La Crise de l’État moderne/03

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La Crise de l’État moderne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 367-397).
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LA CRISE DE L’ÉTAT MODERNE[1]


DE L’APOLOGIE DU TRAVAIL
À L’APOTHÉOSE DE L’OUVRIER
(1750-1848)

II
JUSQU’À 1848


I

Le nouveau prince qui nous était né, dans le monde nouveau qui nous était fait, commença par sommeiller, ou il en eut l’air, pendant une trentaine, une quarantaine d’années. Du moins, pendant trente ans, il ne parla guère, à peine balbutia-t-il ; il se tint lui-même en minorité, et quand il crut avoir quelque chose à dire, il le fit dire ou le laissa dire par d’autres. : La remarque de Tocqueville s’applique parfaitement ici : « Notre histoire, de 1789 à 1830, vue de loin et dans son ensemble, ne doit apparaître que comme le tableau d’une lutte acharnée entre l’Ancien Régime, ses traditions, ses souvenirs, ses espérances et ses hommes représentés par l’aristocratie, et la France nouvelle conduite par la classe moyenne... Quoique les classes ouvrières eussent souvent joué le principal rôle dans les événemens de la première République, elles n’avaient jamais été les conductrices et les seules maîtresses de l’État, ni en fait ni en droit ; la Convention ne contenait peut-être pas un seul homme du peuple ; elle était remplie de bourgeois et de lettrés. La guerre entre la Montagne et la Gironde fut conduite, de part et d’autre, par des membres de la bourgeoisie, et le triomphe de la première ne fit jamais descendre la puissance dans les seules mains du peuple. »

Même muet, ce prince du temps nouveau s’annonçait comme formidable. D’abord il était le nombre, et puis il était déjà, il allait de plus en plus devenir le nombre concentré. Il avait pour lui l’étendue et la densité, l’avantage énorme de la taille et du poids. Déjà, en 1789, « la population industrielle s’élevait, s’il faut en croire les chiffres de Lavoisier, à un peu plus de 9 millions d’habitans, la plupart dans les villes. » A Paris surtout, pour diverses causes, la concentration ouvrière semble avoir été assez forte, dans la toute dernière période de l’Ancien Régime. Et déjà, malgré les apparences, ou ce qui subsistait en façade des mœurs et coutumes d’autrefois, « les deux grandes classes industrielles, employeurs d’un côté, ouvriers de l’autre, étaient loin d’être homogènes. » Bien mieux, ou bien pis : dans la classe bourgeoise elle-même, l’unité n’était qu’apparente. « Les négocians en gros tenaient à se distinguer des marchands, qui ne voulaient pas être confondus avec les maîtres occupés aux arts mécaniques, » lesquels, à leur tour, « étaient jaloux de leurs prérogatives et dédaignaient leurs concurrens des métiers libres. » Les riches commerçans, les marchands en gros, formaient une caste à part. Comme signe extérieur de leur dignité, ils revendiquaient le privilège de porter l’épée (rappelez-vous les messieurs Vanderk, père et fils, du Philosophe sans le savoir). Mais que de gens s’en étaient arrogé le droit (feuilletez Restif de la Bretonne et Mercier) ! On marquait l’inégalité, on la frappait en quelque sorte jusque dans l’exécution des règlemens administratifs, et, sous ces petits coups répétés, la classe bourgeoise se cassait en morceaux. Nous connaissons de longue date la prétention des Six Corps parisiens ; de même en province, à Nemours par exemple : « Dans l’extrême confusion où les idées morales sont tombées, une multitude de classifications, toutes plus absurdes les unes que les autres, se sont introduites entre les citoyens d’un même ordre, et, l’éclat du luxe dominant les esprits, on a estimé l’ouvrier, non en raison de son travail ou du degré d’intelligence qu’il exige, mais en raison de la matière sur laquelle il s’exerce. » Dans cette phrase, où se retrouve l’esprit de l’Encyclopédie, « l’ouvrier » ne veut sans doute dire que « l’artisan. » En tout cas, cela est vrai des maîtres autant que des ouvriers. « L’orfèvre et le chaudronnier font la même besogne ; pourtant, l’un se voit refuser les privilèges et les égards obtenus par l’autre. »

Tous ensemble dédaignés par la noblesse, elle aussi guindée sur les multiples degrés de son échelle, et se dédaignant l’un l’autre de haut en bas, du palais à la boutique et de la boutique à l’atelier, les bourgeois, grands, moyens ou petits, achevaient leur revanche dans le dédain que tous ensemble ils avaient pour les ouvriers. Le Tiers-Etat prenait un soin jaloux de ne point se confondre avec le quatrième, et ce quatrième Etat, c’est le Tiers en partie qui le crée, c’est lui qui en partie lui donne conscience qu’il existe, par sa fierté et par son mépris. Le plus souvent, cependant, le premier sort du second, et ne s’en sépare qu’en acquérant plus ou moins d’aisance, dont le plus ou le moins le sépare encore en bourgeois d’au-dessus et bourgeois d’au-dessous. La cloison qui s’élève entre ces deux classes issues d’un même ordre est ainsi une cloison d’argent. De bonne heure les ouvriers souffrent de s’y heurter, et, dans les rares cahiers où leurs doléances sont recueillies, ils se plaignent non seulement de leur misère matérielle, mais de leur infériorité morale et sociale : « Un tel régime, fait-on observer en leur nom, tend à ne produire que quelques oppresseurs entourés d’un peuple d’esclaves. Il ne permet aucune joie, aucune liberté aux travailleurs ; la seule dont ils jouissent est celle d’aller dans toutes les parties du royaume, et même chez les puissances voisines, vendre leurs sueurs. » La conséquence légale, constitutionnelle, en est qu’à la veille de la Révolution, « ils n’ont aucun droit politique ; quand l’édit du 5 août 1787 institue les assemblées municipales, il ne confère l’électorat et l’éligibilité qu’à ceux qui paient plus de dix livres de contributions. » Cette infériorité sociale accusée, visible, écrite dans les lois, cette espèce d’incapacité, de mainmorte constitutionnelle, de servitude civique, que recouvre et cache insuffisamment l’élégant vernis d’une politesse générale, tant vantée, quoique pas trop, par Sénac de Meilhan, on aurait tort de s’imaginer que les ouvriers n’en soient pas blessés, et que, comme ils le disent, ils ne ressentent pas « tout le cruel fardeau que l’injustice, l’oppression et la tyrannie perpétuent depuis des siècles sur les artisans dont l’industrie est une source de prospérité publique. » Sans doute, ce sont surtout des bourgeois, ce sont les Six-Corps de Paris par leur mémoire du 1er novembre 1785, c’est le commerce qui, de Marseille, de Besançon, de Nevers le 10 décembre 1788, réclament, aux futurs États-Généraux, une représentation directe. Mais les ouvriers mêmes commencent à ne pas comprendre pourquoi, participant aux charges, ils sont absolument exclus de l’ « administration des villes. » N’y sont-ils pas intéressés, « comme consommateurs ? » « Leur condition, loin de les en éloigner, est pour eux un nouveau titre d’adoption. » Pourquoi refuser le service des citoyens « qui exercent des professions également utiles et honorables ? » Et, d’ailleurs, « l’Etat, pas plus que la cité, n’est fondé à se priver du concours des classes laborieuses. » Il ne devait pas y avoir, en principe, de cahiers spéciaux pour les ouvriers, et nous n’avons par conséquent que peu de cahiers de compagnons, celui des bonnetiers de Troyes et quelques cahiers de Marseille, notamment. Mais voici des pétitions, où il est manifeste encore que ce ne sont pas des « ouvriers » ou des « artisans » qui ont tenu la plume, mais où il est probable qu’on ne leur prête que le langage qu’en personne ils auraient désiré tenir. Voici d’abord la Pétition des 150 000 ouvriers et artisans de Paris (3 mai 1789) : « Au moment où la patrie ouvre son sein à ses enfans, pourquoi faut-il que 150 000 individus, utiles à leurs concitoyens, soient repoussés de leurs bras ? Pourquoi nous oublier, nous, pauvres artisans, sans lesquels nos frères éprouveraient les besoins que nos corps infatigables satisfont ou préviennent chaque jour ? Ne sommes-nous pas des hommes, des Français, des citoyens ? » Voici, ensuite, les Doléances du pauvre peuple, présentées au nom des « manouvriers, journaliers, artisans et autres, dépourvus de toute propriété ; » ils y déplorent que le choix des représentans du Tiers ne se soit exercé que parmi les propriétaires. « Nous appartenons, à la vérité, à l’ordre du Tiers-État (encore y aurait-il un étage, d’après Loyseau et Domat, et peut-être le mot de quatrième État est-il un peu plus qu’un mot), mais, parmi les représentans qui ont été choisis, il n’en est aucun de notre classe, et il semble que tout ait été fait en faveur des riches. » Voici enfin le Cahier du quatrième ordre, celui des pauvres journaliers... l’ordre sacré des infortunés (par Dufourny de Villiers). Il demande, à la date du 25 avril 1789, que « cette classe immense de journaliers, de salariés, de non gagés... cette classe qui a tant de représentations à faire » soit érigée en un quatrième ordre... Elle en constitue bien un de fait, mais il est « rejeté du reste de la nation ; » il est « le seul qui ne soit pas appelé à l’Assemblée nationale et envers lequel le mépris est égal à l’injustice. » Le Tiers-Etat ne peut pas représenter ce quatrième ordre, parce que des privilégiés ne peuvent pas représenter des non-privilégiés. Au surplus, le troisième ordre et le quatrième sont l’un vis-à-vis de l’autre en un antagonisme constant. « Je demanderai aux députés des villes commerçantes si les fabricans, forcés de prendre leur bénéfice entre le prix de la matière première et le taux de la vente aux consommateurs, ne sont pas continuellement occupés à restreindre le salaire de l’ouvrier, à calculer sa force, ses jouissances, sa misère et sa vie, et si l’intérêt qu’ils ont à conserver cet état de choses n’est pas directement opposé aux réclamations du quatrième ordre, dont leur générosité les porterait d’ailleurs à se charger. » Pour lui, le rédacteur du cahier, l’auteur (car on pense bien que ce ne sont pas non plus « les infortunés » qui ont eux-mêmes écrit de ce style), il signifie à « ces méprisans égoïstes » qu’il se fera gloire d’être le défenseur de cette prétendue canaille. Il voudrait voir, reprend-il, auprès de l’Assemblée, une sorte de tribun de la plèbe, dépositaire des vœux du quatrième ordre, et nanti d’une voix consultative aux débats.

