La Crise de l’Etat moderne - L’Organisation du travail/02

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La Crise de l’Etat moderne - L’Organisation du travail
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 647-677).
LA CRISE DE L’ÉTAT MODERNE

L’ORGANISATION DU TRAVAIL

EXPLICATIONS ET DÉFINITIONS[1]


IV. — VALEUR SOCIALE ET FORCE POLITIQUE DU TRAVAIL

S’il reste quelque obscurité autour du second terme de mon « équation fondamentale, » le Travail, c’est que j’ai eu le tort de prendre alternativement le même mot en des acceptions très différentes : tantôt en son acception première, qui n’a pas besoin de définition, qui est la plus concrète et la plus simple : le travail = action de travailler ; tantôt au sens étendu où la chose figure les personnes et où l’action symbolise les agens : le travail = les travailleurs. Parfois même, il m’est arrivé de parler du travail comme si c’était un ordre dans l’Etat, de dire : le Travail, comme on dirait : le Quart-Etat. Le plus souvent j’ai voulu dire : cette sorte de travail qui, sous la pression du nombre, sous l’impulsion du suffrage universel, éveille plus particulièrement la sollicitude de l’Etat, et que l’Etat, sous cette impulsion, incline de plus en plus à régler par la loi : celui des ouvriers de la grande industrie. Là se sont rejointes, se sont soudées l’une à l’autre, et toutes trois ensemble, les trois notions dont je m’attache à mener de front l’analyse : le travail, le nombre et l’Etat. Nous avons déjà vu ce qu’est le nombre, où il est, quel rapport il établit entre l’Etat et le travail. J’ai maintenant à montrer, mieux que je ne l’ai fait encore, quelle valeur sociale et quelle force politique a le travail dans l’Etat fondé sur le nombre.

Le travail est un fait éternel et universel. Il est aussi vieux que la terre et que l’homme. Les livres saints ont enseigné de génération en génération qu’il date de la première faute et qu’il fut la première misère du premier homme. C’est, d’après eux, la malédiction originelle : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Malédiction ou bénédiction, châtiment du père ou consolation des fils, en tout cas « forme de l’humaine condition, » il serait insensé d’en vouloir faire l’histoire, éternel qu’il est, dans tous les temps, universel, dans tous les pays. Peut-être l’entreprise serait-elle déjà vaine soit pour tous les temps dans un seul pays, soit pour tous les pays dans un seul temps, et peut-être même serait -elle déjà difficile pour un seul temps et un seul pays, si l’on prétendait embrasser, ne fût-ce que dans ce seul temps et dans ce seul pays, le domaine entier du travail. Nous nous sommes donc contenté de tracer à grands traits l’évolution de ce qu’on pourrait appeler « le travail dans l’Etat moderne » en France, depuis un siècle et demi, en tant que cette évolution intéresse la crise de l’Etat moderne chez nous, qui est tout notre sujet, en tant qu’elle nous en présente une des faces ou en expose une des données. Et encore, quand, de l’historique, nous sommes passés à la description des faits contemporains, à l’« enquête, » nous avons dû, sous peine de nous y perdre, nous enfermer en des limites prochaines, nous restreindre à une seule espèce de travail, le travail manuel ; à un seul genre de cette espèce, le travail manuel dans la grande industrie ; et à cinq ou six familles de ce genre, à cinq ou six industries-types, les plus grandes de la grande industrie, celles où les établissemens sont le plus vastes, les ouvriers le plus nombreux, le travail le plus concentré : mines de houille, métallurgie, construction mécanique, industries textiles, verrerie ; lesquelles, pour toutes les raisons de l’ordre économique et de l’ordre politique que nous avons déduites, sont éminemment représentatives du travail moderne, du travail dans l’Etat moderne.

Mais pourquoi depuis un siècle et demi ? Nous avons pris « le nombre » au moment où, — l’égalité de droit étant proclamée, l’inégalité de fait devenant plus sensible, les citoyens n’ayant qu’à se compter pour saisir la toute-puissance, — le suffrage universel levait et armait politiquement, contre ceux qui avaient l’argent, ceux qui ne l’avaient pas. Nous prenons « le travail » au moment où, — la technique se perfectionnant par les inventions qui remplissent la deuxième moitié du XVIIIe siècle, un moteur physique ou mécanique, l’eau d’abord, la vapeur ensuite, étant appliqué aux métiers, et, en conséquence, l’artisan se faisant plus rare, l’ancienne coutume des ateliers s’effaçant, la fabrique se transformant en usine, l’entrepreneur en patron, le compagnon en ouvrier, — dès lors la grande industrie du régime moderne levait et armait ceux qui n’avaient que leur travail, leurs mains et leurs bras, contre ceux qui désormais détiendraient l’outillage, la machine, l’atelier, le capital, les moyens mêmes de travailler. C’est la crise ouverte, et voici, dans l’histoire de ce fait éternel, le travail, ce qu’il entre alors de nouveau. En premier lieu, le mot lui-même d’ouvrier se recharge d’un sens nouveau, ou du moins se colore d’une nuance nouvelle. Très vague et général quand il était apparu dans la langue au XIIe siècle, spécialisé, au XIVe siècle, à certaines occupations, se fixant au XVIIe siècle et se définissant : « Ouvrier, ouvrière, celui, celle qui travaille de la main pour divers métiers, » il était jusqu’alors demeuré, au contraire de beaucoup d’autres, parfaitement neutre et indifférent. Mais, à partir du XVIIIe siècle, avec les Encyclopédistes, Diderot et ses collaborateurs, avec J.-J. Rousseau surtout, avec Restif de la Bretonne et Sébastien Mercier, avec ces écrivains tumultueux et dangereux, comme (ce qui est plus instructif encore) avec les plus froids, les plus innocens, un abbé Delille, un Collin d’Harleville, on dirait qu’il grandit, qu’il grossit, qu’il enfle, qu’il porte et nourrit dans ses flancs on ne sait quelle menace pour une société


Où, privé trop souvent d’un bien mince salaire,
Un ouvrier utile est nommé mercenaire[2].


Il s’en faut à peine d’une cinquantaine d’années que l’on donne à « la partie de la population qui se compose des ouvriers, des artisans, » ce nom collectif : la classe ouvrière, et qu’on parle même de la force ouvrière, force armée distincte du reste de la force publique, garde ouvrière au milieu de la garde nationale, fraction séparée de la nation déclarée cependant une et indivisible. — Le mot de travailleur a eu une fortune ou couru une aventure semblable, de son sens primitif et qui n’allait pas plus loin : « celui qui fait l’action de travailler, » à tout ce qu’il contient maintenant lorsqu’on le met au pluriel : les travailleurs. Il s’est premièrement rétréci, car il ne s’entend plus de tous ceux qui travaillent, mais seulement de ceux qui font un travail manuel, et en cela il n’est pas plus large qu’ouvrier ; puis il s’est gonflé étrangement, car on prétend lui faire dire, au pluriel, bien autre chose que : « ceux qui font un travail manuel, » et en cela il est aussi large que classe ouvrière.

Ce sont de grands signes. Il semble que, dans la seconde moitié et vers la fin du XVIIIe siècle, on ait tout à coup découvert le peuple et le travail. Auparavant, « on n’avait aucune idée juste du paysan, de l’ouvrier, du bourgeois provincial ou même du petit noble de campagne ; on ne les apercevait que de loin, demi-effacés, tout transformés par la théorie philosophique et par le brouillard sentimental (philosophie toute récente d’ailleurs et sentiment encore tout frais). Deux ou trois mille gens du monde et lettrés faisaient le cercle des honnêtes gens et ne sortaient pas de leur cercle. Si, parfois, de leur château et en voyage, ils avaient entrevu le peuple, c’était en passant, à peu près comme leurs chevaux de poste ou les bestiaux de leurs formes, avec compassion sans doute (Vauban, La Bruyère), mais sans deviner ses pensées troubles et ses instincts obscurs. On n’imaginait pas la structure de son esprit, la rareté et la ténacité de ses idées, l’étroitesse de sa vie routinière, machinale, livrée au travail manuel, absorbée par le souci du pain quotidien, le sourd travail par lequel les nouvelles politiques se transformaient dans sa tête en contes de revenant ou de nourrice, ses affolemens contagieux pareils à ceux des moutons, ses fureurs aveugles pareilles à celles d’un taureau, et tous ces traits de caractère que la Révolution allait mettre au jour[3]. »

Ainsi, l’on découvrait trop tard ce peuple au travail qui était dès lors, s’il est permis d’user de cette manière de jeu de mots, un peuple en travail. La vérité est que la valeur sociale du travail changeait alors du tout au tout, que l’on commençait à l’apprécier mieux parce que l’on commençait à mieux le voir, et qu’on le voyait mieux parce que les formes modernes de l’industrie qui s’ébauchaient en le rassemblant, tandis qu’antérieurement il avait été dispersé, le rendaient en quelque façon plus visible. Si, de tous les phénomènes sociaux, le travail a été partout et toujours le phénomène prédominant, toutefois, avant qu’il fût concentré, tant qu’il a été dispersé, il y paraissait moins. Aujourd’hui, quand même il ne le serait pas davantage, il paraîtrait l’être davantage, mais il n’y a pas de doute : il l’est bien davantage encore. C’est aujourd’hui le ressort qui déclenche et fait jouer toute la vie sociale. Car non seulement presque tout le monde travaille, d’une manière ou de l’autre, mais le travail est la caractéristique de notre état de société, à tel point que ceux, assez rares en somme, qui ne travaillent pas du tout sont parmi nous comme des survivans de l’ancien monde, et, selon la formule consacrée, comme des revenans de l’ancien régime, plutôt que des habitans de notre monde à nous et que des vivans du régime nouveau.

