toutes les religions, que toutes les croyances sont également bonnes si seulement elles excitent au bien, à la concorde, à la bonté. De même l’humanité est une masse énorme et qui ne peut être organisée en un seul corps de nation. Il faut donc qu’elle se constitue en États distincts ; et la fonction de ces États est d’unir les hommes. Mais voici que ces États s’opposent les uns aux autres, se défient les uns des autres, et deviennent eux aussi un principe de désunion et de guerre. Quand l’Allemand, l’Anglais, le Français se rencontrent, ce ne sont pas seulement des hommes, ayant et reconnaissant en eux-mêmes la pure humanité, qui se rencontrent en effet. Non, avant même d’avoir discuté et éprouvé leurs intérêts, ils se défient les uns des autres. Il y a en eux une particularité de nation qui fausse l’universalité humaine. Et la fonction des hauts et grands esprits de toute nation est de rétablir sans cesse l’universalité humaine sans cesse menacée. Oui, c’est une vue admirable, le sublime internationalisme de la conscience et de l’esprit. Mais le commerce idéal des esprits ne peut suffire à arrêter ou même à amortir le choc effroyable des passions et des haines de peuple et de race. Comment, par quelle organisation pratique, Lessing espère-t-il assurer cette efficace et apaisante communication des esprits aux esprits ? C’est, semble-t-il, à la franc-maçonnerie qu’il s’adresse ; et il s’y était affilié en effet, dès 1771, à la Loge des Trois-Roses d’or de Hambourg. C’est même, chose curieuse, au duc Ferdinand de Brunswick, alors grand-maître des loges allemandes, qu’il dédie ses dialogues, au même duc de Brunswick qui, plus tard, signera à regret le mémorable manifeste contre la France révolutionnaire. Qui sait si le souvenir de la grande pensée humaine de Lessing ne pesait pas sur lui dans sa marche lente et triste à travers la Champagne désolée ?

Mais la franc-maçonnerie n’était, pour Lessing, qu’un symbole. Il n’espère pas longtemps, si jamais il l’avait espéré, qu’elle devînt, en effet, sous sa forme présente, l’organe de l’universelle humanité, la force agissante de l’universelle paix. Et il ne tarda pas à être rebuté par la puérilité et la stérilité « des recherches de magies, des jeux de microcosme et des spéculations sur l’embrasement universel » auxquels se livraient les Loges envahies d’illuminisme et d’occultisme. Il avait cherché simplement un nom concret pour désigner cette société internationale des hauts et libres esprits qui devait s’élever sans cesse au-dessus des préjugés de nationalité et les réprimer. C’est en ce sens qu’il fait appel à « une Loge invisible » et à une « franc-maçonnerie éternelle » ; mais qui ne voit qu’ainsi, si sa pensée s’élargit magnifiquement, elle perd tout moyen précis de réalisation et d’application ? Et c’est encore à l’insensible progrès des siècles, au destin lentement manifesté de l’humanité idéale que Lessing confie son sublime espoir.

Même, il semble se défendre de toute pensée d’action directe, de toute réforme vraiment nationale et prochaine.

« Ernst.— Donc, d’après tes paroles, je me figure les francs-maçons comme des gens qui veulent s’efforcer contre les maux inévitables de l’État.

« Falk. — Du moins cette idée ne peut faire aux francs-maçons aucun tort. Garde-la donc ; mais comprends-la bien : et n’y mêle pas des éléments étrangers. Les maux inévitables de l’État, mais non point de tel ou de tel État. Non point les maux qui, étant donnée la Constitution particulière d’un État, découlent nécessairement de cette Constitution. Le franc-maçon n’a rien à voir avec cela, au moins comme franc-maçon.

Le soin d’adoucir et de guérir ces maux, il le laisse au citoyen qui s’y emploie selon ses vues et son courage, à ses risques et périls. C’est à des maux d’une autre sorte et d’un ordre plus relevé que son activité s’applique.

« Ernst. — J’ai très bien compris. Non pas aux maux qui excitent le mécontentement du citoyen, mais aux maux qui pèsent sur le citoyen, même le plus heureux.

« Falk. — Très bien. Et c’est contre ces maux, disais-tu, que les Francs-Maçons s’efforcent ? Oui. — Le mot dit un peu trop. S’efforcer contre ces maux ! Sans doute pour les supprimer tout à fait ? Cela ne peut pas être. Car on anéantirait avec eux l’État lui-même. Ils ne peuvent d’ailleurs devenir évidents d’un coup à ceux qui n’en ont encore aucun sentiment. C’est à peine si l’on peut préparer de loin et éveiller peu à peu ce sentiment dans chacun, en favoriser la germination et le propager ensuite, le cultiver ; c’est à peine si ce lent et pénible travail peut porter ce nom un peu rude ; s’efforcer contre ! Comprends-tu, maintenant, pourquoi je disais que même si l’activité des francs-maçons était incessante, des siècles passeraient sans qu’on puisse dire : Ils ont fait ceci ? »

Ainsi, la pensée allemande, à cette période, se plaît à développer à l’infini des horizons silencieux. Ce n’est pas, comme le disent si souvent les esprits vulgaires, la « nuée allemande », ou le « brouillard allemand ». L’idée au contraire est d’une netteté admirable ; mais le germe vigoureux et précis évolue lentement dans la durée illimitée. Le présent se discerne à peine dans l’insensible et puissant progrès du temps et des choses. Sous l’arbre à la croissance lente qui abrite leur second dialogue Ernst et Falk regardent un moment une fourmilière en mouvement.

« — Quelle activité et pourtant quel ordre ! Tout porte, traîne, pousse, et nulle n’est un obstacle à une autre. Vois plutôt, elles s’aident les unes les autres.

— Les fourmis vivent en société comme les abeilles.

— Et en une société bien plus admirable, car elles n’ont personne parmi elles pour les tenir ensemble et les gouverner.

— Il faut donc que l’ordre subsiste sans gouvernement.

— Quand chacun sait se gouverner soi-même, pourquoi pas ?

— Et s’il en était un jour ainsi parmi les hommes ?

— C’est bien difficile.

— À coup sûr !

— Et c’est bien dommage. »

Ainsi ils écoutent les conseils profonds de la nature, et ils entrevoient des possibilités infinies, mais dans l’évolution infinie. Toute impatience, toute brusquerie d’action est coupable et funeste.

« N’aie point de souci. Le franc-maçon attend paisiblement le lever du soleil, et il laisse brûler les flambeaux aussi longtemps qu’ils veulent et peuvent brûler. Mais éteindre les flambeaux et, quand ils sont éteints, s’apercevoir qu’il faut rallumer les bouts de chandelle, ou même dresser d’autres flambeaux, ce n’est pas l’affaire du franc-maçon !

— Je le pense aussi. Ce qui coûte du sang ne vaut pas une goutte de sang. »

Comme on pressent le drame de pensée qui va, à la rencontre de la Révolution française, émouvoir l’esprit allemand ainsi préparé par ses grands hommes ! Cette Révolution qui éclate à l’horizon, est-ce bien le soleil qui se lève ? Ou est-ce une flamme d’impatience et de colère, une lueur d’incendie qui crée une illusion d’aurore ?

Il y aura tout ensemble, chez plusieurs, enthousiasme, trouble, incertitude. Quelle joie si la nature, révélant enfin en jets de flamme le long chemin obscur accompli sous l’horizon, faisait se lever vraiment un soleil de liberté et de justice ! Mais quelle déception si ce n’était là qu’une trompeuse clarté ! Et même si elle est vraie, si c’est vraiment le jour qui se lève, quelle mélancolie, peut-être, pour les esprits mieux préparés aux joies profondes et douces de l’attente infinie qu’aux joies nettes et brusques de l’action ! Ce n’est pas toujours sans regret qu’ils souffleront sur ces flambeaux d’attente, pâlis par la lumière brutale du matin.

La République.
Image contre-révolutionnaire.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


C’est pourtant d’une vue admirablement nette et pénétrante que Kant saisit tout le mouvement humain, et son enthousiasme est grave, patient et fort. Il a concilié le plus haut idéalisme moral avec ce qu’on peut appeler le réalisme ou le naturalisme historique le plus précis. Est-il possible de construire une science du mouvement humain, une histoire de l’humanité ? Oui, car c’est la loi de l’esprit humain de ramener à un système et à un plan même le désordre et le chaos des faits innombrables et confus ; et si la nature se prête, dans ses manifestations inorganiques ou animales, à ce besoin de l’esprit, pourquoi ne s’y prêterait-elle point dans les manifestations sociales de l’activité humaine ? Aussi bien, quelle que soit la source profonde de l’action humaine et quelque opinion métaphysique que l’on ait sur la liberté de l’homme, les actes par lesquels la volonté humaine s’affirme sont, dans leur multiplicité, soumis à des lois. La statistique des mariages, des naissances et de tous les actes où intervient la volonté, atteste par la régularité et la suite relative des résultats la présence secrète des lois dans l’apparent chaos humain.

Théoriquement, il n’y a donc aucune impossibilité à construire le système de la vie humaine, et à démêler les lois générales et essentielles des sociétés en mouvement, comme Kepler et Newton démêlèrent les lois des mouvements sidéraux. Pratiquement, il y a une difficulté extrême ; car l’humanité est, en quelque sorte, dans un état intermédiaire. « Les hommes n’agissent pas par pur instinct comme les animaux et pourtant ils n’agissent pas, dans leur ensemble, selon un plan prédéterminé comme des citoyens du monde n’obéissant qu’à la raison. » Il n’y a donc dans la vie humaine, dans la vie sociale, ni la fixité brute de l’instinct, ni la fixité supérieure de la raison. La vie collective de l’humanité est, pour appliquer à la pensée de Kant quelques paroles de Pascal, un « milieu » incertain et trouble, où les actions et réactions mécaniques des forces aveugles et des passions instinctives sont mêlées de lueurs d’idée et comme ordonnées parfois par les lignes confuses d’un plan à demi conçu.

Quand Marx dira plus tard que l’humanité n’est encore que dans sa « préhistoire » parce qu’elle est dominée par les rapports de production au lieu de les dominer et parce qu’elle n’a pas pris encore la direction consciente des forces sociales inconscientes, il fera une application particulière de la grande idée de Kant. Mais, dans cette incertitude, ce flottement et ce mélange, deux choses sont certaines. La première c’est que la nature, interprétée par l’esprit de l’homme, ne peut avoir d’autre fin que de procurer, dans le développement de la vie sociale, la victoire de la raison. Or la raison, en qui et par qui chaque liberté se soumet à une règle universelle, fonde par là même l’accord des libertés. Et comme la société civile parfaite est celle où les libertés ont atteint le plus haut degré possible d’action aisée et concordante, c’est l’institution d’une société civile idéale qui est le but suprême de la nature déployant à travers la durée l’humanité inquiète. Par là, par cette haute fin de liberté, de raison et de volontaire accord proposée au mouvement social, Kant est noblement idéaliste. Mais quel sens concret et presque brutal de la réalité ! Car c’est du fond de l’animalité que l’homme s’élève vers cette fin idéale ; il est d’abord et essentiellement un animal ; et les forces qui agissent en lui sont des forces animales, instinctives, aveugles, et qui ne se règlent qu’à la longue, par l’effet même des chocs innombrables où elles épuisent peu à peu leur antagonisme. L’homme, dans les limites de sa vie individuelle, ne peut pas réaliser toute sa nature, et bien des germes qui sont en lui périssent. Dans la lutte perpétuelle à laquelle il est condamné, il ne sait pas toujours faire tourner à son profit la dure leçon de choses. Ou il s’irrite, ou il s’abat.

Mais c’est dans la longue vie de l’espèce que la nature tend à réaliser l’humanité, à développer et à mûrir tous les germes qui sont en elle, toutes ses puissances obscures et incultes. C’est par une rude méthode que la nature cultive l’humanité et l’oblige à manifester toutes ses ressources. En vain un secret désir de paix, de modération, d’innocence, pressentiment de l’état futur de l’humanité, semble envahir parfois le cœur des hommes. L’impitoyable nature ne leur laisse point de repos. Par les nécessaires aiguillons de la cupidité, de l’ambition, de l’orgueil, de l’inquiétude, elle les excite et les enflamme et les oblige à des efforts toujours nouveaux, à des rencontres toujours plus véhémentes avec les hommes et les choses, et ainsi elle prépare une vivante et pleine harmonie qui ne sera pas le paresseux équilibre de forces inertes, mais l’accord final d’énergies actives et passionnées. Ces énergies auront éliminé peu à peu, par la continuité des chocs et la lente usure de la guerre, leurs éléments antagonistes et se déploieront à la fois dans la puissance et dans l’ordre.

Ce n’est pas, comme on voit, l’idyllique et naïve attente du royaume de la paix. Ce n’est pas la foi candide dans l’avènement de la douceur et dans la réalisation volontaire de l’universelle bonté. C’est un optimisme profondément réaliste, puisque c’est, pour ainsi dire, l’inévitable effet mécanique du choc des forces qui réalisera dans la nature les exigences de la raison. Celle-ci aura prise enfin sur le mécanisme des instincts et des passions, mais par ce mécanisme même. Les grandes périodes de l’histoire laissent au commencement d’accord quelques garanties et quelques fragments d’humanité, et, comme les générations peuvent se transmettre ces réalisations partielles d’humanité, de liberté et de paix, c’est nécessairement vers l’harmonie que va la brutale évolution du monde social.

