La Crise de l’industrie cotonnière en Angleterre
L’industrie cotonnière dans la Grande-Bretagne est en proie à la plus cruelle anxiété. La cloche d’alarme sonne à toute volée dans l’opulent Lancashire. Les usines se ferment ou marchent à temps réduit; des milliers d’hommes sont inoccupés. A Preston, une des ruches les plus actives de cet admirable rucher, plus d’un quart des métiers que contient la ville (9,000 sur 32,000) était arrêté au commencement d’août 1869, 4,000 ne travaillaient que quatre jours par semaine, et en compte rond 5,000 individus se trouvaient sans ouvrage. Il en est de même dans toutes les laborieuses cités de cette terre classique de la filature. Une société qui s’est donné pour mission de veiller aux intérêts des fileurs, la Spinners and minders association, organise de vastes convois d’émigrans, et les États-Unis recueillent ainsi un grand nombre d’ouvriers rompus au travail des manufactures. Il n’est pas étonnant qu’un pareil état de choses ait suscité de vives alarmes, que la presse, le public, les corporations intéressées, se soient livrés à une enquête minutieuse et passionnée sur les motifs et la durée probable de cette stagnation des affaires. Une opinion très répandue de l’autre côté du détroit prétend que c’est là pour l’industrie anglaise une crise, une sorte de maladie aiguë dont l’apparition a été subite, dont les ravages ont été violens et rapides, mais qui cédera promptement. Un groupe ardent et qui ne néglige rien pour faire grand bruit lui donne pour cause les récentes modifications de tarifs : c’est le libre échange qui est coupable de tout; ce sont les traités avec la France qui ont ruiné l’Angleterre. D’autres ne veulent voir dans la détresse présente qu’un effet de la rareté du coton. Que la précieuse fibre, disent ces derniers, redevienne aussi abondante qu’autrefois, et les pertes subies seront réparées bien vite, la fabrication se relèvera plus brillante que jamais : on aura fait un mauvais rêve, rien de plus. C’est ainsi notamment que l’éminent ministre du commerce, M. John Bright, envisage les choses. Toutes les autres raisons mises en avant pour expliquer le désastre, il les écarte avec dédain. Certains articles de journaux où on a essayé de les apprécier me semblent a avoir été écrits à Bedlam, » et constituer simplement une déloyale manœuvre de ses adversaires politiques. Dans une lettre rendue publique, il réfute, avec cet accent caustique, résolu et un peu excentric qui le distingue, les partisans d’un retour aux anciens tarifs. « Si les tories se plaignent, s’écrie-t-il, que trop de droits de douane aient été abolis, ils auront sans doute la bonté de dire aux classes ouvrières quels sont ceux qu’ils désirent rétablir. Est-ce un droit sur le blé, sur le bétail, ou sur le coton importé?... Quand nous aurons un bon approvisionnement de coton, le Lancashire sortira de l’état désastreux où il se trouve. Il s’agit de se procurer du coton, et les taxes ou les impôts n’ont ici rien à faire. »
Dans le Trade’s unions congress tenu à Birmingham au mois de septembre 1869, un des délégués ouvriers, M. Alfred Bailey, a présenté la question sous un troisième point de vue. Après avoir dépeint en quelques traits énergiques le tableau navrant qu’offre le Lancashire, après avoir montré « la propriété foncière dépréciée, les ouvriers sans travail irrités et sombres, les fabricans, riches jadis, maintenant ruinés, l’écriteau à louer posé de toutes parts sur de vastes bâtimens, la faillite en permanence, un désir brûlant d’émigration gagnant toute la population laborieuse, » M. Alfred Bailey cherche les moyens d’arrêter tant de désastres. Comme nous sommes dans un congrès des trade’s unions, c’est surtout de l’augmentation des salaires que l’orateur est préoccupé. Il juge en effet que l’Inde anglaise doit fournir plus de coton que les états du sud de l’Union américaine n’ont jamais pu en récolter, et, ce point étant ainsi sommairement réglé, il s’attaque aux droits prélevés aux Indes sur les tissus du Lancashire. Ces droits, suivant lui, pèsent uniquement sur la main d’œuvre. Si on les supprimait, il serait facile « d’élever de 50 pour 100 le prix des journées et de constituer encore une réserve pour les travailleurs. » Cette appréciation ne brille pas à coup sûr par une grande lucidité de raison pratique. On voit bien de quelles ressources une pareille réforme priverait la colonie pour l’exécution de travaux publics urgens et précisément relatifs aux développemens de la culture cotonnière, routes, irrigations, desséchemens; on n’aperçoit pas trop le bénéfice que les ouvriers de la métropole en retireraient. Ce n’est pas le fabricant qui exporte; ce n’est ni à lui ni à ses auxiliaires que profiterait la suppression des droits. Elle servirait à enrichir les nombreux agens qui servent d’intermédiaires entre le producteur anglais et les acheteurs indiens.