Nous le croyons sans peine, qu’il voudrait le voir, et s’y voir ! Mais les 150 000 ouvriers parisiens ne l’entendent pas ainsi. Contre les entreprises des « méprisans égoïstes, » et du Tiers-Etat non moins que des deux premiers ordres, ils ne veulent, eux, de « tribun de la plèbe » que tiré de la plèbe. Aussi récusent-ils la liste des électeurs, qui n’offre pour eux aucune garantie. « Sera-ce le savant, l’homme de lettres, qui pourra être l’appréciateur ou l’interprète de nos besoins, dans ce tribunal auguste où toutes les réclamations devront être discutées et accueillies ? » Quelle compétence auraient-ils et ne vaudrait-il pas mieux choisir, parmi les pétitionnaires, les artisans honnêtes que leurs lumières sur les questions professionnelles mettraient à même d’être les utiles représentans du peuple ? La nation se doit de donner cette représentation aux ouvriers : il ne faut pas qu’on puisse dire qu’une classe utile, mais pauvre, a été écartée.

En fait, il était presque impossible que cette classe fût représentée dans les États, ou dans l’État, puisqu’elle ne l’était pas même dans la corporation. Jusque dans la communauté de métier, à la fin du XVIIIe siècle, les ouvriers n’avaient plus aucune part à l’administration et n’élisaient plus aucun officier : d’où vient qu’en général ils s’indignèrent moins qu’on ne les fit s’indigner de ne point contribuer comme électeurs au choix des représentans de la nation. Il n’en reste pas moins curieux que les cahiers, bien que rédigés par d’autres que des ouvriers, s’occupent aussi peu de leurs besoins ou de leurs droits, et que ceux qui, par occasion, ne s’en taisent pas entièrement, ne parlent jamais que des salaires et, accessoirement, du chômage. Ils en parlent (pour négliger les manifestations semblables aux « trois monitions » du cahier de Sainte-Mesme en Touraine et les prétentions retardataires de bourgeois apeurés qui voudraient voir revivre la législation draconienne du travail), ainsi qu’en eussent parlé les encyclopédistes, en demandant, avec le cahier de Gournay-sur-Marne : « que le salaire du malheureux journalier soit réglé équitablement sur les besoins communs de l’humanité, au lieu de l’abandonner totalement aux estimations dédaigneuses et arbitraires des riches que la grande concurrence favorise toujours ; » ou bien, avec le Cahier des pauvres, de Lambert (qui est un exercice littéraire) : « que les travaux productifs et utiles obtiennent une prédilection marquée sur tous les arts de luxe ; que le salaire de ces travaux ne soit plus aussi froidement calculé d’après les maximes meurtrières d’un luxe effréné et d’une cupidité insatiable ; que la conservation de l’homme laborieux et utile ne soit pas pour la constitution un objet moins sacré que la propriété du riche. » « Bien d’autres aspects de la vie économique et de la condition juridique des ouvriers eussent cependant dû provoquer des remarques, susciter des vœux ou faire naître des réflexions, » note l’historien à qui j’emprunte la substance et souvent la forme même de ce résumé, M. Roger Picard. Mais il ajoute : « Néanmoins, l’ensemble prouve quelle importance l’activité industrielle et commerciale avait prise dans la vie publique en 1789 ; ce ne sont pas seulement les classes laborieuses elles-mêmes qui s’en rendent compte et veulent en faire pénétrer la notion dans tous les esprits, mais, parmi les autres cadres de la nation, de nombreux citoyens reconnaissent toute l’attention que mérite le travail, et ils réclament pour lui encouragement et protection. » « Des encouragemens, des distinctions flatteuses, de l’honneur enfin ! » s’écrient les cahiers d’Amiens, de Châlons-sur-Marne, de Troyes, de Felletin ; qui sait ? des lettres d’anoblissement ; et c’est du Montesquieu ; et c’est pour les bourgeois, les maîtres, les entrepreneurs. « Les ouvriers, beaucoup moins soucieux d’honneurs que d’atténuation à leur misère, ne sollicitent qu’une protection matérielle. Le pouvoir monarchique se montrait singulièrement indifférent à leur égard ; protéger le commerce ou l’industrie signifiait pour lui augmenter la richesse de l’Etat, nullement l’amélioration du sort des classes laborieuses. On ne s’inquiète nullement de savoir quelle répercussion auraient sur les salaires la politique commerciale, les règlemens, les subventions ; » et l’influence des économistes l’emporte dans la pratique, si celle des encyclopédistes règne sur la sensibilité.

C’est une opinion commune que ce que nous appelons « la question sociale » ne se posait pas dans les cahiers, que « l’idée de la lutte des classes » n’était point aperçue ou du moins formulée encore. Il faut se garder de le dire en termes par trop absolus, car ce ne serait pas rigoureusement exact, et nous avons pu constater la tendance du Tiers-Etat à se scinder en deux fractions que l’intérêt ou l’instinct plaçaient assez fréquemment en opposition l’une avec l’autre. Assurément, en cherchant bien, on ramasserait çà et là des bouts de phrase tout grondans, qui révéleraient ou dénonceraient «. l’exploitation de l’homme par l’homme » et qui, non exempts d’ailleurs de déclamation, porteraient témoignage contre le patronat. En cherchant bien, on découvrirait dès ce moment « le prolétariat » moderne à sa naissance. Le mot lui-même apparait alors, et je crois que c’est à Brissot que s’en attache l’un des premiers exemples, lorsque, pour avoir jeté l’ébauche de la pétition qui devait être signée au Champ-de-Mars, il est accusé, « d’ameuter des bandes de prolétaires et d’enseigner à ce brave cortège qu’il est le peuple romain. » Au reste, l’enfant monstrueux grandit vite ; empêché d’attirer sur lui, dans les formes régulières et par les moyens de droit, l’attention des assemblées législatives, il le fit à maintes reprises, au cours de la Révolution, tumultuairement, et par les mouvemens de la violence. A la fin de 1792 et en 1793, sous l’aiguillon de la faim, il s’affirma de toute sa force. Il s’était, au début, réfugié et comme effacé dans l’ombre de la bourgeoisie, laquelle, pensait-il, stipulerait pour lui tandis qu’il opérait pour elle. Plus tard, vers 1792 ou 1793, il s’émancipa, s’affranchit d’une tutelle égoïste, et, s’il ne se chargea pas encore de ses affaires, il s’habitua à exiger de temps en temps des comptes. A partir de là, il put sembler, de temps en temps et d’un certain point de vue, que « la Révolution était devenue la chose du prolétariat, que les bourgeois n’étaient conservés à la direction qu’en qualité de gérans d’une entreprise dont ils n’étaient plus les maîtres. » Tocqueville ne se trompait guère, mais il se trompait, en disant que « la Convention ne contenait peut-être aucun homme du peuple ; » elle en contenait quelques-uns, « quelques représentans authentiques de la classe ouvrière, » l’ouvrier armurier Noël Pointe, de Saint-Etienne, l’ouvrier drapier Armonville, de Reims, l’ouvrier en soie Cusset, de Lyon. « Depuis le 10 août, les prolétaires avaient conquis le suffrage universel, ils étaient représentés dans les municipalités, dans les comités de surveillance ; » et le père Lavale, le savetier de Restif de la Bretonne, eût estimé son état à la fois « honnête et honorable, » s’il lui avait été donné de contempler l’image où le président d’un de ces comités, cordonnier à son ordinaire, remplissait sa magistrature sans cesser de tirer le ligneul.