La vraie philosophie de l’histoire consiste à suivre la formation de ce patrimoine humain, à dresser, de période en période, l’inventaire de l’humanité. En résolvant peu à peu les innombrables antagonismes qui sont le fond même de la vie sociale, la nature travaille à résoudre l’antagonisme essentiel qui est en chaque individu humain et qui est tout ensemble sa force et son tourment. Cet antagonisme fondamental, Kant le résume d’un mot : c’est que l’individu humain a une sociabilité insociable. S’il est seul, il est bientôt ou ennuyé, ou effrayé de sa solitude. Il a hâte de retrouver d’autres hommes et de s’associer à eux, soit pour se défendre plus aisément contre les périls dont il est enveloppé, soit pour accroître sa force par l’action combinée des autres forces, soit pour remplir, par les émotions diverses de la vie commune, le vide étrange de la vie.

Mais à peine, poussé par cet instinct irrésistible de sociabilité, a-t-il rejoint d’autres hommes et s’est-il en effet associé à eux, qu’il éprouve le besoin contraire de reconquérir sa solitude. Il veut défendre jalousement sa liberté individuelle et son caprice même. Il s’efforce de soumettre les autres volontés à la sienne et par ce despotisme, qui ne laisse subsister qu’une seule volonté, il réalise ce paradoxe de transformer, suivant la forte parole de Spinosa, la société même en solitude. Ces deux forces contraires et inséparables de sociabilité et d’insociabilité se heurteront âprement dans tout le monde social comme en chacun des individus, tant que la nature n’aura pas réalisé une société où toutes les libertés pourront se manifester et s’exercer harmonieusement.

Or, au xviiie siècle, et en ces années 1784 et 1785 où Kant écrit quelques-uns de ses plus vigoureux opuscules sociaux, cet état d’équilibre des libertés est bien loin d’être réalisé. D’abord, à l’intérieur même de chaque État, il y a une telle contrariété des passions et des intérêts qu’un pouvoir contraignant est encore nécessaire pour maintenir la vie sociale. Mais, et c’est par là que le grand esprit d’émancipation du xviiie siècle se marque avec précision dans l’œuvre de Kant, dès maintenant l’absolue liberté de la pensée doit être assurée à tous les hommes. Cette liberté ne les dispense pas de respecter les mécanismes politiques et sociaux, les mécanismes de hiérarchie et de contrainte qui créent encore le dur lien social. Même la critique libre de l’esprit doit s’appliquer avec plus de réserve et de prudence aux constitutions politiques qu’aux croyances religieuses, car les croyances religieuses sont toutes de l’ordre intérieur ; elles se confondent si bien avec la vie de la conscience et de la pensée que si la pensée n’était pas pleinement libre dans les questions religieuses, elle serait menacée de servitude en son centre même.

Peu à peu la liberté de la critique et de l’esprit réagira sur les institutions politiques elles-mêmes et sur la volonté des souverains. Ainsi Kant combine un sens profondément conservateur avec les espérances révolutionnaires d’universel affranchissement politique et social par l’action interne de la pensée libre. Dans son remarquable opuscule de 1784 : Réponse à la question : Qu’est-ce que l’Aufklaerung ? (c’est-à-dire en quoi consistent les lumières ?) il affirme le droit de la pensée libre. C’est même la faculté de penser et de vouloir par soi-même qui est à ses yeux la caractéristique de l’homme. Toute pensée en tutelle est une pensée d’enfant.

« L’état d’enfance, c’est l’impuissance de se servir de sa raison sans la direction d’un autre. C’est une enfance dont on est responsable, lorsque cette dépendance de la pensée tient non à un manque de la pensée elle-même, mais à un défaut de résolution et de courage. Sapere aude. Ose penser ! Aie le courage de te servir de ta propre raison !

« La lâcheté, la poltronnerie, voilà ce qui empêche la plupart des hommes, après que la nature même les a affranchis, de sortir de l’état d’enfance, et qui rend si facile à d’autres de les y maintenir. Il est si commode d’être enfant. Si j’ai un livre qui a de la raison pour moi, un directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, un médecin qui a de l’hygiène pour moi, je n’ai nul besoin de prendre peine. D’autres assument la charge et l’affaire de ma propre vie. »

Et pourtant, quelque douce que soit à la paresse et à la lâcheté humaines cette enfance prolongée, il suffit que la pensée soit libre pour que peu à peu elle éveille tous les esprits aux joies viriles de la liberté. Ce n’est pas pour une élite intellectuelle que Kant demande et espère la pleine liberté de la pensée, c’est pour l’humanité toute entière, qui sera affranchie peu à peu par le vigoureux exemple des esprits libres.

Pestalozzi.
D’après un dessin à la craie de Deogg, exécuté vers 1804.
(Gravure extraite de Pestalozzi, étude biographique, par Guillaume, reproduite avec l’autorisation de l’auteur.)


« Il est possible que le public même s’éclaire ; oui, c’est possible, et même si on lui laisse la liberté, c’est à peu près inévitable. Car il se trouve toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes et précisément parmi ceux qui sont officiellement les chefs de la grande foule, qui, ayant secoué eux-mêmes le joug de l’enfance intellectuelle, propageront autour d’eux le sens de la valeur de la pensée libre et de la vocation de l’homme à penser librement. Il se peut, il est vrai, que quelques-uns des chefs qui ont jadis appesanti parmi les hommes le joug de l’enfance intellectuelle, soient contraints de le maintenir pour le public même qu’ils auront façonné à la servitude, et qui prêtera plus complaisamment l’oreille à ceux de ses guides qui auront été personnellement incapables de s’affranchir. Tant il est dangereux de propager des préjugés, parce qu’ils se vengent plus tard sur ceux-là mêmes qui en ont été, ou eux-mêmes ou en la personne de leurs prédécesseurs, la cause première. (N’est-ce pas une allusion aux difficultés, aux préjugés, aux fanatismes contre lesquels se brisait l’effort philosophique de Joseph II ?) Il suit de là que le public ne peut arriver que lentement à la lumière. Une révolution peut amener la chute d’un despotisme personnel, elle peut mettre un terme à la tyrannie de l’avidité ou de l’ambition. Mais jamais elle ne peut produire une véritable réforme de la manière de penser, elle livre seulement la foule des hommes à la conduite de nouveaux préjugés. »

C’est bien là tout l’accent de la pensée de Kant, à la fois mâle et réservée, vigoureuse et prudente. Il ne ruse pas avec le droit de la pensée libre. Il faut qu’elle ait toujours le courage de s’affirmer. Et cette pensée libre, en se propageant, refoulera les préjugés et réformera les institutions. Mais ce sera une évolution intérieure et lente. Les révolutions extérieures, celles qui changent seulement la forme du pouvoir, ne sont que des accidents superficiels et sans valeur. C’est du dedans au dehors que les vraies révolutions doivent s’accomplir. C’est dans la pensée renouvelée et libérée qu’est la vraie source intérieure et profonde des changements sociaux. C’est bien là la méthode de révolution ou plutôt de réforme de cette Allemagne du xviiie siècle qui portait en elle toutes les fiertés et toutes les audaces de la pensée, mais qui n’était pas précipitée à l’action immédiate et extérieure par de grandes forces politiques et sociales. Mais plus Kant limite d’abord à la pensée l’effort d’affranchissement, plus il veut que cet effort soit énergique.

« Pour l’extension des lumières, il n’est besoin que de liberté, et de cette liberté innocente entre toutes, la liberté de faire, en toute question, usage public de sa raison. Mais maintenant, j’entends dire de tous les côtés : ne raisonnez pas. L’officier dit : Ne raisonnez pas, mais manœuvrez. Le conseiller de finances dit : Ne raisonnez pas, mais payez. L’ecclésiastique : Ne raisonnez pas, mais croyez. Il n’y a qu’un maître au monde (c’est à Frédéric Il que Kant fait allusion) qui dise : Raisonnez autant que vous voudrez, et sur tous les sujets que vous voudrez, mais obéissez. Il y a donc partout ici limitation de la liberté. Mais quelle est la limitation qui fait obstacle aux lumières ? et quelle est celle qui ne les contrarie point ? Je réponds : l’usage public de la raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lumières parmi les hommes, mais l’usage individuel et privé de raison peut être limité sans que les lumières en souffrent. J’entends par usage public de la raison, la communication que l’homme, comme savant, fait de ses pensées au monde des lecteurs. J’entends par usage privé celui qu’il en fait dans une fonction civile qui lui est confiée, dans un emploi qu’il exerce. En ce moment, il y a dans beaucoup d’affaires qui concernent l’intérêt public, un mécanisme qui est nécessaire, et à l’égard duquel certains membres de la communauté doivent avoir une attitude purement passive ; ils doivent se laisser diriger par l’impulsion gouvernementale ou s’abstenir de tout ce qui pourrait contrarier cette action. Là, à la vérité, il n’est plus permis de raisonner, et il faut obéir. Mais quelle que soit la valeur de ce mécanisme pour l’homme qui fait partie d’une communauté, et même pour le citoyen du monde, il peut cependant, en sa qualité de savant s’adressant au public par des écrits, raisonner sur ce mécanisme même, sans que les affaires, où il joue pour sa part un rôle passif, puissent en souffrir. Ainsi il serait funeste qu’un officier qui reçoit un ordre d’un de ses chefs s’avisât, au service même, de raisonner sur la convenance et l’utilité de cet ordre : il doit obéir. Mais il peut, comme savant, faire des remarques sur les faits constatés dans le service des armées et la conduite de la guerre, et les soumettre au jugement du public. Le citoyen ne peut pas se refuser à payer les impôts, et si, au moment où il doit les payer, il s’élevait âprement contre ces charges, ce serait un scandale punissable, car il y aurait là un signal d’universelle résistance aux lois. Mais le même ne viole en rien son devoir de citoyen, lorsque, comme savant, il exprime publiquement sa pensée contre l’inconvenance ou l’injustice de ces impositions. De même, l’ecclésiastique est tenu d’instruire ses catéchumènes et sa paroisse selon le symbole de l’Église qu’il sert. Mais comme savant, il a pleine liberté, il a même le devoir de communiquer au public, après de sérieuses méditations, toute sa pensée sur ce qu’ont de défectueux le symbole religieux et l’organisation de l’Église, et de proposer des réformes. Il n’y a rien là qui puisse charger la conscience. Car ce qu’il enseigne en vertu de sa fonction, comme préposé ecclésiastique, il le donne comme un enseignement sur lequel il n’a aucune puissance, c’est seulement au nom d’un autre qu’il parle. Il dira : Notre Église pense ceci et cela, et voilà les motifs et les preuves qui la déterminent. Il fait produire par là, pour sa communauté, tout leur effet utile à des propositions qui n’ont pas son entier assentiment. »

Curieux dualisme et où s’exprime toute la pensée, toute la vie sociale de l’Allemagne à ce moment ! Kant se préoccupe tout à la fois d’assurer la liberté absolue de la science et de ménager le mécanisme gouvernemental et administratif prussien. Quelle différence avec l’Anglais qui, s’il était convaincu de l’injustice d’un impôt, le refuserait individuellement, ou avec le Français qui prépare une révolution politique pour détruire les abus ! Il suffit à Kant que la liberté de l’esprit, sous sa forme scientifique, soit intacte. C’est d’elle qu’il attend, sans impatience, les nécessaires transformations.

En fait, si docile ou même si prudente que soit l’action, cette liberté absolue de la science est un germe révolutionnaire ; car il vient un moment où la contradiction entre le fait et la pensée devient intolérable, même à ceux qui savent le mieux dissocier, selon la méthode allemande, la conduite pratique et la vie idéale de l’esprit. Si le fait ne cède pas il faut qu’il violente la pensée, ou il faut que la pensée le maîtrise. Si Kant n’éprouve aucun malaise en cette dualité, ce n’est pas seulement parce que l’Allemagne ne se sentait alors capable que de l’audace de la pensée, et qu’à lier la pensée et l’action elle aurait appesanti la pensée, mais non pas soulevé l’action. C’est aussi parce que la politique de Frédéric II, accordant toute liberté aux opinions au moins en matière religieuse, et instituant partout une exacte discipline, donnait un fondement historique et réel aux savantes distinctions kantienne. Et ici encore, l’influence immense de Frédéric II prévient en Allemagne tout mouvement d’action révolutionnaire. Il a fait à la liberté sa part en laissant tout essor à la pensée. Kant le dit expressément :

« Maintenant le champ est ouvert qui peut être librement travaillé, et les obstacles à l’universelle propagation de la lumière pourront décroître chaque jour. C’est en ce sens que notre âge est l’âge des lumières ou l’âge de Frédéric.