Pour ce qui est de la théorie d’après laquelle il faudrait voir dans les traités de commerce l’origine de toutes les vicissitudes de l’industrie britannique, on ne peut guère la considérer, ainsi que le fait M. John Bright lui-même, que comme une sorte de machine de guerre dirigée contre la politique du cabinet, et il n’est pas surprenant que l’éloquent défenseur du libre échange réfute avec quelque impatience les attaques virulentes dont son principe favori a été l’objet. Il est moins aisé de penser comme lui lorsqu’il essaie de déterminer à son tour la cause de la crise. Un mal aussi violent doit venir de plus loin et avoir des ramifications plus profondes qu’il n’a l’air de l’imaginer. Est-ce ainsi que se présente d’ordinaire un malaise passager, dû à des circonstances fortuites et prêt à disparaître avec elles? Ne verrait-on pas au contraire éclater en ce moment les effets lentement aggravés de toute une situation économique, des conditions modernes de la concurrence internationale sur le terrain industriel, de l’ensemble des habitudes et des mœurs commerciales qui ont cours de l’autre côté du détroit ? L’industrie de la Grande-Bretagne ne serait-elle point par hasard sur une pente de décadence? Voilà ce que la masse du peuple anglais se demande avec une anxiété légitime. L’instinct public, plus clairvoyant que les théoriciens quand il s’agit d’un grand intérêt national, comprend ce qu’il y a d’insuffisant dans les explications qu’on lui donne. La question mérite d’être examinée de près : nous allons tâcher d’en exposer d’une manière équitable et complète tous les élémens; mais, afin d’indiquer les vrais remèdes aux souffrances présentes, il est nécessaire de montrer l’enchaînement des faits qui les ont déterminées, et pour cela de reprendre les choses d’un peu haut.
S’il est un moment où la disette du coton aurait dû faire pousser des cris d’alarme, c’est en 1860, au début de la guerre de sécession américaine. Du jour au lendemain, la source à peu près unique d’où l’on retirait la précieuse fibre se trouvait tarie. On n’était nullement préparé à un pareil événement; la pénurie ne pouvait être que cruellement ressentie. Combien la situation sous ce rapport apparaît plus avantageuse en 1869 ! L’univers entier concourt à l’approvisionnement des filatures européennes; les États-Unis, en paix depuis cinq ans, ont donné dans cet intervalle à la production cotonnière un essor inespéré. Sans être abondans, les stocks de matière première qui se trouvent dans les entrepôts suffiraient à entretenir une fabrication assez active. Or les mêmes gens qui se plaignent aujourd’hui que le coton manque ne témoignaient à cet égard aucune inquiétude en 1860. Le Times et l’Economist déclarèrent que la gêne devait être tout à fait momentanée. S’appuyant sur des considérations géographiques et agricoles plus ou moins fondées, ils lui assignaient une durée de deux ans au plus. La presse, on le sait, est en Angleterre, plus encore qu’aux États-Unis, le régulateur de l’opinion générale. Les intéressés ne tardèrent donc point à se rassurer sur la foi de ces deux oracles. Il n’y a ni hommes ni lieux de production indispensables. Le Lancashire pouvait dormir tranquille. De l’or, du terrain, il ne fallait rien de plus pour combler en deux ans le vide creusé par la guerre dans le supply of cotton. De l’or, personne n’ignore qu’il n’est pas difficile d’en trouver au-delà de la Manche; la spéculation anglaise en a prodigué dans des entreprises moins dignes de succès que celle qu’on désignait à ses efforts. Du terrain, ce n’était pas là non plus ce qui manquait; des continens entiers s’offraient aux expériences. Il y avait une chose dont le Times et l’Economist négligeaient de parler, qui seule féconde la terre et que l’or ne remplace pas : c’étaient les capacités techniques. Les hommes pourvus d’une solide science pratique sur les questions de culture firent absolument défaut dans les nombreuses compagnies qui se proposèrent pour but de couvrir de plantations cotonnières les diverses parties du monde. On ne recruta que des spéculateurs et des coureurs d’affaires. Comment en aurait-il été autrement? Exploitant depuis de longues années une sorte de monopole, endormis dans leur opulence et leur prospérité, les grands industriels britanniques, les « lords du coton, » avaient dédaigné de s’enquérir des conditions que réclamait, pour pousser et mûrir, la précieuse plante à laquelle ils devaient leur fortune. Les États-Unis ne la leur fournissaient-ils pas, n’avaient-ils pas pour devoir de la leur fournir toujours? On aurait fort étonné ces paisibles millionnaires en leur disant que les États-Unis pourraient bien manquer à ce rôle; on les eût véritablement scandalisés en osant prévoir que l’Amérique filerait et tisserait un jour surplace une partie du coton qu’elle récoltait. Comme la nation entière avait partagé cette sécurité, elle n’était pas moins profondément ignorante sur les premières données du problème posé par les événemens. Un pays sans traditions militaires ne peut subitement lever une bonne armée; il se passe quelque chose d’analogue dans les diverses branches de l’industrie agricole : on n’y improvise pas la victoire. Le succès s’y obtient lentement, année par année, au moyen d’essais patiens et d’améliorations successives. Les Indes orientales en particulier étaient un champ d’expérimentation où l’on ne devait s’avancer qu’avec la plus grande prudence. Il était facile de prévoir, si l’on avait pris la peine d’étudier les lois du pays, que l’on trouverait dans la singulière organisation de la propriété foncière l’origine de difficultés très sérieuses. Le climat devait opposer de son côté de graves obstacles à la production des qualités les plus demandées sur le marché anglais. Dans quelques grands districts, il est vrai, le coton était cultivé depuis longtemps; mais on ne pouvait pas y considérer cette culture comme naturalisée : les plantations étaient rares, peu importantes, partout conduites avec un empirisme routinier. Aussi, quel qu’ait été l’élan imprimé à la production cotonnière dans cette vaste région, la quantité de matière première qu’elles ont exportée n’a-t-elle apporté pendant la guerre de sécession qu’un secours insuffisant aux usines du Lancashire en détresse.