Cependant, au vrai et au total, les « revendications ouvrières » ne sont que des cris isolés dans une longue et sourde rumeur qu’on devine plus qu’on ne l’entend. Au vrai et au total, il est permis, et il est juste, de conclure : « La question sociale ne se posait pas de même (qu’aujourd’hui) en 1789... A ce moment-là, la question sociale n’était pas encore une question ouvrière ou paysanne, mais une question bourgeoise... La question sociale ne se posait pas alors comme aujourd’hui entre des ouvriers et des paysans, des salariés d’une part, et des bourgeois, des industriels de l’autre, mais entre des privilégiés et des non-privilégiés. Quiconque était roturier, quelle que fût sa condition sociale, était par cela même l’adversaire des nobles. Les paysans, les ouvriers n’avaient pas encore appris à séparer leurs intérêts de ceux des bourgeois ; ils n’avaient pas une conscience de classe distincte ; les uns et les autres se sentaient solidaires, ils formaient bloc contre l’ennemi commun. » Il est même permis et nécessaire d’y revenir : « En 1789, les ouvriers n’eurent pas de programme particulier. Quand les corporations se réunirent pour rédiger les cahiers de doléances, on ne voit pas que les artisans (les ouvriers) soient entrés en conflit avec les maîtres pour leur rédaction. Ils laissèrent ces derniers tenir la plume. Bien mieux, les industriels confondaient naturellement leur cause avec celle de leurs ouvriers et du consentement de ceux-ci. Les fabricans parisiens, n’ayant pas été élus aux États-Généraux, protestèrent et se plaignirent en disant que la classe ouvrière n’était pas représentée. »

C’est à cette conclusion, que « la question sociale, en 1789, n’était pas encore une question ouvrière et paysanne, mais une question bourgeoise, » qu’est obligée d’arriver même une « histoire socialiste » de la Révolution. M. Jaurès le reconnaît dès sa préface, et rien dans la suite de son grand ouvrage n’en vient affaiblir la constatation : « La Révolution française a préparé indirectement l’avènement du prolétariat. Elle a réalisé les deux conditions essentielles du socialisme, la démocratie et le capitalisme. Mais elle a été, en son fond, l’avènement politique de la classe bourgeoise. D’abord, la bourgeoisie révolutionnaire utilise contre l’absolutisme royal et contre les nobles la force des prolétaires, mais ceux-ci, malgré leur prodigieuse activité, malgré le rôle décisif qu’ils jouent en certaines journées, ne sont qu’une puissance subordonnée, une sorte d’appoint historique. Ils inspirent parfois aux possédans bourgeois une véritable terreur : mais au fond ils travaillent pour eux ; ils n’ont pas une conception de la société radicalement différente... Même en 1793 et 1794, les prolétaires étaient confondus dans le Tiers-État : ils n’avaient ni une claire conscience de classe, ni le désir ou la notion d’une autre forme de propriété. Ils n’allaient guère au delà de la pauvre pensée de Robespierre : une démocratie politiquement souveraine, mais économiquement stationnaire, faite de petits propriétaires paysans et de petite bourgeoisie artisane. » Et plus loin, sur l’état des esprits à Marseille : « Au fond, malgré la prodigieuse distance qui sépare les hauts bourgeois vingt fois millionnaires de l’ouvrier du port ou de la harangère, le Tiers-État n’est pas encore coupé en deux. Ouvriers et bourgeois sont deux élémens encore solidaires du monde nouveau en lutte contre le régime ancien. » Mais voilà mieux : il n’est pas jusqu’au coup de tonnerre de Mirabeau : « Ne dédaignez pas ce peuple qui produit tout, ce peuple qui pour être formidable n’aurait qu’à être immobile ; » il n’est pas jusqu’à cet avertissement terrible dans lequel la bourgeoisie ne soit de moitié : « Oui, c’est bien la grève générale, mais non pas seulement des salariés, non pas seulement des prolétaires : c’est la grève générale des bourgeois comme des ouvriers ; c’est l’arrêt de la production bourgeoise, non par le refus de travail des ouvriers, mais par la décision révolutionnaire de la bourgeoisie. » Dans la ville de France où devait éclater, un demi-siècle après, la première insurrection véritablement ouvrière, à Lyon, les récriminations des ouvriers ne dépassaient pas la phraséologie de Linguet : « Quand on ne considérerait les ouvriers en soie que comme des instrumens mécaniques nécessaires à la fabrication des étoffes, ou qu’abstraction faite de leur qualité d’hommes qui doit intéresser à leur sort, on eût l’inhumanité de ne vouloir les traiter que comme des animaux domestiques, que l’on n’entretient et ne conserve que pour les bénéfices que leur travail procure, toujours faudrait-il leur accorder la subsistance qu’on est forcé de fournir à ceux-ci, si on ne voulait pas s’exposer à se voir bientôt frustré du fruit de leur travail ; » et c’est donc encore par un appel à l’intérêt des maîtres que les ouvriers défendent leur propre intérêt. Mais la pensée de Linguet lui-même est très mêlée ; les juristes non moins que les économistes pèsent sur elle : elle est pleine de traces de physiocratie ; « il rêvait un impossible retour à l’état purement agricole, et l’anéantissement de l’industrie... Rêveries réactionnaires ! » Il lui arrive, en tout cas, d’écrire, comme l’eussent fait Domat ou Loyseau : « Les ouvriers des manufactures sont vils. » Nous lisons bien, à la date précise de 1789, dans un libelle du chevalier de Moret ; « On a tort de considérer le Tiers-Etat comme une seule classe : il se compose de deux classes dont les intérêts sont différens et même opposés. » Mais, outre que M. Jaurès se refuse à garantir la pureté des intentions du chevalier, et que, selon lui, si « cette décomposition en deux classes hostiles pouvait être une hardiesse ultra-révolutionnaire, elle pouvait être aussi une manœuvre de contre-révolution, » c’était certainement, dans l’amas de brochures du temps, une singulière exception. M. André Lichtenberger, pour préparer son livre : Le socialisme et la Révolution française, en a dépouillé plus de quatre mille. Le champ paraît vaste : c’est à peine s’il a trouvé à y glaner. L’étude de cette littérature spéciale ne lui a presque rien fourni. Ni les élucubrations de Leroy de Barincourt, ni le Catéchisme du citoyen, de Saige, ni le Discours sur l’inégalité, d’Olympe de Gouges, ni le Tartare à Paris, de l’abbé André, ni les Soixante articles, ni même la Constitution ou Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, suivi d’un plan de constitution juste, sage et libre, de Marat, ne sortent des généralités les plus vagues. Monsodive, dans sa Sentinelle du peuple, Lambert (déjà cité plus haut) dans son Cahier des pauvres, les auteurs anonymes des Vœux à la commune de la ville de Paris, de Paris aujourd’hui ou idées diverses d’un citoyen du Tiers-État, du Cahier d’un seigneur de Normandie (celui-ci en vers), la Colère du Père Duchêne, les Quatre cris d’un patriote, voudraient serrer le sujet davantage. Les Vœux de la dernière classe du peuple à l’Assemblée des notables posent assez nettement, — à propos, toujours, du chômage et du salaire, — la question du travail. La vie et les doléances d’un pauvre diable pour servir de ce qu’on voudra aux prochains États généraux, par Devérité, est un pamphlet amer et violent : « Le manouvrier est le mulet des armées qui plie sous le faix. Que lui importent les lois de la propriété ? Il ne possède rien que ses bras dont il perd l’usage dans sa vieillesse. La loi ne le protège pas. Il paie plus d’impôts que le riche, etc. » Dufourny de Villiers, déjà cité lui aussi (Cahier du quatrième ordre), s’attaque « à la division actuelle des classes, » proclame énergiquement le droit des pauvres, et cherche « de nouvelles bases morales pour une société mieux organisée. » Les Réflexions d’un citoyen adressées aux notables, de Gosselin, sont d’un « pacifique utopiste, fils de paysans, religieux et royaliste, » mais qui, « sur le ton le plus doux, énonce, en matière de propriété, des idées comparables à celles de Spense, son contemporain anglais. » Le Thesmographe, de Restif de la Bretonne vieillissant (1789), moins chimérique que son Andrographe (1782), est, comme l’autre, d’une inspiration tout ensemble chrétienne et égalitaire, où s’échauffe Noilliac, l’auteur inconnu d’une brochure intitulée Le plus fort des pamphlets, l’ordre des paysans aux États généraux. Mais ce n’est encore qu’égalitaire. Tandis que le citoyen Chappuis, avec l’opiniâtreté d’un cerveau « destiné à bientôt se fêler, » obsède de ses projets l’Assemblée constituante et tous les personnages notoires, Boissel, dans son Catéchisme du genre humain, Sylvain Maréchal, dans ses Apologues modernes à l’usage d’un dauphin, Babeuf surtout, Gracchus Babeuf, dans le Discours préliminaire de son Cadastre perpétuel, annoncent et commencent à élaborer le communisme. Et, par où ils nous intéressent hautement, ils associent, ils lient les deux idées de travail (ou de misère, puisqu’ils en font l’équivalent) et de nombre. « Un jour, raconte Maréchal, les travailleurs, poussés à bout par la dureté des riches, refuseront de continuer à les servir et répondront à leurs menaces : « Nous sommes trois contre un… Notre intention est de rétablir pour toujours les choses sur leur ancien pied, sur l’état primitif, c’est-à-dire sur la plus parfaite et légitime égalité. Mettons la terre en commun entre tous ses habitans. Que s’il se trouve parmi nous quelqu’un qui ait deux bouches et quatre bras, il est trop juste, assignons-lui une double portion. Mais, si nous sommes tous faits sur le même patron, partageons-nous le gâteau également. Mais en même temps mettons tous la main à la pâte. » Et Babeuf : « Les lois sociales ont été faites pour permettre aux forts et aux rusés d’accaparer les propriétés communes. Ils ont entassé pour leur usage ce qui suffirait à des milliers de leurs semblables. Les petites fortunes se sont englouties dans les grandes, qui ont pu croître indéfiniment. Le nombre des ouvriers s’est augmenté ; leur salaire a baissé ; souvent même ils ne trouvent point de travail. Dans ce cas, si, sur vingt-quatre millions d’hommes, quinze ne possèdent rien et souffrent, faudra-t-il qu’ils respectent la propriété et qu’ils meurent de faim pour l’amour des neuf autres ? »

