La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie IV/Chapitre III

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III

ÉCHEC DU COMTE INOUYE



Malheureusement, le comte Inouye avait la passion tatillonne qui rend odieux ses frères du clan Chochiou, même au Japon.

Tous les jours il avait à se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose, et, avec un mélange de douceur affectée, de gravité et de raideur hautaine, réclamait, au nom du serment royal, contre une faveur, une nomination ou une mesure administrative dans laquelle il avait reconnu l’ingérence de la Reine ou de ses parents.

En même temps, il répandait au Japon le récit des persécutions de la Reine contre Chang, une dame de la cour, concubine du roi, et le fils qu’elle lui avait donné. Si bien que, des demandes de concession faites par des compagnies japonaises pour relier Fusan, Séoul et Chémoulpo par un chemin de fer, furent écartées poliment, mais sans retour, et que certains Nippons, trop insolents, furent bâtonnés à fond, discrètement, dans des coins de Séoul, ou disparurent dans les campagnes où ils s’étaient imprudemment aventurés, isolés.

Inouye sentit venir l’orage et le prévint. Il rappela au Roi sa promesse de constituer six cours de justice et insista tellement qu’il obtint l’organisation immédiate de la Cour Spéciale.

Elle comprit le garde des sceaux, deux des plus hauts fonctionnaires du ministère de la justice, deux membres du conseil des ministres ou du futur Sénat, un juge de la cour de la capitale et deux procureurs.

Procès de Li-Shoun-yoo. — Cela fait, le 19 avril, Li-Shoun-yoo fut arrêté de nouveau et emprisonné avec 28 prévenus de complicité, comme coupables de conspiration contre le roi et de l’assassinat de Kim-Hak-Kou, vice-ministre de la justice, un des chefs du parti réformiste, seule victime de l’attentat régicide qui avait échoué aux Tombeaux des Ancêtres, au mois de février 1894.

Sur le moment, on avait cherché les coupables en torturant quelques innocents, sans résultat, et l’affaire avait été classée. Mais, dès que la police japonaise intervint, coupables et preuves matérielles sortirent de terre ! Les journaux anglais du Japon annoncèrent que le neveu du roi n’appartenait que fictivement à la famille royale et pouvait être jugé par les tribunaux ordinaires. Une ordonnance spéciale décida que le jugement serait rendu conformément aux preuves écrites et testimoniales.

Tout ceci a déjà une bien laide physionomie de filets tendus avec soin sur toutes les ouvertures, de « bill d’attainder », de « loi de prairial » ou de on me l’a dit, il faut que je me venge. L’affection grand-paternelle de celui qui avait demandé au Taï-ouen-koun, Li-Shoun-yoo, en promettant de le traiter comme son propre petit-fils, a dû subir une cruelle épreuve. Mais qui aime bien, châtie bien.

Li fut soumis à huit interrogatoires. Il nia l’authenticité de lettres produites pour le confondre, écrites par lui à ses complices ; 11 nia encore les charges dont ceux-ci l’accablèrent pendant les confrontations. Il est vrai que dans leur dernier interrogatoire (je traduis ici le Japan Daily Mail, officieux, du 21 mai 1895), « ils déclarèrent que tout ce qu’ils avaient dit précédemment était entièrement faux ; qu’ils avaient été amenés à proférer de pareils mensonges pour échapper à la rigueur de l’interrogatoire sous la torture. Ils avouèrent en outre qu’ils ne savaient rien de la soi-disant trahison et nièrent toujours avoir jamais été consultés par Li sur semblable sujet. Les juges furent plus habiles qu’eux en les soumettant une fois de plus à un rigoureux interrogatoire (lisez : torture), et réussirent à leur faire avouer leur crime. »

Après quoi la Cour Spéciale, dont plusieurs juges, entre autres le Ministre de la Justice, avaient été autrefois les complices de Kim-ok-Kioum, s’étaient rendus coupables du crime qu’ils allaient avoir à punir, n’avaient échappé au châtiment que par la fuite, et ne siégeaient que par la permission des Japonais, prononça sa sentence (13 mai).

Le Taï-ouen-koun fut déclaré complice de l’attentat et condamné à l’internement dans son palais.

Li-Shoun-yoo et deux complices furent condamnés à l’exil à vie ; 5 à mort ; 17 à l’emprisonnement pour des durées différentes.

Pendant le procès, le vieux Taïn-ouen-koun, abandonnant son palais, avait vécu dans un taudis près du bouge odieux où l’on martyrisait son petit-fils. Il lui envoyait de la nourriture qu’on ne laissait pas lui arriver. Il avait cherché à faire délivrer, puis à rejoindre cet enfant pour lequel son cœur de fer s’est attendri comme un cœur d’homme. La police l’en a, paraît-il, empêché sabre au clair, et l’a bloqué rigoureusement dans son palais.

Les cinq condamnés à mort ont été étranglés dans la nuit du 14 au 15 ; la peine de Li fut commuée en dix ans d’exil dans l’île de Kyo-do, puis dans la province de Chong-chong-do.

Les bruits les plus sinistres circulèrent pendant tout un mois, comme les vibrations d’un glas.

— Le prisonnier languissait dans un cachot étroit, fétide, sans air et sans lumière, pour ainsi dire. — La Reine avait envoyé des sicaires pour l’assassiner dans cette gaine de pierre. — Il ne communiquait avec le monde qu’en recevant ses aliments par un guichet étroit, seule ouverture de sa tombe anticipée. — Sa santé déclinait. — Il était tombé malade. — Il était à peine probable qu’il fût encore vivant, etc. Puis peu à peu le silence se fit, et d’autres événements attirèrent ailleurs l’attention des amis comme des ennemis de l’emmuré.


Cette tragédie cependant n’était que la péripétie du drame terrible que jouaient entre eux les Atrides jaunes du sang de Han.

Le comte Inouye avait cru, par ce coup, brouiller définitivement et sans espoir de retour la Reine avec le Taï-ouen-koun ; et cru que le vieux prince sacrifierait tout pour faire expier à la Reine les tortures dans lesquelles son Benjamin avait longuement savouré la mort.

Mais, dans un banc de sable aquifère, tout nouveau coup de pioche fait foisonner l’eau.

Le 18 mai, en plein Conseil de cabinet, le roi accueillit des accusations de péculat contre le Ministre de la Guerre, l’homme des Japonais, à son retour de Mandchourie, et interdit toute défense au Premier Ministre en déclarant que, « s’il conservait le coupable, il ferait mieux de renverser le trône et d’établir un gouvernement républicain ».

Quelques jours après, le cabinet coréen était par terre, et le comte lui-même rappelé au Japon,… grâce à l’alliance d’un des anciens complices de Kim-ok-Kioum avec la Reine (7 juin), et peut-être aussi grâce à l’action diplomatique de la Russie.

Celle-ci commença à se faire sentir de façon très pressante, sans doute à la suite du procès de Li-Shoun-yoo, et aussi de menaces telles contre ministre plénipotentiaire russe à Tokyo, qu’il fallut lui donner une garde permanente d’agents de police, et qu’il vint habiter Yokohama. Un ou deux vaisseaux de guerre russes y stationnaient en permanence, régulièrement relayés.

Cette retraite momentanée de l’habile comte Inouye n’impliquait d’ailleurs aucun changement dans la politique mikadonale en Corée. Les événements avaient seulement pris une tournure telle, qu’il avait paru dangereux d’en laisser la direction à l’homme qui leur avait imprimé si rapidement un caractère d’exceptionnelle gravité.