« Un prince qui ne juge point indigne de lui de dire qu’il tient pour son devoir de ne rien prescrire aux hommes dans les choses religieuses, mais de leur laisser au contraire toute liberté, et qui éloigne ainsi de lui même le mot orgueilleux de tolérance, ce prince est lui-même éclairé, et mérite la reconnaissance du monde et de la postérité pour avoir arraché les hommes, au moins en ce qui dépendait du gouvernement, à l’état d’enfance et de sujétion intellectuelle. Sous lui, un ecclésiastique peut remplir le devoir de sa charge et formuler des idées qui s’éloignent du symbole reçu. Cette liberté de l’esprit s’étend même là où elle doit lutter contre le gouvernement lui-même, méconnaissant son propre intérêt. Car la preuve est faite par un exemple précis que la liberté ne peut jamais être un péril pour la paix publique et pour l’union de la communauté sociale. J’ai parlé surtout des lumières et de la liberté dans les questions religieuses, parce que, en ce qui concerne les sciences et les arts, nos maîtres n’ont aucun intérêt à se faire les guides de leurs sujets. Mais la pensée d’un chef d’État qui favorise la liberté de l’esprit dans l’ordre religieux, va plus loin, et elle conclut ceci : c’est que, même au point de vue de la législation édictée par lui, il n’y a aucun péril à permettre à ses sujets l’usage public de la raison. »

Ainsi Kant, par la logique de la liberté, étend la critique de la science aux institutions politiques. Mais, ce n’est que des gouvernements eux-mêmes qu’il attend la réforme de ces institutions. Il dit, dans ses Idées sur l’histoire universelle, à propos de la liberté économique et politique :

« La liberté civile ne peut pas être atteinte sans qu’on en ressente un sérieux dommage dans toutes les branches de l’activité, notamment dans le commerce, et sans qu’il y ait décroissance des forces de l’État. Ainsi la liberté progresse nécessairement. Lorsqu’on empêche le citoyen de chercher sa liberté par les moyens les plus efficaces, sous la seule condition de s’accorder avec la liberté d’autrui, on contrarie par là la vitalité de l’industrie intéressée et, par suite, la force de l’ensemble. Dès lors les lumières apparaissent comme un grand bien : ces lumières, et avec elles la sympathie qui vient du cœur de tout homme éclairé pour le bien qu’il a pleinement compris, montent nécessairement jusqu’aux trônes et influent même sur les principes du gouvernement. »

C’est donc des esprits au souverain que le progrès se propage, et il se réfléchit ensuite du souverain, du gouvernement, sur les institutions transformées. On ne peut pas dire que Kant attend la réforme graduelle du monde des puissances politiques constituées, puisque c’est de la pensée que l’initiative émane. Mais elles sont l’organe nécessaire de ces réformes. Et même la liberté de la pensée, principe de tout renouvellement et de tout progrès, suppose une grande force gouvernementale. Si un pouvoir est faible, s’il est contesté ou s’il a peur de l’être, il se méfie de la pensée.

La nuit du 10 août 1792, à Paris
Image contre-révolutionnaire allemande.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Au contraire si, comme celui de Frédéric, il a confiance en sa propre force, s’il est assez vigoureusement constitué pour ne pas redouter les atteintes de la pensée libre, et si son mécanisme administratif fonctionne avec une sûreté absolue, il peut laisser toute indépendance à la pensée.

Ainsi, en un sens, la pensée est d’autant plus libre que le pouvoir est plus fort. Kant, avec ce pénétrant réalisme dont j’ai déjà parlé, et sous l’influence visible de la politique frédéricienne, explique ce qu’il appelle lui-même un « paradoxe » historique.

« Celui-là seul qui, éclairé lui-même, n’a pas peur d’une ombre, et a en même temps en main comme garantie de l’ordre public une grande armée bien disciplinée, celui-là peut dire ce que n’ose dire un État libre : raisonnez tant que vous voulez, et sur quoi vous voulez, mais obéissez. Et ici se révèle la marche surprenante et imprévue des choses humaines, où d’ailleurs, quand on la considère en grand, tout est paradoxe. Un plus haut degré de liberté civile semble avantageux à la liberté de l’esprit du peuple et lui impose pourtant des limites infranchissables ; un moindre degré de celle-là crée à celle-ci au contraire un espace où elle peut déployer toute sa force. Mais lorsque la nature a ainsi entouré et protégé de cette dure enveloppe le germe pour lequel elle a la plus tendre sollicitude, c’est-à-dire l’instinct et la vocation de la pensée libre, ce germe précieux réagit sur la façon de sentir du peuple, qui devient de plus en plus capable d’agir librement), et enfin sur les principes mêmes du gouvernement qui trouve avantageux de traiter selon sa dignité l’homme qui maintenant n’est qu’une machine. »

Ainsi c’est la dure enveloppe de l’État prussien et du despotisme frédéricien qui protège la liberté de la pensée allemande ; et c’est seulement à l’action interne de cette liberté lentement accrue et mûrie que l’enveloppe cédera ; briser celle-ci du dehors, ce serait s’exposer à mettre le germe de liberté à découvert avant qu’il puisse supporter cette épreuve. Par ce souci noble, positif et profond de la liberté, combiné avec ce sens des nécessités gouvernementales, nous pressentons ce que sera l’attitude du grand esprit de Kant envers la Révolution française. Il l’accueille avec un enthousiasme profond parce qu’elle proclame le règne de la raison, parce qu’elle est à ses yeux la force de l’esprit perçant enfin la dure enveloppe protectrice de contrainte, et s’épanouissant librement. Kant en est d’autant plus réjoui qu’à l’origine au moins c’est avec le concours de la royauté qu’elle semble se produire ; c’est le roi qui convoque les États généraux et il accepte ou paraît accepter le rôle nouveau que la Constitution lui assigne. Et Kant conçoit l’espérance que, par l’exemple de la Révolution française, les germes de raison et de liberté mûriront plus vite en Allemagne. Puisque la raison est, du moins un moment, montée en France jusqu’au trône, pourquoi ne monterait-elle pas aux trônes d’Allemagne ! Puisqu’en France la liberté de l’esprit s’est convertie, par une nécessaire évolution de dedans au dehors, en liberté politique, pourquoi en Allemagne la liberté intellectuelle ne se réaliserait-elle point aussi dans l’ordre des faits ? Mais cette espérance n’est accompagnée chez Kant d’aucune impatience d’action ; et, dès que la Révolution française est obligée de violenter la royauté et de frapper le roi. il lui retire son approbation.

Selon lui, les institutions traditionnelles, si brutales qu’elles soient, n’auraient pu se fonder et durer sans un certain consentement même des opprimés ; l’oppression absolue qui suppose le refus absolu des hommes au régime qu’ils subissent est une impossibilité historique, et, dès lors, toute institution étant à quelque degré un contrat doit être résolue à l’amiable et par la volonté commune des contractants. En second lieu, la nécessité où est une Révolution de recourir à la violence est un signe pour Kant que la préparation intérieure et profonde des esprits est insuffisante. Or, c’est cette préparation des esprits qui est pour Kant l’essentiel des Révolutions ; et si elles sont superficielles, elles ne valent pas ce qu’elles coûtent ; elles ne valent pas le sang qu’elles versent et les ruines qu’elles font. Voilà les points de vue de Kant sur la Révolution française et ils sont à l’avance nés dans son œuvre. Mais s’il est prêt à désavouer les violences, il n’est pas prêt à se laisser décourager par l’insuccès partiel ou même total des entreprises de liberté ; car leur succès est assuré, pour un temps que l’esprit ne détermine pas ; et l’optimisme réaliste de Kant, s’il est rebelle aux impatiences et aux fièvres, est prémuni contre tout désespoir ou même contre toute lassitude. C’est ainsi encore qu’il affirme, sans illusion et sans hâte, la nécessité de l’universelle et éternelle paix entre les nations. Ce qu’il y a de plus scandaleux et de plus douloureux dans le spectacle du monde, c’est le régime de guerre perpétuelle et de perpétuelle défiance qui met les peuples aux prises. Dans l’intérieur de chaque nation, l’état de nature et de pure violence a fait place à un certain ordre social qui assure en quelque façon et à quelque degré le respect réciproque des libertés. Mais, dans les rapports de nation à nation, c’est l’état de nature qui subsiste en son entier, et Kant ne cesse de le déplorer.

« La nature humaine, écrit-il dans son opuscule Cela peut être bon en théorie, n’est nulle part moins aimable que dans les rapports réciproques des peuples. Aucun État n’est un seul moment assuré à l’égard des autres dans son indépendance ou dans sa propriété. La volonté de s’asservir ou de se frustrer réciproquement est constante ; et les préparatifs de défense, qui rendent souvent la paix plus accablante et plus destructrice du bien-être que la guerre même, ne peuvent jamais être abandonnés. »

Il dit encore avec force dans ses Idées sur une histoire universelle : « Le problème d’une constitution civile parfaite dépend du problème des rapports légaux des États entre eux, et ne peut pas être résolu à part de celui-ci. À quoi sert-il de travailler à une constitution civile conforme à des lois parmi les particuliers, c’est-à-dire à l’organisation d’une communauté sociale définie ? La même insociabilité, qui a eu pour effet final d’obliger les individus d’une nation, à régler en effet leurs rapports par des lois, fait de chacun de ces États, dans ses rapports avec les autres États, un État de nature qui se meut dans une liberté sans frein ; ainsi chaque État doit attendre des autres États précisément les mêmes maux qui pressèrent et obligèrent les hommes, à l’intérieur de chacun d’eux, à fonder un ordre civil régulier. »

L’état de guerre entre nations est si atroce qu’il justifie presque, selon Kant, les paradoxes de Rousseau contre la civilisation :

« Avant que ce dernier pas soit fait et que les États soient liés entre eux, c’est-à-dire quand la nature humaine n’est encore qu’à moitié de sa formation, elle a subi les pires maux sous les prétextes trompeurs de puissance, de richesse et de gloire ; et Rousseau n’avait pas tellement tort de préférer l’état sauvage, si on ne tient pas compte de ce dernier degré où il faut que notre espèce s’élève. Nous sommes cultivés au plus haut point par l’art et la science. Nous sommes civilisés jusqu’à la surcharge, accablés de toutes sortes de raffinements vains. Mais pour pouvoir nous considérer comme des êtres moraux il nous manque beaucoup encore… Aussi longtemps que les États dépenseront toutes leurs forces en entreprises stériles et violentes d’agrandissement, et contrarieront ainsi sans trêve les efforts d’éducation intérieure des citoyens, il n’y a rien à espérer ; car tout progrès humain véritable suppose un grand effort de chaque communauté pour éduquer ses citoyens. Tout bien qui n’est pas greffé sur un noble sentiment moral n’est qu’apparence creuse et splendide misère. Et l’humanité restera dans cet état tant qu’elle ne s’arrachera point à l’état chaotique des relations internationales. »

Mais comment sortir de cet état de nature et de guerre qui afflige les peuples ? Il serait vain d’espérer qu’un habile équilibre politique des États préviendra à jamais les conflits. Les diplomates s’épuiseraient en vain à réaliser des combinaisons que le moindre déplacement des forces jetterait bas.

« Fonder une paix universelle durable sur ce qu’on appelle la balance des pouvoirs en Europe, semblable à cette maison de Swift si parfaitement construite par un architecte d’après toutes les lois de l’équilibre qu’un oiseau en se posant sur elle la faisait crouler, c’est une chimère, un fantôme de l’esprit. »

Non, il faut que tous les États, quelle que soit leur force relative et quelque instable que soit l’équilibre naturel des puissances, soient conduits à accepter une loi de justice supérieure à tous, des sentences conformes à des lois. Mais comment y seront-ils conduits ? Oh ! ce sera un long et dur effort. Ceux-là ont été des rêveurs qui ont cru que la paix universelle serait aisément réalisée. Non ; elle résultera dans la suite des temps et après de multiples échecs, de la force de la raison imposant peu à peu aux esprits l’idée d’une règle et aussi de l’action mécanique des chocs épuisant les antagonismes.

Emmanuel Kant.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


L’humanité ne rejettera la guerre que lorsqu’elle en aura éprouvé longtemps encore les détestables effets sans cesse aggravés. Mais, dira-t-on, les États ne se soumettront jamais à ces règles contraignantes ; et le projet d’un État universel des peuples, sous la loi duquel tous les États particuliers accepteraient de se placer, peut sonner superbement dans les théories d’un abbé de Saint-Pierre ou d’un Rousseau, il n’aura jamais aucune valeur pratique ; et déjà il est pour les grands hommes d’État, et surtout pour les chefs d’État, qui n’y voient qu’un jeu d’enfant ou de pédant, un objet de moquerie.

« Pour ma part, dit Kant, j’ai plus de confiance dans la théorie qui résulte du principe même du droit, et qui est appelée à régler les rapports des États comme des hommes. J’ai confiance qu’elle saura peu à peu imposer aux dieux de la terre comme maxime d’action de régler les différends d’État à État de façon à préparer ce lien universel de droit entre les nations, cet État universel des peuples et à en rendre possible la réalisation… Je ne puis tenir la nature humaine pour si enfoncée dans le mal que la raison morale pratique ne puisse triompher enfin après bien des tentatives infructueuses. »

Il compte sur la « nature des choses » qui servira, par de dures expériences, les exigences morales de la raison. Sous l’effroyable continuité des chocs, et sous le poids des croissantes dépenses de guerre, l’humanité cherchera enfin à sortir de « l’enfer des maux de la guerre ».