Pour faire bien saisir la différence et mesurer la profondeur du changement, — que je me borne à indiquer ici, mais que j’aurai l’occasion, dans la suite, de décrire tout au long, — ne tirons pas argument de ce que Montesquieu, cherchant le fondement des divers gouvernemens, ait construit l’un sur l’honneur, l’autre sur la vertu, et, quant à la démocratie même, n’ait songé nullement au travail, alors que l’épithète aujourd’hui courante, banale et, si l’on peut le dire, instinctive, est précisément : laborieuse ; « notre démocratie laborieuse, » ainsi parlent uniformément les ministres à la tribune et les conseillers de préfecture dans les comices agricoles. Aujourd’hui, peu de personnes, entre celles qui pensent, auront l’idée d’écrire : « notre vertueuse démocratie, » mais il n’en est pas une, entre celles qui ne pensent pas, et dont, à ce titre même, le témoignage est, en un tel cas, précieux, qui n’écrive tout naturellement : « la démocratie laborieuse. » Lisez tout ce que vous voudrez avant l’apparition de la grande industrie, vous ne rencontrerez rien de pareil. Sans doute, pour Montesquieu, il y en a une raison logique, quasi littéraire : les notions ne sont pas du même ordre, c’eût été confondre deux séries. On comprend que, voulant dégager le ressort politique des Etats, il ait choisi pour l’un l’honneur, pour l’autre la vertu, et n’ait pas retenu le travail ; mais il y a probablement plus ; et, malgré l’acuité de son regard, malgré la subtilité de son tact, il ne l’a probablement ni vu ni touché : il ne pouvait guère le voir ni le toucher, parce qu’il n’avait sous les yeux et sous la main que les démocraties antiques, avec quelques petites républiques du moyen âge et de la Renaissance qui avaient été plus ou moins des démocraties, et que, bien qu’il l’ait en plusieurs endroits pressenti, il ne pouvait pourtant se représenter exactement la place que le travail, par la machine, et l’ouvrier, par le suffrage universel, allaient prendre dans les démocraties modernes. D’ailleurs, quoique assurément on y travaillât et qu’il y fallût travailler, de par l’éternelle et universelle loi, il eût été, à tous les points de vue, excessif de dire que le travail était le fondement de l’ancienne société. Elle-même, la grande distinction en noblesse, bourgeoisie et peuple ne reposait pas sur le travail. On pouvait bien considérer (encore faut-il ne pas mêler les temps, distinguer les époques, ne rien exagérer et admettre toutes les exceptions) que quiconque fait œuvre de ses dix doigts déroge, mais ne pas œuvrer était une conséquence, non une condition de la noblesse : on ne pouvait donc pas en conclure, par exemple, que l’Etat aristocratique fût fondé sur le fait de ne pas travailler. Nous, au contraire, du point de vue économique, à la lueur du présent qui nous permet et nous impose presque une « conception » plus « matérialiste » de l’histoire, ne pouvons-nous pas dire : L’Etat ancien était fondé sur l’esclavage ; l’Etat intermédiaire ou féodal, sur le servage ; l’Etat aristocratique et monarchique (XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles), sur le patronage ; l’Etat moderne est maintenant fondé sur le travail dit libre, dont la forme la plus importante, qui le commande, le conditionne, et finalement le détermine en partie, est celle du travail concentré ?

La période moderne s’ouvre lorsque le moteur physique ou mécanique, substituant à la fabrique l’usine telle qu’elle se poursuit et comporte en toutes ses circonstances et dépendances, vient instaurer le nouveau régime du travail concentré et détruire — ou du moins considérablement réduire — l’ancien régime du travail dispersé. L’un des acteurs du nouveau drame, qui ne pouvait en effet apparaitre qu’avec l’industrie en grand, après que serait rompu entre celui qui travaille et celui qui fait travailler tout autre lien que le salaire, est entré en scène sous le nom, d’abord d’ouvrier mercenaire, puis d’ouvrier tout court ; personnage nouveau, je le répète, sous un nom très commun où l’oreille, jusque-là, n’avait entendu sonner rien de particulier. L’autre, l’antagoniste, qui s’appelait hier le maître, et quelquefois l’entrepreneur, s’appellera dorénavant le patron. Celui-ci a l’argent ou peut le trouver : il a ou peut avoir des fonds, des associés, des commanditaires, des actionnaires, des banquiers ; par qui et par quoi, autant et plus que par lui-même, des bâtimens, un outillage, la machine et son aliment, la matière première. Celui-là, comme dit Turgot (si c’est vraiment de l’ouvrier que Turgot l’a dit et si ce n’est pas plutôt de l’artisan, du compagnon qui aspirait à devenir maître), a « les besoins que Dieu a donnés à l’homme, la ressource nécessaire du travail, et cette propriété, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes, » mais la seule qu’il ait, le droit de travailler ; le droit, qui n’est même pas toujours, et qui, sous le régime de la grande industrie, sera de moins en moins le moyen. Derrière l’un de ces deux acteurs va se ranger, comme figuration, comme chœur, le patronat, la classe patronale ; derrière l’autre, le salariat, la classe ouvrière. ‘Il est bien entendu qu’il ne faut pas prendre cela trop à la lettre, que ces sortes de propositions doivent se lire avec un bémol, un « comme, » un « presque, » avec la restriction tacite : « en général, » et que, dans l’espèce, on n’affirme pas, sans exception ni réserve, que toute la classe patronale soit, en tout état de cause, derrière chaque patron, la classe ouvrière derrière chaque ouvrier. Cette classification, ce partage de la « démocratie laborieuse » en deux camps, si on les voulait trop rigoureux, trop exclusifs, seraient trop simples, et faux à force d’être simples. D’autres considérations viennent souvent à la traverse : ainsi, en France, dans les dernières années, il s’est produit plus d’un mélange qu’expliquent la passion fanatique, l’instinct démagogique, peut-être aussi parfois un sentiment plus noble. Mais ce ne sont au total que des faits exceptionnels, et, en général, la démocratie laborieuse forme réellement deux armées : le salariat, le patronat ; entre les deux, l’intérêt fait la division.)

Peut-être l’ancien et le nouveau régime du travail ne sont-ils pas sans présenter de l’un à l’autre plus de ressemblances qu’on ne croirait, et on le comprend très bien dès qu’on réfléchit aux caractères permanens que ne peut manquer de garder, au long des siècles, le travail, défini « l’action de l’homme, » — toujours le même, — « sur les choses, > — toujours les mêmes. — Encore faudra-t-il voir jusqu’à quel point l’homme et les choses demeurent les mêmes à travers les temps, ce qui, en lui et en elles, ne change pas et ce qui change. C’est principalement la différence des milieux qui fait la différence des régimes. D’où l’extrême importance de ce que nous avons nommé et de ce que nous nommerons les « circonstances du travail, » circonstances de l’ensemble desquelles doit se dégager ce qu’on a nommé et ce que nous-mêmes nommerons « la constitution du travail » dans l’Etat moderne, au commencement du XXe siècle, en France, tant que notre régime politique et économique conservera cette physionomie, composée de tels et tels traits. Connaître les circonstances du travail est le premier effort à faire et le premier pas à franchir pour en « découvrir la constitution. » Voici sans doute entre l’ancien milieu social et le nouveau, par conséquent entre l’ancien et le nouveau régime du travail, une des différences les plus profondes. Bien que l’ancien régime ait vu naître la plupart des conflits, à l’occasion du travail, qui se multiplieront et s’exaspéreront sous le nouveau ; encore que, sous l’ancien régime, les ordres missent entre les hommes une séparation politique, et les corporations une séparation économique, les uns se retranchant dans leurs maîtrises et jurandes partout où il en existait, et de plus en plus à mesure que le temps engendrait les abus, les autres dans leurs compagnonnages, eux aussi de plus en plus tyranniques ; quoique l’Etat moderne soit libéré de cette double servitude ou du moins de ces anciennes formes d’une double servitude, cependant, en général, on peut dire que d’homme à homme, sinon de position à position sociale, la barrière était moins haute dans l’ancien que dans le nouveau régime du travail. Dans le régime ancien, il y avait plutôt association entre le patron et l’ouvrier, ou leurs équivalons, entrepreneur, maître, artisan, compagnon ; dans le nouveau, il y a plutôt opposition.

