La Crise en Angleterre - à propos de la Réforme, les Trade's Unions et le Parlement des ouvriers

La bibliothèque libre.
La Crise en Angleterre - à propos de la Réforme, les Trade's Unions et le Parlement des ouvriers
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 940-964).
UNE
CRISE EN ANGLETERRE
A PROPOS DE LA REFORME

La Grande-Bretagne présente un spectacle bien rare et bien instructif, celui d’un pays qui depuis près de deux siècles n’a pas éprouvé de révolution. Cet heureux privilège de l’Angleterre, qui a tant contribué à sa puissance, et qui suffirait seul pour expliquer sa prospérité, est principalement dû à cette admirable soupape de sûreté qu’on appelle le parlement, et qui, lorsque la tension intérieure est trop forte, s’ouvre pour laisser échapper la vapeur. Ce n’est pas sans faire craindre parfois pour la stabilité de l’appareil tout entier que l’opération s’accomplit, car la soupape a plusieurs clés confiées à différens gardiens : la chambre des communes, la chambre des lords et la couronne, qui ne sont pas toujours unanimes sur la question de savoir à quel moment précis il devient nécessaire de lâcher la vapeur ; mais de tels dissentimens ne sont jamais de longue durée, car l’arbitre suprême du pays, l’opinion publique, finit par mettre tout le monde d’accord.

Dans une de ces comédies politiques qu’il écrivit lorsque les excès de la démagogie l’eurent porté à faire volte-face, et que les Italiens ont eu peut-être le tort de laisser tomber dans l’oubli, Alfieri, voulant mettre en scène sous une forme allégorique très transparente la constitution anglaise, dont il était devenu grand admirateur, ne semble pas avoir admis la possibilité que les gardiens des trois clés se missent en guerre l’un contre l’autre, ou que l’un d’eux devînt absolument prépondérant dans l’état. La crise que traverse en ce moment l’Angleterre à propos de la réforme électorale est-elle de nature à causer de sérieuses alarmes à ceux qui considèrent ce pays comme le plus ferme appui de la liberté en Europe ? Cette crise est-elle de nature à réjouir les partisans des anciennes idées qui ont toujours vu dans la constitution anglaise une menace permanente pour le repos du continent ? Lorsqu’il y a un demi-siècle le beau-père de Napoléon laissait tomber du haut de son trône impérial ces célèbres paroles : totus mundus stultizat, il était plus préoccupé de la constitution de la puissante Angleterre que de ces œuvres éphémères du carbonarisme méridional dont quelques régimens de Croates suffisaient alors pour avoir raison ; mais depuis le monde a marché, et des révolutions sans nombre ont fait prévaloir un ordre de choses qui, s’il est loin d’être partout le meilleur possible, s’il n’a pas toujours profité à la cause de la liberté, tend généralement à donner satisfaction aux aspirations des sociétés modernes vers la démocratie. Suivre ce mouvement en le réglant de façon à éviter les secousses trop brusques, satisfaire aux besoins et aux droits des masses laborieuses sans mettre les destinées de la nation à la merci d’une foule mobile et dénuée d’instruction, conserver aux classes éclairées l’influence sans laquelle le monde serait menacé de retomber dans la barbarie, empêcher enfin les intérêts matériels de devenir brutalement prépondérans dans la société au détriment des lois impérissables de la justice et de la morale, — voilà le problème que l’Angleterre s’applique à résoudre aujourd’hui.

Les difficultés d’une telle entreprise, au succès de laquelle s’associent par leurs vœux tous les amis de la liberté, ne peuvent être bien comprises que par ceux qui ont observé à fond l’état social et les mœurs d’un pays si différent des autres contrées de l’Europe. Cette longue et difficile étude d’un peuple sérieux doit être faite sérieusement et avec une entière liberté d’esprit. Qu’on ne se hâte pas de juger l’Angleterre d’après quelques vulgaires apparences ; il ne faut pas croire qu’on a compris ses lois lorsqu’on a ri dans Chancery-Lane de la perruque des avocats, ni supposer que ses institutions religieuses se résument en ceci, qu’il faut se contenter de pain rassis le dimanche.

