La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie III

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TROISIÈME PARTIE

TABLEAU DE LA CORÉE AVANT L’OCCUPATION JAPONAISE




Au moment où les Japonais envahirent le palais du Roi à Séoul, malgré les nombreux traités qui depuis 1882 avaient ouvert le pays aux étrangers, la Corée était, plus encore que la Chine, le prototype de l’État jaune. Autour des maisons des blancs et des Japonais les Coréens vivaient comme au temps du fondateur de la dynastie régnante, l’usurpateur Ouen-tah-Chao ou Nitaïdjo (1391). Certains vieux arbres enkystent ainsi dans un nœud de leurs fibres tenaces le fer brisé d’une cognée.

Le système politique coréen offrait le type le plus achevé de l’immobilité nécessaire au maintien intégral des privilèges accaparés par une aristocratie.

Les éléments chinois ajoutés après la conquête mandchoue aux éléments coréens s’étaient sinon amalgamés, du moins totalisés dans la vie politique, comme les Huit Fondamentaux, les Cinq Préceptes, le Confucianisme et les classiques chinois dans les mœurs.

Le Roi. — Dans la théorie et la pratique, même quand son avènement avait résulté d’un coup d’État légitimé ensuite par une fiction légale, le Roi était le maître de la vie et des biens de tous ses sujets.

Il avait un sérail, gardé par des eunuques ; et ses concubines, distinguées en plusieurs classes, ne sortaient jamais des jardins délicieux enclos de hautes et épaisses murailles, décrits précédemment.

La reine ne sortait pas davantage du palais privé. Elle entretenait seulement des espions innombrables, que tout le monde croyait entendre « marcher dans son mur »…

Le Roi lui-même se montrait peu à ses sujets. Les ministres ne le voyaient que dans les grandes occasions, et en audiences solennelles, dans la Salle du Conseil, expressément affectée à ces cérémonies.

Aux gouverneurs de province et à leurs subordonnés, il se manifestait comme une divinité descendue sur la terre, du haut de la Salle des Audiences, dominant leurs haies alignées sur les stèles gravées de la grande cour de marbre.

Enfin, une fois ou deux fois tous les ans, il traversait la ville pour aller sacrifier au Temple des Ancêtres, près de la porte Sud, ou à 10 kilomètres de Séoul, aux tombeaux de ces mêmes ancêtres.

Plusieurs jours à l’avance, les boutiques et constructions parasites des avenues et des rues étaient expropriées à raison de tant de cash par « camp » (chambre). Toutes disparaissaient. La ghilde des marchands ambulants nivelait le sol et prenait toutes les dispositions nécessaires à la sûreté et à la commodité du prince.

Le jour venu, dés le grand matin, le populaire s’entassait en haies compactes sur le parcours du cortège, maintenu par toute l’armée alignée en deux files indiennes, une de chaque côté du chemin. Il ne m’a pas été donné de voir de mes yeux ce spectacle. Des Européens, plus heureux que moi, me l’ont décrit comme une exhibition fantastique de costumes surannés, où les chapeaux chargés de plumes et les bottes éperonnées se combinaient avec des robes sanglées des ceinturons des sabres, avec des cuirasses du xvie siècle, des fusils à piston, mangés de rouille et veufs, qui de leur platine, qui de leur gachette, qui de leur chien. On y voyait des officiers soutenus sous chaque épaule par un homme, sur une selle aussi anguleuse que l’échine de leurs poneys ; des chaises à porteurs fermées et timbrées des idéogrammes des dignitaires qu’elles contenaient ; des drapeaux immenses de toutes couleurs, portés sur les épaules, ou brandis presque par chacun des soldats de la garde et des attachés qui cheminaient aux portières ou dans le cortège.