On pourrait suivre le mouvement à travers les cinq ou six années où la Révolution se développe avant de se replier sur elle-même ; nommer des modérés comme Target, Malouet, Tronchet ; des Clermont-Tonnerre, des Mirabeau, des Lafayette, aussi bien que des abbé Fauchet, des Bonneville, des Athanase Auger et autres membres du Cercle social ; les Pétion, les Talleyrand, les Vergniaud, les Rabaut-Saint-Étienne, les Condorcet, les Brissot, guère moins que les Danton, les Robespierre, les Saint-Just ; les Girondins avec les Jacobins ; et puis les babouvistes, du babouvisme non plus en germe dans le Cadastre perpétuel, mais épanoui dans le Manifeste des Égaux, les Leblois, les Lalande, les Antonelle ; d’illustres noms et des noms ou ignorés ou oubliés. À cette littérature spéciale, et proprement révolutionnaire, on pourrait joindre une littérature plus générale : les derniers écrits de Restif de la Bretonne et de Mercier qui se survivent, se prolongent, se ressassent ; leurs imitations françaises ou étrangères, car les étrangers ont beaucoup voyagé en France pendant cette période, et leurs récits, allemands ou anglais surtout, remplissent une bibliothèque ; un peu de tous les genres, fausses lettres indiennes ou persanes, réflexions morales, contes et romans, tableaux. Littérature spéciale et littérature générale ne nous donneraient que peu de chose. Le théâtre, pas davantage. Sans doute les auteurs dramatiques mettent bien à la scène quelques artisans : M. Henri Welschinger cite un poêlier, des laboureurs, une nourrice, des salpêtriers, un cocher, un commissionnaire, un batelier, un bûcheron. Mais ce sont des fantoches, sans caractère ni type, n’ayant quoi que ce soit ni de spécifiquement professionnel, ni même de spécifiquement ouvrier. Tous sont de braves gens, « dévoués, sensibles, patriotes, fiers et bons, généreux, modestes ; » ils ont tous « le cœur sur la main » et « la larme à l’œil. » Mais ce ne sont ni des hommes de tel métier, ni même des hommes de telle classe ; c’est l’homme du temps nouveau et du monde nouveau, l’homme républicain ; et il est en cire ou en bois, tous les exemplaires coulés dans le même moule ou taillés d’après le même modèle : un poncif, un « pochoir, » la vertu du Peuple. Justement voilà le mot de tout : le Peuple ; et, à ce moment, et pour un moment, quelques laboureurs qui le travaillent, quelque semence qu’ils y jettent, il apparaît, vis-à-vis de l’aristocratie, vis-à-vis des deux premiers ordres, un et indivisible, un et indivisé. En somme, on n’exagérerait pas de beaucoup en disant que, sur le point où nous voudrions nous arrêter, sur ce que l’ouvrier a pensé de lui-même et sur ce que les autres ont pensé de lui, la Révolution est à peu près muette, tandis que les renseignemens nous étaient venus à foison de 1750 à 1780, et qu’ils vont abonder encore dès le début du XIXe siècle. On n’exagérerait pas de beaucoup en disant qu’entre les derniers encyclopédistes et les premiers fouriéristes et saint-simoniens, malgré l’Encyclopédie de Panckoucke. qui continue la grande, malgré les redites et répliques de Restif et de Mercier, il y a dans l’histoire des idées, quant aux circonstances du travail, et plus précisément quant à la condition morale et sociale des travailleurs, une sorte de lacune. Mon savant ami, M. Alfred Rébelliau, témoin de la surprise que j’en ai éprouvée, me propose une explication : « Évidemment, me confirme-t-il en me faisant part du résultat négatif des recherches qu’il avait bien voulu entreprendre pour moi, il y a eu silence pendant ces dix années tragiques. Dans son duel avec les classes privilégiées, le Tiers-Etat a fait apparaître, a vu percer le quatrième État. Tout le monde a eu peur. On s’est regardé. Et on s’est tu. On a essayé seulement de se tranquilliser et d’apaiser le nouveau convive qui venait troubler la fête, par de bonnes paroles empruntées au vocabulaire sentimental et patelin de Rousseau et de ses disciples : vertueux artisans, hommes simples, bons et laborieux, sources de la prospérité publique (encore n’a-t-on pas insisté sur ce dernier éloge, trop dangereux). » Peut-être ; mais je crois plutôt que, sauf exception, l’on n’a le plus souvent pas vu ; qu’absorbé « par son duel avec les classes privilégiées, » tout entier aux coups qu’il frappait, le Tiers-État n’a pas ou presque pas senti percer le quatrième État, qui, du reste, si ce n’est à de certains jours, ne semble guère s’être senti lui-même ; que ceux qui virent quelque chose, quand ils le virent, ce ne fut que par lueurs brèves, tout de suite coupées, et comme par éclairs ; que le Peuple, en révolution, en action contre la Noblesse et le Clergé d’abord, contre la Monarchie ensuite, et, enfin contre l’Étranger, n’eut pas le loisir de s’analyser, de regarder, dans le Tiers-État, « apparaître » le quatrième, de s’étiqueter par catégories ou sous-classes ; et que, cette fois, la forêt empêcha de voir les arbres.

La pièce la plus intéressante et, pour nous, la plus significative de tout le répertoire révolutionnaire est la « comédie héroï-tragique » intitulée le Triomphe du Tiers-État ou les Ridicules de la noblesse, et imprimée en 1789, « dans le Pays de la Raison, » — rien que cela ! Les personnages sont : un duc, son intendant, son juge, un maître d’école, un braconnier, un tailleur, un cordonnier, un fermier, le maître de poste, deux gardes-chasse, six laquais, etc., des vassaux. Le tailleur et le cordonnier ne figurent encore que comme des créanciers de style classique, mais qui déjà ne se laissent plus faire : M. Dimanche tout près de devenir le citoyen Décadi. Le maître de poste disserte, au lieu d’atteler, et dogmatise en philosophe : « Vous prétendez que la noblesse forme à elle seule la nation et que les roturiers sont vos esclaves. Vous voyez aujourd’hui dans quelle erreur vous étiez, car, dans un pays habité par deux classes d’hommes, celle qui peut se passer de l’autre doit, sans contredit, former la nation. » Le maître d’école, lui, joue en maître d’école le rôle d’émancipateur auquel il est providentiellement destiné : « Je me suis éclairé avec le siècle. J’ai trouvé justes et raisonnables les réclamations du Tiers-Etat... — LE DUC. Vous prétendez, sans doute, me régenter aussi. — LE MAÎTRE D’ECOLE. Je jure que vous pourrez apprendre quelque chose à mon école. Il n’est que trop clair qu’on a manqué votre éducation, puisqu’on vous a laissé ignorer que riches ou pauvres, seigneurs ou vassaux, nous étions tous frères ; que le mérite seul doit distinguer les hommes entre eux ; que la noblesse rendue héréditaire et vénale est un abus funeste à l’Etat ; que les citoyens que vous méprisez sont cependant ceux qui constituent essentiellement la nation, qui se passerait fort bien de vous, qui y gagnerait même, mais qui ne se passerait jamais d’eux. » Et le duc, illuminé, converti, de s’écrier : « Il est donc vrai que, si la noblesse est quelque cho.se, le peuple est tout. Se peut-il qu’il ne me soit jamais venu à l’idée que la classe la plus nombreuse était la plus forte et, par conséquent, celle qu’il fallait le plus ménager ?... La noblesse est encore bien heureuse que le peuple ne pousse pas plus loin ses prétentions, car enfin, s’il le voulait, il serait le plus fort. Les soldats sont tous du Tiers-Etat. Un grand nombre d’officiers sont aussi de cette classe, mais quand bien même tous les officiers seraient nobles, il y a des soldats très capables de les remplacer. Si le Tiers-Etat des villes voulait nous chasser, comment nous défendrions-nous contre un nombre d’ennemis si supérieur, et s’il nous coupait les vivres à tous comme on me fait à moi !... Ciel ! que deviendrions-nous ? Je serais donc obligé de fuir dans une terre étrangère !... »

Mais la harangue du maître d’école m’y fait songer. Est-il bien exact qu’il y ait, a cet endroit, dans l’histoire des idées sociales, la lacune que j’ai dite ? Ce discours, tel qu’il est, n’annonce-t-il pas la fameuse » Parabole » de Saint-Simon ? Ne lui ressemble-t-il pas au point que la Parabole puisse ne paraître que le répéter ? Et si tous deux disent ainsi la même chose, n’est-ce pas tout bonnement parce que, à la fin comme au commencement de la Révolution, après comme avant, et en 1819 comme en 1789, c’est toujours la même chose ?