Claude Lorrain disait que la chose la plus importante pour un paysagiste est de savoir s’asseoir. C’est surtout avant de se livrer à l’étude d’un pays de contrastes et d’anomalies comme l’Angleterre que le choix du point de vue est une affaire de première nécessité ; autrement comment se garantir des illusions qui seraient le résultat infaillible du moindre oubli des règles de cette perspective morale ? Supposons par exemple qu’après avoir vu un homme tel que M. Peabody donner dans la Cité, simplement et sans phrases, 4 millions de francs pour une œuvre de charité, un voyageur marchant dans Cheapside s’aperçoive que tout le monde s’écarte d’un malheureux couvert de haillons et prêt à expirer d’inanition et de froid ; s’il ne sait pas qu’encourager la mendicité est considéré comme une mauvaise action en Angleterre, que devra-t-il admirer le plus de la générosité du philanthrope ou de l’impassibilité des passans ? Et quel sera son étonnement lorsqu’entrant chez un libraire, dans un pays où le respect pour la liberté de la presse est poussé aux dernières limités, il apprendra que deux ou trois personnes seulement ont le droit d’imprimer la Bible sans commentaire ? Après tout le bruit qu’ont fait les Essais et Revues, après l’appui donné à l’évêque Colenso par les premiers magistrats du royaume, notre voyageur pourrait être induit à supposer que la Bible a perdu son autorité en Angleterre ; mais il changera bientôt d’avis en voyant une fraction de la chambre des communes, au moment de se séparer l’année dernière du ministère Russell, prendre le plus naturellement du monde le nom d’adullamite uniquement parce que dans le premier livre de Samuel il est dit que les mécontens allèrent rejoindre David dans la caverne d’Adullam. Enfin si, pour échapper aux cris tumultueux qui s’élèvent contre l’aristocratie et les tories dans certains squares de Londres, ce même voyageur entre dans une église, il entendra une prière spéciale, qui à pareille heure se répète partout dans les trois royaumes, adressée à l’Éternel par un peuple entier pour la conservation de l’aristocratie. Alors, au lieu de dire, comme on le fait trop souvent, comment peut-on être Persan ? notre voyageur, que l’expérience aura rendu sage, s’apercevra que ce n’est ni en quelques jours ni en quelques semaines qu’on peut parvenir à connaître l’état social et les mœurs d’une nation dont l’originalité égale au moins la grandeur.

Cette absence de révolutions, dont l’Angleterre a tant profité, a eu cependant pour effet de laisser subsister une masse énorme d’imperfections, de défauts, d’abus même, dans un pays où, contrairement à ce qu’on voit trop souvent dans le reste de l’Europe, ce qui est ancien est généralement respecté. Tant que ces abus ne deviennent pas intolérables, tant que de nobles cœurs, un Howard, un Wilberforce par exemple, ne se vouent pas corps et âme à quelque œuvre de réparation, la loi continue à être appliquée, même lorsqu’elle est directement en opposition avec les idées modernes, et que par exemple elle fait condamner plus rigoureusement qu’on ne le ferait à Rome un paysan qui, aux approches d’un orage, aura rentré ses foins un dimanche. Par suite du manque de centralisation administrative, chose dont les Anglais sont fort peu admirateurs, par suite de l’initiative individuelle dont chaque pair, chaque député use à son gré, tout en Angleterre vient aboutir au parlement, et donne une physionomie particulière à ses discussions.

Ce n’est pas seulement par quelques détails de costume et de tenue que ces séances se distinguent de celles des assemblées politiques du continent. Une différence plus essentielle consiste en ceci : c’est qu’au lieu de ne traiter, comme en France, qu’un seul sujet à la fois, et de ne passer à un autre qu’après que le précédent aura été épuisé, les Anglais peuvent discuter successivement, dans la même séance plusieurs questions différentes, même sans en résoudre aucune. Il faudrait des pages entières pour enregistrer les titres, seulement des propositions de loi dont on peut s’occuper dans une même soirée à la chambre des communes. Pour ne citer qu’un seul exemple, pris au hasard, dans la séance du 11 mars dernier, pendant qu’à la chambre des pairs le comte de Shaftesbury présentait son singulier projet de loi au sujet du costume des pasteurs dans les églises, et que lord Russell bataillait avec lord Derby à propos de la réforme électorale, la chambre des communes avait à s’occuper, outre les pétitions, de vingt et une affaires différentes, telles que projets de loi, motions, interpellations, etc. Les Anglais savent ménager le temps et ne font guère de discours inutiles ; cependant ce n’est qu’en prolongeant souvent les séances fort avant dans la nuit qu’il leur est possible de suffire à tant de travaux.