Le même phénomène s’est reproduit, et pour les mêmes causes, dans tous les pays qui s’étaient mis à faire pousser la plante magique dont la fibre se payait au poids de l’or. Au Brésil, en Égypte, dans l’archipel grec, en Turquie, on retrouve au début la même fièvre de spéculation, les mêmes convoitises ardentes incessamment ranimées par des prix exorbitans et les encouragemens d’une spéculation sans frein. Nous avons eu l’occasion de montrer dans une précédente étude[1] les péripéties que présenta dans ces contrées une campagne agricole menée avec une sorte d’aveugle furie, et de faire voir quels éphémères prodiges cette excitation malsaine avait réalisés. Ce beau feu ne pouvait durer; ces bénéfices fabuleux ont plutôt nui que contribué à la prospérité économique des pays qui s’étaient lancés à corps perdu dans cette voie. Il est tel d’entre eux, l’Égypte par exemple, où les meules des villages tournaient à vide, et où l’on trouvait difficilement, quelque argent qu’on en offrît, une mesure de blé à leur fournir; pas un pouce de terrain qui ne fût consacré au coton : il se vendait 250 francs les 50 kilogrammes.
Une réaction était inévitable; elle fut terrible. Ce furent les premiers symptômes de paix en Amérique qui en donnèrent le signal. Tout était artificiel dans les cours depuis quatre ans. C’est bien à tort que les filateurs étaient convaincus qu’il n’y avait pas sur la place un quintal de coton disponible; il existait des approvisionnemens importans. Ce n’est pas que la quantité annuelle de balles exportée en Angleterre eût atteint ce qu’elle avait été autrefois; elle était cependant supérieure à ce que les souffrances de la filature et les taux de famine infligés aux fabricans auraient fait supposer. Ces stocks de coton, soigneusement dissimulés jusque-là par les détenteurs, étaient prêts à écraser le marché à la première panique. Cela ne manqua pas d’arriver, et il en résulta une débâcle. L’échafaudage dressé par la spéculation s’écroulait avec fracas, et la fabrique anglaise conservera longtemps le souvenir de cette désastreuse liquidation. La première chose dont il fallut convenir lorsque les innombrables victimes de la crise purent commencer à réfléchir, c’est que les efforts réunis du monde entier n’avaient pu fournir un produit équivalent à celui que donnait une bonne récolte dans les états du sud de l’Union américaine. De plus les qualités courantes, celles que la filature recherche avec le plus d’empressement, ne se recueillaient qu’aux États-Unis. La situation pourtant n’était pas en réalité inquiétante, et une fois que fut payée la rançon inévitable des imprudences et des folies commises, elle se présentait même sous un jour assez rassurant.
Sans doute les districts cotonniers dont on avait surexcité à outrance les forces productives ne pouvaient remplacer entièrement l’Amérique pour l’approvisionnement des usines anglaises. Ils pouvaient cependant fournir à ces dernières un appoint utile et des ressources qui n’étaient pas à dédaigner. Ces pays avaient rudement ressenti le contre-coup de la secousse qui avait ébranlé l’industrie britannique. Parmi les exploitations agricoles récemment fondées, toutes celles qui n’avaient pas conquis une prospérité robuste et des gains de bon aloi disparurent sur-le-champ; les planteurs de hasard, qu’avait seulement alléchés l’appât de bénéfices de 40 pour 100, ou furent ruinés, ou s’empressèrent d’abandonner la partie. Après cette épuration énergique de tous les élémens douteux, la production cotonnière ne se trouva point anéantie. Les agriculteurs sérieux, les établissemens conduits avec prudence et fermeté, tinrent bon. Au nombre des états qui ont conservé un rang honorable comme exportateurs de matière textile, il faut notamment citer la Turquie. On ne s’attendait guère sans doute à la voir en cette occasion faire mieux que l’Italie, l’Algérie, l’archipel grec. Ce succès est d’autant plus honorable pour les sujets du sultan que le mérite n’en revient que d’une manière très indirecte au gouvernement. La Porte n’avait, il est vrai, négligé au début ni les conseils, ni les encouragemens pour donner l’essor à cette culture nouvelle; mais elle ne tarda point à l’abandonner à elle-même, désespérant de lui voir acquérir une vitalité suffisante par la récompenser de ses efforts. Elle se trompait, et s’était découragée trop vite. Les plantations turques ont traversé heureusement les jours difficiles que leur ont faits les fluctuations des prix sur les places européennes; on y recueille des qualités qui jouissent auprès des filateurs d’une faveur croissante et méritée, et sont susceptibles de remplacer dans toutes les applications les belles espèces connues sous le nom de middling New-Orleans. Le Brésil, où de riches propriétaires avaient pris à cœur d’implanter le coton, n’a point lâché pied non plus. Les exportations n’ont pas baissé depuis 1865, elles ont plutôt augmenté. Malheureusement le Brésil ne fournit que des sortes fines, et celles-ci encombrent déjà le marché. L’Egypte, qui avait poussé l’engouement pour le coton jusqu’à ne plus récolter chez elle le blé qui lui est indispensable, a bien dû en rabattre, et s’arranger de manière à revenir à une production normale. Elle semble maintenant avoir retrouvé son équilibre, et concourt régulièrement pour sa part à l’approvisionnement général.
