La Crise du 16 mai et les jugemens de l’Europe

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La Crise du 16 mai et les jugemens de l’Europe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 216-226).
LA
CRISE DU 16 MAI
ET
LES JUGEMENS DE L'EUROPE

Un homme d’état se plaignait jadis qu’il est bien difficile de déterminer exactement la part que nous devons faire dans la conduite de notre vie à l’opinion des autres ; il affirmait que c’est un point délicat et embarrassant. — « Dans ma jeunesse, disait-il, je ne m’occupais nullement de ce que mon prochain pouvait penser de moi, et je m’en suis mal trouvé ; plus tard je me suis beaucoup soucié du qu’en dira-t-on, et je ne m’en suis pas mieux trouvé. J’en ai conclu qu’il faut compter avec l’opinion, sans se laisser asservir par elle. La braver est le fait d’un imprudent, et la mépriser le fait d’un sot. J’ai pris le parti de n’en faire qu’à ma tête, en m’appliquant toujours à avoir les apparences pour moi ; on ne saurait attacher trop d’importance aux effets d’optique. » — Il en est des nations à cet égard comme des particuliers ; elles auraient grand tort de prendre pour règle de leur politique l’opinion de leurs voisins, elles auraient tort également de ne pas se soucier de ce que leurs voisins peuvent penser d’elles et de négliger les effets d’optique. La France est maîtresse chez elle comme le charbonnier dans sa maison, et, en réglant ses affaires intérieures, elle ne doit consulter que ses propres intérêts, dont elle est le meilleur juge. Elle doit se donner le gouvernement qui offre le plus de garanties à son repos et à sa sécurité, et non celui que peuvent lui souhaiter les Italiens, les Allemands ou les Anglais ; mais elle ne doit pas se condamner à l’isolement ; plus que jamais, elle a besoin de trouver au dehors des sympathies et des points d’appui, et elle n’ignore pas que les institutions d’un peuple ne sont pas sans influer sur ses relations avec les autres peuples. Partant il ne saurait lui convenir de traiter l’opinion des autres avec un superbe dédain, et il ne peut lui être indifférent que telle crise de sa vie intérieure ait pour conséquence de contrister ses amis ou de réjouir ses ennemis.

Le 16 mai, personne ne le nie, a excité en Europe la plus vive surprise, et M. le duc Decazes lui-même n’a point prétendu que cette surprise ait été agréable. On a eu sans doute les meilleures intentions, mais il est à craindre qu’on ne s’y soit mal pris ; dans le trouble d’une action précipitée, on n’a pas eu le loisir de sauver les apparences. Depuis ses désastres, la France avait reconquis par sa noble et prudente conduite la faveur universelle ; elle s’était fait beaucoup d’amis en Europe, et ces amis estimaient qu’elle était en bonne voie, que cette convalescente ne tarderait pas à rentrer en possession de toute sa santé. — La France, disaient-ils en anglais, en italien, même en allemand, a su mettre à profit les dures expériences qu’elle vient de faire, ses malheurs l’ont instruite, et elle a pris les meilleurs moyens de les réparer. Elle s’est donné une constitution qui n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais qui est un compromis utile et sensé, auquel a collaboré le patriotisme de tous les partis. Ils paraissent s’être mis d’accord pour la respecter, pour en faire l’essai loyal et le meilleur usage possible, en attendant le jour de la révision où il sera permis de l’améliorer. A toutes leurs qualités naturelles, il semble que les Français d’aujourd’hui se piquent de joindre les vertus qu’on se plaisait à leur refuser, la sagesse qui tient compte des circonstances, la patience qui laisse aux questions le temps de mûrir, l’esprit de légalité qui préfère aux coups de force les solutions lentes et sûres, l’esprit de transaction qui est le secret de la bonne politique. Un pays où tout le monde s’accommode d’une constitution dont personne n’est absolument content est un pays dont l’apprentissage politique est fort avancé, et il pourra sous peu servir d’exemple à ceux qui se targuaient de lui donner des leçons.