La convention nationale, au moment où elle avait à se défendre contre l’Europe entière, rendit un jour un décret permettant aux Français de porter des culottes. En Angleterre, la chambre des communes, le même jour où elle aura examiné l’opportunité d’une expédition en Chine, devra s’occuper d’une loi sur les orgues de Barbarie où de la nécessité de défendre aux house-maids de monter sur l’appui des fenêtres pour laver les carreaux. Ainsi, par exemple, l’on s’attend à une discussion fort piquante le jour où l’on devra statuer sur une pétition présentée récemment, dans laquelle trois cents habitans de Southwark demandent l’abolition des lois qui punissent l’emploi de fausses mesures et de faux poids dans les boutiques. On assure qu’un des pétitionnaires, homme en apparence fort pieux, se servait d’une petite brochure religieuse collée sous un des plats de ses balances pour tromper ses pratiques. Malgré son excentricité, il est douteux que cette pétition excite l’hilarité avec laquelle elle serait accueillie sur le continent. Il n’est point de sujet oiseux ou ridicule. La gravité est sœur de l’impartialité : se départir de l’une ou de l’autre, serait manquer à ce fair play dont les Anglais sont si justement fiers. C’est ce même sentiment d’impartialité, poussé parfois, jusqu’à l’excès, qui a porté Macaulay à faire une sorte de panégyrique de Warren Hastings, et qui permet aujourd’hui à sir Cecil Beadon, sous-gouverneur du Bengale, de publier, sans exciter un cri universel de réprobation, les motifs d’économie politique en vertu desquels il s’est dispensé de porter secours à un million d’Indiens mourant de faim dans Orissa.

Bien qu’amenant tout au grand jour d’une libre discussion, au lieu de tout concentrer entre les mains d’agens non responsables du pouvoir, cette grande centralisation parlementaire peut sembler excessive quand on considère la masse énorme d’affaires, d’importance relativement fort inégale, dont les chambres anglaises se trouvent ainsi surchargées. Dans un de ses admirables dialogues, Galilée, qui écrivait à une époque où les poèmes de chevalerie étaient très populaires et qui les aimait passionnément lui-même, s’est demandé pourquoi la nature n’avait pas créé de ces hommes gigantesques, de ces animaux aux dimensions colossales, qu’au dire des romanciers tout chevalier, errant était sûr de rencontrer en entrant dans le premier bois venu. Le savant toscan, sans résoudre la question, y répond ainsi : La texture des différentes parties d’un animal étant donnée et les lois de son organisation restant les mêmes, il y a une limite de taille que les membres du géant ne sauraient dépasser sans se briser par leur propre poids. Au moral comme au physique, tout dans la nature est soumis à des lois analogues, et il est impossible qu’une trop grande multiplicité de travaux ne nuise point à l’expédition des affaires. A propos d’une échauffourée de nuit qui eut lieu en Allemagne, Napoléon a dit quelque part : « Il n’y a pas de petits incidens à la guerre. » Les Anglais ne semblent admettre de petits incidens en rien. Ils racontent avec satisfaction aux étrangers que, dans une grande maison de banque de Londres où tous les jours on remue des millions, les comptes ayant présenté un soir une erreur d’un penny (dix centimes), personne ne quitta l’établissement que le malheureux penny ne fût retrouvé, — le lendemain matin. De vieux Romains seraient allés souper en disant : Le prêteur ne s’occupe pas de minuties ; mais les Anglais l’entendent différemment. Cela peut être bon une fois chez un banquier pour inculquer aux commis la nécessité de l’exactitude. Appliquées aux affaires d’un grand pays, ces habitudes minutieuses semblent excessives, et il est permis de supposer que si lord Palmerston, par exemple, avait donné moins de temps et d’importance à des affaires subalternes, il lui serait resté plus de loisir pour s’occuper de questions de première gravité, qu’il pouvait traiter dans des temps calmes, et qu’il a léguées à ses successeurs, forcés d’en chercher la solution dans des momens de grande agitation.