Et pourtant non, ce n’est plus tout à fait la même chose. Tandis que les idées stationnent, et que la Révolution, dressant le peuple d’un seul bloc et le poussant d’un seul mouvement, est occupée ailleurs, les faits marchent, et peu à peu s’esquissent, pour se réaliser lentement, les conditions de la grande industrie, dont vont dépendre, pour partie, les conditions mêmes de l’État moderne. Dès l’an III, les sociétés par actions, naguère traquées, reparaissent. On recommande le placement en commandite, qui, sous l’ancien régime, avait été très en faveur, à Lyon, par exemple, et qui contribue alors au succès de la manufacture de Saint-Gobain. La loi du 30 brumaire an IV (21 novembre 1795 ayant abrogé celle du 24 août 1793, les compagnies et associations commerciales refleurissent. A vrai dire, un rapport du 1er messidor an XI (20 juin 1803) établit que, même à cette date, la grande industrie n’existait guère chez nous, que le machinisme y était encore d’un usage très restreint ; » et Peuchet, dans sa Statistique élémentaire de la France, qui est du reste un document des plus utiles, s’embrouille peut-être un peu quand il distingue entre « la manufacture » et « la fabrique. » Des établissemens assez importans sont fondés, notamment pour le filage du coton. En 1797, Delaitre et Noël occupent à l’Epine, près d’Arpajon, 160 ouvriers, dans une filature, mue par la force hydraulique, où l’on compte 96 métiers et 2 200 broches. 160 hommes également à Gonneville, dans une manufacture, construite à cinq étages, pour 950 broches. Le Belge Liévin Bauwens dérobe aux Anglais les secrets du mull-jenny et les répand en France. Toutefois, les trois quarts des fils de coton sont encore produits à l’aide du rouet. La laine, le chanvre et le lin, eux aussi, sont en général filés au rouet ; le lin et le chanvre, surtout, continuent d’être filés à la campagne par les anciens procédés. De même, la bonneterie n’avait pas cessé de se servir du métier classique, dit métier français, installé au château de Madrid par Jean Hindret, en 1636. Bien que nous touchions au jour où François Richard et Lenoir-Dufresne, bientôt célèbres sous la raison sociale Richard-Lenoir, créeront leur fabrique de basin, ce qui manque le plus, c’est le moteur mécanique. Presque tout l’outillage consiste en machines de bois, que font tourner ou l’homme, ou le cheval, ou le vent, ou la chute d’eau. La machine à vapeur, à peine sortie de l’enfance, n’est encore qu’une curiosité. Les frères Périer en avaient installé, à simple et à double effet, dans leurs moulins à blé de l’ile des Cygnes. On citait une machine à vapeur actionnant une machine soufflante aux fonderies du Creusot, une autre à la fonderie de canons de Pont-de-Vaux, et l’on songeait à en introduire une à la Monnaie pour les laminoirs et coupoirs (1796). Dans les mines, il y en avait quelques-unes, même avant Thermidor, avant 1794, à Anzin, à Carmaux, peut-être à Aniche, mais seulement pour l’épuisement des eaux. Ce n’est qu’en 1799 que Périer proposait à l’Institut d’appliquer la machine à vapeur « à monter le charbon des mines, » et ce n’est qu’en l’an IX (1800 ou 1801) qu’il en faisait l’essai à Littry, près de Bayeux. Ce n’est qu’à la fin de 1802 (13 vendémiaire an XI) que le Moniteur signale l’emploi d’une machine à vapeur dans une filature de coton à Rouen.

Comme la grande industrie moderne, naissait « la classe ouvrière, » au sens moderne du mot, qui en est le sens plein. Dans les 400 mines de houille qui étaient en exploitation, dans les 2 000 établissemens à feu, fourneaux, forges, martinets et fonderies où se fabriquaient les fers, les aciers et les tôles, en frimaire an VII (novembre 1798), dans les papeteries, les verreries, les fabriques de draps, de toiles et de cotonnades, le travail et les travailleurs commençaient ou continuaient à se concentrer, hommes, femmes et enfans. Voici les papeteries de Buges, où, autour de 16 cuves, sont employés 150 hommes, 148 femmes, 83 enfans, dont quatre de moins de onze ans, en tout 381 personnes : des enfans encore, chez Le Petit-Walle, fabricant de rasoirs à Paris ; 300 enfans assistés sont accordés à Boyer-Fonfrède, pour sa manufacture de Toulouse, « à la charge... de les faire instruire dans les principes du gouvernement républicain. » Butel, fabricant de toile à voiles, à Bourges, demande aux hospices, pour les occuper à la filature, 400 ou 500 « jeunes filles âgées d’au moins dix ans. » Cent jeunes filles sont ainsi confiées à Sykes, de Saint-Remy-sur-Avre, près Nonancourt (Eure) : 80 ont de neuf à dix ans, 20 de quatorze à quinze ans. Chez les successeurs de Réveillon (papiers peints), le premier travail est exécuté par de « petits enfans. » De même chez Robert. De même dans le tissage, pour les métiers à la tire. Dans la faïence, chez Potter, à Chantilly, chaque tourneur ou modeleur a comme aides un ou deux jeunes enfans. A l’horlogerie, chez Japy, travaillent des enfans et « des infirmes. » Dans la filature Lachauvetière, à Bordeaux, « la facilité de manœuvrer les machines permet de n’y employer que des femmes, des enfans et des estropiés ou des gens privés de la vue. » La journée de travail est longue. Dix heures seulement, semble-t-il, pour la laine ; 11 heures chez les peintres en bâtiment ; 11 heures et demie chez les sculpteurs, marbriers, doreurs, etc., 12 heures dans les filatures et dans les forges (forges de la Nièvre) : 12 heures et demie chez d’autres ; 12 et 13 heures, moins les repas, chez d’autres ; jusqu’à 16 heures, moins les repas, chez les relieurs, qui seraient heureux de ne plus fournir que 14 heures ; à Lyon aussi, dans certains cas, 16 heures. Un grand établissement, pourtant, ne travaille que de 9 à 10 heures par jour, et encore deux heures y sont-elles réservées au dîner, mais c’est « l’imprimerie de la République. » Le salaire est peu élevé, surtout pour les femmes et les enfans. Les ouvriers maréchaux, de 4 heures du matin à 7 heures du soir, temps des repas déduit, gagnent trente sous. Pour la mise en carte des épingles, jeunes filles ou enfans, s’ils sont habiles, peuvent, à raison de 30 000 dans la journée, gagner quatre ou cinq sous. Chez Sykes, de Saint-Remy, une jeune fille, entrée à neuf ou dix ans et, depuis cet âge-là, ayant travaillé 12 heures par jour, reçoit, à vingt et un ans, pour lui « tenir lieu de salaire, » un pécule de 250 francs ; entrée à quatorze ou quinze ans, elle reçoit, à sa majorité, 150 francs. Ces petites ouvrières sont parfois nourries, plutôt mal. Delaître, qui emploie 62 orphelines, leur fait servir des potages à la Rumford (le comte de Rumford, Benjamin Thomson, « Yankee baronnisé, » dira Marx) ; lequel Yankee, dans ses Essays political, economical, etc. « donne des recettes de toute espèce pour remplacer par des succédanés les alimens ordinaires et trop chers du travailleur. » Ses potages ne sont pas trop chers, puisque pour 11 fr. 16 on a de quoi nourrir, deux fois par jour, 115 personnes : la seule question est de savoir si elles sont vraiment nourries.

De la part de l’ouvrier, la résignation à son sort est encore générale, mais non totale et absolue. On lutte pour abréger la journée de travail, diminuer le nombre des jours chômés. Les corps de métier se recherchent et s’attirent : ouvriers des forges et fonderies, charpentiers, maçons, porcelainiers prennent contact. Les maîtres, les patrons, les bourgeois se plaignent de la « tyrannie des ouvriers, » de leur « vexatoire influence, » de la « dure dépendance des fabricans à leur égard, due notamment à l’esprit de licence qui a prévalu depuis quatorze ans dans la société. » « Le peuple fait la loi pour son travail, » gémit Dufort de Cheverny. Cependant ce ne sont pas les ouvriers qui réclament un Code du travail, mais les patrons qui réclament un Code industriel. C’est vers eux, vers les patrons, vers les bourgeois, que penche le gouvernement, même révolutionnaire. « Soit pendant la période de la Convention, soit pendant le Directoire, remarque M. Gabriel Deville, le gouvernement intervient toujours, dans les mouvemens les plus calmes relatifs aux conditions du travail, contre les ouvriers. » La législation, en ces matières, se tient le plus souvent, et sauf une secousse ou un spasme, assez près de celle de l’ancien régime. C’est donc extérieurement la même chose, quoi qu’il y ait, au fond, quelque chose de changé, et que le fait, comme l’idée, agisse pour une transformation, pour un renversement des choses et des rapports, pour une « révolution. » La Révolution n’est pas précisément cette révolution, mais elle la cause, la détermine, la déclenche ; elle ne l’est pas, mais elle la fait. Le « grand ébranlement, » dont Auguste Comte lui restera reconnaissant, est donné. Tant que le Tiers-Etat a devant lui les deux premiers ordres, il se contracte pour ainsi dire et se raidit dans son unité ; demeuré seul, il sent aussitôt, au moins par intermittences, qu’il est divisé sur lui-même. D’abord les raisons d’unité l’emportent ; ensuite, les motifs ou les occasions d’antagonisme. D’abord refoulé ou caché, puis avoué, puis crié, puis conseillé et provoqué, l’antagonisme y est autant, ou même un peu plus, que l’unité.