Le Roi passait, lentement véhiculé dans une chaise à porteurs de laque rouge, fermée de rideaux de soie rouge, timbrée sur les trois faces du cartouche royal, et soutenue par de longs brancards rouges sur les épaules de huit porteurs, au milieu des plis ondoyants des drapeaux dont les hampes dressaient autour de lui le bois sacré qui murmure autour des sanctuaires et des monuments des saints du bouddhisme. Il était déjà bien difficile qu’un rayon visuel quelconque pût glisser entre tous ces obstacles jusqu’à la face auguste du Fils du Ciel… Néanmoins, par surcroît de précaution, une ordonnance prescrivait de tenir hermétiquement fermées toutes les portes et fenêtres, et même de sceller avec du papier les ouvertures supérieures d’où quelqu’un eût pu regarder le roi de haut en bas[1]

Sur chaque seuil, le propriétaire devait se tenir à genoux sur un escabeau, un balai et une pelle à la main. Il ne les utilisait, hélas ! que ce jour-là !

L’abord du roi était protégé par un « tabou ». Quiconque le touchait ou était touché par lui devait porter jusqu’à la mort un ruban de soie rouge. (On m’a cependant affirmé que cette coutume était tombée en désuétude depuis l’ouverture du pays aux étrangers. Le roi s’était confiné dans un isolement plus complet, pour éviter que cette décoration, la plus enviée de toutes, ne s’égarât sur un barbare.)

Le droit de placet était ainsi presque illusoire. Les plaignants, les opprimés avaient la suprême ressource d’aller allumer, la nuit, un feu sur une hauteur en vue du Palais. Mais la Crête de Coq, le Nam-San et le Pouk-Han portaient déjà des tours basses et massives, où chaque soir des guetteurs enflammaient un brasier qui n’était éteint qu’en cas de péril public soudain. La justice royale ne devait pas avoir trop de toute sa clairvoyance pour distinguer le foyer du suppliant de celui qui lui attestait que tout était en bon ordre dans le royaume…

Et comment le Roi ne l’aurait-il pas cru ?

Les seules bouches qui pussent lui faire entendre la vérité, étaient précisément celles qui avaient intérêt à ne jamais la dire.


Le Conseil des Ministres. — Son gouvernement comprenait trois conseillers principaux : le ministre du milieu, le ministre de droite et le ministre de gauche.

En arrière de ce premier bastion, une seconde ligne isolait le monarque de l’extérieur, formée de six ministres, administrant sous le contrôle des premiers les départements : des Affaires civiles ou Emplois publics ; des Finances ou du Trésor ; des Rites et des Cérémonies et de l’Instruction publique ; de la Guerre ; de la Justice ; des Travaux publics.

Ce dernier ministère, si on veut bien se souvenir des chapitres antérieurs, devait être peuplé de sinécuristes, auxquels leurs services avaient créé des droits au repos honoré et renté de leurs dernières années.


L’ouverture du pays aux étrangers avait très rapidement démontré l’insuffisance de cette organisation surannée. Sans rien supprimer pourtant, on avait créé deux départements nouveaux : le Naï-Mou-Pou ou ministère de l’Intérieur, détaché des Affaires civiles ou Emplois publics ; et le Oïa-Moun ou ministère des Affaires étrangères, détaché des Rites et Cérémonies.

Les conseillers étrangers du roi de Corée. — Les conseillers étrangers furent introduits en Corée, pour imiter le Japon, par Li-Hung-Chang.

Le premier fut un Allemand, nommé, par le vice-roi, directeur des douanes coréennes après les événements de 1882. Il disparut brusquement et le bruit transpira qu’il avait travaillé à la conclusion d’un traité secret entre la Russie et la Corée.

Vint ensuite un Américain qui employa toute son industrie à contre-carrer le Commissaire chinois et à affaiblir son autorité.

Enfin, entrèrent en fonctions MM. Greathouse et le général Legendre, Américains tous deux, le premier, ancien consul général à Yokohama, le second, ancien consul général à Formose dont il a dressé la carte.

Tous avaient entrepris leur tâche avec la notion précise de sa grandeur, du bien qu’ils espéraient pouvoir faire,… mais aucune idée de l’immense force d’inertie du grand corps qu’ils allaient essayer d’arracher à la vie végétative.

La nomenclature de leurs efforts est une série de piteux échecs, honteux pour la population dont ils accusent la paresse invétérée et l’inintelligente routine.