Nous sommes un peuple pratique, disent les Anglais, et, conformément à cet axiome, après avoir mis en grande cérémonie le vieux Palm à Westminster, ils marchent maintenant dans des voies tout à fait différentes de celles que suivait leur ministre favori. Ce n’est pas seulement dans la grande question de la réforme, à laquelle il aurait pu donner facilement une solution pacifique, qu’ils sont forcés de reconnaître combien il a fait fausse route. La question d’Orient vient d’entrer dans une phase qui pourrait bien mettre à néant tous les sacrifices que l’Angleterre lui a faits sous l’inspiration ou sous la conduite de son trop léger pilote. L’organisation de l’armée, l’armement de la flotte, ce qu’on appelle le ritualisme, et qui est si intimement lié aux institutions religieuses du pays, l’Irlande, les trade’s unions, ces associations ouvrières si menaçantes, sans lesquelles la réforme électorale n’offrirait guère de difficultés, sont autant d’affaires capitales dont on reproche à lord Palmerston de ne pas s’être sérieusement occupé. C’est au principe des nationalités, si hautement soutenu par lui, que les Anglais sont forcés d’attribuer l’affaiblissement mortel de la Turquie et les troubles de l’Irlande. A la vérité l’orgueil britannique se révolte avec raison à l’idée de voir comparer les Anglais en Irlande aux Russes en Pologne ; mais les fenians parlent différemment, et ils espèrent toujours qu’un autre Garibaldi arrivant de New-York dans des temps de trouble et de guerre pourra soustraire leur pays à ce qu’ils appellent le joug de l’Angleterre ; mais les Garibaldi sont rares, et le gouvernement anglais est plus fort que ne l’était le roi de Naples.

L’on essaierait en vain d’exposer en quelques pages le système électoral de l’Angleterre. Comme toutes les autres choses de ce pays, ce système offre les anomalies les plus singulières. Fondé généralement sur l’impôt, le droit électoral s’acquiert à des conditions diverses dans les villes et dans les campagnes, et il s’exerce aussi de la part de certaines corporations de la façon la plus bizarre ; un seul fait le prouvera. Dans le comté de Durham, tous les fils des marchands de draps, des merciers et des tailleurs sont électeurs de droit ; mais, pour les autres marchands, il n’y a que le fils aîné qui puisse voter. En augmentant beaucoup le nombre des votans, la réforme électorale de 1832 n’introduisit guère plus d’uniformité dans le système. Elle eut pour objet de faire passer en grande partie dans les classes moyennes le gouvernement du pays, qui auparavant était presque exclusivement entre les mains de l’aristocratie, et le but qu’on se proposait était si spécial, qu’on ne remarqua pas dans le moment que, par suite de cette réforme (lord Russell l’a reconnu récemment à la chambre des lords), cinquante-sept mille individus appartenant aux classes inférieures allaient perdre le droit de voter.

Cinq projets de loi pour la réforme électorale ont été présentés au parlement depuis quinze ans ; mais cette réforme semblait d’abord si peu urgente, que les deux premiers, en 1852 et en 1854, ne furent même pas discutés, et que deux autres projets, en 1859 et en 1860, tombèrent devant l’indifférence du pays. C’est seulement depuis l’année dernière que cette affaire a été sérieusement débattue. On sait ce qui est arrivé. Le parti conservateur s’étant lentement, mais progressivement fortifié dans les élections partielles, et l’opinion générale étant que les tories ne tarderaient pas à recueillir l’héritage de lord Palmerston, lord Russell et M. Gladstone cherchèrent un appui dans la popularité que leur donnerait une large réformer électorale. S’ils n’avaient pas commis la faute de suivre les avis de M. Bright, chef de la petite coterie ultra-libérale dans la chambre des communes, la réforme aurait été adoptée sans grande difficulté, car on admettait généralement l’opportunité d’abaisser le cens électoral en faveur de ces classes ouvrières qui contribuent si largement à la prospérité et à la force du pays. Malheureusement, comme cela arrivé trop souvent aux chefs populaires, M. Bright n’était point libre. Il était poussé lui-même par le parti radical, qui demandait le suffrage universel, et qui, à défaut de cela, exigeait, comme un à-acompte et toutes affaires cessantes, un tel abaissement du cens électoral, que la démocratie encore peu éclairée aurait été portée d’un seul bond au gouvernement du pays ; mais le parlement avait des vues plus sages, et, dans l’intention de réformer réellement la représentation nationale, il demandait au ministère de compléter la loi par d’autres mesures non moins importantes, telles par exemple qu’une meilleure distribution des collèges électoraux. Les impatiens ne voulurent rien rabattre de leurs prétentions, le parti libéral se partagea, les mécontens (les adullamites) abandonnèrent le ministère, et celui-ci, qui aurait eu besoin d’une forte majorité pour rendre probable l’adoption de la mesure par la chambre des pairs, dut laisser à lord Derby la tâche, devenue de plus en plus scabreuse, de présenter une loi qui pût être acceptée.