Tout à coup l’Europe a appris qu’une crise s’était produite à Versailles, que l’un des pouvoirs constitutionnels dont l’équilibre et l’entente sont nécessaires à la paix publique avait manqué de patience, qu’il s’était lassé de transiger, qu’il venait de faire un éclat. Cet incident n’était pas seulement grave, il était soudain, il était inopiné, rien ne l’annonçait, rien ne l’avait fait pressentir ; la foudre avait grondé subitement dans un ciel où ton apercevait des nuées, mais qui n’était pas un ciel d’orage. Le premier jour, l’Europe s’est trompée : elle a soupçonné M. le maréchal de Mac-Mahon d’avoir voulu faire un coup d’état, ce n’était qu’un coup d’autorité, et ce coup d’autorité était strictement et rigoureusement légal ; mais, comme l’a remarqué un spirituel écrivain, la légalité est la chose du monde dont il faut le moins abuser. Ce que vient de faire le président de la république française, aucun des souverains constitutionnels de l’Europe, ni le roi des Belges, ni le roi d’Italie, ni la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, n’aurait osé le faire. L’auteur d’un ouvrage devenu classique sur la constitution anglaise écrivait, il y a dix ans : « Malgré la popularité dont la reine Victoria est environnée et si grand que soit le respect qu’elle inspire, que penseraient ses sujets s’il lui arrivait soudain de tenir ce raisonnement : Les whigs sont en majorité dans le parlement actuel, mais je crois que le pays est favorable aux tories ; je vais congédier mon ministère whig, choisir un ministère tory, puis dissoudre le parlement pour voir si le pays n’est pas de mon avis ? Aucun Anglais ne peut rêver à une catastrophe de cette nature, qui lui semble appartenir aux phénomènes d’un monde tout différent de celui qu’il habite. » Ce même publiciste écrivait encore : « Un souverain peut accorder et accorde en effet à un ministère la faculté de renouveler par un appel aux électeurs la majorité qui lui fait défaut dans la chambre des communes ; mais frapper par derrière, pour ainsi dire, et égorger au moyen d’un appel au pays, pris pour complice, le ministère que soutient un parlement en pleine existence, voilà une éventualité qui n’entre plus aujourd’hui dans les calculs… Ce pouvoir appartient en théorie à la reine, cela n’est pas douteux ; mais il est tellement tombe en désuétude et dans l’oubli que, si la reine voulait l’exercer, l’Angleterre serait aussi effrayée qu’en apprenant qu’il vient de se produire une éruption volcanique dans Primrose-Hill[1]. » La doctrine de M. Bagehot est conforme à la pure orthodoxie parlementaire que la reine d’Angleterre a apprise dès le berceau et que M. de Cavour a enseignée au roi Victor-Emmanuel. Tout récemment, un journal italien, l’Italie, s’exprimait ainsi : « Nous avons regretté l’acte du 16 mai, et en cela nous avons été d’accord avec l’opinion publique européenne, avec les gouvernemens aussi bien qu’avec les peuples ; nos idées constitutionnelles, l’admirable exemple que notre roi nous donne depuis plus d’un quart de siècle de son dévoûment à la liberté, de son respect pour la volonté nationale légalement manifestée par le parlement, tout cela fait qu’il nous a été impossible de ne pas être péniblement affectés par un acte qui choque si profondément nos habitudes politiques et notre manière d’entendre et d’appliquer le gouvernement libre. Nous croyons que le maréchal, malgré les bonnes intentions qui l’ont poussé à provoquer une crise si dangereuse, sera forcé de reconnaître combien il a été mai dirigé par ses conseillers. »