De par les nécessités de l’industrie, qui groupent le capital et concentrent le travail, le capital est d’un côté, le travail est de l’autre. L’ouvrier, hors du travail, n’est plus « à pain et à pot » chez le patron ; il n’y a plus sa place « au feu et à la chandelle. » Comment y serait-il, comment l’y aurait-il ? Ils sont trop ; mais si cela se pouvait, il serait le premier à ne pas le vouloir. Du reste, qui lui demanderait s’il le veut et ce qu’il veut ? Parfois, dans les plus grandes entreprises, exploitées en société anonyme, il ne connaît pas, il n’a jamais vu le patron. Une des pires difficultés du régime nouveau vient de là. Trop souvent, dans la grande industrie, entre le patron, société anonyme, entre le directeur même et les ouvriers, il n’y a pas prise de contact. Or, s’il arrive que des personnes que la vie lie ensemble de gré ou de force ne s’entendent point lorsqu’elles se parlent, il est impossible qu’elles s’entendent lorsqu’elles ne se parlent pas. Voilà longtemps qu’un fin et fort politique a noté qu’il était plus facile de mettre les hommes d’accord sur leurs intérêts que sur leurs sentimens. Le vice d’organisation dont souffre le régime nouveau du travail consiste justement en ce qu’il substitue des sentimens aux intérêts, ou tout au moins qu’il superpose aux intérêts des sentimens, qui ne peuvent guère être bons. Chaque jour on a l’air de faire cette curieuse découverte que de peuple à peuple il n’est rien de tel pour entretenir des relations tolérables que d’entrer d’abord en relations : que ne le fait-on d’homme à homme, et de classe à classe, puisqu’il y a des classes, à l’intérieur d’un même peuple ! La grande industrie, dans l’Etat moderne, est donc responsable de ses propres maux, dans la mesure où elle est maîtresse de ses conditions et n’en est pas elle-même victime. Nous ne dirons pas de cette espèce d’absentéisme industriel du régime nouveau ce que le marquis de Mirabeau disait, vers la tin de l’ancien régime, de l’absentéisme agraire : « Personne ne connaissant plus le seigneur dans ses terres, tout le monde le pille, et c’est bien fait. » Non, certes ; mais, personne ne connaissant plus le patron dans son usine, tout le monde se détache de lui, et c’est fatal. Personne ne s’attache plus à personne : le « maître » ne fait plus d"« élèves ; » l’ouvrier ne forme plus d’» apprentis ;» le résultat en est que rien ne tient à rien. Ou mieux, l’association, en tant qu’elle est inévitable, se fait dans le nouveau régime autrement que dans l’ancien : non plus du patron à l’ouvrier, mais du patron au patron (ou au banquier), et de l’ouvrier à l’ouvrier ; non plus du capital au travail, mais du capital au capital, et du travail au travail : un et un, deux et deux, non plus un et deux.

A l’intérieur de chaque groupe, ouvrier ou patronal, elle est, de par les conditions de l’industrie, à peu près forcée : elle sort du fond permanent des choses, des entrailles mêmes de la vie : le travail, désorganisé depuis un siècle, et depuis lors non réorganisé légalement, s’est en partie réorganisé dans le fait, suivant la pente de ses besoins, de ses instincts et de ses intérêts, au fil des événemens, en quelque sorte historiquement, c’est-à-dire chronologiquement, c’est-à-dire selon la succession des milieux et des momens. A cet égard, — nous avons eu raison de le constater, — la révolution politique et la révolution économique ont commencé par développer leurs conséquences l’une au rebours de l’autre, jusqu’à ce que la loi créât, après tout un siècle écoulé, une nouvelle forme d’association qui s’oppose bien, par sa structure, à l’ancienne corporation, mais qui, en son principe et par son objet, s’en rapproche. Patrons et ouvriers, dans leurs syndicats, sont à présent, les uns en face des autres, constitués à l’état de classe. C’est la grande industrie concentrée, c’est, — pour être tout à fait précis, — la machine à vapeur, qui, en concentrant la grande industrie, leur a fait prendre ces positions réciproques. Tant que les circonstances matérielles du travail, — la machine à vapeur, l’usine, — ne changeront pas, chaque groupe restera sur sa position, à lui ; et, même si quelqu’une de ces circonstances changeait, il est possible qu’ils s’y maintiennent encore ; car, pour ce qui concerne les ouvriers, le contact obligé dans l’usine, s’il a contribué plus que le reste à l’enraciner en eux, ne leur a cependant pas tout seul donné la notion de classe, ni tout seul formé « leur conscience, leur âme collective. » Peut-être donc, même s’ils cessaient d’être groupés autour de la machine à vapeur, réunis dans l’usine pour le travail, maintenant qu’ils ont acquis cette notion, cette conscience de classe, — fortifiée d’ailleurs et exaltée par le syndicat, — les ouvriers ne la perdraient-ils plus, au moins tant qu’ils conserveraient quelque raison ou quelque apparence de raison de se considérer comme une classe en opposition avec une classe adverse. Ainsi le travail pourrait être dans une certaine mesure déconcentré sans que le travailleur se réindividualisât ; autrement dit, sans que la conscience de ce qu’il y a de collectif, à l’intérieur du groupe, entre gens du même groupe, s’évanouît ; sans que la notion de classe fût détruite ; sans que chacun, traitant pour soi seul, ne songeât plus qu’à s’arranger avec « le chacun » d’en face ; sans que l’association se refît un et deux, et non plus seulement un et un ou deux et deux.

D’un groupe à l’autre, d’une classe à l’autre, d’un camp à l’autre, l’action, pour ne pas dire la bataille, est engagée économiquement et politiquement. Voici le peuple, dont on a pu écrire qu’il était « à la fois misérable et souverain, malheureux et législateur. » C’est le plus grand nombre du nombre, le Puissant de la toute-puissance. Il est pauvre et il est le maître ; il n’a pas l’argent et il a l’État. Comment ne serait-il pas porté à employer sa souveraineté contre sa misère, la loi, qu’il fait ou qu’il inspire, pour adoucir le malheur qu’il subit, et, parce qu’il est pauvre, sinon pour s’emparer de tout, du moins pour avoir davantage, pour avoir assez ; bien plus encore, pour faire que ce ne soient pas toujours les mêmes, — et le petit nombre, — qui aient tout ou qui aient trop ? De là une certaine tendance, sinon à brimer ou à opprimer le capital, — ce seraient sans doute des expressions encore un peu fortes, — du moins à le brider, à le comprimer, à le regarder avec une méfiance jalouse, à resserrer autour de lui la surveillance, à prendre contre lui des précautions, à lui faire dans la législation un « traitement de défaveur, » et, d’un seul mot, à le primer, au profit de soi-même, du travail. Comme on ne saurait penser aie supprimer tout à fait, ni même à réduire son rôle dans la production, quand sa coopération, au contraire, est rendue plus nécessaire que jamais par la concentration de l’industrie, ira-t-on, — si cette tendance s’accentue, et ne pouvant, d’une part, se passer de lui, ni, d’autre part, ne pas se sentir en antagonisme avec lui, — jusqu’à essayer de résoudre radicalement la contradiction, en liant à l’organisation du travail l’organisation du crédit, au moyen de l’expropriation, de la socialisation ou de la nationalisation du capital ? Ecoutera-t-on la voix des bons apôtres, et, sur leurs conseils, courra-t-on saisir l’argent où il est ? Ou bien se contentera-t-on de rogner la tranche aux écus, de rémunérer moins ce collaborateur accaparant, de le frapper, de le charger davantage, de le traiter, à son tour, en subordonné ? Question que ce n’est peut-être pas le lieu de poser, mais qui se pose, ou se posera, avec ce que renferme d’inquiétudes et de menaces, cet enchaînement logique : le nombre qui est le pouvoir, la loi qui sert d’instrument, la nécessité qui crée le mobile. Tout ce que j’en veux dire, c’est que, probablement, elle sera pour beaucoup, le jour où elle se posera, une question de force. En attendant la guerre déclarée, si elle doit venir, nous n’avons qu’une paix boiteuse ; il semble que, bien plutôt qu’à se prêter une aide mutuelle, en vue, d’une œuvre pourtant nécessairement commune, on ne s’applique ici où là qu’à tendre des embuscades et à faire, dans le camp d’en face, des prisonniers.

Mais n’y a-t-il aucun espoir que la guerre puisse être évitée, et que la question de force, avant d’en arriver à son point aigu, se dilue ou se dissolve en une question de droit ? La propriété elle-même, à une époque donnée de l’histoire, est apparue comme une question de force : peu à peu on en a fait une question de droit. La civilisation n’est pas autre chose, en ce qui touche l’ordre social, que cette lente transformation de la force en droit. Or, ce qui a été possible pour la propriété, comment ne serait-ce pas possible pour le travail ? Comment, l’Etat ancien ne s’étant pas obstiné contre le fait-propriété, l’Etat moderne s’obstinerait-il contre le fait-travail, si le travail n’est pas, en soi et inéluctablement, une force plus négatrice, plus perturbatrice, plus destructrice de tout État que ne l’était, avant qu’elle fût réglée, la force-propriété ? Il le peut d’autant moins que, dans l’Etat moderne, la force-travail est en même temps la force-nombre ; c’est tout ensemble le fait-grande industrie, usine, Syndicat, le fait-classe ouvrière et le fait-suffrage universel. Le vrai danger est que l’Etat perde l’équilibre pour avoir dépassé la mesure.