II

La coupure ne doit pas se faire ici par époques ou par règnes : Consulat, Empire, Restauration ; Napoléon, Louis XVIII, Charles X. Du point de vue qui est le nôtre, on peut considérer comme une seule tranche d’histoire la période qui s’étend depuis le Consulat jusqu’au lendemain des journées de Juillet, jusqu’aux émeutes lyonnaises de 1831 et de 1834. Ce serait à peine forcer les termes que de l’appeler « la période saint-simonienne, » à la condition, quand on dit Saint-Simon, de ne point oublier Fourier, ni leurs émules ou imitateurs, et au préalable, de bien expliquer ce qu’on veut dire. Non point du tout que l’influence de Saint-Simon ou de Fourier ait été telle de leur temps, ni qu’ils aient agi pratiquement sur lui au point qu’ils aient mérité, l’un ou l’autre, de donner leur nom à leur temps. Nous nous attacherons à considérer le saint-simonisme beaucoup moins comme une cause que comme un effet. Le « grand ébranlement » de la Révolution française avait jeté dans l’esprit du peuple des semences d’inquiétude, déposé en lui des germes d’agitation, détruit en lui le sens de l’immuable et de l’éternel, éveillé en lui des désirs, des pensées, des besoins, des instincts : « Cette inquiétude naturelle de l’esprit du peuple, cette agitation inévitable de ses désirs et de ses pensées, ces besoins, ces instincts de la foule formèrent en quelque sorte le tissu sur lequel les novateurs brodèrent tant de figures monstrueuses ou grotesques. On peut trouver leurs œuvres ridicules, mais le fond sur lequel ils ont travaillé est l’objet le plus sérieux que les philosophes et les hommes d’Etat puissent regarder. »

Quand ils ont regardé, qu’ont-ils vu ? C’est le caractère commun de toute cette période, c’est le trait qui relie tous ces règnes, et c’est en quoi le saint-simonisme est d’abord un effet : grâce aux inventions qui se multiplient, et premièrement aux applications de la vapeur, malgré les circonstances défavorables, malgré ce qu’élèvent d’obstacles les guerres incessantes de l’Empire, deux changemens de régime, les bouleversemens et flottemens de la politique, il est certain que l’industrie se développe, grandit, se concentre. Il est certain aussi que les expositions, de plus en plus fréquentes, qui permettent d’en constater les progrès, mettent de plus en plus en relief l’importance croissante qu’elle prend dans l’Etat, et fournissent au pouvoir, impérial ou royal, l’occasion dont il use encore modérément, mais qu’il ne néglige pas toujours, de récompenser quelques chefs d’établissemens. Néanmoins le retour des émigrés avec leurs prétentions, sans qu’ils aient rien appris ni rien oublié, les prétentions rivales, mais non moins tranchantes de la noblesse nouvelle, la prépondérance de l’épée et le prestige de la fonction publique, ont officiellement replacé ou laissé les choses à peu près dans la même situation et les classes à peu près dans le même rapport qu’avant 1789. Saint-Simon le sent en 1819, comme le maître d’école, dans le Triomphe du Tiers-État, trente ans auparavant, le faisait sentir au Duc : « Le mérite seul doit distinguer les hommes entre eux... Les citoyens que vous méprisez sont cependant ceux qui constituent essentiellement la nation, qui se passerait fort bien de vous, mais qui ne se passerait jamais d’eux. » D’où la Parabole : « Nous supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers chimistes, ses cinquante premiers mécaniciens ; ses cinquante premiers ingénieurs, ses cinquante premiers architectes..., ses cinquante premiers banquiers, ses deux cents premiers négocians, ses six cents premiers cultivateurs..., ses cinquante premiers menuisiers... » etc. « faisant en tout les trois mille premiers savans, artistes et artisans de France... La nation deviendrait un corps sans âme à l’instant où elle les perdrait. Il faudrait à la France au moins une génération entière pour réparer ce malheur. » Maintenant, « passons à une autre supposition. Admettons que la France conserve tous les hommes de génie qu’elle possède dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers, mais qu’elle ait le malheur de perdre, le même jour, Monsieur, frère du Roi, Mgr le Duc d’Angoulême, Mgr le Duc de Berry, Mgr le Duc d’Orléans, Mgr le Duc de Bourbon, Madame la Duchesse d’Angoulême, madame la Duchesse de Berry, madame la Duchesse d’Orléans, madame la Duchesse de Bourbon, et mademoiselle de Condé ; qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la couronne, tous les ministres d’Etat, avec ou sans département, tous les conseillers d’Etat, tous les maîtres des requêtes, tous ses maréchaux, tous ses cardinaux, archevêques, évêques, grands vicaires et chanoines, tous les préfets et sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement. Cet accident affligerait certainement les Français, parce qu’ils sont bons, parce qu’ils ne sauraient voir avec indifférence la disparition subite d’un aussi grand nombre de leurs compatriotes. Mais cette perte des trente mille individus réputés les plus importans de l’État ne leur causerait de chagrin que sous un rapport purement sentimental, car il n’en résulterait aucun mal politique pour l’Etat. » En réalité, « l’espèce humaine, politiquement parlant, est encore plongée dans l’immoralité,... la société actuelle est véritablement le monde renversé,... puisque, dans tous les genres d’occupation, ce sont des hommes incapables qui se trouvent chargés du soin de diriger les gens capables. » D’où la formule : « De chacun selon ses forces, à chacun selon sa capacité. » D’où la maxime, l’axiome : « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour objet l’amélioration physique et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »

Hardie dans l’expression, la Parabole saint-simonienne n’est pas, dans l’inspiration, très originale. Les producteurs et les oisifs, les abeilles et les frelons, c’est toujours l’Encyclopédie et les économistes, toujours le XVIIIe siècle et même le XVIIe ; c’est toujours la fable de Mandeville. Mais voici qui est tout neuf : la conséquence politique, ou positive, que Saint-Simon en tire avec une tranquille audace. « Renversons la société pour redresser le monde. Que les oisifs s’effacent devant les producteurs. Que les frelons n’empêchent plus l’œuvre des abeilles. Que les incapables soient chassés et que la capacité gouverne. »

En fait, qui détient la capacité, et qui est-ce, « les gens capables ? » Évidemment, les abeilles, les producteurs : les cinquante premiers physiciens, les cinquante premiers chimistes, les cinquante premiers mécaniciens, les banquiers, négocians, cultivateurs, et les autres, les trois mille premiers savans, artistes et artisans de France. Mais, derrière ceux-là, ou autour d’eux, « toute la classe industrielle, » vingt-cinq millions d’hommes, la masse des travailleurs, le peuple des champs et des villes, le laboratoire, l’étude, la boutique, l’usine, l’outil, la charrue, toute la classe patronale et toute la classe ouvrière, en un seul corps dont l’activité fait la vie de la nation. La classe industrielle, entendue ainsi dans son extension la plus large, ce doit être tous ceux qui produisent quoi que ce soit, et qui n’ont aucune influence politique (n’étant pas électeurs pour la plupart), qui en sont donc réduits à « un rôle critique, » dont ils s’acquittent, sans mesure et sans profit, en jetant bas et improvisant des gouvernemens. Que ne s’adressent-ils au Roi, puisque c’est le Roi, — et si c’était l’Empereur, à l’Empereur, les formes ou les titres n’importent guère, — que ne lui demandent-ils, par voie de pétition, de leur transférer un des pouvoirs injustement abandonnés aux incapables, aux inutiles, le pouvoir fondamental de « faire le budget ? »

Ils l’alimentent, il est bien légitime qu’ils en disposent, ou plus exactement qu’ils le disposent, l’aménagent, et le contrôlent. Ordonner cela, ce sera établir enfin, après tant de changemens et de secousses qui n’ont été que de surface, « le régime industriel » où « la classe essentiellement laborieuse » tiendra la place et remplira, au moins par ses « principaux personnages, » les fonctions qui lui appartiennent. Et que Saint-Simon ait écrit : « la classe essentiellement laborieuse, » c’est un signe qu’il ne veut pas dire seulement la classe ouvrière, et que, d’autre part, il ne songe pas à opposer l’ouvrier au patron ; mais il veut dire, à coup sûr, comme il l’a déjà dit « la classe industrielle, » patrons et ouvriers compris, et, à coup sûr, il l’oppose dans son ensemble, en tant que classe productive, à la classe stérile, comblée d’honneurs et de bénéfices. A l’intérieur même de la classe industrielle, patrons et ouvriers ne lui apparaissent pas dans un antagonisme nécessaire, et ce n’est point par la guerre qu’il exprime leurs relations. Loin de là : « Les chefs des travaux industriels, affirme-t-il, sont les protecteurs nés de la classe ouvrière (la voilà, cette fois, comme classe, non pas séparée, mais distincte). Tant que les manufacturiers feront bande à part avec les ouvriers, tant qu’ils ne tiendront pas en politique un langage qui pourra être entendu par eux, l’opinion de cette classe très nombreuse et encore très ignorante ne se trouvant point guidée par ses chefs naturels, elle pourra toujours se laisser séduire par les intrigans qui voudraient faire des révolutions pour s’emparer du pouvoir. » Alors, dans le monde retourné et redressé, dans la société remise sur ses pieds, les « chefs de l’industrie » conseilleront les ouvriers, et seront eux-mêmes conseillés par « les publicistes, » avec qui ils s’associeront ; première idée, poussée en un cerveau plus aristocratique et plus sec, de la future alliance rêvée entre « les philosophes » et « les prolétaires. » Tout cet effort, pourquoi ? Pour une chimère d’égalité totale, la loi agraire, le partage des biens, le maximum, l’emprunt forcé ? Nullement, « il est temps d’en finir avec ces calomnies, » mais simplement « pour la liberté, le crédit, la solidarité, pour une égalité de dignité. » Ce qu’il y a de mieux s’attendre du suffrage universel, ou à en espérer, c’est qu’il ait pour puissant effet « de reconstituer, sur des rapports nouveaux, les groupes naturels du travail,... les corporations ouvrières. » Peut-être un de ces rapports nouveaux sera-t-il que, le domaine économique et le domaine politique se touchant jusqu’à être dans la dépendance l’un de l’autre, — et l’on s’en apercevrait mieux lorsque la classe industrielle aurait pris et occuperait son rang, — si la lutte du capital contre le salaire ne cesse pas, la victoire ne sera plus toujours assurée « aux grosses bourses, » mais quelquefois « aux gros bataillons. »