Nous doutons que M. le maréchal de Mac-Mahon soit disposé à reconnaître qu’il a été mal dirigé par ses conseillers : il a eu ses raisons pour faire ce qu’il a fait, et ses raisons lui semblent bonnes ; mais, si excellentes qu’elles puissent être, ce sont en quelque sorte des raisons domestiques, que les étrangers ont peine à comprendre. La vie est pleine de cas embarrassans, et dans certaines conjonctures les hommes les plus honnêtes du monde se voient ou se croient forcés de commettre certains actes qui ne blessent pas leur conscience, mais qui paraissent un peu louches et demandent explication. On les explique une fois, deux fois ; les gens à qui vous parlez ont l’air de vous comprendre, après réflexion, ils ne comprennent plus, il faut s’expliquer de nouveau, et c’est toujours à recommencer. Ceux qui ont approuvé ou conseillé l’acte du 16 mai ne sont pas en peine de le justifier. Ils disent aux libéraux d’Europe : — vous voyez les choses de trop loin, et vous portez de faux jugemens sur notre situation ; voilà pourquoi vous nous condamnez. Si vous étiez sur les lieux, vous comprendriez que l’acte du 16 mai était une mesure conservatrice commandée par les circonstances. Ce n’est pas nous qui avons provoqué la crise, la France était travaillée par une maladie sourde, d’autant plus dangereuse qu’elle était latente, et depuis longtemps le jeu régulier de la constitution était faussé par les manœuvres des partis. Les ministères libéraux qu’avait appelés auprès de lui le président de la république ne disposaient pas réellement de la majorité de la chambre ; cette majorité était sous la coupe d’un éloquent tribun, qui formait dans l’état un quatrième pouvoir non prévu par la constitution ; faiseur et défaiseur de cabinets, ce tribun était le Warwick de la république française. Les ministres étaient dans sa main, ils devaient compter avec ses prétentions, subir ses exigences, acheter son appui par leurs concessions et par leur infatigable docilité. Il en résultait que le maréchal était un prisonnier ; le 16 mai, il s’est affranchi, il a reconquis sa liberté par une décision un peu brusque, mais légale, dont le pays sera juge.

L’inconvénient de ces explications, si spécieuses ou si plausibles qu’elles puissent être, c’est qu’elles reposent sur des conjectures et que le gros du genre humain ne comprend que les faits. Elles ont été comprises à Versailles, puisque 150 sénateurs les ont approuvées ; à Pontoise on ne les a plus comprises qu’à moitié, et au-delà de la frontière on ne les comprend plus du tout. — Peut-être avez-vous raison, ont répondu les libéraux d’Europe aux ministres du 17 mai ; mais vous faites un procès de tendance à la chambre des députés, et nous savons pourtant qu’elle a repoussé l’amnistie et qu’elle n’a pas même mis en délibération la réforme de l’impôt. Sans doute elle a commis des peccadilles, mais le crime ne se présume pas. Quel projet de loi révolutionnaire a-t-elle voté ? Pour quel plan de désorganisation sociale a-t-elle réclamé la signature du maréchal ? Et dans laquelle doses séances le ministère de M. Jules Simon s’est-il trouvé en minorité ? tout cela, dites-vous, devait arriver un jour ? pourquoi avez-vous devancé l’événement ? — A la vérité, M. Joseph Brunet, ministre de l’instruction publique, a vu à ses pieds « un précipice béant ; » c’est une ressemblance entre Pascal et lui, et c’est peut-être la seule. Ce précipice béant, ni la France ni l’Europe ne le voyaient, elles en sont réduites à croire M. Brunet sur parole. Si le 16 mai a sauvé la France d’un grave péril, il est regrettable que ce péril fût latent ; beaucoup de gens ne croient pas aux dangers latens et les tiennent pour des dangers fictifs. Ce n’est pas tout d’avoir raison, il faut en avoir l’air. Que penserait-on d’un médecin qui, dans la prévision qu’un de ses malades aura un jour quelque fièvre pernicieuse, lui administrerait par anticipation de fortes doses de quinine ? La sagesse des nations nous enseigne que certains remèdes sont par eux-mêmes des maux dont il ne faut se servir que dans un besoin pressant, et les mauvaises langues prétendent que certains médecins nous guérissent facilement du mal que nous n’avons pas, mais qu’ils ne nous guérissent jamais du mal qu’ils nous font par leurs drogues.