« Quoique nos maîtres du monde ne puissent consacrer à l’éducation publique les sommes dévorées par la guerre, ils trouveront un jour de leur intérêt d’encourager les pénibles efforts des peuples vers la paix. Et enfin la guerre deviendra peu à peu non seulement si artificielle et d’une issue si incertaine, mais si coûteuse par le fardeau croissant des dettes d’État (une invention récente) que les États iront au devant des décisions arbitrales et se disposeront en un seul et immense corps d’État dont l’histoire n’offre jusqu’ici aucun modèle. »

Ainsi, pour le dur et nécessaire avènement de la paix internationale, comme pour le progrès de la liberté et de la justice en chaque nation, la confiance de Kant est fondée, non sur la complaisance de l’imagination au bien souhaité, mais sur la certitude d’une double action à la fois mécanique et morale qui déploiera ses effets dans les siècles. La pensée de Kant est ainsi comme un port ouvert sur la Révolution française, mais dont aucune tempête, aucune vague furieuse ou forte n’ébranlera les jetées. Même quand le conflit de la Révolution et de l’Europe aura déchaîné la guerre, il restera immuable en sa certitude de la paix. Il attendra, avec une sorte de fermeté stoïque et sobre de l’esprit, que la nature, par l’extrême tension des ressorts belliqueux et la lassitude des antagonismes exaspérés, ait ouvert la voie à la conscience et à la raison. L’éducation de l’humanité se fera par la culture intérieure et la réflexion, elle se fera aussi par la douleur.

Vaste et hardie est la pensée de Herder, mais sans application précise immédiate, sans force d’impulsion. De sa philosophie audacieuse et puissante ne se dégage aucun programme d’action. D’abord, plus que tout autre, ce pasteur au grand et libre esprit, mais qui prêchait à la Cour et qui enseignait le christianisme, évitait, si l’on peut dire, la pensée directe et agressive. Ce n’était point prudence ou pusillanimité. Kant le félicite justement de la liberté d’esprit dont il donne courageusement l’exemple aux hommes de son état. Sa conception générale du monde est pénétrée de naturalisme et de panthéisme et elle annonce le transformisme.

Dans ses Idées pour servir à l’histoire de l’humanité il voit dans tous les êtres des manifestations variées d’une même force organique et vitale. Il note les analogies qui, de règne à règne et d’espèce à espèce, révèlent la continuité de la nature, et l’homme lui apparaît comme le résumé de toutes les forces et de toutes les formes antérieures. Kant qui, avec son positivisme prudent, répugnait à ces spéculations, lui objecte que l’innombrable multitude des êtres rend ces analogies inévitables.

« Elles n’auraient, dit-il, quelque valeur que si on en concluait la parenté des êtres et des espèces, soit qu’elles naissent les unes des autres, soit qu’elles soient toutes sorties d’un même sein maternel ; mais il ne serait pas juste de prêter à l’auteur une idée aussi monstrueuse. »

Herder était en tout cas à la limite du transformisme si violemment répudié par Kant. Et il assignait au développement humain des causes physiologiques très précises. Il mettait l’Allemagne en garde contre l’illuminisme, contre les rêveries de la mysticité, contre l’exaltation vaine du sentiment, et c’est, selon sa propre expression, une histoire naturelle de l’humanité qu’il voulait écrire.

« Je ne veux pas disait-il, m’occuper du surhomme, de l’ubermensch ; mais seulement de l’homme ; ce sont les lois de la nature humaine que je veux suivre. »

Et il ajoutait : « La raison et la santé sont les deux bases du développement humain ; toutes doctrines, toutes pratiques qui tendent à les diminuer sont inhumaines. »

Il louait, « malgré ses lacunes et la médiocrité de beaucoup de ses plaisanteries », l’Histoire universelle de Voltaire, son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, parce qu’il y raconte la « pure humanité » et dépassait par là le point de vue de Bossuet et des autres systématiques. C’était donc un esprit robuste, franc et sain. Malgré son admiration pour Lessing, il est sévère pour l’hypothèse des « renaissances » que celui-ci a formulée à la fin de son Éducation de l’humanité. Et pourtant, par une de ces complications qui déconcertent l’esprit français et qui s’expliquent par le génie à la fois traditionnel et novateur de la Réforme, Herder commentait en pieuses paroles les textes de l’Évangile et les miracles mêmes qui y sont contés. Évidemment Herder n’admettait point la matérialité de ces miracles ; et jamais il ne s’y appuie. Toujours il donne au récit un sens symbolique ; par exemple, quand il commente la résurrection du fils de la veuve de Naïm, il note seulement qu’une minute à peine avant le miracle la veuve n’espérait pas ; et il dit : « C’est l’image de ce qui se produit en nous chaque jour ; nous désespérons, nous sommes désolés et arides juste à l’heure où Dieu va susciter la force dans notre cœur et dans notre esprit. » Ainsi le miracle semble se fondre dans l’intimité de notre vie morale. Mais, pas une minute, Herder ne déchire d’une main brutale le symbole un peu enfantin dont la vérité est enveloppée.

La grandeur de l’esprit c’est de tout comprendre et de s’accommoder aux formes successives que revêt la réalité. « La petitesse de l’esprit, dit-il, est un attentat contre la majesté de la nature » et aussi contre la majesté de la race humaine qui a affirmé sa puissance, ses espérances, ses douleurs et ses joies par le rêve comme par la science, par la religion naïve comme par la philosophie éclairée. Oui, mais ces esprits si accueillants, si compréhensifs et si souples, n’étaient pas prêts à engager contre la vieille Allemagne des préjugés et des tyrannies la lutte directe et claire, le combat révolutionnaire. Pourtant à sa manière aussi, Herder travaille à l’affranchissement de son peuple. Il lui montre l’humanité toujours en mouvement, toujours en progrès : il lui ouvre par là même de nouveaux horizons. Et surtout il s’applique à rendre à l’Allemagne la conscience intellectuelle d’elle-même. Ah ! de quel accent, plus profond que celui de Lessing et de Klopstock, il proteste contre la « gallicomanie », contre l’engouement des puissants de l’Allemagne pour les lettres et les mœurs françaises ! Chez Lessing, chez Klopstock, c’est de la littérature. Chez Herder, il y a un sentiment plus pieux, un douloureux respect pour cette profonde nationalité allemande si morcelée, pour cette âme allemande si méconnue et foulée. Comme il s’indigne de l’abaissement social de la langue de la patrie, et du préjugé qui veut que le noble parle français à son égal et allemand à son domestique ! Comme il souffre de la terrible dispersion de forces qui, depuis la guerre de Trente Ans et le traité de Westphalie, a presque aboli l’Allemagne ! Il parle avec émotion du grand Leibniz qui a reconstitué, en quelque sorte par la puissance de son génie, l’unité intellectuelle de l’Allemagne. Et c’était une Allemagne conciliante, large, humaine, qu’il rêvait. Il lui assignait pour première tâche de réconcilier les religions, non par la puérile uniformisation des pratiques et du culte, mais par l’ampleur de la pensée et la richesse du sentiment. Lorsqu’à la veille de la Révolution française il passe à Nuremberg, allant en Italie, l’œuvre du maître Albert Durer lui rappelle l’antique puissance créatrice de l’Allemagne : « Oh ! comme les princes ont méconnu l’esprit de la nation allemande ! Comme ils l’ont opprimé, dissipé en orgies et gaspillé ! » Et par la force même de son pieux désir, il suscite à nouveau la conscience allemande. Il espère que les princes eux-mêmes seront touchés de cette grande pensée commune et qu’avec leur aide aussi l’Allemagne s’affirmera.

« Quoi ? Un mausolée pour l’Allemagne, un monument des morts ? Oui, il est vrai que notre patrie est à plaindre de n’avoir aucune voix universelle, aucun lieu de réunion où tous puissent parler à tous. Tout en elle est divisé, et il y a tant de choses qui maintiennent cette division : religions, sectes, dialectes, provinces, gouvernements, usages et droits. C’est seulement au cimetière, paraît-il, qu’il y a place pour une pensée commune.

« Mais pourquoi seulement là ? Est-ce que partout, des classes les plus hautes aux plus humbles, des forces visibles et invisibles ne travaillent pas à faciliter, à préparer cette communauté de pensée, cette mutuelle reconnaissance des esprits allemands ? Une partie de l’Allemagne avait grandement distancé l’autre : celle-ci s’efforce maintenant de rejoindre la première ; et nous serons bientôt en état de trouver une commune mesure. Tout honnête homme doit s’y efforcer, et aussi les princes. La différence de religion ne fait rien : car dans toutes les religions de l’Allemagne il y a des hommes éclairés et bons. La différence des dialectes, des pays de bière et des pays de vin, n’est pas non plus ce qui nous tient séparés les uns des autres ; c’était le pitoyable particularisme des intérêts d’États : plus de pensée et de culture d’un côté, plus de force matérielle et de richesse de l’autre, voilà ce qui nous divise : et cela, j’imagine, la force, souveraine du temps peut en avoir raison.

« Car, dites-moi, qu’est-ce qui nous empêche, nous Allemands, de nous considérer tous ensemble comme des collaborateurs à une œuvre commune d’humanité, de nous respecter et de nous aider ? N’avons-nous pas tous un même langage ? un instinct commun ? une même raison ? un même cœur humain ? On n’a jamais pu barrer la voie à la philosophie et à la critique ; elles travaillent toujours ; elles sont les mêmes dans toutes les têtes bien faites, et leurs règles sont universelles. Gloire et reconnaissance à tous ceux qui cherchent à réaliser la communauté des pays allemands par les écrits, par l’industrie, par les institutions de tout ordre ; ils rendent possible l’action commune et la mutuelle reconnaissance des forces les plus diverses ; ils lient les provinces de l’Allemagne par des liens spirituels, les plus puissants de tous.

« Qu’il nous manque une capitale, cela ne fait rien à l’affaire. Par là la formation du goût peut être entravée. Mais aussi le goût peut aussi bien être corrompu et enchaîné par la capitale qu’il en est d’abord favorisé. Les vues droites, les pensées tranquilles et fortes, les entreprises vigoureuses, le sentiment profond des réalités familières qui nous procurent la paix, tout cela n’appartient point aux capitales : c’est à l’air libre que toutes les forces saines ont tout leur jeu. Plus il y a de messagers allègres de la science et de la pensée, partout répandus dans le pays, plus est rapide la communication des sentiments et des découvertes ; et aucun prince, aucun roi ne cherchera à gêner les communications, s’il ne perd pas de vue les avantages infinis de l’industrie, de l’esprit, de la culture…

« Ce n’est pas seulement par la raison que je voudrais que se réalisât l’unité allemande, mais plus encore par le caractère, par l’esprit de résolution et d’entreprise. Nous savons tous que dès longtemps les Allemands ont plus fait qu’ils n’ont fait parler d’eux. En chaque province de l’Allemagne vivent des hommes qui, sans la vanité française et sans l’orgueil anglais, patiemment et douloureusement, font de bonnes et nobles choses qui mieux connues susciteraient le courage et l’enthousiasme. À ceux-là je ne souhaite ni une cour ni une capitale, mais un autel de la probité et de la fidélité, où les cœurs et les esprits se pourraient rassembler. Cet autel ne peut exister que dans l’esprit, c’est-à-dire dans les œuvres des écrivains : c’est là qu’iraient s’enflammer les âmes et se fortifier les cœurs. Le nom allemand, que maintenant bien des nations méprisent et dédaignent, apparaîtrait alors comme le premier de l’Europe, sans tapage, sans prétention, fort de sa propre force, ferme en sa propre grandeur. »

Quelle foi dans la puissance de l’esprit ! Quel culte fervent pour la pensée ! De même que Kant attend surtout le progrès extérieur, politique et social, du progrès intérieur de la liberté et de la volonté, de même c’est de l’esprit, de son travail profond, que Herder attend l’unité de l’Allemagne : non pas une unité d’agression, de conquête et de violence. Non, non, ce n’est pas pour aiguiser le glaive que l’esprit se lève.

« La gloire d’une patrie ne peut être aujourd’hui la sauvage gloire de conquête qui a bouleversé comme un mauvais démon l’histoire de Rome, des barbares et de tant de fières monarchies. Que serait une mère qui, comme une seconde et pire Médée, immolerait quelques-uns de ses enfants pour réduire des enfants étrangers en esclavage, et en faire le jouet de ceux des siens qu’elle n’aurait pas sacrifiés ?… La gloire de la patrie ne peut être aujourd’hui que de donner à tous ses fils la sécurité, l’activité, le libre et joyeux essor, bref, cette éducation qui est le trésor et la dignité de l’homme. »

Mais si ce n’est pas d’une Allemagne belliqueuse et vaine que rêve Herder, c’est d’une Allemagne forte et grande. Et un magnifique orgueil national s’éveille mêlé à l’orgueil de la pensée. Prenez garde, révolutionnaires de France ! En apportant la liberté, en l’imposant du dehors, vous réformez peut-être, mais vous humiliez. Prenez garde, soldats de Custine aventurés jusqu’à Francfort !

Au-dessus de ce travail profond de l’Allemagne, les poésies de Schiller s’élevaient parfois comme des nuées ardentes, mais un peu vaines. Dans ses appels à la liberté, il y a plus de rhétorique exaltée que de vertu révolutionnaire. Son fameux drame des Brigands, écrit presque sur les bancs de l’école et joué en 1782, atteste, en même temps que la ferveur du rêve de la jeunesse d’alors, l’impuissance de la bourgeoisie allemande.