Trop longtemps les ouvriers étaient restés hors du droit public, ils avaient été trop longtemps sans statut civil. Ils ne trouvaient de protection que dans la bienveillance du maître ou dans la camaraderie des compagnons. Ils n’avaient de sûretés que celles qu’ils s’étaient données ou que la coutume, la tradition, l’usage du métier leur garantissait. La loi du roi les ignorait, le plus souvent, les passait sous silence, à l’occasion les soumettait au droit de suite, et les traitait en déserteurs. L’Etat, qui se regardait comme s’étant fait sans eux, évidemment n’était pas fait pour eux : non seulement ils n’y avaient pas toute la place, ni le plus de place, mais ils n’y avaient autant dire point de place. C’était aller trop loin en sens contraire, au lendemain de la révolution de 1848, que de vouloir substituer au « gouvernement du capital » le « gouvernement du travail. » D’abord, y avait-il jamais eu, — sauf peut-être le dernier règne, sauf la monarchie de Juillet, — un gouvernement en France qu’on pût vraiment appeler « le gouvernement du capital ? » On avait pu, dans les siècles précédens, successivement ou simultanément, connaître un gouvernement du roi, un gouvernement des nobles, un gouvernement des prêtres, avec des favoris, des favorites et des financiers, toutes gens qui avaient l’argent, s’élevant, parce qu’ils l’avaient ou pour l’avoir, au-dessus de ceux qui ne l’avaient pas ; mais personne n’avait l’idée de donner pour caractère distinctif à ce régime d’être le gouvernement du capital. Aristocratique, oui ; mais ploutocratique, ce n’était pas ce qui frappait les yeux ou les esprits, excepté pendant les dix-huit dernières années et sous la monarchie bourgeoise. Mais dix-huit années sont un bien court espace pour qu’en un pays d’un si long passé, on fût raisonnablement fondé à parler, comme si tout ce passé en eût été rempli, du « gouvernement du capital. » Pareillement il était excessif de prétendre établir tout d’un coup et tout de suite, sur les ruines qu’on venait de faire, mais où pourtant l’ancienne société ne disparaissait pas tout entière, « le gouvernement du travail. » Sans doute, à part quelques journées et quelques expériences un peu brusques, la transition de l’un à l’autre devait se faire plus doucement et par nuances moins contrastées, par empiétemens quotidiens, et non par envahissement subit, non pas en une loi ni en une fois, mais en des milliers de fois et en une centaine de lois.

Cependant, que, dès le 25 février, dès le lendemain de la chute de cette monarchie bourgeoise, fille et image des « classes moyennes, » la seconde République, à peine née, ait proclamé « le droit au travail ; » que, le même jour, elle ait tenu à « rendre aux ouvriers, auxquels il appartient, » le million qui allait échoir de la liste civile, alors que ce million ne leur appartenait point, en tout cas pas à eux seuls, mais à toute la nation, ou, en bonne comptabilité, à tous les contribuables ; et que, le 28, à défaut d’un ministère du Travail, elle ait institué une Commission du gouvernement pour les travailleurs, c’était l’annonce et le commencement de temps nouveaux. Après l’aristocratie et la bourgeoisie, le peuple, dans l’acception restreinte et particulière du mot. Par la grâce du nombre, le travail prenait dans l’Etat toute la place qu’il pouvait couvrir de l’alignement formidable de ses unités. Si ce n’était pas tout à fait le gouvernement du travail substitué au gouvernement du capital, c’était la prépotence d’une classe substituée à la prépondérance d’autres classes, et, en disant cela, on ne dit rien de trop. Quelque vingt ou trente ans encore auparavant, sous la Restauration, il était devenu de mode d’opposer, — depuis les économistes, on faisait de ces oppositions de classes classe productive, classe stérile, — à la classe féodale la classe industrielle ; mais Saint-Simon et les premiers saint-simoniens comprenaient dans cette classe industrielle elle-même, les confondant en une seule et même classe, les patrons et les ouvriers ; d’un côté, tous les oisifs, de l’autre, tous les producteurs ; d’un côté, les abeilles, de l’autre, les frelons ; les utiles et les inutiles ; la coupure étant faite entre tous ceux qui travaillent et qui produisent, d’une part, et, d’autre part, tous ceux qui ne travaillent ni ne produisent. Mais, bientôt après Saint-Simon, la classe productive se divisera sur elle-même : dans la classe industrielle elle-même, une opposition se dessinera entre patrons et ouvriers ; là aussi, il y aura la bourgeoisie, une sorte d’aristocratie de banque, d’usine ou de négoce, — et le peuple, — une sorte de plèbe, de prolétariat ; l’une montant sans cesse d’un degré, jusqu’à devenir une « féodalité » nouvelle, l’autre descendant sans cesse d’un degré, jusqu’à devenir une forme moderne du « servage, » à l’échelle que dresse, en des souffrances plus ou moins réelles, mêlées d’envie et de colère, l’imagination spontanément échauffée ou artificieusement excitée de la masse.

De là, peu à peu, l’Etat, maintenant, étant construit sur le suffrage universel, et mit de bas en haut par lui, le suffrage universel décidant à la majorité, et la majorité résidant dans ce prolétariat égal en droit, mais supérieur en nombre, de là, irrésistiblement, la conception de la classe ouvrière comme classe privilégiée, la formation, à son avantage, d’une aristocratie à rebours ; la formation aussi d’un groupe, je dirais d’ilotes, si je n’étais choqué de brouiller ainsi tous les temps, disons donc de gens de mainmorte, destiné à être sacrifié ou du moins tondu, surtout si, dans ce régime dont le nombre est le seul roi, la seule foi et la seule loi, il ne représente qu’un vingtième ou un vingt-cinquième de la nation. Et il ne sert de rien que le peuple, — le peuple au sens démagogique, plebs au lieu de populus, — ne légifère pas directement. Ses courtisans intéressés, qui ne vivent que de sa faveur, iront peut-être, au contraire, plus avant ou plus vite qu’il n’irait lui-même, dans la voie où ils supposent qu’il leur faut marcher pour lui plaire. C’est ce qui fait qu’à la législation pour le travail, qui déjà n’est pas toujours parfaitement impartiale ni exempte de flagorneries envers le nombre, pourra, l’heure venue, lorsque le suffrage universel, blasé par la surenchère, exigera des mets plus pimentés et un plus rude alcool, succéder une législation contre le capital, puis, si le maître a faim et soif encore, contre la propriété. Notre système électif permet tout : rien n’y fait frein, rien n’enraye, ni n’arrête. La loi est la loi, et le nombre est le nombre. Le nombre fait la loi, et le travail, — le salariat, le prolétariat, la classe ouvrière, — est le nombre. Quand même, jour par jour, institution par institution, le nombre s’acharnerait ou s’amuserait à détruire la société, du fait qu’il est le nombre, la loi n’en serait pas moins la loi. Et c’est le fait que je veux mettre en pleine lumière, car c’est le fait qui domine tout.

Il peut n’être pas agréable, il peut n’être pas rassurant. Bien des motifs, qui ne sont pas tous bons, peuvent solliciter et précipiter à l’action ce souverain à millions de têtes, dont la souveraineté n’a même pas l’injuste et l’absurde pour limites. Les vieilles rancunes sont tenaces, et nos morts continuent longtemps de vivre en nous. On a dit de certains événemens de notre histoire contemporaine qu’ils étaient parmi nous comme la revanche de la révocation de l’édit de Nantes. On pourrait dire de plus d’une de nos lois quelles sont encore aujourd’hui faites contre les 240 000, et que c’est comme une revanche des vingt-neuf couches de la population, jadis privées du droit électoral, contre la trentième couche, celle des censitaires. Quoi qu’il en soit, l’inclination est visible, à se comporter envers ceux qui possèdent ainsi qu’envers des ennemis vaincus, à leur faire payer la guerre qu’on leur fait, ou les améliorations qu’on se promet de la victoire. L’attaque collectiviste serait plus brutale ; celle-ci, plus dissimulée et temporisante, n’est peut-être pas moins sûre. A la longue, elle ne serait certainement pas moins dangereuse. Au lieu de l’apoplexie, ce serait la paralysie, par insécurité, par sourde hostilité d’Etat. Le « capital » sent hostile la législation faite par l’État à l’avantage du « travail » pour capter le nombre, et il se rétracte. Qu’il ait lui-même autrefois abusé ou que l’on ait abusé en son nom ; que ses représentans à lui, ses législateurs à lui, aient trop négligé « le travail » en un temps où le nombre, politiquement, n’existait pas ; qu’ils l’aient voulu trop dépendant, trop assujetti, trop sous-jacent, cela, d’ailleurs, ne fait pas de doute. Mais, à présent, l’Etat est retourné. C’est une transposition de privilèges : les révolutions en font toujours ; mais celle-ci a fait plus. C’est une véritable transformation de l’Etat par l’avènement du travail, — terme abstrait ; par l’avènement de l’ouvrier ou de la classe ouvrière, — termes concrets et qui ne prêtent à aucune équivoque. Le successeur de Louis-Philippe, ce n’est ni la République, ni Napoléon III, c’est l’ouvrier. Sous la seconde République, sous le second Empire, sous la troisième République, il n’y a qu’un maître, c’est « le Travail » souverain par « le Nombre, » c’est la classe ouvrière légiférant dans le suffrage universel. Au 24 février 1848, « la crise de l’Etat moderne » se noue.