D’une magnanerie créée dans le Palais décrit plus haut, il ne resta bien vite que les mûriers ; une fabrique d’allumettes, une verrerie, un arsenal, une poudrerie, durent être fermés, à peine mis en exploitation. Un service des Postes, dont les timbres sont introuvables, disparut presque aussitôt avec son créateur, tué dans une émeute. Un Américain vendit au gouvernement des bateaux pour faire le cabotage dans l’archipel de la mer Jaune : l’entreprise échoua. Un autre inspira au Roi la création d’une ferme modèle pour la culture des céréales ; autre faillite. Seule, une école de type étranger, subventionnée et protégée par le Roi, a survécu, bien qu’elle ait compté rarement plus de 30 élèves.

L’un après l’autre, les étrangers tombaient du haut de leurs ambitions. Désenchantés par l’indifférence et l’atonie de leurs pupilles, ils réclamaient les arrérages plus ou moins gros de leurs appointements et partaient, en faisant plus ou moins fort claquer la porte.

Seuls MM. Greathouse et Legendre sont restés plusieurs années, ont assisté à la tourmente sino-japonaise et sont encore en fonctions. Pourtant, au mois de mars 1893, le second avait fait liquider sa solde et était rentré au Japon, au moment où j’arrivais en Corée…

Depuis, une réconciliation est intervenue.

En fait, l’organisation coréenne ne pouvait inspirer que de l’impatience à un blanc.


Passion nationale pour le fonctionnarisme. — Tout le monde n’y trouvait d’intelligence, d’initiative et d’activité que pour chasser les fonctions publiques, et employait à s’y enrichir les moyens les plus scandaleux avec la parfaite amoralité d’un instinct naturel qui tend, sans déviation ni arrêt, à sa fin.

De toute antiquité, dans la « petite Chine », le mandarinat a été le plus rapide, le moins aléatoire et presque le seul moyen de faire fortune. Les gens de naissance distinguée ont eu soin de le réserver pour leur usage à peu près exclusif, en faisant admettre que, dans cette carrière seulement, un noble ne dérogeait pas.

Le bambin à l’école primaire savait qu’en apprenant son Manuel il acquérait son premier outil.

Mais, tout en veillant soigneusement à conserver son monopole, l’aristocratie mandarine se gardait de l’afficher et d’en profiter seule. Elle avait fait sa part au Trésor public, c’est-à-dire au Roi, en vendant les grades ; elle la fit à la population inférieure en organisant, comme dans la « Fleur du Milieu », la parade des Examens ou concours de lettrés, qui laissait aux humbles une espérance, en couronnant de temps à autres un talent sans aïeux et sans argent. On le choisissait bien entendu parmi les clients inviolablement fidèles de quelque grande maison, et seulement quand le parvenu ne prenait pas la place d’un fils de Metellus.

D’ailleurs, dans ce cas même, le fisc n’était pas lésé, puisqu’il avait été créé des « ghildes » de pauvres pour subvenir tant aux frais du voyage des candidats à Séoul qu’à ceux de la collation du grade, faite à beaux deniers comptants, d’après un tarif connu de tout le monde.

Les candidats se réunissaient sur la grande plaine nue décrite entre l’enceinte du Palais Neuf et la base du Pouk-Han. Dans l’un des yamen, ils composaient un développement sur une sentence de Confucius qui prouvait à la fois leur talent de calligraphe et la fertilité de leur imagination.

Ceux qui étaient reçus avaient encore à subir un interrogatoire du Roi, qui ne manquait jamais à ces cérémonies. Victorieux de cette seconde épreuve, ils étaient emmenés dans un autre yamen ; des camarades leur barbouillaient d’encre la figure et les habits ; les juges du concours les enduisaient de savon gras ; ou leur défonçait les chapeaux ; on leur endossait les habits à l’envers, et on les ramenait au Roi auquel ils prêtaient serment. Après quoi, lavé et rhabillé, l’heureux candidat était conduit processionnellement visiter ses amis et recevoir leurs compliments.

Désormais il appartenait à l’ordre des nyang-pan ou yang-ban (les deux ordres, le civil et le militaire), et pouvait, selon ses aptitudes spéciales, embrasser la carrière civile ou la carrière militaire.

Un pauvre ne pouvait aspirer à aucun emploi important ; tous étaient réservés aux grands et à leurs parents.