C’est l’éternelle illusion de ceux qui s’appellent les conservateurs français de s’imaginer que leur politique peut compter sur les sympathies de toutes les puissances monarchiques de l’Europe. Le lendemain du 24 mai 1873, le nouveau cabinet s’empressa d’insinuer aux gouvernemens étrangers qu’ils devaient voir d’un œil favorable et bienveillant ce qui venait de se passer, que le vote de l’assemblée nationale était une victoire remportée sur les passions révolutionnaires dont la France est le foyer, et qu’en renversant M. Thiers, les coalisés avaient travaillé pour la cause de l’ordre et de la tranquillité dans tous les pays. L’Europe parut médiocrement sensible au service qu’on venait de lui rendre, elle n’eut pas l’air de croire que les coalisés eussent des titres particuliers à sa reconnaissance. Les conservateurs français commettent un anachronisme ; ils se croient encore en 1820, ils se figurent que le congrès de Laybach va se rouvrir. Le temps n’est plus où les monarchies, grandes ou petites, s’entendaient pour combattre partout la révolution et le libéralisme ; les principes de 89 ont forcé toutes les portes, et le monde leur appartient. On disait jadis que, quand la France a un rhume, l’Europe tout entière éternue ; aujourd’hui l’Europe tout entière est enrhumée, et ce qui est singulier, elle considère son rhume comme une garantie de santé. Les voisins immédiats de la France sont un royaume et un empire qui doivent leur fondation à l’alliance conclue par deux souverains avec une idée révolutionnaire.

Au surplus le dogmatisme est mort, et l’Europe est en voie de se convertir à la politique réaliste. Les hommes d’état du temps présent ont appris et désappris beaucoup de choses ; ils ne croient plus à la vertu magique de certaines formules, ils estiment que les questions de gouvernement sont le plus souvent des questions de circonstances et d’opportunité. Ils ont assisté sans déplaisir, sans inquiétude et sans effroi à l’établissement de la république en France ; ils ont compris que dans un pays que se disputent trois partis dynastiques le régime républicain est le seul possible et qu’il faut savoir faire de nécessité vertu. Ils ont constaté d’ailleurs que ce régime a procuré à la France six années de paix et de tranquillité. — Prenez-y garde, répondent ceux qui s’appellent les conservateurs français, l’ordre qui règne en France n’est qu’un ordre apparent et trompeur, à la faveur duquel les radicaux pratiquent en sûreté leurs redoutables menées et s’acheminent à la conquête du pouvoir. — Les hommes d’état dont nous parlons ont peu de goût pour le radicalisme ; mais ils ne peuvent s’empêcher d’observer que, parmi les réformes subversives désirées et prônées par les radicaux, il en est plusieurs que telle monarchie de l’Europe a depuis longtemps adoptées, sans avoir pensé créer chez elle « un péril social. » La chambre des députés a eu la sagesse de ne voter ni l’abolition de la peine de mort, ni le rétablissement du divorce, ni la liberté de réunion et d’association, ni l’impôt sur le revenu, ni la réduction du service militaire à trois ans, ni l’enseignement universel obligatoire, ni la séparation de l’église et de l’état ; mais quand elle aurait voté tout cela, elle eût pu le faire sans scandaliser les deux mondes, puisqu’il n’est pas un seul de ces articles du programme radical qui n’ait force de loi dans quelque pays monarchique ou dans la république étoilée. Déclarer et démontrer que telle réforme est intempestive, inopportune ou mal appropriée au tempérament de la démocratie française, c’est tenir le langage d’un homme d’état ; mais affirmer que toutes les institutions françaises sont parfaites et qu’il n’est pas permis de les modifier sans faire œuvre de mauvais citoyen ou de malfaiteur intellectuel, c’est donner à croire qu’on obéit à certaines préoccupations étrangères à la politique ou qu’on a sacrifié à quelque tyrannie occulte la liberté de son esprit. Assurément il y a des fous et des scélérats qui font un usage détestable de certaines idées pour assouvir leurs ambitions et leurs convoitises ; mais, à proprement parler, il n’y a pas d’idées criminelles, et celles qui sont inopportunes, ou erronées, ou dangereuses, ce n’est pas en les proscrivant qu’on s’en débarrasse ; il faut se résigner à les discuter, nous vivons dans un temps où la discussion a remplacé l’anathème. Ah ! certes, discuter n’est pas toujours un métier agréable, et il est quelquefois dur pour un ministre d’avoir à défendre ses principes contre certains orateurs de bas étage, qu’un publiciste appelait « la fine fleur de la bohème politique, composée des gens à trente-six principes et à quarante misères. » Mais qu’est-ce qu’un ministre qui ne consent pas à s’ennuyer ? Il y a deux espèces d’hommes d’état : les uns prennent leur parti des libertés gênantes et des désagrémens qu’elles leur procurent ; les autres s’occupent avant tout de se rendre la vie commode, et pendant quinze ans tout va bien, jusqu’à ce qu’éclate une révolution qui met la société en péril. César peut se dispenser de raisonner, César n’a pas besoin de convaincre ses adversaires, il les supprime ; mais tôt ou tard il est supprimé par eux.