Karl Moor a beau annoncer qu’il fondera « une république auprès de laquelle Sparte et Athènes m’auront été que des couvents ». Il a beau promettre aux libres énergies impatientes une carrière infinie. Si l’œuvre de justice prend la forme du brigandage, si ce sont des révoltés de grand chemin qui entreprennent de protéger le pauvre paysan et l’honnête marchand contre les extorsions des nobles et des hommes de loi, c’est que la possibilité d’un ordre politique et social nouveau n’apparaît point.

Les Brigands sont un cri de désespoir plus qu’un appel à l’action : et Schiller s’applique vite dans sa préface à en réduire encore la portée. Son marquis de Posa qui, dans le don Carlos de 1787, prêche la tolérance et proclame la souveraineté des peuples, ne confie pourtant pour émanciper les hommes, que sur « un fils de roi suscité par la Providence et enflammé d’un noble enthousiasme ». Ainsi ce n’est pas aux énergies directes d’un peuple éclairé et fier que Schiller confie l’avenir. Et il attend l’émancipation du monde beaucoup moins d’un acte de volonté des classes asservies, que d’une sorte de douce et universelle floraison de bonté. Écoutez la belle chanson à laquelle bientôt les Allemands révolutionnaires emprunteront son large et mystique refrain, et dont ils feront un Hymne à la liberté : c’est un Hymne à la joie. « Joie, belle étincelle divine, fille de l’Élysée, nous approchons de ton sanctuaire, ô déesse, le cœur ardent. Tes enchantements lient de nouveau ce que la mode a séparé : et tous les hommes deviennent frères, partout où s’attarde la douceur de ton aile.

Enlacez-vous, millions d’hommes :
C’est le baiser universel.
Par delà les célestes dômes
Bat sans doute un cœur paternel.

« Que tous ceux à qui est échue cette grande fortune d’avoir vraiment un ami, que tous ceux qui ont gagné le cœur de la femme aimée mêlent leurs cris d’allégresse. Que tous les vivants de la terre fêtent la divine sympathie ; c’est elle qui les conduit jusqu’aux étoiles où trône le dieu inconnu. Tous les êtres boivent la joie aux mamelles de la nature, tous, les bons et les mauvais… La joie est le puissant ressort dans la nature éternelle. C’est la joie, la joie divine qui fait aller les roues dans la grande horloge du monde. C’est elle qui fait éclore les fleurs des germes et les étoiles du firmament. C’est elle qui meut les sphères dans les profondeurs où le télescope n’atteint pas… Que tous soient délivrés des chaînes de la tyrannie et que les méchants mêmes aient de la joie. Que l’espérance visite le lit des mourants, et que le haut tribunal fasse grâce. Les morts aussi doivent vivre. Frères, buvez et chantez en chœur : tous les péchés seront remis, et il n’y aura plus d’enfer. Que l’heure du départ soit sereine, et que le sommeil soit doux dans le linceul. Frères, qu’une douce parole tombe de la bouche du juge des morts. »

C’est vraiment une large et puissante palpitation : le cœur même de la nature est ému et se soulève en un vague espoir infini. Par la douce sympathie universelle et l’universel pardon tomberont toutes les chaînes : les chaînes du despotisme, les chaînes du péché, les chaînes de la mort. Mais comme cette vaste et vague libération des êtres et des mondes sollicite peu l’effort immédiat et la vigueur précise de l’action révolutionnaire !

Ainsi, quand éclatent à l’horizon de l’Allemagne les premières lueurs de la Révolution française, l’esprit allemand est soulevé par une grande force de pensée et par de hautes aspirations. Mais il n’y a pas de puissance organisée et active prête à entrer brutalement en lutte contre le vieux monde. Pourtant, l’oppression sociale est plus lourde encore qu’en France ; le servage qui a presque disparu de la société française est encore appesanti sur le paysan allemand, et les efforts même de Frédéric II et de Joseph II pour le réduire se sont à peu près brisés. Du fond de cet abîme, le paysan n’entend pas ou à peine les premiers appels de la France révolutionnaire à la liberté ; et tout d’abord l’esprit même des plus nobles penseurs allemands salue en la Révolution un beau spectacle humain, mais non un modèle.

Kant, malgré son enthousiasme pour la Déclaration des Droits de l’homme et la liberté, ne se détourne pas un moment de son chemin ardu. C’est en 1791 qu’il publie sa Critique du jugement, suite de sa grande œuvre critique. Et c’est dans l’ordre de la pensée qu’il accomplit une révolution silencieuse. C’est en 1790 que paraît la première partie du Faust de Goethe. Et en l’âme de Faust il n’y a pas trace de la grande émotion révolutionnaire et humaine. Quand le vieux savant lassé va boire la coupe de mort, il est un moment retenu par le chant pieux et pur des simples : « Christ est ressuscité ». Et les cloches qui sonnent lui chantent la chanson du passé ; aucune ne chante le chant de l’avenir, l’universelle libération révolutionnaire des hommes.

Comme le grand philosophe a pu poursuivre le travail profond de sa pensée sans que l’ébranlement du sol ait bouleversé ses travaux de mine, le grand poète a préservé son rêve de tout reflet social. C’est le conflit de l’homme avec toute la nature et toute la destinée qui éclate dans Faust ; et Goethe aurait craint de le rapetisser s’il y avait mêlé le conflit passager et étroit de l’homme avec un système d’institutions. Mais il n’aurait pu tracer autour de sa pensée ce cercle de sérénité et de mystère si la conscience allemande avait été comme obsédée par les premiers événements révolutionnaires de France. Non, l’Allemagne des artisans, des petits bourgeois et des paysans était somnolente encore, et l’Allemagne des penseurs regardait, curieuse, souvent sympathique, mais d’un esprit d’abord assez détaché et à demi passif. Ce n’est que peu à peu et sous l’action répétée des événements que l’esprit public de l’Allemagne s’émeut et s’ébranle.

Wieland note, presque au jour le jour, les impressions que fait « sur le spectateur allemand cette intéressante tragédie ». C’était un esprit mesuré et prudent, une sorte de « juste milieu ». Sa sympathie pour la Révolution est visible. Mais il redoute les commotions étendues qui en vont résulter. Dans un dialogue d’août 1789, un des interlocuteurs s’inquiète : « Est-il vraisemblable, est-il imaginable que le roi se laissera enlever les droits et prérogatives qu’il a reçus en héritage, et qui ont toujours été reconnus, s’il le peut empêcher ? Et si son parti (car il n’est sûrement pas encore abandonné de toute la nation), n’est pas en ce moment assez fort pour résister à un peuple soulevé par ses représentants, restera-t-il longtemps aussi impuissant ? La noblesse n’est-elle pas le protecteur naturel du trône ? Les autres princes

Journée du 2 septembre 1792.
Image contre-révolutionnaire allemande.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


assisteront-ils, comme à une pièce de théâtre, à une Révolution qui est pour eux comme un terrible miroir ? Peuvent-ils demeurer inactifs quand on leur démontre, non plus par de vaines spéculations imprimées sur du papier, mais par le fait même, qu’il dépend à tout moment de leurs peuples de leur refuser l’obéissance et d’opposer à leurs bras des millions de bras armés ? qu’ils ne peuvent plus même compter sur leurs troupes soldées, et que ni le droit héréditaire, ni le couronnement, ni l’onction sainte ne gardent quelque valeur quand il vient à l’esprit de la nation de se donner une Constitution nouvelle ? Je le répète : les souverains les plus puissants de l’Europe vont-ils assister en simples curieux, comme Néron à l’incendie de Rome, à une Révolution qui leur présage leur propre destin ou celui de leurs successeurs ? Et si, comme il n’y en a que de trop de raisons, on aboutit à une guerre sociale universelle, quel sera le sort de la France ? »

Ailleurs, il se demande si la longue servitude où la France a vécu n’a pas laissé en elle des impressions presque ineffaçables. « À mon avis, il en est de la servitude comme de la santé. Un peuple qui pendant des siècles a été courbé sous le joug d’un pouvoir arbitraire et qui a été d’un enthousiasme fervent pour des rois responsables seulement devant Dieu, si on le déclare libre d’un coup, c’est comme si on voulait déclarer sains des hommes maladifs, énervés par les excès ou affaiblis par un travail excessif et une mauvaise nourriture. La liberté dépend, comme la santé, de deux conditions nécessaires et qui doivent être réalisées ensemble : d’une bonne Constitution et d’un bon régime de vie. Or on peut donner la première à un peuple ; mais il ne peut être plié à l’autre que par l’action prolongée des lois. » Mais, malgré tout, il affirme sa sympathie pour la Révolution. C’est avec des précautions infinies et un balancement continuel que tantôt il la loue et tantôt il met le peuple allemand en garde contre l’esprit de système de l’Assemblée Constituante. J’incline à croire qu’en son esprit bienveillant et indécis, Wieland reflétait exactement à cette date l’indécision générale de l’Allemagne. « Qu’un peuple maltraité pendant des siècles, quand enfin la mesure de sa patience est comble, se soulève du fond de sa misère et prenne soudain conscience de l’infinie supériorité de sa force sur celle de ses oppresseurs, c’est ce qui s’est souvent produit. Mais qu’une grande nation qui se voit dans la nécessité de faire valoir contre ses tyrans le droit de la force, use de sa force avec tant de sagesse, et, après avoir invoqué les droits imprescriptibles de l’homme et du citoyen, se donne une Constitution qui repose sur le solide fondement de ces droits, et qui dans toutes ses parties forme un tout lié, d’accord avec soi-même et avec la fin de la société civile : voilà ce que le monde n’avait pas encore vu, et la gloire d’avoir donné cet exemple semble bien réservée à la France.

« Rien d’étonnant par suite que, dès le premier moment d’une révolution si grande, si inouïe et qui ne fut jamais tenue pour possible, non seulement l’attention universelle de l’Europe ait été saisie par cet étonnant spectacle, mais aussi que parmi tant de millions de spectateurs étrangers qui n’y avaient aucun intérêt immédiat, il s’en soit trouvé bien peu qui dans les premiers jours ne se soient sentis poussés par un mouvement instinctif et presque involontaire à prendre une part sympathique à l’événement, à approuver les nobles hommes que leur caractère, leur courage et la force éminente de leur esprit mettaient à la tête de la grande nation éclairée, généreuse, spirituelle et vaillante qu’un despotisme intolérable avait exaspérée, et à en attendre le succès avec une inquiétude inaccoutumée et un mouvement de passion plus ou moins vif.

« Sans doute, cette sympathie était chez plus d’un spectateur la suite naturelle de leur conviction intime que la cause du parti populaire en France était la bonne, qu’elle était la cause de toute l’humanité, et de là vint qu’ils ne se laissèrent troubler par aucune des complications de la bataille, même par des événements qui excitaient l’universelle désapprobation, et qu’ils restèrent fidèles à leur désir de voir une grande nation, toute proche de l’entière dissolution politique, renaître à la vie par la liberté et par une Constitution conformée des principes rationnels et vrais. »

Il me plaît, je l’avoue, de voir dans ce miroir trouble encore de l’Allemagne, la grande image un peu pâlie et incertaine, glorieuse cependant, de la France révolutionnaire. Wieland note que dans cette sympathie première de l’Allemagne pour la Révolution il y a beaucoup de l’attrait naturel à l’homme pour le drame ; mais les premiers désordres, les premières violences de la rue déconcertent une partie de ces sympathies : « Je trouve donc naturel que le point de vue d’où la Révolution française fut jugée d’abord par presque toute l’Allemagne se soit modifié et que le nombre grossisse sans cesse de ceux qui croient que l’Assemblée nationale va beaucoup trop loin dans ses mesures, qu’elle procède injustement et tyranniquement, et qu’elle substitue un despotisme démocratique au despotisme aristocratique et monarchique. »

Ainsi les esprits flottaient. Les Allemands n’auraient pu bien juger la Révolution que si eux-mêmes avaient cessé d’être spectateurs pour devenir acteurs. Ils auraient compris alors toutes les nécessités de la lutte et ils en auraient ressenti toutes les passions. Mais si tous regardaient, nul ne songeait à agir. De bonne heure, un flot de calomnies contre la Révolution inonda l’Allemagne. Les premiers émigrants représentaient la Constituante comme un ramassis de coquins imbéciles conduits par quelques scélérats avisés. Et ils exploitaient notamment la fâcheuse renommée que ses longs désordres avaient infligée à Mirabeau. Wielan s’élève contre ces polémiques grossières et basses.

« Qui se souvient, demande-t-il, quelques siècles après les grands mouvements d’émancipation, du degré de vertu de ceux qui combattirent pour la liberté ? »

Et à tous ceux qui lui objectent qu’on ne peut écrire l’histoire de la Révolution « à la lueur de la lanterne », il répond qu’on ne saurait l’écrire non plus aux lueurs de fête dont s’illumineraient les maisons aristocrates de Paris si la contre-révolution triomphait. Wieland paraît craindre bientôt que par les infatigables manœuvres de celle-ci, les premières conquêtes de la liberté ne soient compromises, et il atteste que, si les nobles combattants de la Révolution et de la liberté doivent succomber, ce sera du moins glorieusement, et après avoir tenté la plus sublime et la plus nécessaire entreprise.

Mais l’audace de la Constituante, abolissant la noblesse et frappant le clergé, lui révèle toute la force du mouvement révolutionnaire, et il reprend confiance. Chose curieuse, et qui montre bien que l’Allemagne, dont la bourgeoisie était moins puissante que celle de la France, ne démêlait pas bien les causes économiques de la Révolution, Wieland s’étonne et se scandalise que la Constituante ait garanti la dette d’État.