Il en est de même des Indes anglaises. Elles ont pris dans le commerce du coton une situation beaucoup plus modeste assurément que celle que rêvaient pour elles les publicistes de 1860; mais elles paraissent devoir s’y tenir avec fixité. Bien que l’exportation en Angleterre ait diminué depuis 1866, des renseignemens puisés aux meilleures sources permettent d’affirmer que la culture n’a pas langui, et que le surplus des récoltes a servi à alimenter soit la consommation intérieure, soit les échanges avec la Chine. Les Indes semblent avoir atteint précisément le maximum de production que comportent pour le moment leurs aptitudes, leur état de civilisation, leur climat. Elles donneront peut-être plus de coton quelque jour, quand on sera parvenu à établir un peu d’entente cordiale entre les propriétaires fonciers et les malheureux cultivateurs, quand on aura mis un terme au chaos administratif qui obscurcit toutes les questions relatives au régime de la terre. Nous ne demandons pas mieux que d’accueillir avec empressement ces pronostics à longue échéance. Qu’on nous accorde en revanche que bien longtemps encore l’Angleterre restera, pour ses approvisionnemens de coton, tributaire de la république américaine. Supposons résolues toutes les difficultés qui tiennent à la législation locale; resteraient encore celles qu’oppose le climat. La graine de coton ne porte fruit que huit mois après la mise en terre, et la cueillette finit quand les semailles commencent. C’est donc une année pleine qu’exige la récolte. Que de chances de perte pendant un si long laps de temps, sous un climat inégal, pour une plante délicate qui craint à la fois la chaleur, la sécheresse, l’excès d’humidité! Il n’en est pas moins vrai qu’il y a encore là pour les fabriques anglaises un secours qui ne laisse pas d’être utile. Le coton indien, cueilli aujourd’hui avec soin, séparé de la graine au moyen de machines perfectionnées, pressé ensuite dans des établissemens organisés d’une façon vraiment admirable, avait même pris dès les derniers temps de la guerre de sécession une netteté, une blancheur, une beauté d’aspect, qui prouvent, en ce qui le concerne, que les problèmes mécaniques ont été abordés avec plus de bonheur que les problèmes agricoles.
Tel était l’état des choses en 1865. Il n’était pas désespérant, il permettait de considérer l’avenir avec calme. Si l’on ne pouvait se passer des États-Unis, on avait dd quoi attendre sans de trop vives souffrances qu’ils eussent repris leur rôle naturel de pourvoyeurs des filatures d’Angleterre. C’est ainsi que tout le monde sembla envisager alors les perspectives nouvelles qui s’ouvraient devant l’industrie. Les cours, dépréciés violemment à la suite des manœuvres d’agiotage dont nous avons parlé, reprirent une marche ascendante. Les fabricans, qui n’entendaient pas laisser leurs usines inactives et voulaient au moins rattraper leurs frais généraux, recommencèrent d’acheter la matière première, avec prudence sans doute, mais en même temps avec assez d’ensemble pour donner au marché quelque animation et aux prix une certaine fermeté. On se persuadait que les beaux jours allaient renaître ; les périls les plus graves étaient maintenant surmontés. Une seule éventualité, assurait-on, pouvait prolonger le malaise qui planait sur l’industrie, l’espèce de convalescence languissante où elle se traînait encore : c’était que les États-Unis, après la suppression de l’esclavage, ne pussent produire qu’une quantité insignifiante de coton. Cette éventualité du reste, nous la déclarions ici même à cette époque parfaitement invraisemblable, et tous les hommes compétens s’accordaient à la considérer comme telle. Comment se fait-il qu’après quatre années écoulées l’industrie anglaise n’en ait pas encore fini avec cette maladie qui était alors, au dire de ses médecins ordinaires, en si bonne voie de guérison ? Comment se fait-il que son état n’ait fait qu’empirer, et qu’elle se débatte à l’heure qu’il est contre une crise qui fait craindre aux plus optimistes qu’une lésion profonde n’ait atteint quelque organe essentiel ? Est-ce que les États-Unis n’auraient pas tenu ce que l’on attendait d’eux ? Bien au contraire, ce vigoureux pays a réalisé tous les présages que son énergie, depuis longtemps connue, inspirait à cette époque, quoique la culture du coton y ait repris sa vitalité par des moyens un peu différens de ceux qu’on avait cru pouvoir indiquer.
On comptait beaucoup en 1865 sur le concours des nègres rendus libres et élevés à la dignité de citoyens pour rétablir la prospérité agricole des états du sud. Les documens émanés du gouvernement du nord justifiaient cette espérance. Les faits postérieurs lui ont donné un démenti. On exagère parfois quelque peu de l’autre côté de l’Atlantique; et, pour le triomphe de certaines opinions les hommes les plus influens du pays ne craignent pas toujours assez de faire des emprunts à leur imagination. Les premiers essais de travail libre avaient donné de bons résultats et bien fait augurer du sérieux et de la régularité des noirs. Cela ne dura guère. L’indolence de la race nègre, à qui manquent beaucoup trop le self-criterium et l’esprit de prévoyance, ne tarda point à reprendre ses droits. Pour achever de tourner la tête aux nouveaux affranchis survinrent les déclamations des ultra-radicaux, qui leur promettaient une forte part dans les dépouilles des vaincus, décrétés par la même occasion d’incapacité civique. Les noirs ne voulurent plus travailler pour le compte d’autrui. Ils prétendirent s’installer en maîtres dans les plantations ravagées par la guerre. Une vaste grève, des conflits sanglans, furent le prompt résultat de ces belles théories. Décidément les libérateurs de la race opprimée avaient été trop loin. Ils le comprirent d’autant mieux que désormais de nombreux capitaux du nord se trouvaient engagés dans les anciens états confédérés. Beaucoup de Yankees s’étaient rendus adjudicataires à vil prix des plantations mises aux enchères par les sudistes ruinés. D’autres arrivaient incessamment avec l’argent nécessaire pour exploiter les terres en friche, soit en les achetant, soit en s’associant avec les propriétaires et en cultivant avec eux de compte à demi. Pour mener à bonne fin de semblables projets, il fallait tout d’abord s’assurer le concours des nègres, qui se montrèrent rognes et récalcitrans, comme on pouvait s’y attendre, et finirent toutefois par transiger en imposant de très dures conditions.