Les Anglais ont souvent reprochés aux conservateurs français de ne pouvoir se plier longtemps au régime de la discussion, qui s’appelle en politique le régime parlementaire. Ils en redoutent les agitations, ils en nient les vertus et n’admettent point qu’il leur fournisse des moyens suffisans pour avoir raison des utopies, pour faire rentrer dans l’ordre les brouillons qui bâtissent sur une idée vraie ou fausse l’édifice de leur fortune ; ils craignent le bruit, ils craignent encore plus la fatigue, ils se lassent bien vite de cette vie éternellement militante qui est l’onéreuse et glorieuse condition des pays libres. La presse européenne a démêlé tout de suite que la question qui s’agite aujourd’hui en France est une question de méthode de gouvernement. Trois partis se sont coalisés, a-t-elle dit, pour soutenir le ministère du 17 mai, et aucun d’entre eux ne se flatte de pouvoir restaurer dans un bref délai le monarque de son choix ; cette restauration n’est pas mûre, elle ne pourrait se faire que par un coup de force brutale dont le résultat serait bien chanceux. Plus d’un légitimiste a le sentiment très net des difficultés qui s’opposent encore au retour du roi, plus d’un bonapartiste doute que Napoléon IV puisse remonter sur le trône avant que certains souvenirs se soient effacés ; mais les légitimistes comme les impérialistes s’accordent à reconnaître qu’il y a dès ce jour quelque chose à faire, un travail urgent à accomplir, qu’il faut déblayer le terrain en débarrassant la France du régime parlementaire, incompatible, suivant eux, avec le repos et les vrais intérêts du pays. L’église bénit et encourage leur effort, elle estime que dans une nation gouvernée par un parlement l’obéissance elle-même est encore désobéissante ; elle a déclaré dans tous les siècles a que la folie est liée au cœur de l’enfant et que la verge sainte de la discipline est seule capable de l’enchâsser. »