V. — ORIGINE, CARACTÈRE ET DÉVELOPPEMENT DE LA CRISE

Cette crise vient de loin. A la faire dater de nos deux révolutions, 1789, 1848, on la « rajeunirait. » Elle vient de par delà la seconde, et même de par delà la première. « A la fin du siècle dernier, a écrit Taine[4], pareille à un insecte qui mue, la France subit une métamorphose. Son ancienne organisation se dissout ; elle en déchire elle-même les plus précieux tissus et tombe en des convulsions qui semblent mortelles. Puis, après des tiraillemens multipliés et une léthargie pénible, elle se redresse. Mais son organisation n’est plus la même : par un sourd travail intérieur, un nouvel être s’est substitué à l’ancien. En 1808, tous ses grands traits sont arrêtés et définitifs : départemens, arrondissemens, cantons et communes, rien n’a changé depuis dans ses divisions et sutures extérieures : concordat, code, tribunaux, Université, Institut, préfets. Conseil d’Etat, impôts, percepteurs. Cour des comptes, administration uniforme et centralisée, ses principaux organes sont encore les mêmes ; noblesse, bourgeoisie, ouvriers, paysans, chaque classe a dès lors la situation, les intérêts, les sentimens, les traditions que nous lui voyons aujourd’hui. Ainsi la créature nouvelle est à la fois stable et complète ; partant, sa structure, ses instincts et ses facultés marquent d’avance le cercle dans lequel s’agitera sa pensée ou son action... Dans l’organisation que la France s’est faite au commencement de ce siècle, toutes les lignes générales de son histoire contemporaine étaient tracées, révolutions politiques, utopies sociales, divisions des classes, rôle de l’Eglise, conduite de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple, développement, direction ou déviation de la philosophie, des lettres et des arts. C’est pourquoi, lorsque nous voulons comprendre notre situation présente, nos regards sont toujours ramenés vers la crise terrible et féconde par laquelle l’ancien régime a produit la Révolution, et la Révolution le régime nouveau. »

Le défaut de ce tableau, du reste puissamment synthétique, est que Taine y situe peut-être un peu trop, y localise peut-être un peu trop dans le temps la crise qu’il fait partir peut-être d’un peu trop près et qu’il arrête peut-être un peu trop court. Il manque là, non pas sans doute au tableau, qui pourrait porter pour titre : 1808, et où, par conséquent, elles ne sauraient se trouver sans anachronisme, mais, pour ceux qui observent du point où nous sommes, cent ans après, en 1908, le développement de cette crise, il manque pourtant deux choses, — et lesquelles ! L’État moderne tout entier : le Nombre et le Travail, le suffrage universel et la grande industrie concentrée ; de sorte qu’il est permis de demander si réellement chaque classe, et en particulier la classe ouvrière, « avait dès lors la situation, les intérêts, les sentimens que nous lui voyons aujourd’hui ; » quant aux « traditions, » en a-t-elle encore ? Auguste Comte, s’il n’a pas mieux que Taine (et la raison s’en devine) vu les suites du mouvement, en fait remonter les origines beaucoup plus haut. Il reconnaît trois longs siècles de crise, à partir du XVIe ; mainte page du Cours de philosophie positive atteste que l’on ne doit pas, selon lui, circonscrire trop étroitement le sens du mot crise, le restreindre trop rigoureusement à une difficulté ou une secousse accidentelle, et il le marque bien par cette expression : « la grande crise des sociétés modernes[5]. » Toutefois, le rôle de la Révolution française comme cause déterminante et motrice ne lui échappe pas : « Quoique ce ne soit point ici, dit-il[6], le lieu d’entreprendre cette importante démonstration, j’y crois devoir néanmoins indiquer une considération très propre à faire déjà pressentir une telle explication, en représentant le salutaire ébranlement général imprimé à notre intelligence par la Révolution française, comme ayant été finalement indispensable pour permettre le développement de spéculations à la fois assez positives et assez étendues à l’égard des phénomènes sociaux. Jusqu’alors, en effet, les tendances fondamentales de l’humanité ne pouvaient être assez fortement caractérisées pour devenir, même chez les philosophes les plus éminens et les mieux disposés, le sujet d’une appréciation pleinement scientifique, propre à dissiper sans retour toute grave fluctuation. Tant que le système politique, qui, graduellement modifié, avait toujours présidé au développement antérieur de la société, n’était point encore ainsi attaqué directement dans son ensemble, de manière à manifester hautement l’impossibilité de perpétuer sa prépondérance (c’est ce que j’ai, pour ma part, essayé de peindre comme fond, de poser comme milieu à l’ancien régime, en notant que, dans ce système, « l’individu traînait en quelque sorte, entre deux éternités, l’une au-dessus de lui, l’autre autour de lui, une existence résignée et pleine du sentiment de l’immuable »)[7], la notion fondamentale du progrès, première base nécessaire de toute véritable science sociale, ne pouvait aucunement acquérir la fermeté, la netteté et la généralité sans lesquelles sa destination scientifique ne saurait être convenablement remplie. » Auguste Comte tient à cette idée, il y revient ; il répète, par- lant de la Révolution : >< le grand ébranlement politique sous l’impulsion duquel nous pensons encore aujourd’hui[8]. » Mais il ne borne pas la crise à la durée qu’assignent ordinairement à la Révolution les manuels d’histoire : il ne la clôt pas brusquement au 18 Brumaire, par la fameuse « opération de police. » Même s’il pouvait croire qu’elle s’est arrêtée là, il ne croirait pas encore que tout ait été fini quand elle aurait été finie, que « le grand ébranlement politique » qu’elle nous a imprimé nous dispense à jamais de penser, et qu’il suffit qu’elle ait détruit sans que nous nous attachions à reconstruire. C’est tout l’opposé ; et s’il professe que la période critique, — traduction en adjectif du substantif la crise, — devait survenir, qu’il fallait qu’elle fût, qu’avant la reconstruction il y avait des destructions indispensables, il enseigne aussi qu’elle ne peut par elle-même constituer « un état normal et permanent, o puisque, donnant aux esprits une pente telle qu’« on s’y représente l’Etat comme l’ennemi nécessaire de la société, elle est fatalement anarchique, ou tend fatalement à l’anarchie. » Par où, non seulement elle n’est pas par elle-même une réorganisation, mais elle inclinerait plutôt à devenir, en se prolongeant, « un obstacle à toute vraie réorganisation. » Mais qu’elle ne soit pas cette réorganisation, qu’elle risque d’v être un obstacle, cela ne fait point qu’une réorganisation ne soit pas utile et urgente. Incomplète qu’elle est, et ayant fait sa part, ayant épuisé sa vertu, elle appelle son complément. A la période critique doit succéder une période organique où la tâche sera de concilier, de combiner les deux aspirations « fondamentales » vers l’ordre et vers le progrès, de façon que leur résultante soit le progrès dans l’ordre, le progrès même étant défini l’ordre en mouvement. Organisation ou réorganisation rendue possible depuis que le XVIIIe siècle, notamment avec Turgot et Condorcet, a introduit dans le monde la notion de progrès, et que la Révolution a détruit, — c’était sa fonction de détruire, — la croyance en l’immutabilité, en l’immobilité de l’ordre.

Mais cette crise qu’Auguste Comte ne ferme pas brièvement au 18 Brumaire, il ne la fait pas non plus s’ouvrir par un déchirement soudain au 5 juillet 1789, à la réunion des États généraux : il ne la fait pas tenir toute dans les incidens parlementaires et dans les accidens révolutionnaires ; il ne l’enferme pas dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, de la Convention ou de la Commune de Paris. Elle est là sans doute, mais aussi, et plus encore peut-être, elle est ailleurs. Elle consiste essentiellement, aux yeux de l’auteur de la Philosophie positive (et il vaudrait la peine de vérifier jusqu’à quel point la généralisation est exacte), dans l’opposition du nouveau système « scientifique et industriel » à l’ancien système « théologique et militaire. » Prenons, ici comme partout, les mots pour ce qu’ils sont et gardons-nous d’y voir une adhésion anticipée à un anticléricalisme et un antimilitarisme également inintelligens, — c’est Auguste Comte qui tient la plume, ce n’est ni M. Homais, ni Bouvard ou Pécuchet, ni quelque autre ! Lorsqu’il écrit « théologique, » c’est « théologique » qu’il veut dire, et « scientifique, » c’est « scientifique ; » rien de moins, rien de plus ; le mot enveloppe l’idée, l’idée emplit le mot ; la pensée se suffit sans arrière-pensée. — Comte admet donc, parmi les causes les plus actives de la crise, les « découvertes de la science et de l’industrie, » ce qui le conduira, par l’opposition du nouveau système à l’ancien, à faire reposer le régime moderne sur la science et sur l’industrie, et, pour le distinguer de l’autre, à le qualifier spécifiquement de « scientifique et industriel. » Voilà le fond et la fin, la raison et l’objet de la crise : « Il n’est point douteux, en effet, que le développement continu et la propagation croissante des sciences, de l’industrie, et même des beaux-arts, n’aient été historiquement la principale cause originaire, quoique latente, du système théologique et militaire, dont les pertes spontanées eussent paru, sans cela, susceptibles d’une réparation praticable. Aujourd’hui, c’est surtout l’ascendant graduel de l’esprit scientifique qui nous préserve à jamais d’aucune résurrection réelle de l’esprit théologique, dans quelques aberrations rétrogrades que le cours des événemens puisse momentanément tendre à entraîner la société : de même, sous le point de vue temporel, l’esprit industriel, chaque jour plus étendu et plus prépondérant, constitue certainement la garantie la plus efficace contre tout retour sérieux de l’esprit militaire ou féodal. Quoique les luttes politiques ne soient pas encore ostensiblement établies entre ces deux couples de principes, tel n’en est pas moins, au fond, le caractère actuel de notre véritable antagonisme social[9]. »