Le minimum du prix de la journée fut fixé à un demi-dollar, plus le logement, la nourriture, un lopin de terre. De pareils prix grevaient l’exploitation de lourdes charges, car les terrains présentaient des inégalités très grandes sous le rapport de la fécondité. On pouvait encore réaliser de beaux bénéfices dans les terres riches, où l’acre rend de 6 à 7 quintaux de coton; mais il arrivait souvent que la récolte n’atteignait que la moitié de ce chiffre, et alors l’opération devenait désastreuse. C’est pourtant avec ces élémens que les planteurs entreprirent une nouvelle campagne, et ils la menèrent avec ce mélange d’audace et d’opiniâtreté qui a valu tant de beaux succès à la race anglo-saxonne. Quand vint le moment de la cueillette, les capitalistes du nord, qui s’étaient résolument lancés dans cette culture et l’avaient ranimée, se trouvèrent récompensés au-delà même de leurs espérances. La quantité de coton s’éleva au-dessus de 2,300,000 balles. Elle s’est maintenue depuis 1866 entre ce chiffre et 2,600,000 balles. Les forces productives des États-Unis, on le voit, n’étaient rien moins qu’éteintes, et l’entrain réfléchi des spéculateurs yankees avait triomphé des conditions les moins favorables aux entreprises agricoles, de la misère et du découragement des propriétaires du sol, du régime militaire qui prévalait dans l’administration, de la paresse et des prétentions exagérées des travailleurs noirs.
La récolte qui est en ce moment sur pied promet des résultats plus brillans encore. « Malgré les légitimes plaintes causées par le froid et la sécheresse, par la rouille et les chenilles, le rendement général, d’après les évaluations les plus modestes, ne sera pas inférieur à 3 millions de balles. » Cette assurance, contenue dans le Report of the department of agriculture, se retrouve dans toutes les informations, soit officielles, soit particulières, qui arrivent des lieux de production. La superficie du terrain cultivé en coton a augmenté depuis l’année dernière de 18 pour 100, et tout fait présager que la quantité de coton récoltée aux États-Unis, après être restée stationnaire depuis la fin de la guerre et la reprise des travaux agricoles, va prendre un développement continu. L’introduction des coulies chinois inaugure en effet pour les plantations du sud une ère nouvelle.
« On est convaincu au Texas et ici, écrivait-on de l’Arkansas au gouvernement américain au mois d’août 1869, que l’an prochain les noirs refuseront de travailler à la journée. Nous n’en avons aucun regret, tout au contraire, car cette manière d’agir adoptée par les nègres justifiera la convention passée par nos planteurs entre eux d’employer dorénavant le plus grand nombre de coulies possible. » Ce qui se passe dans l’Arkansas se passe dans tous les états à coton, et les services rendus par les coulies inspirent la plus grande confiance dans l’avenir. De tous côtés on entend affirmer que d’ici à trois ans les récoltes américaines atteindront 5 millions de balles. Cela ne fait un doute pour personne de l’autre côté de l’Atlantique, l’émulation pour la culture du coton y est très vive. Jusque-là, tout irait bien, et l’Angleterre n’aurait qu’à se réjouir; mais voici d’autres faits qui doivent lui inspirer de pénibles réflexions. Parallèlement aux accroissemens des récoltes de matière première marchent les progrès de l’industrie destinée à la transformer en étoffes. Le sentiment national s’en mêle; on veut avoir des filatures, des tissages, ne plus dépendre de personne, et même disputer pied à pied au commerce européen les divers marchés du monde. Une lettre qui nous a été adressée vers le milieu de septembre 1869 par un Américain des plus clairvoyans et des plus autorisés en ces matières est très explicite là-dessus. « Non-seulement, s’écrie notre correspondant, les États-Unis doivent se suffire à eux-mêmes, mais ils sont résolus à battre l’Angleterre dans l’Indo-Chine et partout où cela leur sera possible; ce sera là notre guerre, celle qui sera la plus sensible à l’ennemi, notre revanche des déprédations de l’Alabama et de la reconnaissance des droits des belligérans accordée aux confédérés. » Ces paroles ardentes sont la traduction fidèle de l’opinion populaire. De pareilles dispositions généralement répandues chez une nation jeune, éclairée, industrieuse et riche, sont plus fâcheuses pour les usines du Lancashire que le manque de coton dont se plaint M. John Bright.
Cette prétendue pénurie de matière première, nous avons maintenant en main tous les élémens nécessaires pour savoir exactement à quoi elle se réduit. En réalité, de 1865 à 1868, le plus grand écart que l’on puisse constater entre les quantités annuellement importées en Angleterre n’atteint pas 90,000 balles, c’est-à-dire la consommation moyenne des fabriques du royaume-uni pendant deux semaines actives. Ces approvisionnemens, il est vrai, on n’a pu se les assurer que par des moyens coûteux et à des prix qui faisaient à l’industrie britannique une situation précaire. On trouve sur certains marchés du Levant et de l’extrême Orient des tissus anglais vendus à 15 et 20 pour 100 au-dessous du prix de revient actuel. Une pareille anomalie paraît pourtant être plutôt le signe que la cause de la stagnation des affaires. Ce n’est pas là ce qui fait péricliter l’industrie du Lancashire; c’est un des mille symptômes qui révèlent le mal dont elle souffre, mal que les événemens qui se sont accumulés depuis cinq ans ont aggravé, mais non déterminé : le germe en existait longtemps avant la guerre de sécession. L’abondance et le bas prix du coton ne suffiraient pas à le guérir. Si l’on n’y prend garde, si on ne le combat vigoureusement, il provoquera la décadence continue des usines de la Grande-Bretagne, Ce qui mine l’industrie anglaise, c’est que ses débouchés se resserrent, c’est que des marchés qu’elle était en position de fournir seule ne lui appartiennent déjà plus. Ceci constitue le second point que nous avons à examiner.