L’Europe a cru comprendre qu’en attendant de travailler à la restauration du trône, les coalisés du 16 mai avaient formé le commun projet de restaurer une méthode de gouvernement qui a été inventée par l’empire, mais que chaque parti se promet d’appliquer avec le même succès à son profit. Nous entendons parler de la méthode plébiscitaire, qui est l’opposé de la méthode parlementaire ; elle consiste à placer la nation en face d’un fait accompli et à lui en demander son avis après coup. Les partisans de cette méthode jugent que le secret d’une bonne politique est d’adresser de temps à autre au corps électoral certaines questions, et qu’en s’y prenant bien on obtient toujours la réponse qu’on désire. Il est un art d’interroger, les principes en ont été fixés depuis longtemps. Le premier point est de savoir bien choisir la question qu’on adresse au pays et de l’enfermer dans un dilemme propre à l’embarrasser, tel que celui-ci : « Si vous répondez oui » vous aurez peut-être un gouvernement qui vous plaira peu ; mais si vous répondez non, on ne sait ce qui arrivera, et peut-être n’aurez-vous plus de gouvernement du tout ; or vous savez qu’un maître désagréable vaut mieux que l’anarchie. » Le second point est de bien poser la question qu’on a choisie, de la formuler en termes clairs et nets, et il n’y a de tout à fait clair pour la grande masse du genre humain que les questions de personnes : « La main sur la conscience, lequel préférez-vous d’un brave soldat dont vous connaissez le caractère loyal et les excellentes relations, ou d’un avocat qui a des desseins pervers et des amis dangereux ? » Enfin il est toute sorte de moyens légaux ou approuvés par les casuistes de la légalité qu’un habile homme peut employer avec succès pour disposer la nation à faire une bonne réponse, il n’y a que les maladroits qui usent de violence, il est si facile de déguiser la contrainte. On ne brutalise pas les gens, on se contente de les aider à se décider. A cet effet, on transforme en agens électoraux non-seulement les préfets, les sous-préfets et les maires, mais tous les fonctionnaires, quels qu’ils soient, et on leur commande de déployer « une activité dévorante. » Pascal prétendait qu’il est plus facile de trouver des moines que des raisons ; il est plus difficile dans certains cas de trouver des raisons que des juges de paix et des gardes champêtres, et voila pourquoi le procédé plébiscitaire est le plus commode de tous.

Dans la constitution d’un pays libre, il y a toujours une part de mystère. En apparence, un roi constitutionnel et le président d’une république ne peuvent rien ; en réalité, ils peuvent beaucoup. S’ils n’ont pas le droit d’imposer leurs volontés, ils ne laissent pas d’exercer sur les affaires une influence d’autant plus efficace qu’elle est secrète et partant hors d’atteinte, et s’ils ont le génie de leur état, ils unissent par préférer à l’autorité qui se montre l’influence qui se cache. — « La royauté anglaise, a dit M. Bagehot, n’a guère que des fonctions latentes. Elle paraît commander, jamais elle ne paraît lutter. Elle est ordinairement cachée comme un mystère, quelquefois elle attire les yeux comme un grand spectacle ; mais jamais elle n’est mêlée aux conflits. La nation se divise en partis, la couronne demeure en dehors de tous, son isolement apparent la préserve des hostilités et des profanations, et loi permet de se gagner à la fois l’affection des partis contraires. » Depuis le 16 mai, la constitution de 1875 a perdu son mystère. M. le maréchal de Mac-Mahon a préféré le pouvoir à l’influence ; il a renoncé à son rôle d’arbitre et de modérateur des partis. Il s’est découvert, il est descendu dans la lice, il est intervenu dans la politique en tenant à la main une lettre qui n’était pas contre-signée. Il a dit à la nation : — La chambre ne veut pas ce que je veux, et ce qu’elle veut, je ne le veux pas ; décidez entre elle et moi. Je suis d’avance certain de votre décision ; avertis par moi, vous élirez pour vos mandataires « ceux qui promettront de me seconder. » — C’est un plébiscite que le maréchal demande au corps électoral ; il aura dans tous les arrondissemens ses candidats personnels, c’est dire qu’il sera lui-même candidat dans les 36,000 communes de France. Eux ou moi ! choisissez. Voilà son premier et son dernier mot.