Dans l’armée, les places étaient peu nombreuses. Le Roi ne pouvait entretenir sur pied plus de 3 000 soldats ; et, même en multipliant les grades, il n’aurait pu satisfaire un très grand nombre de postulants, attendu que ces troupes n’allant jamais au feu, que pour réprimer des émeutes, n’avaient besoin ni de rajeunir ni de renouveler souvent leurs cadres et leur état-major. D’ailleurs, en Corée comme en Chine, les mandarins militaires étaient les derniers de la hiérarchie ; les piliers de tripots, de fumeries d’opium, les repris de justice seuls endossaient l’uniforme des soldats, et les Coréens tenaient, comme les Chinois, qu’« on ne fait pas plus un clou d’un bon morceau de fer qu’un soldat d’un honnête homme ».

Dans l’ordre civil au contraire, les fonctionnaires pullulaient « comme les mouches dans une bergerie l’été ».

Le pays était divisé en 8 provinces, subdivisées elles-mêmes en 322 préfectures, toutes provinces et préfectures pourvues de gouverneurs cumulant les pouvoirs civil, administratif et judiciaire.

Autour de chacun de ces dignitaires, on comptait les offices par centaines ! À Phyong-An, par exemple, qui peut servir de type, on comptait 44 offices divers dont les chefs avaient 400 subordonnés chacun. Cela donne 17 000 fonctionnaires pour une seule province, et 136 000 en chiffres ronds pour les huit grandes divisions du royaume.

Les statistiques lui donnent 218 192 kilomètres carrés ; les recensements de 1893 et 1890 ont accusé respectivement 10 518 937 habitants et 7 500 000 : en prenant prudemment la moyenne, nous obtenons un peu plus de 9 millions d’âmes et un fonctionnaire par 66 000 habitants.

En France, où tant de gens dénoncent les abus du fonctionnarisme, 300 000 employés sur 38 000 000 d’hommes nous assignent une moyenne plus avantageuse de 1 fonctionnaire public par 76 000 habitants !

Dans un État enrichi constamment par le développement du commerce et de l’industrie, les économistes proclament que pareille charge est écrasante.

En Corée, elle a été la cause directe, incontestable, de la léthargie séculaire de la nation.


Charges imposées par ces fonctionnaires à la population. — Cet état-major administratif, dans lequel je n’ai pas même compté les attachés du Palais, aussi nombreux que l’armée, pesait sur la population comme une maladie parasitaire.

Non-nobles et paysans redoutaient ces « yang-ban » investis du droit de punir instantanément de mort une offense, et se gardaient de leur résister. La durée restreinte de leurs fonctions, fixée à trois ans par prudence, aggravait leur malfaisance. Les hauts fonctionnaires seuls touchaient des appointements ; les moyens et les petits n’en recevaient aucun. Impartialement, les uns comme les autres faisaient leur proie, chacun selon la force de ses mâchoires et la grandeur de son appétit, en rançonnant impitoyablement leurs administrés et on leur faisant saigner, outre l’impôt dû au fisc royal, servi le premier, les sommes nécessaires pour rembourser le prix d’achat des grades et des charges, et constituer à chacun une fortune suffisante au reste de ses jours. Grâce à cet ingénieux système, les arrivants ne trouvaient jamais la route obstruée par les arrivés ; la question des mises à la retraite était résolue d’avance ; l’aristocratie gardait prestige et sa puissance et le Trésor royal n’était pas grevé.

Les sujets, formés par l’hérédité et l’expérience, acceptaient les exactions traditionnelles et louaient avec l’emphase orientale, les fonctionnaires qui s’en contentaient, quitte à brûler vifs ceux dont une invention nouvelle leur paraissait intolérable.

Ils savaient qu’ils seraient razziés, s’ils ne prenaient pas leurs précautions, à chaque réunion solennelle des gouverneurs de province à Séoul.

Ces hauts personnages ne pouvaient en effet subir l’humiliation de manquer de quelque chose, ou de débattre un prix avec un inférieur, ou de se voir tenus en échec par des prétentions trop élevées. Ils s’étaient donc arrogé le droit de réquisition, comprenant le paiement des objets requis d’après un tarif raisonnable. Mais, comme dans l’Europe du moyen âge, cette mesure avait dégénéré en droit de prise, c’est-à-dire en vol légal…

Pour ne pas déroger, les yang-ban s’empressèrent d’imiter l’exemple de leurs chefs.