Sans doute les États-Unis ont annoncé un peu trop vite et un peu trop bruyamment qu’ils allaient faire concurrence aux produits britanniques à l’extérieur. En attendant que ces menaces reçoivent un commencement d’exécution, ils ont dès à présent réussi à subvenir dans une large mesure à leurs propres besoins. Du mois d’août 1868 au mois d’août 1869, les filatures de l’Union ont transformé près d’un million de balles de coton. C’est environ le cinquième de ce qu’ont travaillé toutes celles de la Grande-Bretagne dans le même intervalle, et, à quelques milliers de balles près, cette quantité de coton représente précisément celle qu’ils ont fournie à l’Angleterre. Après de pareils débuts, on peut compter que les États-Unis ne s’arrêteront pas en route. Voilà une grande contrée où, d’ici à peu de temps, il est à craindre que l’Europe ne puisse plus exporter un seul ballot de cotonnade. Qu’on ne nous dise pas que les manufactures américaines ne vivent qu’à la faveur des taxes qui interdisent aux marchandises étrangères l’entrée de l’Union, que c’est là une industrie factice, et que l’abaissement des tarifs la ferait disparaître comme par enchantement. Ces usines, placées à proximité de la matière première, dans un pays où le combustible et les ateliers de machines ne manquent point, où les capitalistes sont pleins d’audace et les industriels d’initiative, n’ont à redouter vis-à-vis des usines anglaises aucune raison d’infériorité. Les ouvriers habiles leur manquaient; voilà qu’ils affluent sur ces rivages hospitaliers. Si une modification brusque des tarifs peut arrêter les développemens d’une industrie encore à l’état embryonnaire, elle ne saurait compromettre sérieusement une industrie vivace éclose dans un aussi favorable milieu; qu’on s’en rapporte au congrès américain d’ailleurs pour accomplir avec mesure et à bon escient cette réforme souhaitable, que le progrès naturel des temps rendra nécessaire. Il faut voir les choses comme elles sont, se résigner à des phénomènes dirigés par des lois immuables. Au lieu de poursuivre le chimérique espoir de reconquérir des marchés à peu près imprenables aujourd’hui, l’Angleterre doit chercher par d’énergiques efforts à étendre dans d’autres directions le domaine de son activité commerciale, et diriger vers des entreprises pratiques et soigneusement étudiées les forces dont elle dispose; il est indispensable qu’elle les emploie avec discernement, et qu’elle en tire tout le parti possible, car elle n’est plus aujourd’hui seule à les posséder.
Comme le remarque le Times, qui s’est enfin décidé à accepter la logique des faits, cette transformation industrielle dont les États-Unis sont le théâtre n’est point particulière à la république américaine. Les circonstances lui ont seulement donné de l’autre côté de l’Atlantique un caractère plus saisissant. En Europe, les centres manufacturiers prennent sans cesse de l’extension. La filature et les autres arts mécaniques ne sont plus spécialement anglais. La France, l’Allemagne, la Suisse, profitent des facilités que leur fournissent la rapidité des communications, la perfection de l’outillage moderne, pour prendre une bonne assiette sur le terrain industriel.
Quand on examine avec soin les tableaux où se trouvent résumés les mouvemens d’importation de la matière première, il est impossible de ne pas être frappé de l’importance des achats de coton brut que réalisent tous les ans certains états. Il n’y a pas jusqu’à l’Espagne qui ne s’efforce d’entrer en ligne. Elle accapare dans ses fabriques de Catalogne la plus grande partie du coton turc. Elle obtient avec ce beau lainage qu’elle trouve à ses portes des articles très remarquables pour sa consommation intérieure, et elle exporte en outre des tissus où se retrouve le goût particulier de la race, et qui sont recherchés dans toutes ses colonies aussi bien que dans les anciennes possessions espagnoles de l’Amérique.
Les autres nations du continent font à la Grande-Bretagne une guerre plus dangereuse encore. Malheureusement pour l’honneur et les intérêts de l’Angleterre il est arrivé que, débutant dans la carrière commerciale, elles se montraient d’ordinaire plus scrupuleuses que leurs devanciers, et assuraient ainsi à leurs marques une faveur et une notoriété rapides. Ces nouveau-venus offrent aux populations avec lesquelles ils se mettent activement en rapport, au point de vue de la bonté des marchandises et de la sûreté des transactions, des garanties que le commerce britannique ne présente plus au même degré ; ils se sont glissés à la suite des Anglais sur beaucoup de marchés où ils leur sont maintenant préférés. Ils s’y étaient d’abord, les Allemands surtout, introduits à la faveur de contrefaçons audacieuses. Longtemps les mots patent London figurèrent sur des ballots d’origine germanique à destination du Levant et de l’extrême Orient. Ils se posent maintenant en rivaux plutôt qu’en plagiaires, leurs marchandises étant mieux fabriquées que celles du royaume-uni. Il faut le dire à l’Angleterre, le niveau moral chez ses marchands, ses financiers et ses manufacturiers a baissé singulièrement depuis qu’ils se sont imaginé que le commerce du monde leur appartenait par droit de conquête. L’amour du gain facile, qui est une des plaies de notre temps, a gagné les hautes régions du négoce britannique. Nous allons aborder une question délicate; aussi est-ce chez nos voisins eux-mêmes que nous irons chercher les pièces du procès européen que nous instruisons. La collection du Times nous fournit plus d’un exemple du laisser-aller avec lequel les exportateurs de l’Angleterre traitaient leurs lointains cliens. Les allégations du journal de la Cité de Londres s’appuyaient soit sur des actes officiels, soit sur des documens irrécusables, et n’ont pas été démenties.