Si la méthode plébiscitaire est d’une grande commodité pour ceux qui la pratiquent avec adresse, elle a cependant ses inconvéniens, dont le plus grave est que le pays qui se laisse mettre à ce régime inspire beaucoup de défiance à ses voisins, car cette méthode est favorable à la politique d’aventures. Dans une société régie par des plébiscites, la vie circule d’une façon irrégulière et désordonnée ; tantôt le gouvernement est menacé d’anémie, tantôt il souffre d’une abondance subite d’humeurs, d’un afflux de sang au cerveau. Lorsqu’il a interrogé à sa manière le corps électoral et que six millions de voix lui ont donné raison, il se sent en possession d’une force irrésistible, d’une sorte d’omnipotence, dont il est tenté d’abuser, et il est d’autant plus libre de s’abandonner à ses fantaisies qu’il se décharge sur la nation de la responsabilité de ses audaces, qu’elle n’avait pas prévues. — Je t’ai consultée, et tu m’as répondu, peut-il lui dire. — Elle objecterait en vain que la question était mal posée, qu’au surplus on n’a pas entendu sa réponse dans le vrai sens, qu’on lui fait dire ce qu’elle n’a pas dit. De quoi lui serviraient ces explications ? La prérogative du gouvernement est de poser et de rédiger les questions comme il lui convient ; le droit des électeurs est de dire oui ou non ; le plus souvent ils disent oui, et le gouvernement en conclut tout ce qu’il lui plaît. Pendant ces dernières années, l’étranger voyait clair dans les affaires de la France, et il était pleinement rassuré sur ses intentions. On savait que la nation voulait la paix, que, tant qu’elle aurait la libre disposition d’elle-même, elle tiendrait à distance les aventuriers, et qu’elle avait choisi pour la représenter une chambre attentive à ne rien dire, à ne rien faire qui pût inquiéter l’Europe. Depuis le 16 mai, l’Europe ne sait plus à quoi s’en tenir ; elle est dans le doute et dans l’attente, elle se dit : Que trame-t-on dans les coulisses de Versailles ? — Et ceux qui n’aiment pas la France cherchent à la rendre suspecte en manifestant bruyamment les inquiétudes qu’ils éprouvent ou qu’ils affectent d’éprouver.

A la vérité, M. Brunet, ministre de l’instruction publique, tient pour certain que la France n’a point d’ennemis, et il a exprimé sa conviction dans le style qui lui est particulier. Il a protesté devant le sénat que « la France ne songerait jamais à faire la guerre à autrui, que son attitude était franchement, loyalement, acquise à la paix, » et que par conséquent elle n’avait à redouter « aucune agression extérieure. » — « Je cherché en vain parmi nos puissances alliées, s’est-il écrié, laquelle mériterait cette suprême offense que l’on pût penser d’elle qu’elle voulut nous déclarer la guerre. » Voltaire prétendait que nous avons un bon et un mauvais œil, que l’un nous sert à voir les biens et l’autre les maux de la vie, mais que bien des gens ont la fâcheuse habitude de fermer le premier. Voilà un reproche qu’on ne peut faire à M. Brunet. Si son mauvais œil lui fait voir en France « un précipice béant, » il emploie son bon œil à regarder ce qui se passe « chez nos puissances alliées, » et par delà la frontière il voit tout en beau. Nous pensons comme lui que le nouveau ministère a les dispositions les plus pacifiques, que son patriotisme condamne énergiquement toute entreprise qui pourrait compromettre la sécurité de la France. Nous croyons aussi que les malveillans du dehors, qui attribuent à la politique du 17 mai des arrière-pensées dangereuses pour la paix de l’Europe, sont moins inquiets qu’ils n’en ont l’air ; mais nous n’ignorons pas que de toutes les figures de rhétorique la répétition est la plus puissante, et nous savons ce que répètent tous les jours certains journaux. — La France, disent-ils, en est revenue au régime du gouvernement personnel ; les déclarations faites au sénat par les nouveaux ministres nous ont appris que désormais le maréchal de Mac-Mahon prendrait pour règle de sa conduite ce qu’il croit devoir « à sa conscience, à sa dignité, à la gloire de son nom, » et à la volonté du pays, qu’il se réserve le droit d’interpréter. Le régime plébiscitaire est le régime des entreprises et des surprises. Deux mois après le plébiscite du 8 mai 1870, le gouvernement impérial déclarait la guerre à la Prusse. Si M. de Mac-Mahon réussit à obtenir des électeurs la réponse qu’il désire, il se sentira si fort qu’ayant réussi dans son aventure au dedans, l’envie lui viendra d’en essayer une au dehors. L’église compte sur lui, Elle a eu la main dans la crise du 16 mai, elle a travaillé à nouer la coalition, c’est elle qui a lié les épées ; sa joie triomphante, qu’elle n’a pu contenir, a trahi les secrets de son âme et prouvé jusqu’à l’évidence sa complicité. Hic fecit qui gaudet.