« Le développement continu et la propagande croissante des sciences, de l’industrie, et même des beaux-arts, » ce chemin nous ramène assez haut vers le début des temps modernes, la Réforme et la Renaissance. En ne considérant même, dans un si vaste développement, que le point très particulier de la « réhabilitation des arts manuels, » on pourrait remonter jusqu’à la première partie du XVIIIe siècle, jusqu’à la fin et munie jusqu’au commencement du XVIIe jusqu’à François Bacon, à qui les philosophes du XVIIIe siècle, — d’Alembert et Diderot entre autres, — disent avoir beaucoup emprunté. cette réhabilitation, qui, avec Rousseau et par lui, tournera à la glorification, est dans chaque article de l’Encyclopédie ; elle est dans le Discours préliminaire où l’on sent tout bas frémir, en ce qui touche les ouvriers, un esprit nouveau ; et on l’y suivrait mieux, si l’ordre alphabétique ne l’y disséminait presque ligne par ligne. Ce n’est pas encore la littérature sociale, ni surtout la littérature spécialement ouvrière, dont l’apparition est un fait plus récent de soixante-dix à quatre-vingts ans, et seulement du XIXe siècle. Peut-être, en cherchant bien, en trouverait-on comme une amorce en certains passages de Restif de la Bretonne ou de Sébastien Mercier ; mais rien qu’une amorce, pas même une ébauche. Somme toute, on est sûr de ne point exagérer en reportant au moins à 1750 les premières manifestations un peu claires de la grande crise, puisque, par une coïncidence qu’il est impossible de ne pas noter, 1750 est à la fois, dans l’histoire des idées, la date de la publication du prospectus de l’Encyclopédie, et dans la série des faits, la date approximative de l’extension de l’industrie, c’est-à-dire des établissemens industriels, sous forme, d’abord, d’usines à eau ; l’une et l’autre, l’idée et le fait, l’Encyclopédie et l’usine, précédant de quelques années, comme il est naturel, dans le domaine des lois, les édits de Turgot et les décrets révolutionnaires. Vers le même temps perce le sentiment plus vif de la misère de l’ouvrier : on ne considère plus comme de mauvais ton, et ce sera bientôt un genre, de le déclarer intéressant, de le plaindre pour sa peine et pour l’incertitude de sa condition ; on reconnaît qu’il existe, et déjà l’on se met à prédire la place qu’il pourra prendre lorsqu’il aura pris conscience de sa force. Quoique l’ouvrier, au sens moderne, la classe ouvrière moderne, ne doivent faire vraiment irruption dans l’Etat que plus tard, au plein épanouissement delà grande industrie concentrée et du suffrage universel, cependant, dès ce moment-là, sous l’influence des gens de lettres qui, comme Tocqueville l’a si ingénieusement et si justement remarqué, mènent toute la politique du XVIIIe siècle, sous l’influence aussi de considérations d’un ordre plus matériel, la position des classes change. La « classe féodale et militaire » elle-même se rapproche de l’industrie, ou du moins ne s’en éloigne plus avec une égale horreur. A partir de la Régence, on voit dans les sociétés formées pour l’exploitation des mines, par exemple, des ducs et des princes, ainsi qu’on en avait pu voir dans les compagnies de colonisation. Peut-être ce changement dans les mœurs correspond-il au changement dans la forme du commerce et de l’industrie. Le cas, d’un certain point de vue, peut n’être pas le même, de l’artisan tenant boutique, servant le client, et de l’associé d’une grande entreprise, déjà industrialisée à la mode moderne. Le boutiquier dérogeait : le commanditaire, l’actionnaire, l’administrateur, lointain, absent et comme abstrait, ne déroge plus. Encore faudrait-il y regarder de près, se méfier ici plus qu’ailleurs de la thèse d’école, de l’affirmation de parti et de la vérité de manuel. La noblesse se perdait-elle toujours, ne s’acquérait-elle jamais par l’exercice du commerce ? Même à la fin du XVIIe siècle après Colbert, même au XVIIIe siècle en attendant Turgot ? Sans tirer plus de conséquences qu’il ne convient des mariages de classe à classe, de l’usage fréquent que faisait la noblesse de la « savonnette à vilains, » en s’alliant, — et ce n’était pas une nouveauté, — dans la robe, dans la finance, dans les fermes, — toute bourgeoisie, — si bien que l’on pourrait dire que le mariage bourgeois était pour l’ancienne noblesse ce qu’est le mariage américain pour la moderne, qu’il était pour elle une espèce de « mariage américain endogamique ; » sans oublier, suivant un précepte excellent, que les individus pèsent peu au regard de l’histoire sociale qui ne doit s’occuper que des classes[10], et, par suite, sans hausser jusqu’à une règle générale des cas individuels, même nombreux ; au résumé, il n’y a point de témérité à conclure que par le sentiment, par le raisonnement, par l’intérêt, les cloisons qui s’élevaient entre les hommes étaient rongées depuis longtemps ; que la révolution, en tant qu’elle consistait à abattre ces cloisons et à briser les vieilles matrices sociales, était prête bien avant la Révolution même ; et que, — comme l’ancien régime reposait sur les ordres, sur les états, comme il consacrait, immobilisait, — depuis que les ordres se mêlaient, que les états se touchaient, qu’il s’était mis en mouvement, que le grand ébranlement intellectuel et industriel l’avait gagné, il était miné en ses fondemens. Lorsque Séguier, au nom du parlement, refusant d’enregistrer l’édit de mars 1776, remontrait au roi que « les corporations étaient une chaîne dont tous les anneaux vont se joindre à la chaîne première, à l’autorité du trône, » et que, cette chaîne rompue, « l’édifice même de la constitution politique serait peut-être à reconstruire dans toutes ses parties, » il était probablement trop tard pour l’empêcher, mais l’édifice était bel et bien détruit, et à reconstruire : Séguier ne voyait ni trop en noir, ni trop loin. Ce qui serait, au contraire, très insuffisant et d’une vue très sommaire, ce serait de donner la Révolution comme la cause unique de la crise, ou de borner la crise à la Révolution elle-même. Mieux vaudrait dire que sur cette crise la Révolution, en elle-même, a beaucoup moins agi qu’on ne le croirait, sinon comme cause occasionnelle, comme explosion, comme coup de rupture. Presque tous les élémens en étaient préparés d’avance, ou se sont rassemblés en dehors d’elle. Elle n’aurait pas eu lieu, que, vraisemblablement, la crise ne s’en serait pas moins produite (les réformes de Turgot en sont une indication), si, précisément, tous ces élémens accumulés eussent pu ne pas produire la Révolution. De toute façon, parler de la crise de l’Etat moderne implique qu’on embrasse la crise dans l’ensemble de ses causes et de son développement ; parler d’un État pré-révolutionnaire et post-révolutionnaire implique donc qu’on veut dire à la fois pré-mécanique, pré-encyclopédique, pré-concentré, d’une part, et, d’autre part, post-mécanique, post-encyclopédique, post-concentré. Dans ses effets, en tant qu’on peut la rattacher à la double révolution que nous avons subie ou que nous subissons, et pour la période entièrement écoulée qui fait dès maintenant matière d’histoire, cette crise a jusqu’ici tendu, économiquement, du monopole à la concurrence des capitaux et des bras, de la corporation à l’association, du travail isolé au travail groupé, de la petite industrie à la grande, ou plutôt de l’industrie dispersée à l’industrie concentrée ; politiquement, du privilège à la liberté (au moins théorique), de l’Etat de divers états à l’État égalitaire (au moins en droit) ; et, puisque la formule est acceptée, du type féodal au type industriel ; avec cette observation et sous cette réserve qu’à en juger d’après certains, symptômes, le type industriel lui-même retourne peu à peu au type militaire, et que, s’il n’y a plus d’ordres dans l’Etat, il y reste des classes, ou du moins deux classes, dont l’une ne cache pas son dessein de supprimer l’autre.