Promptement, les paysans apprirent à prévoir, comme la neige, la grêle, la tempête ou la pluie, les prodromes de ces deux fléaux. Ils cachaient tout ce qu’ils possédaient et se mettaient en lieu sûr. Tant pis pour l’étourdi, l’oublieux ou le nonchalant qui remettait au lendemain : il était ruiné net ; heureux encore si quelque torture ne l’estropiait pas… Ils savaient bien d’ailleurs que ce qu’ils sauvaient de ces rapaces, d’autres viendraient le prendre sans courir, auxquels ils n’échapperaient pas. Mais ceux-là, du moins, ménageraient, dans leurs personnes, les producteurs de leurs revenus et leur laisseraient de quoi vivre et faire les semailles…

Et ils vivaient, passifs entre le péril d’hier et la menace de demain, dans des villages réunis les uns aux autres par des sentiers praticables pour leurs poneys, travaillant aux moments opportuns à leurs rizières, n’entreprenant rien, végétant, sans besoins disproportionnés avec leurs ressources, résignés d’avance à la famine, à l’épidémie, avec la vague conscience que tous leurs efforts pour s’enrichir échoueraient ou réussiraient seulement à alourdir leur joug.

Au mois de mai, ils allaient dans quelque vallon, voir les bosquets d’azalées ; l’hiver, ils passaient les heures de soleil et de chaleur sur quelque coteau bien exposé, à fauciller des broussailles pour la fournaise de leurs chaumines, et à chanter, en couplets alternés avec un voisin, des airs souvent charmants, transmis tels quels depuis des temps très lointains. Cet art est figé comme celui du bois, de la pierre et des métaux : les années seules touchent aux monuments qui en subsistent… pour les détruire.


L’emplacement de leurs rizières, le système de leurs irrigations est resté également tel que Ki-Tza l’a connu. Ce pays, qui imprimait déjà avec des caractères mobiles en 1347, a été frappé comme la Chine d’un subit arrêt de croissance… La cause en doit être cherchée dans le mandarinat et la mortelle ankylose qu’il inflige aux peuples qu’il gouverne.

Du roi au dernier mandarin, toute la Corée officielle pesait sur le pauvre paysan et c’était, tous les ans, la même lutte de finesse entre les deux adversaires, l’un pour extorquer l’impôt, l’autre pour s’y soustraire.

De là, les révoltes annuelles plus ou moins graves, et le malaise général et continu signalé au début de ce livre et qui prédisposait les esprits à subir les entraînements des agitateurs et à tout attendre d’un bouleversement. De là surtout, une stérilisation de toutes les forces productives, telle que personne ne pouvait amasser, avec une fortune sérieuse, les éléments d’entreprises étendues et fécondes, ni les fonctionnaires, ni les particuliers, ni le roi lui-même.

Industries pratiquées. — On ne saurait dire qu’il existât une classe moyenne malgré l’existence des ghildes de marchands. Celles-ci comptaient à peine autant de membres que l’aristocratie des « yang-ban ». De plus, l’immense majorité ne faisait que vendre avec un profit variable. L’infime minorité seule produisait, et cette dernière fonction, comme l’agriculture, était paralysée par une routine séculaire qui avait depuis longtemps oblitéré le sens du mieux, sans lequel l’industrie ne saurait prospérer.

Les laveries d’or en étaient encore aux procédés du moyen âge ; dans les quelques mines des Montagnes de Diamants où l’on broyait le quartz, on diluait le pulvérin à l’aide de filets d’eau au lieu de pratiquer l’amalgame.

L’industrie du bois occupait très peu de charpentiers et de menuisiers : ceux-ci n’étaient employés qu’à l’édification des yamen, des palais ou des temples. C’est dire qu’ils travaillaient rarement de leur état. Les meubles, faits de minces planches incrustées de caractères ou de motifs banals en cuivre ou en nacre, reproduisaient tous trois ou quatre types invariables. Tout en ne dépassant jamais 300 francs de notre monnaie, ils étaient un article de grand luxe et n’alimentaient pas une fabrication régulière et courante.