Les amis de la France ne prennent point au sérieux les appréhensions intéressées de ses ennemis ; celles qu’ils éprouvent sont fort différentes. Ils savent que les circonstances sont bien changées, que la situation de M. le maréchal de Mac-Mahon en 1877 n’a rien de commun avec la situation de l’empereur Napoléon III en 1870, et il ne peut leur venir à l’esprit qu’un triomphe électoral ait pour effet de fortifier le gouvernement du 17 mai jusqu’à le rendre capable d’une imprudence. En admettant même qu’il couronne par la victoire la plus éclatante la campagne qu’il vient d’ouvrir, on peut craindre qu’il ne soit au lendemain de cette victoire le gouvernement le plus faible qu’ait eu la France de puis ses malheurs, car rien n’est plus faible qu’un gouvernement fondé sur le terrain mouvant d’une coalition. Le 16 mai, une main loyale, mais imprudente, a rouvert la boîte aux espérances ; le pays, qui a besoin tout à la fois de travailler et de se reposer, se flattait que cette boite resterait fermée quelque temps encore ; on l’a rouverte, le mal est irréparable, et la république française est de nouveau, en proie à l’anarchie des espérances monarchiques. On a rendu aux partis dès cette heure le droit d’espérer, et le ministère s’est engagé, à ne rien, faire qui pût contrarier leurs desseins, leurs chimères : et leurs complots ; c’est à cette condition seulement qu’il pouvait se procurer leur appui. Quand il aura vaincu par leur secours et que viendra le jour du partage et du règlement des. comptes, comment s’y prendra-t-il pour les satisfaire ? comment s’y prendra-t-il pour les tromper ? Aujourd’hui ils lui disent : Qui n’est pas contre moi est avec moi. Tôt ou tard ils lui diront : Qui n’est pas avec moi est contre moi. Refermera-t-il la boîte ? Il faudrait une main de fer pour cela. La laissera-t-il ouverte ? triste sort que celui d’un peuple qui n’est pas assuré du lendemain et qui tue son avenir à force de le discuter ! — « Nous craignons, que la France, disait l’autre jour un journal ministériel autrichien, la Presse de Vienne, ne soit détournée par des coups de force de sa voie pacifique à l’intérieur, qu’elle ne devienne une fois encore la proie des conflits dynastiques, de l’obscurantisme et de vaines ambitions, et qu’ainsi elle ne s’exclue par sa faute de la communauté des peuples modernes, qu’elle ne glisse irrésistiblement vers l’abîme des guerres civiles et de la dissolution intérieure, où périssent toutes les nations qui ne savent pas se gouverner elles-mêmes ; puisse le bon génie de la France la préserver d’un pareil sort ! »

La France reconnaîtra-t-elle son bon génie dans le ministère du 17 mai ? S’il parvenait à lui donner par sa victoire un gouvernement fort, qui eût des amis en Europe, il pourrait se vanter d’avoir résolu un problème bien difficile, et son succès ferait le plus grand honneur à l’habileté connue de l’homme distingué qui le préside. Ceux qui pensent que ce ministère est né dans de fâcheuses conjonctures, qu’une mauvaise étoile a lui sur son berceau et qu’il est condamné par la fatalité des circonstances à être toujours faible et toujours suspect, estiment que le plus grand service qu’il puisse rendre à la France est de ne pas réussir, et ils lui souhaitent patriotiquement la bonne fortune d’un insuccès.


G. VALBERT.

  1. La Constitution anglaise, par Bagehot, p. VIII et 339 de la traduction française.