« Est-ce que la dette d’État qui a été contractée sous les gouvernements antérieurs et sous le gouvernement actuel jusqu’à la révolution du 15 juin, est vraiment une dette nationale, c’est-à-dire une dette pour laquelle toute la nation soit tenue ? Mais la réponse va de soi. La nation, bien loin d’avoir le moindre pressentiment de sa majesté d’aujourd’hui, n’avait, lorsque cette dette fut formée, aucune part à la puissance législative, et elle payait simplement des impôts qu’elle n’avait pas consentis. De plus, la plus grande partie de la dette provenait (comme les démocrates le disent bien haut), de l’excès de luxe, de dépenses et de désordre de la Cour, et la nation avait si peu gagné par là que, pendant que quelques centaines de familles s’enrichissaient aux frais de la nation, des millions de familles descendaient dans la misère. Il est donc clair qu’une dette qui n’a été ni contractée par la nation, ni consentie par elle, ni employée à son profit, ne peut pas être une dette nationale.

« Et vous, tout puissants législateurs, vous auxquels la nation a confié la défense de tous ses droits, vous dont un peuple gravement malade et à toute extrémité attend (ce sont vos propres paroles) la guérison et le salut, vous ne craignez pas d’imposer à la nation déjà épuisée cet énorme fardeau ?… Parmi les vingt-cinq millions de citoyens et de citoyennes libres dont se compose la France, n’y en a-t-il pas au moins vingt-quatre millions auxquels il serait aussi juste de demander le paiement des dettes de l’Empereur de la lune que celui des dettes de la Cour de France ? »

Oui, mais à briser et ruiner la bourgeoisie créancière de l’État, et à supprimer tout crédit public, la Révolution se perdait. Wieland en aurait eu le sentiment si une classe bourgeoise vraiment révolutionnaire avait à ce moment affirmé sa force en Allemagne et dirigé l’opinion.

C’est avec cette molle sympathie, toujours un peu incertaine, prêcheuse et facilement effrayée, que Wieland suit le développement révolutionnaire. À chaque fois qu’il fait des réserves ou éprouve un doute, un nouvel acte de vigueur, une nouvelle surprise de la Révolution vient, pour ainsi dire, forcer sa confiance. Parmi tant de prodiges qui déconcertent l’esprit, Wieland se fait peu à peu une sorte de hardiesse résignée qui ne marque plus de limite au destin. Il accueille la République sans étonnement et sans effroi. La guerre engagée entre la France d’une part, l’Autriche et la Prusse de l’autre, n’a point paru d’abord l’émouvoir. Il dit bien (et non sans une part de raison) que les souverains avaient eu le dessein arrêté de détruire la Révolution, ils seraient intervenus dès le début. Mais il ne s’attarde pas à cette pensée, et il se laisse porter par le flot grossissant des événements.

Mais quoi ? Voici les soldats de Custine. Voici la Révolution française en armes qui pénètre en Allemagne, qui s’installe à Spire, à Mayence, à Francfort même. Ce n’est ni un cri d’effroi ni un cri de haine que pousse Wieland. Et il n’appelle pas non plus l’Allemagne à entrer dans le mouvement révolutionnaire. Il se borne à avertir les puissants, en un langage prudent et mesuré, que bien des idées sont peu à peu descendues au fond du peuple, qui naguère encore étaient inconnues de lui, et qu’il serait sage de se préparer à de grands changements. On dirait vraiment que toute l’Allemagne est pénétrée de lumières, mais qu’elle n’en est point remuée. Il n’y a pas de souffle puissant qui ébranle la forêt et fasse gronder les chênes ; mais une sorte de bruissement universel et léger encore avertit que l’atmosphère commence à s’émouvoir. Qui sait si le vent se lèvera ? En janvier 1793, Wieland prend pour épigraphe la fameuse formule de la Rome antique aux jours du suprême péril : Videant consules ne quid detrimenti respublica capiat. (Que les consuls veillent à ce que la République n’encoure aucun dommage). Et il constate une lente révolution des idées qui prépare la révolution des pouvoirs.

« La culture et l’éducation de l’humanité, qui depuis trois siècles a fait tant de progrès dans les plus importantes régions de l’Europe, s’est élevée par degré et a produit enfin insensiblement un changement presque complet des idées et des sentiments : c’est une sorte de révolution intellectuelle et morale dont il serait vain et impolitique de tenter d’arrêter par la force les suites naturelles. Il faut au contraire diriger ce mouvement irrésistible avec sagesse et justice, de façon que sans ébranlement violent, et pour le plus grand bien de l’humanité tout entière et des États particuliers, le juste moment et la droite manière d’une transformation nécessaire soient saisis par nous… On ne saurait trop répéter, jusqu’à ce que cette vérité ait été prise à cœur : que maintenant l’humanité en Europe est majeure. Elle ne se laisse plus endormir avec des contes et des chansons de nourrice ; elle ne respecte plus aucun préjugé, si autorisé soit-il par une longue tradition. Aucune parole du maître ne vaut plus parce qu’elle est la parole du maître. Les hommes, ceux des classes inférieures comme les autres, voient trop clairement leur propre intérêt et ce qu’ils sont en droit d’exiger, pour se laisser plus longtemps détourner ou apaiser par des formules qui avaient auparavant une sorte de force magique et qui ont été reconnues enfin pour des mots vides de sens. Ils ne peuvent plus croire tout ce que croyaient leurs grands-pères, et ils ne veulent plus supporter tout ce que supportaient leurs pères. Les abus, les souffrances, les oppressions, que l’on supportait jadis en gémissant et murmurant, mais qu’on supportait parce qu’on croyait machinalement que les choses ne pouvaient être autrement, on commence à les trouver insupportables, et on voit qu’un ordre nouveau est possible. On se demande même pourquoi on devrait les supporter, on cherche s’il ne serait point possible de se libérer, et on pressent la possibilité de s’aider soi-même si on était trompé dans la confiance qu’on met encore en ceux qui devraient prendre l’initiative du mouvement. »

Comme le ton révolutionnaire s’élève ! Comme sous l’action toujours plus pressante et plus ardente de la France révolutionnaire l’Allemagne, malgré sa langueur et sa dispersion, commence à tressaillir ! Elle avertit les princes que s’ils ne font pas eux-mêmes, dans le sens de la liberté et de la justice, les réformes qu’on s’obstine encore à espérer d’eux, c’est le peuple lui-même qui prendra sa propre cause en main. Oui, les spectateurs allemands sont tentés de devenir acteurs et d’entrer dans le jeu de la Révolution. Les idées fermentent, et Wieland note que les formules révolutionnaires ont pénétré enfin jusqu’aux couches les plus profondes, les plus ignorantes et les plus misérables du peuple allemand.

« Une des suites les plus importantes des événements extraordinaires de ces quatre dernières années est celle-ci : c’est qu’une foule d’idées fausses ou à demi vraies, ou exagérées et dangereuses, qui bourdonnent dans bien des têtes, mais aussi beaucoup de vérités, de la plus haute importance, beaucoup de doutes bien fondés à l’égard de ce qu’on tenait pour le moins discutable, une foule de questions, de réponses et de propositions pratiques, sur la législation, le gouvernement, les droits de l’homme et les devoirs des gouvernements, ont un cours universel et ont pénétré jusqu’aux classes inférieures du peuple. Tout cela a cessé d’être la propriété d’un petit nombre d’initiés qui s’en entretenaient entre quatre yeux. L’instruction réelle ou factice, vraie ou fausse a prospéré en ce court espace de temps plus visiblement que dans les cinquante dernières années écoulées. »

Et Wieland note que la Révolution a su choisir des formules si simples et « si massives » qu’elles entrent dans l’esprit du plus pauvre manœuvre, du plus inculte salarié.

« S’imaginer que ce progrès des lumières n’aura pas de conséquences dans notre état politique serait folie. Toute tentative pour mettre obstacle aux progrès de l’esprit humain à raison des abus qu’a pu commettre la liberté serait une impossibilité non seulement morale mais physique. »

Et Wieland, en un mouvement alterné qui est comme l’équilibre instable de son esprit, tantôt insiste pour avertir les princes sur les ressemblances de l’état social de l’Allemagne à celui de la France, et tantôt note les différences des deux pays afin de réserver à l’Allemagne une plus douce évolution. « Dans les choses, dit-il, qui offrent des traits communs, le gros du peuple voit d’abord les ressemblances et ne prend pas les différences en suffisante considération. Comme en Allemagne aussi une grande partie de la Constitution repose sur les principes du vieux système féodal, et est, pour ainsi dire, bâtie de ses débris, comme nous avons aussi une noblesse haute et basse dotée de grands privilèges à l’exclusion de tout le reste de la nation, des évêques et des abbés qui sont en même temps des princes et des souverains, comme nous possédons une foule de riches bénéfices ecclésiastiques sur lesquels la noblesse des chevaliers s’est attribuée une sorte de droit de naissance, comme les restes du vieux régime féodal et les diverses espèces d’esclavage personnel et de servitude réelle qui enchaînent les sujets sur le domaine du seigneur foncier pèsent çà et là lourdement sur les épaules des assujettis, comme chez nous aussi, le manque de liberté personnelle et de libre jouissance de la propriété, et l’énorme inégalité entre une partie relativement petite des citoyens et tous les autres sont très choquants, rien n’était plus naturel que de présumer que des causes semblables produiraient chez nous des effets semblables. Rien d’étonnant donc à ce que, à l’occasion de la Révolution française, la nation allemande aussi se soit partagée en partis qui, grâce à Dieu, n’ont pas troublé la tranquillité publique, mais qui affirmaient leur existence par des manifestations de toute sorte. À peine en France le parti populaire eut-il la haute main qu’il se forma aussi en Allemagne un parti qui avait plus à espérer et un parti qui avait plus à craindre. »

Mais ce parallélisme va-t-il se continuer et se compléter par un soulèvement révolutionnaire de l’Allemagne ? Deux choses, selon Wieland, donnent encore aux gouvernants le temps d’aviser et aux hommes sages le droit d’espérer que le progrès nécessaire s’accomplira sans violence. C’est d’abord que l’esprit allemand a réfléchi, comme un large miroir, tous les événements de la Révolution et que la conscience allemande a reçu l’impression des crimes et des hontes de la Révolution française comme de sa grandeur et de sa gloire.

« La tranquillité intérieure, dont nous avons joui jusqu’ici, sauf d’insignifiantes exceptions, dans notre patrie allemande, témoigne du caractère posé et de la saine raison humaine de la nation qui a reçu une juste impression non seulement des triomphes de la liberté et de l’égalité, mais aussi de l’incommensurable misère de l’anarchie, de l’insécurité de la fortune et de la vie, de la fureur des factions, de la Vendée, et de la foule de crimes et d’inhumanités auxquels la Révolution a donné lieu en France et qui ont été la trop chère rançon de chacune de ses victoires. »

Et en second lieu, il y a entre l’ancienne Constitution toute despotique de la France et la Constitution de l’Allemagne, si imparfaite soit-elle, des différences sensibles.

« Si l’Allemagne se trouvait exactement dans les mêmes circonstances que la France il y a quatre ans, si nous n’avions pas une Constitution dont les heureux effets surpassent de beaucoup les désavantages ; si nous n’étions pas réellement en possession d’une grande partie de la liberté que nos voisins de l’Est durent alors conquérir ; si nous ne jouissions pas le plus souvent de gouvernements plus doux, plus respectueux des lois et plus attentifs au bien-être des sujets ; si nous n’avions pas plus de secours contre l’oppression que n’en avaient les Français de cette époque ; si nos impôts étaient aussi exorbitants ; si nos finances étaient dans un état aussi désespéré, et nos aristocrates aussi intolérablement orgueilleux et privilégiés contre toutes les lois à la façon de ceux de France, il n’y a pas de doute que les exemples qui nous sont donnés par ce pays depuis quelques années auraient agi sur nous autrement ; et tandis qu’il n’y a eu que des dispositions au soulèvement, les symptômes de la fièvre auraient éclaté et le peuple allemand serait depuis longtemps de spectateur devenu acteur. »

Et il se peut en effet que le défaut de centralisation du pouvoir politique en Allemagne ait donné à la liberté quelques garanties. Mais encore une fois, que les dirigeants d’Allemagne ne s’endorment point, qu’ils ne résistent point au progrès nécessaire. Voici que les Français, par leur humanité comme par leur vaillance, sont en train de conquérir les cœurs allemands :

« C’est le courage poussé jusqu’à l’héroïsme et uni à la grandeur d’âme et à l’humanité qui dompte le plus puissamment les cœurs et qui excite le mieux l’admiration et l’amour. C’est une preuve de grande sagesse chez les généraux de l’armée française d’avoir su amener leurs soldats à observer dans les contrées voisines, où ils jouent maintenant aux maîtres, une si bonne tenue, de conquérir par une conduite au-dessus de toute atteinte (au moins en Allemagne), l’estime et la sympathie des peuples auxquels ils prêchent leur nouvel évangile. On se demandait, étonné, si c’étaient bien là les cannibales, les monstres, les bêtes apocalyptiques dont on avait depuis quatre ans raconté tant de méfaits. Et l’on se trouvait forcé de croire que tout ce qu’on avait lu et entendu des horreurs des fameuses journées noires et de tant de démarches furieuses par lesquelles le peuple souverain avait exercé sa façon de justice, était sinon créé de toutes pièces par les aristocrates et leurs partisans, au moins démesurément grossi. »

Ainsi, la pensée de l’Allemagne chancelait et ne savait au juste où se fixer. Cette ligne moyenne tracée par Wieland, avec ses inflexions et adaptations prudentes, représente sans doute assez bien l’état le plus général des esprits.