Seules les poteries de ménage en laiton et en fonte, universellement employées, étaient fabriquées et vendues dans toutes les grandes villes. Elles étaient produites dans de petits ateliers, très nombreux, peu importants, et par suite ne pouvaient pas créer à aucun d’eux un capital suffisant pour lui permettre de s’élever à la grande industrie, le transformer en une force nationale en l’obligeant à chercher des débouchés au dehors.

Les intermédiaires qui les écoulaient dans le public n’étaient que des magasiniers, des gardiens d’entrepôt, pour ainsi dire, et, eux aussi, vivaient au jour le jour.

Pas de décortiqueries de riz ; pas de distilleries ; pas de fabriques de conserves de légumes ou de viande. L’élevage du bétail était réduit aux exigences de la consommation locale et aux nécessités de transports.

Les filatures et les tissages étaient des industries domestiques. Elles ne suffisaient pas plus qu’aujourd’hui aux besoins de la population, et celle-ci était obligée de compléter ses approvisionnements en Angleterre et au Japon.

De même pour tous les autres articles de commerce, bimbeloterie de fumeurs, articles de toilette pour les femmes, bijoux, peignes et épingles de métal, mesures en bois, articles de sellerie, sabots, chaussons, chapeaux, etc. La pêche elle-même, malgré l’abondante population des eaux fluviales et marines, n’était pas et n’est pas encore l’objet d’une vaste industrie. Elle faisait vivre un très grand nombre de familles, mais ne laissait à aucune assez de surplus pour l’enrichir peu à peu.

Le papier coréen. — Seul le papier donnait lieu à une industrie comme nous la comprenons.

Ce papier est, sans contredit, le produit le plus curieux du pays. Il est fait de l’écorce intérieure d’un mûrier spécial que l’on broie sous des pilons mus par un moulin à eau. (La contrée ne contient pas un seul moulin à vent, pas plus d’ailleurs que le Japon, en dehors des concessions européennes.)

Une fois la pâte faite, on la trempe dans de l’huile de sésame qui rend le papier à la fois aussi souple que la plus fine soie, aussi résistant et aussi imperméable qu’une feuille de caoutchouc. Il peut ensuite devenir tapis sur les parquets, tentures sur les murs, vitres aux fenêtres, habits, chapeaux, souliers, blagues à tabac, parapluies, lanternes, cerfs-volants, cloisons de chambre, garde-robes, malles de voyage, et même papier à écrire, etc.

Il peut être employé à plusieurs usages successifs. Il n’est pas rare de voir un portefaix coréen, après s’être pavané sous un habit fait de compositions écrites fournies par les candidats yang-ban, ôter cet habit et en faire un parapluie, un couvre-chapeau, une lanterne, des souliers ou des vitres.

Il est fabriqué dans deux manufactures importantes : l’une au pied du Pouk-han, dans un vallon bien arrosé de la partie nord de Séoul ; l’autre à Yang-houa-tchin, sur le Han-yang, à environ 7 kilomètres au-dessous de Séoul, Cette dernière usine avait un matériel à vapeur monté à l’européenne.

En dehors de celles de ces deux établissements, on ne voyait à Séoul qu’une seule cheminée de briques : celle de la Monnaie, qui, depuis longtemps, ne fumait plus et n’avait jamais consommé beaucoup de houille.

On voit donc que la Corée n’avait ni pu, ni su créer des sources de richesses pour les particuliers et de revenus pour son gouvernement.


CAVALIERS CORÉENS. (REPRODUCTION D’UNE GRAVURE CORÉENNE.)



Revenus du Trésor. Taxes. — Le Trésor était alimenté par une taxe foncière, payable en argent ou en grains (riz), selon les provinces et aussi le rang des assujettis ; une taxe sur les maisons, variable suivant le même système ; le revenu des douanes maritimes ; les redevances payées par les compagnies ou les particuliers qui lavaient les sables aurifères ou exploitaient les gisements d’or dans les montagnes du Nord-Ouest et le long du Yalou ; le monopole du ginseng rouge.