Pour l’instant, Saint-Simon veut voir, à l’ordinaire, d’un même œil « les gros bataillons » et « les grosses bourses » formant ensemble la classe industrielle, et ses disciples, après lui, continuent, plusieurs années, à les vouloir voir comme lui. Aux côtés de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, aristocrate très authentique, encore que de prétentions peut-être excessives, mais traditionnelles depuis le fameux duc, — « Je descends de Charlemagne, » lui-même nous dit de qui il descend avant de nous dire qui il est, et c’est le premier mot de son autobiographie ; — aux côtés de ses héritiers, successeurs et disciples, d’Olinde Rodrigues, des Pères Enfantin et Bazard, se rangent, se forment en école ou en église, de non moins authentiques bourgeois, anciens polytechniciens, ingénieurs, officiers démissionnaires, banquiers, commerçans, avocats, médecins, professeurs, hommes de lettres, quelques-uns fort riches. La doctrine étant ce qu’elle est, la glorification de l’industrie, la morale ou la règle est la réhabilitation du travail, non seulement par la parole, mais par l’exemple, dans l’action et dans la vie. Au « monastère » de Ménilmontant, « le docteur Léon Simon fut chef de cuisine ; avec lui, deux aides, Paul Rochette, ancien professeur de rhétorique, et Charles Duveyrier. Un autre était éplucheur de légumes et joignait à cette fonction celle de ranger la vaisselle et de mettre le couvert, c’était Terson. Edmond Talabot, Gustave d’Eichthal, Lambert, Moïse Retouret lavaient la vaisselle. Alexis Petit était chargé du nettoyage des chaudières et de l’enlèvement des ordures ; la police générale et la lingerie étaient confiées à Bruneau. Barrault, Auguste Chevalier, Duguet, ciraient les bottes ; le docteur Rigaud, Holstein, Michel Chevalier, frottaient le parquet et servaient à table. La buanderie revint à Desloges, qui avait, pour couler la lessive, porter et laver le linge, l’aide de Franconie et de Broët. Le Père suprême, aidé de Fournel et de Charles Béranger, dirigeait les travaux du jardin. » A ces humbles besognes s’empressaient vingt-cinq des « apôtres » sur quarante : gardons-nous de n’en saisir que le comique et de ne trouver là qu’une matière à de faciles plaisanteries. Il y a dans ce spectacle, burlesque assurément à certains égards, et dont la badauderie s’amuse, quelque chose de très sérieux, je dirais presque de très grand, que le monde n’a pas encore vu. Des utopistes, des rêveurs et des chercheurs d’égalité parfaite, des niveleurs de conditions, des abatteurs de têtes de pavots, des perceurs de murailles sociales, on en connaissait depuis longtemps : des écrivains plus ou moins élégans, plus ou moins sincères, plus ou moins désintéressés, qui avaient bien et beaucoup parlé du peuple, on en connaissait depuis un siècle. Mais personne n’en avait parlé avec cette émotion, avec cette largeur, cette profondeur de charité, et surtout personne n’avait fait ce geste. — La hiérarchie avait la peau trop blanche, s’écrie Michel Chevalier ; à Ménilmontant, la peau se brunit ; les mains deviennent rudes. « Quand le prolétaire les pressera, il sentira que ce sont des mains calleuses ; nous nous Inoculons la nature prolétaire. »

Soit, les figures brodées par les novateurs sont grotesques, mais le fond est l’objet le plus sérieux que puissent regarder les philosophes et les hommes d’Etat. Il n’est guère, du moins pour sa valeur de signe ou de symptôme, de fait plus considérable que celui-ci. Cet aristocrate, ces bourgeois ne se contentent pas d’avoir découvert et salué le peuple, ou de l’appeler à eux, ils vont à lui, dans le dessein prémédité de collaborer avec lui, de se faire, par l’accomplissement des mêmes tâches que lui, les mêmes mains que lui, de « s’inoculer la nature prolétaire. » Il ne s’agit ni de descendre, ni de monter, mais de se rapprocher, de s’unir, de « s’associer. » Hors de la hiérarchie, proprement dite, de l’église saint-simonienne, point de frères supérieurs ni de frères inférieurs dans cette église. Nul n’est repoussé comme trop pauvre, trop simple ou trop modeste. Un enseignement spécial pour le degré des ouvriers (et « le degré » encore une fois n’est là que pour la hiérarchie des Pères et des Enfans) est confié à Fournel et à Claire Bazard. Un « recueil factice » appartenant à la Bibliothèque de la Chambre des députés nous a conservé le curieux récit de la séance consacrée le dimanche 18 décembre 1831 à cet enseignement des ouvriers. Le père Olinde Rodrigues, chef du culte, préside, assisté du père Talabot, membre du Collège, de Stéphane Flachat et Holstein, directeurs des ouvriers, et de Baud, prédicateur. On est à dix-huit mois de la Révolution de Juillet, à quelque temps de la première émeute de Lyon. Et voici le langage que tient Stéphane Flachat : « On s’étonne, on sourit... quand on voit inscrit sur notre drapeau : Religion, science, industrie, association universelle !... Il n’y a pas longtemps, un autre drapeau fut arboré. Ce drapeau ne prêta pas à rire aux railleurs, aux incrédules ; il leur fit peur ! Devant ce drapeau, nous sommes les seuls qui n’avons pas tremblé. C’était le drapeau noir des prolétaires lyonnais. Vous savez ce qu’ils y avaient inscrit : Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! Terrible et sublime inscription !... Ils demandaient bien peu, les prolétaires lyonnais ! Ils demandaient bien peu !... Je me trompe peut-être. Quels sont les hommes qui vont lutter contre eux ?... Ceux-ci n’ont pas de drapeau nouveau ; mais s’ils en élevaient un, eux aussi ils y inscriraient : Vivre en travaillant ! et ils devraient y ajouter : ou mourir déshonorés ! Car, eux aussi, ils ont bien le droit de vivre, les fabricans et les commerçans... De quel côté se trouve donc le bon droit ?... La fabrication des soies dans Lyon était réglée par un tarif entre les fabricans et les ouvriers. Or le tarif ancien permettait aux fabricans lyonnais de travailler et de conjurer la faillite ; le nouveau tarif ne le leur permettait pas, ils ont demandé le maintien de l’ancien tarif. Les fabricans aussi, vous le voyez, demandaient bien peu !... Entre ces hommes dont les prétentions contraires étaient si légitimes, il n’a pas pu se trouver un arbitre : il y avait du sang dans cette question et le sang a coulé. » C’est à ce rôle d’arbitres qu’aspirent les saint-simoniens ; et c’est pourquoi l’enseignement qu’ils fondent peut être indifféremment appelé, comme ils l’appellent même alors, même après 1830, même à la fin de 1831 : du degré des ouvriers ou du degré des industriels ; dans leur esprit et dans leur langue, les termes ne se contredisent pas. « Quant à nous qui jetons ici, disent-ils, les premiers fondemens de l’association religieuse des travailleurs, maintenant que le drapeau lyonnais est tombé, maintenant que cette collision déplorable a cessé, c’est à nous, à nous qui nous sentons vivre et souffrir dans les entrailles de ce prolétaire qui retourne sombre à son métier ; à nous qui nous sentons vivre aussi dans les entrailles de ce fabricant dont le crédit et l’honneur ont été si cruellement menacés ; c’est à nous de planter entre eux notre drapeau. Nous n’y inscrirons pas : mourir en combattant ! Pourquoi combattre et mourir ? L’humanité n’est pas destinée à se déchirer éternellement les flancs. Nous n’y inscrirons pas non plus : vivre en travaillant ! Il y a encore là-dedans des privilèges de naissance, encore de la distribution des instrumens de travail par le hasard. Nous y inscrirons : vivre associés et mourir pacifiquement avec la foi que nous accomplissons un progrès pour l’humanité. » Le Père suprême, Enfantin lui-même, à son tour, insiste : « Saint-simoniens industriels, hommes, femmes, enfans, ici rassemblés dans une commune affection, votre rôle est grand ! Vous sortez de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ; vous avez subi depuis le commencement du monde l’épreuve la plus grande qu’aucune autre classe de la société ait eu à subir. Jusqu’à ce jour, jusque dans cette enceinte, vous avez toujours été exploités. Dieu voulut que les travailleurs vécussent au jour le jour et parvinssent, par une série d’épreuves, à comprendre tout ce qu’il y avait de grand dans le monde, tout ce qui avait échappé à leurs observations, renfermés qu’ils étaient chaque jour dans un travail manuel. Dans cette enceinte, vous oubliez un moment l’outil qui toutefois vous fait vivre ; vous comprenez qu’il existe d’autres hommes qui ne manient pas le marteau et le rabot, des hommes dont les intelligences seules travaillent, et que ces hommes, qui ont dû les premiers arriver à l’émancipation, forment avec vous une seule famille ; vous comprenez Dieu, l’univers vivant, la vie universelle, non seulement dans votre travail qui en fait partie, mais dans le travail de tous ces hommes qui ont pour objet d’augmenter les connaissances humaines, de donner aux hommes de nouveaux moyens de travail, et de perfectionner leurs sentimens de famille, de fraternité et d’association. »

Comment nier la noblesse de ce discours ? L’initiation vient après : LE PÈRE OLINDE RODRIGUES : « Hippolyte Pennekère, approche. » H. Pennekère monte à l’estrade. Le P. O. R. : Qui es-tu ? — H. P. : Je suis prolétaire. — Le P. O. R. : Quelle est ta vie ? — H. P. : Celle d’un ouvrier. — Le P. O. R. : Ta profession d’aujourd’hui ? — H. P. : Commis en librairie, etc. — LE PÈRE OLINDE : Et toi, Gallet, d’où viens-tu ? — GALLET : Je suis né de parens prolétaires, et j’ai travaillé pour vivre et les faire vivre. Je suis parvenu dans le commerce, grâce à mes efforts, au plus haut point où un prolétaire puisse parvenir avec sa seule capacité. — Le P. O. R. (l’embrassant) : Va, Gallet, ta vie est à nous ! » La foi est contagieuse. Mme Noël, marchande de modes, imite Pennekère et Gallet : « Mon père, et vous, mes frères, mes sœurs, moi aussi, je suis sortie de la classe prolétaire ; bien mieux, y ayant passé toutes les positions les plus affreuses de ma vie, je déclare que je suis heureuse de pouvoir faire entendre aussi ma voix parmi mes frères. » Et Bernard, cordonnier, imite Mme Noël : « Mes pères, mes frères, ce qui vient de se passer me remplit d’une force nouvelle. C’est parce que j’ai passé par toutes les douleurs des prolétaires, parce que j’ai connu tous les maux qu’il est possible aux hommes d’endurer, que je sens en moi la force de travailler à améliorer leur sort, de concert avec vous. »