L’enthousiasme premier de Klopstock ne résista pas aux violences de la Révolution. Il avait d’abord salué en elle la liberté et la paix. Il lui semblait que par l’organisation légale de la liberté les conflits et les guerres allaient disparaître : guerres à l’intérieur des peuples ; guerres de peuple à peuple. Et plus peut-être que tout autre Allemand, il avait appelé l’Allemagne à entrer dans les voies de la France.

« Connaissez-vous vous-mêmes », criait-il en 1789 aux Allemands qui gardaient envers la Révolution naissante une attitude énigmatique.

Wieland.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


« La France s’est donné la liberté. C’est le plus haut fait du siècle et qui va jusqu’à l’Olympe. Et toi, ô Allemagne, seras-tu assez misérablement bornée pour le méconnaître ? Et ton regard ne saura-t-il percer le brouillard et la nuit ? Parcours les annales du monde et trouve si tu le peux quelque chose qui approche de ce qui s’accomplit là-bas. Ô destin ! Les Français sont maintenant nos frères ; et nous ? Ah ! j’interroge en vain : vous restez muets, Allemands ! Que signifie votre silence ? Est-ce la tristesse de la douleur impuissante et résignée ? Ou bien annonce-t-il une transformation prochaine ? Ainsi le calme profond annonce parfois la tempête qui va se déchaîner en tourbillon et faire éclater ses nuages de grêle. Et après la tempête, l’air respire à peine d’un souffle léger ; les ruisseaux chantent, et les gouttes de pluie tombent du feuillage ; dans la fraîcheur exquise montent des vapeurs de parfums ; et la sérénité bleue sourit, dans la vaste étendue du ciel. Tout est force, vie et joie ; le rossignol chante le chant des fiançailles et plus aimante encore chante la fiancée. Les garçons dansent autour de l’homme qu’aucun despote ne méprise plus ; et les filles entourent la femme paisible qui donne au dernier né le lait de la liberté. »

Hélas ! comme bientôt Klopstock s’effraiera de l’orage ! Il ne saura pas attendre qu’après le déchaînement des fureurs et des foudres « la sérénité bleue » de la liberté et de la paix luise sur les hommes. Pendant trois ans encore, de 1789 à 1792, il chante la Révolution. En 1790, il dédie au duc de la Rochefoucauld un poème dont le titre est significatif : Eux et pas nous.

« Si j’avais cent voix, elles ne suffiraient pas à célébrer la liberté de la France. Que n’accomplissez-vous pas ! Le plus terrible des monstres, la guerre, est enchaîné par vous. Ô ma patrie, nombreuses sont les douleurs, le temps les adoucit et elles ne saignent plus. Mais il en est une que rien n’apaise pour moi, et qui saigne toujours. Ce n’est pas toi, ma patrie, qui as gravi le sommet de la liberté, et qui en as fait rayonner l’exemple tout autour de toi, aux autres peuples. Ce fut la France. Toi, tu n’as pas goûté à la plus délicieuse des gloires ; tu n’as pas cueilli ce rameau d’immortalité… Elle ressemblait pourtant, cette palme glorieuse, à celle que tu cueillis lorsque tu épuras la religion, lorsque tu lui rendis la sainteté que lui avaient ravie les despotes âpres à enchaîner les âmes ; les despotes qui faisaient couler le sang à flots quand le sujet ne croyait pas tout ce que la fantaisie délirante du maître lui ordonnait de croire. Si par toi, ô ma patrie, le joug des despotes tonsurés fut brisé, ce n’est pas toi qui brises le joug des despotes couronnés. »

Glorieuse pour avoir commencé, par la Réforme, l’affranchissement de la conscience, l’Allemagne n’a pas su prendre l’initiative de la Révolution et elle ne s’y engage même pas à la suite de la France.

Même en avril 1792, même au moment où la guerre est déclarée entre la France et la Prusse et l’Autriche, Klopstock reste fidèle à sa foi en la Révolution. Il ne demande point si les révolutionnaires de France n’ont pas contribué, par leur naïveté ou leurs calculs, à déchaîner le conflit. Il ne se souvient que d’une chose : c’est que la France a proclamé la liberté des hommes ; c’est qu’elle a déclaré qu’elle répudiait toute guerre de conquête ; et il s’indigne de l’entreprise violente dirigée maintenant contre elle.

Il proteste contre les chefs de l’Allemagne qui méconnaissent le sentiment du peuple allemand, et il donne le beau nom de « Guerre de la liberté », (c’est le titre de l’ode) à la guerre que va soutenir la France de la Révolution.

« La sage humanité a créé le groupement des hommes en États ; elle a fait de la vie le moyen de la vie. Les sauvages ne vivent pas, ils végètent comme des plantes ou comme des bêtes. Ils ne jouirent pas de leur âme. L’idée d’association et de paix est allée bien haut en Europe ; elle touche presque au but suprême ; et il n’y a plus maintenant, selon le secret des grands artistes, qu’à répandre sur le ferme dessin le charme des couleurs. Mais aussitôt que les chefs des nations agissent à leur place, alors il n’y a plus de loi, et les gouvernants deviennent des sauvages ; ils sont une force brute de la nature, comme des lions ou de la poudre explosive. Et maintenant vous voulez le sang du peuple qui, le premier de tous les peuples, s’approche du but suprême, qui, bannissant la furie laurée, la guerre de conquête, s’est donné à lui-même la plus belle des lois ; vous voulez, le feu et le glaive en mains, précipiter de la hauteur redoutable le peuple d’effort et de courage, le peuple sauveur de lui-même, qui a gravi le sommet de la liberté ; et vous voulez le contraindre de nouveau à être au service des sauvages. Vous voulez prouver par le meurtre que le juge du monde, et, tremblez ! le vôtre aussi n’a pas donné de droits à l’homme. Puissiez-vous, avant que le glaive s’ensanglante dans la blessure, comprendre les avertissements de la sagesse ! Puissiez-vous voir ! Déjà dans votre pays l’étincelle s’éveille et la cendre rougeoie. N’interrogez pas les courtisans ni les privilégiés de naissance, dont le sang coule pour vous dans les batailles. Interrogez ceux par qui luit le soc de la charrue, le commun de l’armée dont le sang non plus n’est pas de l’eau. Et apprenez, par leurs réponses loyales, ou par leur silence, ce qu’ils voient dans la cendre. Mais vous les méprisez. Jouez donc le jeu effroyable, et où nul ne se risqua encore, d’une guerre à l’aspect tout nouveau. »

Or, à qui s’adressaient ces véhémentes et presque menaçantes paroles ? Au duc Ferdinand de Brunswick. Klopstock lui fit parvenir directement cette ode, au moment même où la campagne allait commencer, en sorte que le généralissime pouvant trouver dans sa bibliothèque l’admirable dialogue que lui dédia Lessing sur la paix universelle, et dans sa correspondance, la poésie enflammée de Klopstock.

Le grand prosateur et le grand poète semblaient s’être entendus à vingt ans d’intervalle pour faire peser sur Brunswick une sorte de malédiction. Comment pouvait-il combattre de grand cœur, quand toute la pensée illustre de l’Allemagne était contre lui ? Ainsi la force des idées nouvelles était sur Brunswick comme un fardeau. Mais quel état étrange et ambigu que celui de l’Allemagne ! Par quelques-uns de ses grands écrivains, par Lessing disparu mais toujours vivant dans les esprits, par Klopstock puissant et âpre, elle maudit la guerre d’oppression entreprise contre la France : et elle n’a pas la force de s’y opposer. Elle ne tente pas un mouvement révolutionnaire qui serait au profit de la France et de la Révolution la diversion suprême et le salut. Et bientôt Klopstock lui-même commencera à s’émouvoir de la « tyrannie jacobine ».

Dès 1792, il se plaint qu’après avoir brisé toutes les corporations la Révolution ait laissé se constituer la corporation des Jacobins, ce club qui est « comme un serpent dont la gueule dévore Paris et dont les anneaux enserrent la province ».

Lorsque, par un décret de la Législative, Klopstock est naturalisé français, il ne refuse point cet honneur. Il remercie au contraire avec effusion par une lettre à Roland. Mais il marque ses réserves. Il adjure le ministre de ne pas laisser se reproduire les événements de septembre et d’arrêter la France dans la voie de l’anarchie.

Pour bien montrer qu’il est hostile à la politique d’universelle propagande contre les rois, il célèbre le roi de Danemark, son action émancipatrice et sage. Et il termine sa lettre en disant qu’il est surtout heureux que son titre de citoyen français fasse de lui « le concitoyen de Washington », naturalisé aussi. C’était rappeler la Révolution française à la politique modérée et à demi conservatrice des chefs du mouvement national américain. Et bientôt Klopstock se détachera tout à fait de la Révolution française. Visiblement, ses sympathies, après être allées aux modérés comme le duc de La Rochefoucauld, s’étaient portées et fixées sur les Girondins. Dès que ceux-ci sont menacés, dès que l’influence de Robespierre s’affirme, Klopstock se retire. Il évoque, avec une phraséologie sépulcrale qui est un peu fatigante, le fantôme sanglant de la loi percée d’innombrables coups de poignards : et après avoir ainsi résumé la Révolution en ce triste spectre des jours noirs de septembre, il se désavoue lui-même en 1793, dans un poème, qui est un acte de contrition : « Mon erreur ».

« Longtemps je les avais suivis des yeux, non pas ceux qui parlaient, mais ceux qui agissaient… Je croyais, ah ! quelle illusion ! que c’était la joyeuse aurore des rêves d’or. C’était comme un enchantement, comme une joie de l’amour pour mon esprit altéré de liberté… Liberté, mère du salut, il me semblait que tu serais la créatrice, que de ta main divine tu façonnerais les hommes heureux élus par toi. N’aurais-tu plus la force créatrice ? Ou bien sont-ils une matière rebelle à ta main ? Leur cœur est-il de roc et leur œil n’est-il plus que nuit ? Ton cœur, ô liberté, est la loi : mais leur regard est celui du faucon et leur cœur est une lave ardente. Leur regard étincelle et leur cœur jette du feu quand l’anarchie leur fait signe. C’est elle seule qu’ils connaissent. Toi, ils ne te connaissent plus. Et pourtant c’est ton nom, ô liberté, qui fait tout. Et quand le glaive frappe les meilleurs citoyens, c’est en ton nom qu’il s’abat sur eux. »

Ainsi finissait vite en sombre désillusion l’espérance première de Klopstock. Mais n’est-ce point là la lassitude d’un poète vieilli, qui touchait à sa soixante-dixième année et qui, malgré l’effort un peu solennel de sa pensée, ne pouvait plus dominer les impressions immédiates et s’élever à la vision sereine de l’avenir ?

Schiller, en pleine force virile (il avait trente ans en 1789), avait marqué bien plus tôt sa défiance et sa réserve. Il avait arrêté soudain les élans du marquis de Posa. Pas un moment il ne s’était livré à la Révolution. Défiance d’idéaliste qui a peur que son rêve trop haut et trop beau ne soit déformé et abaissé par les faits. Les hommes ne lui paraissaient préparés nulle part encore à cette tâche, but suprême de l’humanité, de transformer, comme il le dit, « l’État de contrainte en un État de raison ». Dès lors, pourquoi s’attarder et s’attrister à regarder les efforts stériles et convulsifs d’une génération présomptueuse qui veut réaliser la liberté au dehors avant de l’avoir réalisée en elle-même ? Plus d’une fois Schiller détourna ses yeux de la Révolution comme d’un spectacle bizarre et manqué, qui ensanglanterait la scène sans trouver un dénouement. Il laisse sans réponse les questions pressantes de son ami Kerner, Souabe de naissance comme lui, qui lui demande son sentiment sur la Révolution. Il essaie pourtant, en 1792, par la lecture attentive du Moniteur, de se former un jugement exact.

Les approches de la guerre lui font dire que désormais tout citoyen, tout Allemand, doit prendre parti. Mais il ne parvient pas à surmonter l’universelle répugnance que lui inspirent toutes les classes en lutte : corruption et frivolité en haut, instinct grossier et brutal en bas. Et il ajourne à des siècles lointains ses espérances d’humanité : « Oui, écrit-il en 1793, s’il était vrai que la raison est désormais la législatrice de la politique, que l’homme, au lieu d’être traité comme un moyen est respecté et traité comme une fin, que la loi est élevée sur le trône et que la vraie liberté est le fondement de l’édifice de l’État, si cet événement extraordinaire était accompli, je prendrais pour toujours congé des Muses, et je consacrerais toute mon activité au plus glorieux des Arts, au gouvernement de la seule raison. Mais c’est précisément le fait que j’ose mettre en doute. Oui, je suis si éloigné de croire au commencement d’une régénération en politique que les événements du temps reculent bien plutôt toutes mes espérances de plusieurs siècles.