Le monopole du ginseng. — Le ginseng, en botanique panax quinque folium, est une plante de la famille des Araliacées, dont la racine fournit un des toniques les plus estimés et les plus employés par la médecine chinoise, et un des excitants les plus recherchés par les Célestes. Elle croît en grande quantité dans le nord de la Corée. La qualité ordinaire est simplement séchée sur un feu de charbon de bois. La qualité supérieure ou ginseng rouge, souvent payée au poids de l’or, quand elle offre certaines formes et certain volume, est étuvée à la vapeur en vase clos.

L’exportation en était interdite sous peine de mort. Le roi se l’était réservée et en avait cédé le monopole à la ghilde Choung-In, comme il a été dit plus haut, contre une redevance de 375 000 francs.

Mais les prix énormes du ginseng avaient fait naître une contrebande très étendue, qui, en échange, importait en Corée l’opium, vainement prohibé, et prélevait à gros risques des bénéfices assez alléchants pour les faire oublier.

Les Japonais eux-mêmes abusaient du droit de caboter pour vendre leur poisson dans tous les ports du sud de la presqu’île et y pratiquaient en grand cette double fraude, malgré les deux petits croiseurs que le roi de Corée avait loués aux Anglais pour faire la chasse aux contrebandiers.

Les Japonais évaluaient les revenus du Trésor coréen, en 1885, à 9 millions et demi, dont la plus forte part était fournie par les taxes payées en riz, qui rendaient 6 250 000 francs, et les taxes payées en cotonnades, 1 625 000 francs.

Ces deux dernières catégories de revenus étaient payées par les ghildes commerçantes, et de même que ceux du ginseng et des laveries d’or, très variables.

Aussi, n’est-il pas d’expédient dont le gouvernement du Royaume Ermite ne se soit avisé pour trouver artificiellement l’équilibre qu’il n’atteignait pas naturellement. Mais les altérations de monnaie, les emprunts incessants creusaient de plus en plus le gouffre où il s’enlisait, et, en même temps, lui enlevaient toute chance d’en sortir indemne.

Le commerce de la Corée. — Le commerce, en effet, ne pouvait prendre l’essor. Le marasme de l’agriculture le paralysait, comme il empêchait toute création industrielle.

Et la Corée, malgré cela, achetait plus qu’elle ne produisait, et s’appauvrissait ainsi par un nouveau moyen.

Les statistiques des douanes de Chémoulpo, Fousan et Gensan faisaient ressortir, en 1892, un commerce total de 20 514 400 francs, dont 11 944 800 francs pour les importations et 8 569 600 francs pour les exportations, et pour 1893, une masse de 16 892 200 francs subdivisée en 10 088 000 francs pour l’importation et 6 804 200 francs pour l’exportation.

Enfin, les profils du commerce extérieur étaient largement écumes, sinon absorbés entièrement par les étrangers qui se sont abattus sur le pays dès qu’il a été ouvert, expressément pour l’exploiter.

Nombre des résidents japonais et chinois. — Les statistiques pour 1890 nous apprennent qu’il y avait en Corée 9 451 Japonais, dont 770 à Séoul, 2 650 à Chémoulpo, 4 644 à Fousan et 1 387 à Gensan ;

2 697 Chinois, dont 1 480 à Séoul, 967 à Chémoulpo, 164 à Fousan et 86 à Gensan.

Les Chinois, comme on le voit, s’étaient établis surtout dans la capitale, où l’influence prépondérante du représentant diplomatique de leur pays garantissait la sécurité de leur négoce.

Le port de Fousan. — Les Japonais, au contraire, se pressaient dans les ports, et surtout dans les plus rapprochés des vaisseaux de guerre de leur pays, Chémoulpo et Fousan. Cette dernière ville, notamment, était considérée par eux comme japonaise. La partie qu’ils en occupent borde la mer, à droite et à gauche d’une butte qui, avec ses cryptomerias déjetés, jaunes, rouges et violacés, ses lanternes de pierre et ses maisonnettes, semble détachée d’un kakemono. La ville coréenne, au contraire, boude, maussade, fétide, à un demi-kilomètre de la mer, dans un pli de terrain où, à l’abri d’une dune, elle rase ses lamentables chaumières, confondues, comme un lièvre en forme, avec le sol environnant.