Le mouvement est généreux, le dessein est parfaitement sage. Ce qui est baroque, ce qui est fou, c’est le cérémonial, le rituel. Sans doute le saint-simonisme ne veut-il pas se priver de la puissance d’impulsion mystique ou religieuse qui doit être et qui sera au fond de tout socialisme. Mais il a le tort de tourner, s’il est permis d’employer de telles expressions, ce sentiment en dehors, de l’étaler comme un vêtement d’autel, comme l’ornement d’un culte parodié. Il faut que ce soit une âme, qui meuve la doctrine et la développe de l’intérieur, non des bandelettes qui l’enserrent et la lient, appelant en outre sur elle l’ironie aisément excitée des foules. C’est pourquoi le saint-simonisme, avec son enseignement pour le degré des ouvriers ou des industriels, ne devait pas porter très loin. Des ouvriers, il y en avait bien quelques-uns, parmi ces réformateurs : Charles Déranger, qui signe « prolétaire, ouvrier horloger, rue du Pont-aux-Choux, no 21 ; » Ollivier, Rousseau et Toché, ex-cultivateurs ; Bergier, ex-tambour-major, carreleur ; Mercier, ancien garçon de bureau ; Desloges, ancien garçon boucher, et d’autres. En comptant tout, on arriva, pour les douze arrondissemens de Paris, dotés chacun d’un médecin, d’un directeur et d’une directrice, à 330 fidèles, dont 110 femmes, environ 150 enfans, et 1 500 assistans qu’on appela et qu’on crut catéchumènes. C’était peu dans la grande ville, infiniment peu dans l’énorme masse des 25 millions de « travailleurs » qui formaient les vingt-quatre vingt-cinquièmes de la nation ; mais, puisque Saint-Simon, pour se donner vraiment des airs de fondateur de religion, a affecté d’aimer les paraboles, dans la ville, dans la nation, dans la classe industrielle, classe ouvrière de demain, ç’a été le grain de sénevé.


III

Une page de Tocqueville encore, dans un raccourci magistral, en dit, sur la Monarchie de Juillet, plus que n’en diraient bien des pages : « 1830 a clos cette première période de nos révolutions ou plutôt de notre révolution, car il n’y en a qu’une seule, révolution toujours la même à travers des fortunes diverses, que nos pères ont vue commencer et que, suivant toute vraisemblance, nous ne verrons pas finir. En 1830, le triomphe de la classe moyenne avait été définitif et si complet que tous les pouvoirs politiques, toutes les franchises, toutes les prérogatives, le gouvernement tout entier se trouvèrent renfermés et comme entassés dans les limites étroites de cette seule classe, à l’exclusion, en droit, de tout ce qui était au-dessous d’elle et, en fait, de tout ce qui avait été au-dessus. Non seulement elle fut ainsi la directrice unique de la société, mais on peut dire qu’elle en devint la fermière. Elle se logea dans toutes les places, augmenta prodigieusement le nombre de celles-ci et s’habitua à vivre presque autant du Trésor public que de sa propre industrie.

« A peine cet événement eut-il été accompli, qu’il se fit un très grand apaisement dans toutes les passions politiques, une sorte de rapetissement universel en toutes choses et un rapide développement de la richesse publique. L’esprit particulier de la classe moyenne devint l’esprit général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre ; esprit, qui, mêlé à celui du peuple ou de l’aristocratie, peut faire merveille, mais qui, seul, ne produira jamais qu’un gouvernement sans vertu et sans grandeur. Maitresse de tout comme ne l’avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d’industrie privée ; elle se cantonna dans son pouvoir et, bientôt après, dans son égoïsme, chacun de ses membres songeant beaucoup plus à ses affaires privées qu’aux affaires publiques et à ses jouissances qu’à la grandeur de la nation. »

A cet égard, la Monarchie de Juillet ne fit que continuer la Restauration, et l’on a bien raison de ne point diviser par règnes. Louis Blanc, parlant de la période 1815-1830, ne s’exprime guère autrement (sauf la différence des styles) que Tocqueville parlant de la période suivante 1830-1848. « Des pauvres, ai-je dit ? et c’est la première fois que je prononce ce mot. C’est qu’en effet il ne s’est pas agi d’eux dans ces débats de quinze années. Triomphe de l’opposition, défaites ou victoires de la Cour, résistances de la royauté, qu’aviez-vous dont le peuple pût, avec raison, s’attrister ou se réjouir ? On avait fait beaucoup de bruit au-dessus de sa tête : pourquoi ? On avait marché à la conquête de la liberté d’écrire : était-ce pour lui qui n’écrivait pas ? Nobles et riches s’étaient disputé le droit électoral ; était-ce pour lui qui vivait au jour le jour ? Dans cette tribune qu’avait si longtemps fatiguée la parole des factions, quelles voix avaient retenti pour que le salaire du pauvre fût augmenté, ou pour qu’on diminuât son labeur ? Dans ces discussions financières, alimens des haines de parti, avait-on jamais conclu à quelque modification bien profonde dans l’inique répartition des impôts ? Quoi ! l’on était à la veille d’une grande crise, après quinze ans de combats livrés au nom de la justice, de la patrie, de la liberté, et le peuple, précipité dans cette crise, n’en devait sortir que pour retrouver la conscription dans le recrutement et les droits réunis dans les contributions indirectes, c’est-à-dire l’éternel fardeau ! » Néanmoins, en un certain sens, la Monarchie de Juillet avait tenté comme une application de la Parabole de Saint-Simon : elle avait transféré le pouvoir aux abeilles, aux hommes utiles, aux industriels ; mais la classe industrielle de gouvernement s’était tout de suite étrangement resserrée, rétrécie infiniment ; et, loin de gérer l’entreprise au nom collectif et au bénéfice commun de tout ce qui travaillait et produisait, des vingt-quatre vingt-cinquièmes de la nation, patrons et ouvriers, il était apparu que le personnel installé à la direction des affaires considérait ces affaires comme son affaire, pensait d’abord à lui-même, et puis encore à lui, et ne pensait aux autres que par rapport à lui. Jamais égoïsme d’Etat ne s’était étalé aussi visiblement. Ainsi, c’est l’accession même de la classe bourgeoise, de la classe industrielle, au sommet du pouvoir qui a fait apparaître avec netteté l’antagonisme latent qui depuis un siècle surtout, mais sans doute depuis des siècles, partageait le Tiers-Etat en deux Etats au moins et le rongeait au dedans, pendant que, faisant masse de son unité extérieure, il battait en brèche les ordres privilégiés. A peine, selon le rêve des philosophes, le Tiers-État était-il officiellement devenu l’Etat, à peine la classe industrielle, selon ce que ce rêve avait de plus précis, disposait-elle du budget, et de tout le reste par le budget, que des voix s’élevaient pour en déclarer la faillite. Ou, ce qui était pis, elles ne s’élevaient pas, elles chuchotaient, en un de ces bourdonnemens de peuple plus dangereux qu’une clameur. Quand le peuple crie, sa colère a crevé, l’abcès est déjà résolu. Mais, dans la masse des vingt-quatre vingt-cinquièmes, courait et circulait une mauvaise humeur d’autant plus acre que l’expression en demeurait pour ainsi dire confidentielle. « Quelques faits éclatans de corruption, découverts par hasard, lui en faisant supposer partout de cachés, lui avaient persuadé que toute la classe qui gouvernait était corrompue, et elle avait conçu pour celle-ci un mépris tranquille, qu’on prenait pour une soumission confiante et satisfaite. » Il n’y avait, dans la masse, ni satisfaction ni confiance ; mais, parce qu’on n’y voyait et n’y entendait rien, on croyait volontiers qu’il ne s’y passait rien. En fait et en réalité, il s’y faisait, il s’y préparait la plus grande révolution de tous les temps, s’il n’en est pas de plus grande qu’une révolution psychologique, susceptible d’altérer à fond l’esprit de ceux qui, étant ou se jugeant malheureux, sont le nombre et n’ont qu’à le savoir pour sentir leur force, mais aussi n’ont qu’à la sentir pour la déchaîner.

Oui, c’est là, à ne pas s’y méprendre, la plus grande des révolutions, l’apparition du nouveau prince dans le monde nouveau. Le faire naître en 1789, le faire sortir de l’Encyclopédie c’était peut-être le vieillir, le faire naître un peu trop tôt ; le faire surgir subitement en 1848, ce serait le faire naître trop tard, par un phénomène de génération spontanée dont la vie des sociétés n’offre aucun exemple. Laissons incertaine, si elle l’est, la date de sa naissance ; mais il est parfaitement certain que le nouveau prince s’est formé, en France, autour de 1840, et que tout justement il n’y a pas eu d’années plus véritablement, plus profondément, plus puissamment révolutionnaires que les dix-huit années de placidité, d’enrichissement, d’ « habitation bourgeoise, » troublées seulement de quelques émeutes et de quelques attentats, qui de l’homme de 1830 firent l’homme de 1848.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1911.