Depuis une dizaine d’années environ, les détaillans des bazars de l’Indo-Chine se plaignaient sourdement de la mauvaise qualité des tissus que leur envoyait le royaume-uni. Les toiles étaient trop faibles, et le manque de poids était déguisé par un excès d’apprêt, double désavantage pour le consommateur. Le prestige qui couvre le nom anglais dans ces parages avait empêché ces rumeurs de prendre de la consistance. La grande crise dont la guerre de sécession américaine donna le signal se chargea de montrer combien étaient fondées les plaintes des indigènes. Plusieurs magasins considérables de Bombay et de Calcutta ayant suspendu leurs paiemens, on s’aperçut, en en faisant la liquidation, que l’arriéré provenait de ce qu’un grand nombre de leurs cotonnades n’avaient pu se vendre ou s’étaient vendues à vil prix. Ces cotonnades étaient pourries. A la suite de cette découverte, on opéra des perquisitions dans d’autres magasins et dans les entrepôts de la douane. On y trouva des montagnes de marchandises laissées peur compte. Le centre de ces ballots se réduisait, lorsqu’on les ouvrait, en une poussière verdâtre et corrompue. On fit une enquête, les langues des victimes se délièrent, chacun exposa son cas, et il devint clair que ces rigides marchands, ces austères intermédiaires entre l’offre et la demande, qui n’avaient pas de mots assez sévères contre le peu d’honnêteté des Hindous, s’étaient abaissés jusqu’à tromper ceux-ci indignement; manœuvre misérable qui rainait pour longtemps la confiance des indigènes, et compromettait le résultat de plusieurs siècles de loyauté et de courageux efforts.
La falsification employée ici, et qui, à ce qu’il parait, était devenue une chose acceptée et normale en Angleterre pour les expéditions d’outre-mer, consistait à jeter sur le tissu à peine fabriqué de la craie humide. On comprend facilement qu’une telle manipulation augmente beaucoup le poids de l’étoffe; elle permet par conséquent d’y mettre beaucoup moins de coton, tout en conservant à la toile une certaine apparence. Par contre, elle produit une fermentation assez puissante pour détruire le fil et rendre le tissu impropre à aucune espèce d’usage. C’était Là une fraude brutale, et dont les effets devaient sauter aux yeux dès que l’objet manufacturé entrerait dans la consommation. Elle n’en était pas moins pratiquée en grand depuis plusieurs années. Un fabricant avouait qu’il avait d’abord employé la craie humide à pelletées, et que ses correspondans établis dans l’Inde, enchantés du résultat obtenu, lui avaient écrit de l’employer à tombereaux (wheelbarrowfull).
Après avoir insisté sur les détails de ces agissemens, — dont industriels, marchands, commissionnaires, étaient les complices, le Times en fait ressortir les conséquences funestes. Les correspondances qu’on lui adresse nous apprennent que la méfiance où ces pratiques ont jeté les Hindous a suscité sur place une concurrence déjà ruineuse pour les grands établissemens d’Angleterre. «Dans les bazars indiens, dit le Times, les manufactures de coton indigène alimentent déjà pour les trois quarts la consommation locale; un quart seulement revient à la fabrique étrangère. » Il adjure en conséquence fabricans et commerçans de revenir « à ces principes stricts d’honnêteté qui plaçaient jadis les opérations anglaises au-dessus du soupçon. S’ils ne rompent point avec le système qu’ils suivent, le monde entier saura bientôt à quoi s’en tenir sur leur compte, et il est certain que les manufacturiers de l’Amérique et de l’Indo-Chine s’arrangeront de manière à procurer des loisirs à leurs confrères du Lancashire, » Cette juste et sévère admonestation, adressée par le journal de la Cité à une classe de citoyens qui n’a guère l’habitude d’en recevoir, portera-t-elle ses fruits? Ce qui est certain, c’est que les effets de la libre concurrence entendue de cette façon, — et il ne se trouva que trop de gens en Angleterre et ailleurs pour l’entendre de la sorte, — feraient rapidement déchoir la Grande-Bretagne du rang auquel elle s’est élevée parmi les nations industrielles.
Quelle leçon pour la métropole que de voir ses possessions indiennes refuser ses onéreux services! La concurrence lui vient de ces pays même qu’hier encore elle regardait comme si inférieurs sous tous les rapports au glorieux royaume-uni. Que parle-t-on encore de faire de l’Inde le grenier à coton du Lancashire? L’Inde devient manufacturière elle-même; cette transformation, dont il faut s’applaudir au point de vue des intérêts supérieurs et de la marche générale de la civilisation, va se retourner contre les maîtres qui exploitaient en toute sécurité ces terres conquises. On n’est plus au temps où la politique égoïste d’une compagnie de marchands disposait seule des ressources d’un vaste territoire, et pouvait en paralyser la vie pour servir les intérêts d’un patriotisme étroit. Aujourd’hui les nations s’efforcent d’arriver par elles-mêmes, de mettre leurs richesses en exploitation; le mouvement s’étend jusqu’en Asie, ces aspirations relèvent les races qu’avait courbées une oppression séculaire. Voilà les difficultés d’un ordre nouveau avec lesquelles la triomphante industrie anglaise doit compter.