Cette tâche difficile pour le cabinet de lord Derby, de lutter contre l’opposition dans le parlement, se trouve encore aggravée par une autre circonstance. Le chef du parti conservateur se voit attaqué de tous côtés par des ennemis nombreux, fortement organisés, disposant d’immenses ressources, et que, d’après les lois anglaises, il n’a aucun moyen de combattre. C’est la démocratie tout entière qui, dans les journaux, dans les sociétés populaires, sur la place publique, réclame le droit électoral, et qui le réclame surtout pour les ouvriers sans nombre composant les trade’s unions, ces associations d’ouvriers plus nombreuses et plus riches que ne le furent jamais les ordres monastiques, et qui en ce moment se croient en mesure de dicter la loi au pays. Des gens qui se disent bien informés prétendent que les ouvriers de la Grande-Bretagne gagnent dans leur ensemble la somme incroyable de 10 milliards de francs par an. Dans les villes du moins, on peut affirmer que les trade’s unions embrassent la presque totalité des ouvriers. Ils ont leurs représentans, leurs chefs, et ils sont soumis à un pouvoir central qu’ils appellent l’executif. Ce n’est pas seulement pour le plaisir de connaître les règlemens de ces associations, qu’on dit très singuliers, qu’une commission d’enquête vient d’être instituée. Le désir de savoir si véritablement, comme on l’affirme, il est défendu aux maçons en briques (the brick masons), par exemple, de porter à la fois des choses différentes dans les deux mains, de crainte de faire avancer trop vite le travail, n’aurait jamais amené le parlement à intervenir dans une affaire si intimement liée avec le droit d’association, droit que l’on considère comme une des bases fondamentales des libertés de l’Angleterre. Ce sont les grèves (strikes) si multipliées et si nuisibles au libre développement de l’industrie, ce sont les interdits jetés sur les établissemens où l’on essaierait d’employer des ouvriers n’appartenant pas aux unions, ce sont les moyens d’intimidation dont on use envers les récalcitrans, c’est ce gouvernement souterrain dont les effets se font sentir partout sans qu’on puisse le saisir nulle part, ce sont ces crimes mystérieux pour lesquels Sheffield est devenu si tristement célèbre, c’est enfin la tyrannie du grand nombre et de la force brutale exercée sans contrôle et sans appel, — c’est tout cela qui a porté le parlement à ordonner une enquête qui naturellement déplaît aux unions et excite leurs alarmes.