« Avant que ces événements aient éclaté, on pouvait se flatter de la douce illusion que l’influence insensible et ininterrompue des têtes pensantes, que les germes de vérité répandus depuis des siècles, et le trésor d’instruction accumulé avaient formé la sensibilité humaine à accueillir le meilleur, et avaient préparé une époque où la philosophie pourrait assumer l’organisation morale du monde et où la lumière prévaudrait sur les ténèbres. On était allé si loin dans la culture théorique, que les vénérables piliers de la superstition commençaient à vaciller et que le trône des préjugés dix fois séculaires était ébranlé. Rien ne paraissait plus manquer, que le signal d’une grande réforme, unissant les esprits dans un commun effort. Or, le signal a été donné, et que s’est-il produit ?

« La tentative du peuple français de se rétablir dans les droits sacrés de l’homme et de conquérir la liberté politique n’a fait que mettre au jour son impuissance et son indignité ; et par elle, non seulement ce malheureux peuple, mais avec lui une partie considérable de l’Europe et son siècle entier a été précipité à nouveau dans la barbarie et l’esclavage. Le moment était le plus favorable, mais il trouva une génération corrompue qui n’était pas digne de lui, et qui ne sut ni se hausser à cette occasion admirable, ni en profiter. L’usage que cette génération a fait du grand don de la fortune prouve incontestablement que la race humaine n’est pas encore sortie de l’âge de la violence enfantine, que le gouvernement libéral de la raison vient trop tôt quand on est à peine préparé à dominer en soi la force brutale de l’animalité, et que celui-là n’est pas mûr pour la liberté civile qui est à ce point dépourvu de la liberté humaine.

« C’est dans ses actes que se peint l’homme, et quelle est l’image qui s’offre à nous dans le miroir du temps présent ? Ici la plus révoltante sauvagerie ; là l’extrémité opposée de l’inertie ; les deux plus tristes désordres où puisse sombrer le caractère humain réunis en une seule époque. Dans les classes inférieures nous ne voyons que des instincts grossiers et anarchiques, qui se déchaînent en brisant tous les liens de l’ordre social, et se hâtent à leur assouvissement bestial avec une fureur incoercible. Ce n’était pas l’intérieure résistance morale, c’était seulement la force contraignante d’en haut qui jusque-là en avait contenu l’explosion ; ce n’étaient pas des hommes libres que l’État avait opprimés, c’étaient des animaux sauvages auxquels il avait imposé des chaînes salutaires. Si l’État avait réellement opprimé l’humanité, comme on l’en accuse, c’est l’humanité que l’on verrait apparaître après la destruction de l’État. Mais la fin de l’oppression extérieure ne fait que rendre visible l’oppression intérieure, et le sauvage despotisme des instincts fait éclore tous ces méfaits, qui provoquent à la fois le dégoût et l’horreur.

« D’un autre côté, les classes civilisées offrent le spectacle plus répugnant encore de l’atonie complète, de la faiblesse d’esprit et d’un abaissement du caractère qui est d’autant plus révoltant que la culture même y a une plus grande part…. Les lumières dont les hautes classes de notre temps se vantent avec raison ne sont qu’une culture théorique, et elles n’ont guère servi qu’à mettre en système la corruption et à la rendre inguérissable. Un épicurisme raffiné et conséquent a commencé à éteindre toute énergie du caractère, et les chaînes toujours plus étroitement rivées des besoins, la dépendance croissante de l’humanité à l’égard du physique, ont conduit peu à peu à ceci : que le marasme de l’obéissance passive est la règle suprême de la vie. De là l’étroitesse dans la pensée, la débilité dans l’action, la pitoyable médiocrité dans les résultats, qui, à sa honte, caractérisent notre temps. Ainsi nous voyons l’esprit du temps chanceler entre la barbarie et l’inertie, la libre pensée vulgaire et la superstition, la grossièreté et l’efféminement, et c’est seulement l’équilibre des vices qui maintient encore le tout.

« Est-ce là, je le demande, l’humanité pour les droits de laquelle la philosophie se dépense, que le noble citoyen du monde porte en sa pensée, et en laquelle un nouveau Solon réaliserait ses plans de constitution ? J’en doute fort… Et s’il m’est permis de dire ma pensée sur les nécessités politiques présentes et sur les chances de l’avenir, j’avoue que je considère toute tentative pour améliorer selon les principes la constitution de l’État (et toute autre amélioration n’est qu’un expédient et un jouet) comme prématurée, tant que le caractère humain ne s’est pas relevé de sa chute profonde, et c’est un travail qui exige au moins un siècle. On entendra parler à la vérité de la destruction de maint abus, de mainte réforme heureuse, essayée dans le détail, de mainte victoire de la raison sur le préjugé mais ce que dix grands hommes auront bâti, cinquante esprits faibles le jetteront à bas. Dans toutes les parties du monde, on enlèvera leurs chaînes aux nègres, et en Europe on mettra des chaînes aux esprits… La République française disparaîtra aussi vite qu’elle est née ; la constitution républicaine aboutira tôt ou tard à un état d’anarchie, et le seul salut de la nation sera qu’un homme puissant surgisse n’importe d’où qui dompte la tempête, rétablisse l’ordre, et tienne ferme en main les rênes du gouvernement, dût-il devenir le maître absolu non seulement de la France, mais encore d’une grande partie de l’Europe. »

Hélas ! comme Schiller est sévère ! et, si l’on me passe ce mot familier, comme il en prend à son aise ! Il n’est pas dans la tourmente ; il ne comprend pas les colères, il ne subit pas les entraînements d’un peuple que l’absolutisme le plus aveugle a conduit jusqu’à l’extrémité de la ruine et du péril, qui a été obligé de susciter en quelques mois une Constitution nouvelle, qui est passé brusquement du sommeil politique à la vie la plus intense et la plus exaltée, qui était sage pourtant et mesuré, qui s’obstinait à garder sa confiance à ceux mêmes qui le trahissaient, violant la Constitution jurée, appelant l’étranger à le détruire, et qui n’a frappé, pour ainsi dire, que lorsqu’il a été acculé par le cynisme de la trahison infinie et du mensonge éternel. Oui, Schiller, en s’élevant, est injuste pour ceux qu’aveugle dans la triste vallée la poussière sanglante de la bataille.

Et pourtant il est salutaire pour nous de méditer ces fortes et sévères pensées. Ce n’est point du pessimisme, ce n’est point du découragement. Schiller ne désespère pas de l’humanité ; il croit au contraire avec certitude et il sait que par l’éducation elle se libérera ; et s’il faut du temps, s’il faut un siècle, des siècles même, le temps est-il mesuré à l’effort humain ? Est-il mesuré à la pensée humaine qui d’avance prend possession des résultats futurs et en nourrit son courage ?

Cette sérénité clairvoyante et sévère est admirable. Pas d’illusion sur le présent ; mais aucun fléchissement de l’espérance ; Le grand poète était injuste pour ses contemporains et pour la France révolutionnaire. Il ne voyait pas assez, il ne disait pas assez combien l’effort même anarchique et convulsif du présent contribuait à préparer la paix future, l’ordre de liberté, de démocratie et de justice attendu par les hommes. Mais quelle pénétration et quelle profondeur du regard ! Oui, comme il l’annonçait, il a fallu au moins un siècle pour que le gouvernement certain, régulier et légal de la démocratie fût assuré en France et dans une grande partie de l’Europe. Oui, comme il l’annonçait dès le début de l’année 1793 avec une précision qui épouvante, la République française sera emportée en quelques années, on peut dire, du point de vue de l’histoire, en quelques jours ; et la figure du soldat brutal qui se servira de la Révolution pour s’emparer de la France et d’une partie de l’Europe se dresse dans la prophétie de Schiller au seuil déjà bouleversé des libertés nouvelles.

Ah ! comme on se prend à détester, quand on en constate l’impression funeste en de nobles et libres esprits comme Schiller, les inutiles sauvageries qui ensanglantèrent quelques journées de la Révolution, et les rivalités misérables des amours-propres et des ambitions ! Comme on mesure le mal qu’elles ont fait à la Révolution en lui aliénant au dehors tant de fières consciences et en l’obligeant, par un cercle de fatalité, à redoubler de violence épuisante pour conjurer précisément les périls extérieurs que les premières violences ont ou excités ou aggravés !

Oui, que Marat comparaisse avec l’odieux et niais numéro du 19 août où il montrait aux massacreurs le chemin de l’Abbaye ; qu’il sorte de sa cave obscure, et qu’il regarde le monde ; qu’il regarde l’Europe. Il verra combien, par la politique de meurtre, que lâchement d’ailleurs il désavoua quelques semaines après, il a fourni d’armes terribles à la contre-révolution, mais surtout de quel fardeau il a accablé les esprits dont les sympathies premières allaient à la liberté.

Et que Roland aussi sorte du bureau où il confectionne ses lourdes diatribes. Qu’il regarde, lui aussi ; qu’il mesure le mal qui a été fait au loin par les divisions insensées dont il fut l’artisan austère.

Et nous, socialistes du vingtième siècle, qui nous passionnons et nous attristons à l’effort héroïque et aveugle, sublime et incertain, puissant et contrarié que fit il y a cent vingt ans la liberté, ayons ce haut souci d’incessante et large éducation, que le grand poète allemand, affligé mais non abattu par la faillite prévue des libertés françaises, recommandait à l’avenir comme le devoir essentiel.

Que de cerveaux de « révolutionnaires » sont encore des caves obscures, et que de cerveaux « d’hommes d’État » sont encore de pauvres antichambres d’intrigue et d’ambition ! Faisons entrer la lumière dans le souterrain haineux de Marat, dans le terne et pédantesque salon de Roland.

Chercher en toute question toute la vérité et la dire toute, étudier dans le détail exact la réalité prochaine, et regarder aussi à l’horizon du monde : voilà le mot de salut. Voilà la suprême sauvegarde contre des égarements nouveaux et des déceptions nouvelles.

Machine à couper les têtes
Image contre-révolutionnaire.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


C’est à l’éducation esthétique que Schiller demande d’abord réconfort et joie ; sa formule était : « Par la beauté à la liberté, par la culture esthétique à la culture politique. » Mais quoi ! Faudra-t-il attendre pour délivrer l’humanité de ses chaînes qu’elle ait appris, dans l’admiration réfléchie des chefs-d’œuvre de l’art, le secret des créations équilibrées et des efforts harmonieux ?

Peut-être aurait-il eu plus d’impatience révolutionnaire si, au lieu de professer à Iéna auprès d’une jeunesse disciplinée à la prussienne et qui se prêtait volontiers à l’attente grave et aux lentes évolutions de la pensée, il était resté en contact avec son pays d’origine, avec l’ardente Souabe. Là, la jeunesse des Universités et des écoles, aussi bien que les corporations d’artisans s’exaltaient, dès 1789, aux premiers bruits de la Révolution française. M. Adolf Wohlwill a rapproché, en un bref et vivant tableau, les traits de ce mouvement (Hambourg, 1875).

Dans le Wurtemberg, dans la Souabe, il y avait, en le quart de siècle qui précéda la Révolution, une grande animation de pensée, et aussi une vie politique assez riche. Ce fut, avec les pays du Rhin, le plus chaud foyer révolutionnaire d’Allemagne. Les villes y avaient gardé d’importantes franchises et les États, où les diverses classes étaient représentées, avaient quelque puissance et quelque activité.

À vrai dire, l’horizon des bourgeois et artisans était un peu étroit. Il s’était formé des oligarchies bourgeoises qui avaient là, comme partout en Europe, absorbé peu à peu le pouvoir municipal ; et la lutte était engagée entre les corporations d’artisans et la bourgeoisie moyenne d’une part, qui voulaient reconquérir leur influence, et l’oligarchie. C’est souvent sur des questions minuscules et d’intérêt purement local que s’engageait la lutte.

Mais, dès que la Révolution française éclata, elle fournit à ces luttes municipales des formules plus vastes. C’est au nom des Droits de l’homme que les classes moyennes demandaient une interprétation plus large des constitutions municipales. Et la revendication des libertés coutumières du moyen âge, usurpées ou resserrées peu à peu par des coteries de bourgeois riches, s’autorisait parfois du Contrat social. C’était comme un grand souffle passant soudain dans un décor d’archéologie. Mais les étudiants, surtout ceux de l’Université de Tubingen, ceux de l’école carolienne, étaient tout préparés à se passionner pour la liberté révolutionnaire. Il y avait d’abord, entre leurs études qui les mettaient en contact avec la libre vie de la Grèce et de Rome, et la discipline étroitement militaire à laquelle ils étaient soumis à l’école carolienne un contraste qui se traduisait parfois par des soulèvements. Mais surtout une ardente vie intérieure s’accumulait en eux qui ne tarderait pas à se répandre en sympathies de Révolution. Elle était faite d’éléments multiples et confus, mais dont la confusion même était d’une extrême richesse. C’était un mélange des souvenirs des républiques anciennes et des formules de la démocratie moderne. Quand Sparte, Athènes et Rome les avaient exaltés, Rousseau les enflammait ; un vent large et chaud passait sur l’agora ou sur le forum et semblait les élargir, y appeler les multitudes. Le droit inaliénable de l’homme proclamé par Rousseau leur paraissait le moyen nouveau de retrouver l’antique liberté ensevelie sous dix siècles