Je n’insiste pas pour l’instant sur les observations qui précèdent, bien qu’elles aient dès à présent leur intérêt et même leur importance, parce que j’aurai l’occasion d’y revenir longuement lorsque je montrerai, en étudiant « les circonstances du travail, » la transformation survenue dans la condition sociale des ouvriers. M’en tenant à ce qui fait le sujet de cette introduction, — explications et définitions, — je m’en sers seulement pour expliquer et définir mon titre : la Crise de l’État moderne. Par « la crise, » j’entends non pas un accident violent ou simplement subit, rapide et éphémère, — comme on dit, par exemple, une crise ministérielle, — ni même plus lent et plus long, mais passager encore, — comme on dit, par exemple, la crise de la laine ou de la houille. J’entends par « la crise, » étymologiquement, « ce qui distingue, » « ce qui sépare. » La crise de l’Etat moderne, c’est la séparation de l’État d’aujourd’hui et de l’Etat antérieur, depuis le moment où cette séparation a commencé jusqu’à celui où l’État aura enfin retrouvé sa stabilité dans ses nouvelles formes. Quant à « l’État moderne » lui-même, je pense n’avoir plus à le définir. J’entends par là l’Etat, construit d’en bas, et en cela démocratique, quelle que soit l’étiquette du gouvernement ; théoriquement soumis au règne de la loi, mais, dans le fait, actionné directement ou indirectement par la force du nombre ; fondé politiquement sur le suffrage universel et économiquement sur le travail ; attentif surtout aux conditions du travail dans la grande industrie par suite de la concentration des ouvriers autour des usines et de leur groupement en syndicats, en fédérations syndicales, en confédération générale ; agissant, sous le levier du suffrage universel, au moyen de la loi, qui a changé d’auteur prochain ou lointain, faite, sinon « par le peuple, » au moins « pour le peuple, » par des « représentans du peuple, » dont la plupart sont constamment en proie à des hallucinations électorales, à la phobie de la non-réélection ; — qui a changé d’objet, puisqu’elle se propose avant tout d’améliorer, au bénéfice du plus grand nombre maniable et mobilisable dans les batailles du suffrage universel, les conditions mêmes du travail ; — et qui a changé de nature, en ce qu’elle ne se préoccupe plus, comme autrefois, de consacrer et de conserver, mais de réformer et d’innover, — c’est-à-dire de transformer.

On ne prend pas suffisamment garde à cette transformation graduelle, mais quotidienne, de la société. Les révolutions empêchent de voir l’évolution, comme les arbres empêchent de voir la forêt. C’est d’ailleurs un jeu, que d’opposer de tout point, ainsi que le font, dans les congrès et dans les gazettes, beaucoup de demi-savans et de quarts de philosophes, l’évolution à la révolution. Il y a des évolutions révolutionnaires, et toute révolution est en principe évolutionniste, évolutive, ou elle n’est pas. Mais les plus grandes révolutions sont les évolutions les plus discrètes, les moins sensibles, où tout le monde conspire parce que personne ne s’en aperçoit. Les idées et les lois en sont les artisans autant que les faits. La transformation s’opère, jour par jour, heure par heure, fait par fait, idée par idée, loi par loi, sans douleur trop vive et sans bruit. Mais il faudrait que la bourgeoisie, s’il est encore une bourgeoisie, eût le sommeil aussi dur que la Délie au bois dormant pour croire que la société où nous vivons est la même que celle où l’on vivait avant 1848, avant l’établissement du système électif et réélectif, avec toutes ses sollicitations et toutes ses terreurs. Non ; le suffrage universel, en livrant l’État tout entier à l’élection, a fait de la loi elle-même le premier des agens de la transformation sociale ; et sous ce rapport, à prendre les choses comme elles sont, on a le droit de dire : « La révolution, c’est une loi nouvelle écrite sur un morceau de papier, et non pas des armes, des pierres ou des bâtons levés[11]. » Conséquence : toutes les fractions du socialisme, — hier les réformistes, aujourd’hui les révolutionnaires, demain les syndicalistes, dans un État qui, en ses organes, ferait aux syndicats leur part, — peuvent ou pourront se « légaliser ; » mais, conséquence de cette conséquence même : en revanche et par contre-coup, la législation se « socialise, » se « révolutionnarise, » et l’Etat peu à peu se « syndicalise » ou se « syndicaliserait. » A la longue, les prétentions et les tendances actuelles des syndicats de fonctionnaires n’iraient en effet à rien de moins qu’à une transformation de l’État par la transformation des organes d’État, ou plutôt par la substitution radicale de nouveaux organes aux anciens. Qu’il y ait en cette tentative une aventure et un péril, quoi de plus évident ? Mais que l’on puisse s’en plaindre ou s’en indigner, et se réclamer en même temps d’une certaine école démocratique, ce serait une question à débattre, s’il n’y avait mieux à faire que de récriminer et d’incriminer.

En somme, une conception nouvelle du rôle de l’Etat, et, dans l’État, une conception nouvelle du rôle des masses, politiquement depuis 1848, depuis le suffrage universel ; économiquement, depuis la grande industrie et le socialisme, mettons depuis 1820 ; toujours une législation de classe, mais la législation d’une autre classe, ou pour une autre classe ; l’Etat d’abord touché, puis rempli de sympathie envers le prolétariat, car il s’y retrouve, car le prolétariat, c’est lui-même ; en quoi, un privilège d’Etat toujours, mais un privilège retourné. Bien plus : l’Etat lui-même retourné, bouleversé, et tandis que, dans son ancienne forme, il s’obstinait à ne pas détruire, comme s’il ne pouvait rien créer, doué tout à coup, dans sa forme nouvelle, d’une faculté et agité d’une volonté créatrices qui le rendent hardi à détruire : voilà ce que j’entends et ce que je prie d’entendre par « la crise de l’Etat moderne. » — Phénomènes de l’ordre politique et phénomènes de l’ordre économique : travail, nombre et État ; faits, idées et lois, c’est ‘un immense champ qui s’étend devant nous, et l’exploration en est peut-être téméraire. Mais on n’y peut rien isoler sous peine de tout fausser, et d’un bout à l’autre, sillon à sillon, motte à motte, grain à grain, tout s’y tient. L’ordre politique dans le vide absolu, autrement dit non affecté par l’ordre économique, n’existe pas, ni l’ordre économique non affecté par l’ordre politique ; le Travail et le Nombre se meuvent dans l’État qui vit du premier et vit pour le second ; les faits mentent, sans le témoignage des idées et des lois : « Par la nature du sujet, dans les études sociales comme dans toutes celles relatives aux corps vivans, les divers aspects généraux sont, de toute nécessité, mutuellement solidaires et rationnellement inséparables, au point de ne pouvoir être convenablement éclaircis que les uns par les autres[12]. »


VI. — LES CIRCONSTANCES DU TRAVAIL COMMK BASE DE LA CONSTITUTION DU TRAVAIL

Certes, le jeu légalement révolutionnaire du Travail et du Nombre, ce n’est pas toute « la crise de l’État moderne ; » ce n’en est qu’une partie, et qui n’en couvre pas même complètement soit le côté politique, soit le côté économique, puisque, dans la politique, il y autre chose que le suffrage, lequel n’est que la mécanique de l’Etat, et encore la maîtresse pièce, mais une seule pièce de cette mécanique, comme, aussi bien, il y a dans la question sociale autre chose que des questions ouvrières, si les questions ouvrières sont aujourd’hui le fond et l’aliment perpétuellement renouvelé de la question sociale. La crise de l’Etat moderne, m’a-t-on dit, que n’embrassera pas un semblable titre, si l’œuvre entière y correspond ! Je ne voudrais pas que l’on me prêtât des intentions démesurées : celles que j’ai sont assez vastes, elles le sont déjà trop. Si l’on exigeait que le sujet, je ne dis pas débordât, mais emplît ses limites, la tâche, de difficile, deviendrait impossible, pour une vie d’homme, même commençante et tout entière absorbée par lui. Elle serait de celles que je n’ai plus le droit et que je n’ai sans doute jamais eu la force d’entreprendre. Un avertissement amical sonne toujours à mon oreille, comme un coup de cloche à la tombée de la nuit : une petite phrase de l’article trop élogieux où M. Bau Beauregard, dans le Monde économique, rendait compte du premier volume : « On m’a conduit, écrivait-il, jusqu’au haut de la falaise, pour contempler la mer ; mais la mer n’est pas encore là[13]. » Moi qui ne suis pas au haut de la falaise, mais au bas, marchant au-devant de la mer, je la vois monter vague par vague, et j’ai peur.

Que ne pourrait embrasser un semblable titre ! Je ne sais ; mais je sais bien ce qu’il n’embrassera pas. Pour que le grand, presque l’immense dessein que je n’ai point osé former fût exécuté, il faudrait faire entrer dans « la crise de l’Etat moderne » en France, la crise religieuse, la crise de l’école, la crise de l’armée, la crise, hélas ! du patriotisme. Je m’interdis volontiers ces aspects, par trop modernes et, espérons-le, transitoires du sujet ; j’éprouve comme une joie amère, une triste consolation, à me les interdire. Parce que je ne puis pas faire autrement, mais volontiers pourtant, et volontairement aussi, parce que, si je pouvais les aborder, je ne le ferais pas, j’ai borné mon effort à ces deux points de vue, au demeurant, les principaux : au point de vue politique, le suffrage universel ; au point de vue économique, le travail. Néanmoins, ne ferions-nous que l’effleurer en passant, le reste, quand il y aura lieu, ne sera pas caché. C’est ainsi que, dans cette série même, quelques-uns de ces autres points vont être touchés, sinon traités, comme circonstances du travail.