Depuis 1443, les Japonais ont occupé une concession à Kou-Kouan, un peu au nord de l’agglomération actuelle.

Le mandarin de Tongnaï (la ville coréenne), et le daïmio de Tsouchima avaient signé alors une convention stipulant, de la part du Japon, le paiement d’une rente de 50 piastres.

Après l’invasion de Yedeyoshi ou Taïkosama (1592-98), une colonie de 300 hommes resta là cantonnée dans un fort. C’était le seul groupe japonais qui vécût en dehors de son archipel. Cette situation persista jusqu’en 1876, date à laquelle, par l’ouverture du port aux étrangers, la Corée effaça le droit qu’elle avait laissé acquérir sur lui par prescription.

Néanmoins, les Japonais, tenaces et astucieux, en retinrent l’essentiel, car Fousan, soustrait à l’autorité indigène, est administré par leur consul et par un conseil municipal qu’ils élisent. Cela ressemble beaucoup au régime des concessions européennes, à Changhaï par exemple.

Très peu de Coréens s’y aventurent ; en dehors des marins de la Douane, qui, administrée par les subordonnés de sir Robert Hart, a pris l’excellente précaution d’éliminer les Nippons, c’est à peine si on rencontre une douzaine de pauvres diables à chignon noué sur le haut de la tête. Tous font le métier de portefaix. Les flâneurs restent à Tongnaï, où les Japonais, d’ailleurs, se risquent peu, par crainte, des coups de bâton.

Ceux-ci d’ailleurs n’ont eu garde de laisser improductifs les droits que la négligence coréenne leur laissait.

Domination économique des Japonais sur la Corée. — Pas à pas, surtout depuis la révolution de 1867, ils avaient étendu, comme un immense filet, leurs entreprises industrielles et commerciales sur la Corée tout entière.

Leur prépondérance commerciale était telle que dès 1892, sur un total de 391 000 tonnes représentant le mouvement général des entrées et des sorties des navires dans les trois ports ouverts, le pavillon japonais en fournissait 328 000, pendant que le russe en donnait 25 000, le chinois 15 000 et le coréen 8 000 !


En résumé, une monarchie absolue, d’allures théocratiques, qu’aucune loi organique ne protégeait, en cas de déshérence, contre les crises provoquées par les rivalités des prétendants, donnait au peuple le scandale de manquements éclatants aux lois dont elle lui imposait le joug. Une oligarchie, unissant le prestige d’un monopole immémorial du gouvernement à celui de la naissance, mais dépourvue de la moralité et de l’esprit politiques d’une véritable aristocratie, méconnaissait la prédominance nécessaire des intérêts généraux de la communauté sur ceux de chacun de ses membres, et traitait l’État comme certains fermiers malhonnêtes un fonds qu’ils épuisent sans égard à sa ruine éventuelle. L’armée équivalait à peine à un corps de police mauvais et sans force ; la marine n’existait pas. Le système de gouvernement était pire encore que celui de la Chine. Le trésor public était transformé, par des princes imprévoyants et peu dignes, en tonneau des Danaïdes. La population, sans aucune notion des devoirs qui incombent à un peuple simplement soucieux de vivre, n’avait que du mépris pour les devoirs militaires ; sans industrie, sans commerce, sans avance d’aucune sorte, elle végétait à la merci d’une sécheresse persistante, d’un hiver trop rigoureux, d’une inondation, d’un cyclone ou d’un tremblement de terre. Seuls, le Confucianisme et la forte vie familiale qu’il entretient, constituaient une sorte de colonne vertébrale à cette masse gélatineuse, qui, sans lui, se serait aplatie en un informe magma, comme une méduse lancée par une vague sur une roche.

Tel était le bilan de la Corée au moment où les Japonais en firent la conquête.

  1. Pareil usage existe encore au Japon. Au mois d’août 1894, quand l’Empereur s’est rendu de Tokyo à Hiroshima, beaucoup d’étrangers regardèrent défiler le cortège de la terrasse du Roukonmeïkan, leur club, situé à peu près en face du Parlement japonais. Après la cérémonie, la foule leur jeta force pierres, parce qu’ils s’étaient rendus coupables de lèse-majesté en regardant l’Empereur de haut !