On sait comment les grèves s’organisent. Lorsque des ouvriers faisant un même métier croient avoir le droit de réclamer une augmentation de paie ou une diminution dans les heures de travail, ils formulent leurs griefs, et si leurs demandes ne sont pas accueillies, ils cessent simultanément leurs travaux, parfois sur toute l’étendue de l’Angleterre, mettant en interdit les ateliers qu’ils viennent d’abandonner, et cherchant par tous les moyens à empêcher que d’autres ouvriers ne prennent leur place. S’ils étaient livrés à eux-mêmes, s’ils ne recevaient pas de secours étrangers, la misère les forcerait bientôt à reprendre les instrumens de leur travail ; mais si ces ouvriers appartiennent, comme il arrive le plus souvent, aux trade’s unions, les autres métiers examinent leurs griefs et les discutent dans des réunions qu’ils appellent en toutes lettres leur parlement. A la suite de différentes délibérations prises en assemblée générale dans les grands centres de population, en remontant d’échelon en échelon par des délégués jusqu’au pouvoir exécutif, on finit par décider si la grève de tel ou tel métier recevra, oui ou non, l’appui des unions. Les secours que peuvent distribuer celles-ci par le moyen de petites retenues individuelles permettent aux ouvriers que les unions prennent sous leur protection de prolonger la grève, et par conséquent de vivre dans une oisiveté qui est nécessairement une source de misère et de démoralisation. C’est un long duel entre les ouvriers et les maîtres, pendant lequel les combattans se regardent dans le blanc des yeux pour savoir qui mourra de faim le premier. Ces grèves, dirigées par des mains occultes, éclatent au moment où l’on s’y attend le moins, et prennent parfois des dimensions vraiment formidables. Ces jours derniers, l’Angleterre a vu les premiers effets d’un chômage qui n’a duré qu’un seul jour, mais qu’on dit devoir se reproduire ; s’il avait continué à se propager de proche en proche, il aurait arrêté le mouvement sur tous les chemins de fer à la fois. On conçoit quel est le danger, ne fût-ce qu’au point de vue économique, d’un état de choses qui fait perdre chaque année des sommes énormes à un pays vivant principalement sur la rapidité du travail et sur le roulement des capitaux. Et pourtant la perte du travail et la stérilité du capital ne constituent qu’une faible portion du mal que font les grèves. La dégradation d’ouvriers s’accoutumant à vivre sans travailler du produit des aumônes qu’ils reçoivent de ceux qui travaillent, les sentimens d’animosité, de haine violente même, qui en résultent entre les ouvriers et les maîtres, deux classes qui auraient besoin de vivre en parfaite harmonie, en sont des conséquences encore plus funestes.

Ce n’est pas seulement sous le rapport économique et moral que les trade’s unions exercent une action si considérable sur la société anglaise. Le plus grand danger de la crise actuelle est peut-être dans le caractère politique qu’elles ont pris dernièrement. L’autre jour, le président de la Reform league, M. Beales, en se présentant à la commission d’enquête instituée à propos de ces associations, a déclaré purement et simplement qu’il était délégué par huit cent mille hommes ! Et cette assertion, reproduite par tous les journaux, n’a provoqué aucune surprise. Si c’était une armée de soldats, il y aurait peu d’espoir de la vaincre en bataille, pourtant on pourrait essayer ; mais que dire de huit cent mille hommes contre lesquels on ne peut employer aucune arme, aucune force légale, et qui en général ne sont guère assez éclairés pour comprendre d’autre argument que celui du nombre ? Au XVIIe siècle, Pascal disait : il a quatre valets. Que dirait-il aujourd’hui, s’il voyait huit cent mille unionistes réclamer la réforme électorale ?

Il est plus facile de trouver des capucins que des raisons, a dit aussi l’auteur des Provinciales. L’avenir montrera si les résolutions prises aujourd’hui dans Trafalgar-Square par une majorité d’ouvriers sont plus raisonnables que celles que prenait, à la Soronne une majorité de capucins il y a deux siècles. Il serait permis d’en douter, si l’on s’en tenait à certains faits assez significatifs, dont la généralité du public n’est pas suffisamment informée, mais qu’il n’est pas possible de mettre en doute : nous voulons parler du système protecteur que dans chaque métier les ouvriers entendent appliquer à leur manière, et qui porte par exemple les ouvriers tailleurs à abandonner et mettre en interdit les ateliers où l’on se sert de machines à coudre. Un symptôme beaucoup plus grave s’est révélé dernièrement à propos d’une association qui s’est formée contre l’ivrognerie, et à laquelle appartiennent des hommes éminens de toutes les croyances religieuses. Dans une séance de cette société, l’archevêque catholique Manning faisait remarquer que dans cette pauvre Irlande si peu considérée par les Anglais on avait volontairement cessé, en deux diocèses, d’aller au cabaret les jours de fête. « En Angleterre, ajoutait-il, ne pourrait-on prendre des mesures pour empêcher les ouvriers de jeter le dimanche dans ces repaires de misère et de corruption leur salaire de la semaine, reçu le samedi soir ? » La réponse ne s’est pas fait attendre. Le 6 mars dernier, un journal qui se tire à plus de cent trente mille exemplaires par jour, et qui est, avec le Star, l’organe spécial des classes ouvrières, le Daily Telegraph, a fait cette simple déclaration qu’il a eu soin d’imprimer en italique : en deux mots, nous ne voulons pas. Sans doute tous les ouvriers ne sont pas également protecteurs de l’ivrognerie, et l’on annonce qu’une députation s’est présentée à Carlton-House pour demander à M. Gladstone d’appuyer les efforts de M. Manning. Malheureusement cet ancien chancelier de l’échiquier semble avoir tellement besoin du suffrage populaire, qu’ayant vu combien le parti des ivrognes est nombreux, il a dû refuser, sans doute à regret, de s’unir au parti opposé.