Décrire les circonstances du travail, c’est en effet dépeindre une espèce d’hommes dans une nation, — naturellement, nous dirons aussi ce que nous entendons par une « espèce, » — une classe entre les autres classes ; c’est déterminer un milieu social ; c’est fixer un moment d’histoire sociale. Pour dépeindre une espèce ou une classe, — ici la classe ouvrière, — il faut montrer ce que le fait particulier d’appartenir à cette classe, et de lui appartenir en tel temps, en tel pays, ajoute au fonds commun d’humanité ; comment, si je puis parler de la sorte, cette humanité de classe « impressionne » et modifie en l’ouvrier son humanité générale ; comment, par exemple, les ouvriers ont pensé sur eux-mêmes et comment les autres classes de la société ont pensé sur les ouvriers, — en français plus correct : ce que les ouvriers ont pensé d’eux-mêmes et ce qu’on a pensé des ouvriers depuis 1750, c’est-à-dire depuis l’Encyclopédie dans le domaine des idées et depuis la grande industrie dans le domaine des faits, depuis la Révolution et l’instauration du suffrage universel dans le domaine des lois.

Pour déterminer le milieu, il faut, depuis les mêmes dates, en montrer les multiples variations :

La transformation du milieu physique et géographique (outillage général ou national ; chemins, chemins de fer, canaux, ports, correspondance, postes, télégraphes, téléphones... Changemens dans la répartition géographique du travail par région, conséquences des changemens dans les circonstances naturelles ou artificielles du travail, dans la région même, changemens par la concentration du travail en un lieu. Et, par la facilité, considérablement accrue de la correspondance et de la locomotion, unification du marché, même pour la main-d’œuvre, et mobilisation de la classe ouvrière).

2" La transformation du milieu démographique (natalité, mariages, morbidité, mortalité, etc. ; et à ce propos encore, mobilisation, « déracinement « de l’ouvrier, au moins dans certaines professions).

La transformation du milieu économique (application de la mécanique aux métiers ; concentration, par la machine à vapeur et autour d’elle, du travail et des travailleurs dans l’usine ; concentration parallèle des capitaux).

La transformation du milieu politique (entrée en scène du nombre, suffrage universel, changemens dans la nature et dans l’objet de la législation, avènement de la démocratie),

La transformation du milieu social (diminution ou disparition des « autorités sociales ; » effets de la démocratisation, de la diffusion de la presse, de l’extension du syndicalisme ; répercussion sur le milieu social des changemens opérés dans les milieux physiques ou démographiques eux-mêmes, notamment par les commodités de jeu que donne à la loi de l’imitation la concentration des ouvriers en des villes populeuses, etc.).

La transformation du milieu mental (de la mentalité générale par l’école et les œuvres post-scolaires, la presse, le service militaire obligatoire ; de la mentalité ouvrière, par la transformation de l’apprentissage, l’enseignement professionnel, les applications mécaniques, l’extrême division du travail, la pratique de l’association, la fréquentation des réunions, etc.).

La transformation du milieu moral (et, à ce propos, de la propagande antireligieuse, du fléchissement de la contrainte, de la perte de tout idéalisme ; contre-coups, sur la moralité de l’ouvrier, de la concentration du travail, par la contagion de besoins factices et d’habitudes mauvaises ou dispendieuses, etc., etc.).

Enfin, pour fixer le moment où nous sommes dans l’évolution séculaire du milieu, il faut montrer :

La situation économique des différentes branches du travail (en se resserrant forcément, et s’en tenant à quelques-unes des principales, mines, métallurgie, construction mécanique, verrerie, industries textiles ; afflux et retrait périodique de la main-d’œuvre ; stabilité ou instabilité, régularité ou irrégularité des occupations).

La situation commerciale des différentes branches du travail (influence de la concurrence étrangère, tarifs douaniers, etc.).

L’état (abondance ou rareté) du travail dans les principales industries.

Il faut établir le coût général de la vie dans les grands centres industriels, et le comparer à ce qu’il est dans les villes moyennes et dans les campagnes ; dresser des budgets d’ouvriers et d’ouvrières, en recettes et en dépenses, actif et passif, par catégories d’industries et lieux de résidence ; connaître le prix (au détail) des objets et denrées de consommation générale, pain, viande, boissons, charbon, pétrole, avec de petits chapitres : loyer, transports, faux frais, etc.

Il faudrait pouvoir calculer l’incidence des impôts (surtout des impôts indirects, octrois, taxes diverses), leur influence sur les ressources, la consommation, les conditions d’existence de la classe ouvrière. Et c’est beaucoup, quoique ce ne soit pas tout. Ces implications, ces complications réciproques des phénomènes sociaux entourent, pour ainsi dire, la vie de l’ouvrier d’une série de cercles qui vont s’élargissant, et qui étendent comme à l’infini le champ des circonstances du travail. De ces complications mêmes résulte, sans que nous puissions guère y échapper, la complexité de notre plan. Je voudrais du moins analyser avec méthode cette réalité compliquée, essayer d’y voir clair et de rendre clair, aussi loin que l’œil, malheureusement trop faible, peut porter, de façon que ce soit la vie et qu’il y ait de l’ordre. En m’efforçant de démêler et de déterminer les circonstances du travail, je voudrais non pas « mettre aux voix, «  comme dit Taine, ni rédiger la constitution du travail (ce serait dérision et vanité), mais me « la figurer, » la découvrir, si elle existe ; et elle existe nécessairement ; non pas la décréter, mais l’exposer ; non pas « organiser » le travail de notre certaine science et puissance, mais prouver qu’il peut, qu’il veut et qu’il doit « s’organiser. »


Un mot encore. Je n’ai nullement caché, et je ne cache nullement que je ne fais pas de l’art pour l’art, mais pour la vie, et que je n’écris pas pour écrire, mais pour agir. A quelque haut prix que j’estime les lettres, bien que je ne leur préfère ni même leur égale rien, je serais fâché de laisser, en ces études, passer une ligne qui pût paraître de la littérature, ne dût-elle pas être ennuyeuse, comme M. Thiers assurait que l’est en soi ce genre décrits. C’est peut-être, par endroits, de la philosophie ; c’est sûrement et partout de la politique : c’est de la philosophie dans la mesure où ce peut être de la politique, en fonction et en vue de la politique. Un maître dont l’avis mérite toujours d’être écouté a bien voulu me faire part de ses scrupules sur la légitimité de la méthode ou du procédé qui consiste à rapprocher si intimement la théorie et la pratique, la doctrine et le métier, la pensée et l’action. Se plaçant tout naturellement au point de vue philosophique (c’est un de nos plus distingués philosophes), et reléguant la politique à un rang inférieur, il tient qu’à les lier de si près, on rabaisse la philosophie, sans que la politique en lire grand profit. J’ai, à mon tour, cherché des argumens pour lui répondre et j’en ai trouvé quelques-uns, mais pas de meilleur que celui-ci. Ou les sciences politiques doivent servir à la pratique de la politique, et alors elles valent d’être cultivées. Ou elles n’y peuvent servir, et alors, plutôt qu’elles, cultivons notre jardin. Je peux avoir des curiosités, en art, en littérature, en mathématiques même : en politique, j’ai des besoins.

Trop de brouillards allemands ou anglais ont déjà enrhumé le cerveau latin. Si la sociologie n’est qu’une logie, qu’un bavardage de plus, ou, en mettant les choses au mieux, une hypothétique philosophie de l’histoire des sociétés, je n’en ai que faire. Nous n’avons que faire d’une science politique qui ne peut servir à rien. Et, pour le citer une dernière fois, ce n’est pas de la sorte qu’Auguste Comte l’entendait. Il dit bien : « On doit reconnaître que les phénomènes sociaux, en vertu de leur complication supérieure, doivent exiger un plus grand intervalle intellectuel qu’en aucun autre sujet scientifique, entre les conceptions spéculatives, quelque positives qu’elles puissent être, et leur finale réalisation pratique. » Seulement il se hâte d’ajouter : « Dès l’origine de la nouvelle philosophie politique » se manifeste « la correspondance générale et continue entre la science et l’application. Les véritables hommes d’Etat pourront ainsi équitablement apprécier s’il s’agit ici d’un vain exercice intellectuel ou de principes philosophiques, réellement susceptibles de pénétrer finalement avec efficacité dans la vie politique actuelle[14]. » Sur ce grand intervalle, qui pourrait creuser entre la science et la vie un abîme d’indifférence. d’ignorance, d’incohérence empirique et d’erreur, il n’est, par aucune loi de l’esprit, interdit de travailler à jeter un pont.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Collin d’Harleville, le Vieux célibataire, IV, 3.
  3. Taine, les Origines de la France contemporaine. L’Ancien régime, t. II, 22e édition in-8o, p. 15.
  4. Origines de la France contemporaine, t. 1er ; l’Ancien régime. Préface, 22e édition in-16 (1899), p. V-VII.
  5. Cours de philosophie positive, t. IV ; Physique sociale, 46e leçon, p. 96, 128 et 130, 134.
  6. Ibid, 47e leçon, p. 182.
  7. La Crise de l’État moderne, l’Organisation du travail, t. I, 51.
  8. Cours de philosophie positive, t. IV ; Physique sociale, 47e leçon, p. 195.
  9. Aug. Comte, Cours de philosophie positive, t. IV ; Physique sociale, 46e leçon, p. 18-19.
  10. Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution.
  11. Discours prononcé par M. G. Clemenceau, président du Conseil et ministre de l’Intérieur, à Brignoles. Le Temps du dimanche 11 octobre.
  12. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, t. IV ; Physique sociale, 47e leçon, p. 216.
  13. Le Monde économique du 23 décembre 1903.
  14. Cours fie philosophie positive, t. IV ; Physique sociale, 46e et 48e leçons p. 177 et 256.