On raconte en Angleterre qu’au moment de la campagne de Crimée l’administration de la guerre avait pourvu le corps de débarquement d’un matériel considérable, en prévision d’un siège auquel personne ne croyait beaucoup. Le siège eut lieu, il a marqué d’une manière mémorable dans les fastes militaires de l’Europe. Seulement, lorsque les soldats anglais voulurent ouvrir la tranchée, les pelles et les pioches dont on les avait munis se brisèrent entre leurs mains aux premiers coups. Il fallut renvoyer tous ces outils, en attendre d’autres. La vie des soldats, les opérations militaires, tout se trouva gravement compromis par la déloyauté de quelques fournisseurs. Cette affaire en son temps fit scandale; on l’a trop oubliée depuis, et il est bon de la remettre en lumière. Il s’agit en ce moment pour la Grande-Bretagne, dans le domaine industriel, de mener à bien un siège laborieux et difficile auquel personne ne s’attendait. Ces moyens de succès, ce sont de loyaux produits. D’obscures falsifications réalisées au bénéfice d’agens subalternes peuvent faire perdre à la nation entière cette décisive bataille commerciale. Que la presse multiplie les informations, les découvertes, qu’elle démasque toutes les fraudes. Rien ne pourrait être plus dangereux que des atténuations ou des réticences inspirées par un faux respect humain. Dans un pays où, en mettant à part les plus nobles familles, toutes les positions élevées, toutes les fortunes, sortent de la Cité, il y a comme une conspiration générale pour pallier les maux de ce genre. Le Times lui-même interrompt son éloquent réquisitoire, comme s’il avait dessein de se faire pardonner les fortes vérités qu’il contient, pour proposer timidement quelques excuses à la conduite des grands fabricans. Ils sont bien obligés d’obéir, insinue-t-il, aux ordres formels qu’ils reçoivent des négocians et des commissionnaires dont les commandes alimentent leurs métiers. On n’est jamais forcé de se prêter à des manœuvres déloyales, et à ce jeu l’on perd son honneur commercial, quand même on prendrait la précaution de ne pas apposer son estampille sur des produits douteux. Que les usines refusent catégoriquement de fabriquer des marchandises de mauvais aloi, elles pourront reconquérir ainsi une partie de leur clientèle, et dans tous les cas faciliteront la surveillance qu’il semble urgent d’organiser sur les agissemens d’intermédiaires trop pressés de s’enrichir. Même à ces conditions, l’Angleterre reprendra-t-elle sa situation non-seulement prépondérante, mais unique, comme nation industrielle? Cela n’est guère probable.
En résumé, ce n’est point d’un mal de circonstance, c’est d’une question de vie ou de mort qu’il s’agit ici pour la filature britannique. Sa position dans le monde est compromise. Elle a en elle des élémens dangereux. Le sentiment trop vif de la supériorité de leur patrie, la persuasion qu’ils n’avaient aucune concurrence à craindre, ont fait oublier parfois à ses hommes d’affaires que tout commerçant qui se respecte doit compter non-seulement avec ses rivaux, mais avec sa conscience. Ils ont ébranlé ainsi leur vieille réputation. Quand les mauvais jours sont venus, l’édifice déjà lézardé de leur puissance a mal soutenu le choc. En outre le moment était arrivé où toutes les nations voulaient entrer à leur tour dans cette lice mal gardée. Cette transformation économique qui est en train de renouveler la face du monde, c’est la Grande-Bretagne qui en a ressenti le plus péniblement les premières atteintes, car c’est tout à son avantage que la tenace et irréprochable Angleterre des anciens jours était parvenue à établir l’assiette des relations économiques dans le globe entier. La nation anglaise a le sentiment du péril qui la menace : elle s’inquiète, elle s’agite, elle cherche à quoi se retenir sur cette pente, surtout à qui s’en prendre de la décadence qui la menace. Elle a l’air de vouloir maintenant s’en prendre au libre échange, qu’elle a demandé avec tant d’empressement. Ce n’est pas de là que vient le mal : le libre échange aurait dû lui profiter plus qu’à personne, si sa constitution industrielle n’avait pas été affaiblie. Comment une nation qui ne produit pas de quoi se nourrir, qui en revanche est dans des conditions admirables pour fabriquer des objets manufacturés, pourrait-elle se plaindre d’un abaissement de tarifs qui facilite ses approvisionnemens et favorise la vente de ses produits chez les peuples voisins? La voie qu’elle doit suivre pour reconquérir une prospérité industrielle qu’il lui faudra désormais se résigner à voir se développer également chez ses émules, c’est de revenir aux principes qui ont fondé la grandeur du commerce national.
Que le Lancashire du reste ne désespère point de l’avenir. Ces déplacemens d’industrie, comme tous les grands phénomènes sociaux, s’opèrent avec une lenteur qui sauve les transitions, et qui permettra aux districts dépossédés d’un monopole de se créer d’autres élémens de richesse. Le Lancashire ne songeait qu’aux industries du coton; aujourd’hui encore on le voit multiplier les filatures alors que la nécessité d’en créer de nouvelles se fait de moins en moins sentir. Il trouvera sa revanche dans d’autres branches de production. Les ressources qu’offrent à l’Angleterre les trésors enfouis dans les entrailles du sol sont immenses; celles que lui fournissent l’audace et la fermeté de ses habitans sont plus grandes encore. Combien de contrées d’ailleurs vers lesquelles peuvent cingler aussi ses innombrables vaisseaux chargés des multiples productions que le génie de l’homme sait rendre utiles ! Le Japon à peine ouvert, la Chine, l’Australie, les florissantes colonies qui se développent de toutes parts sous la protection du pavillon national, voilà le champ immense ouvert à ses efforts, et où elle ne saurait manquer de trouver des compensations légitimes. L’Angleterre a toujours su se mettre à la hauteur des événemens et tirer parti des circonstances les plus contraires. L’avenir montrera, il n’en faut point douter, que la race anglo-saxonne n’a pas laissé s’éteindre en elle les fortes qualités qui font les nations libres et les industries prospères.
JOHN NINET.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juillet 1866.