Quoi qu’il en soit, les masses ouvrières frappent dans ce moment aux portes du parlement avec une énergie qui paraît devoir renverser tous les obstacles. Si les ouvriers obtiennent tout ce qu’ils demandent, les classes moyennes, au profit desquelles s’était faite la grande réforme électorale de 1832, auront perdu le pouvoir après l’avoir gardé trente-cinq ans. Y a-t-il dans les mœurs, dans les besoins, dans les intérêts, dans le caractère des classes moyennes quelque chose qui les rende peu propres au gouvernement d’un pays, et qui les force, ici après dix-huit ans, là après trente-cinq ans, à abdiquer en faveur de la démocratie ? C’est une question que nous n’avons pas à discuter ici. Un fait cependant doit frapper tout le monde, c’est la faiblesse extrême de la résistance à une attaque qui chaque jour devient plus redoutable, et surtout l’affaiblissement graduel du respect pour la légalité, respect qui semblait inné chez les Anglais, et qu’ils ne séparaient jamais de cet axiome : personne ne doit se faire justice par soi-même. Ceux qui ont vu la grande démonstration chartiste du 10 avril 1848, et qui à dix-huit ans de distance ont pu visiter de nouveau Londres après l’explosion populaire de l’été dernier dont Hyde-Park garde encore les tracés, savent à quoi s’en tenir sur ce point. En 1848, il ne s’agissait de rien moins que de renverser la constitution ; tout Londres était en émoi, et l’on s’attendait aux dernières violences. Le matin de bonne heure, on vit des colonnes chartistes, descendant, drapeau déployé, cette grande rue d’Edgeware-Road, se diriger vers l’entrée de Hyde-Park où est maintenant Marble-Arch. Contre l’ordinaire, la grille était fermée, et il y avait au coin une petite affiche qui disait que cette fermeture avait lieu par ordre des gardiens. Le parc était vide, il n’y avait personne pour en défendre l’accès, et à cette époque un enfant aurait pu sauter par-dessus l’enceinte. La colonne chartiste s’arrêta ; l’affiche fut lue, et sans faire aucune démonstration, sans pousser le moindre cri, cette colonne, prenant à gauche, entra tranquillement dans Oxford-street. L’émeute était vaincue sans coup férir. Noyés dans d’immenses flots de citoyens qui, se faisant gardiens volontaires de l’ordre public, avaient tous un staff de constable à la main, les chartistes disparurent, et la révolution qui avait triomphé sur toutes les places publiques de l’Europe fut écrasée à Londres sous le poids du ridicule.

En 1866, les choses avaient bien changé. Non-seulement la foule ne voulut pas admettre qu’on pût fermer Hyde-Park à ses démonstrations tumultueuses, mais, se faisant ce qu’elle appelait justice, au lieu de s’en remettre à la décision des magistrats, elle détruisit, dans une étendue de plusieurs kilomètres, les grilles d’enceinte du parc, blessa plus de trois cents constables, et ne se retira qu’après avoir commis des dégâts dont les traces ne sont que trop visibles encore. Bien que très déplorables, ces désordres matériels sont moins à regretter que l’effet moral de cette triste échauffourée, qui a montré les habitans de Londres permettant tranquillement aux dernières classes de la population de dévaster en 1866 les mêmes parcs que les chartistes de 1848 avaient respectés.

Bienheureux ceux qui pleurent, dit l’Évangile. Les hommes se fortifient et s’affinent dans l’adversité ; ils s’affaiblissent et se relâchent dans la prospérité. Une longue paix et l’accumulation des richesses qui en a été le premier effet n’ont pas permis peut-être au caractère anglo-saxon de conserver intacte sa force primitive. Les partis se sont rapprochés en s’affaiblissant. De nouveaux intérêts ont surgi, ils ont pris la place des anciennes divisions, les grandes majorités se sont modifiées, elles se sont presque balancées, et d’impatientes minorités, de remuantes coteries même, ont pris souvent un empire auquel naturellement elles n’auraient eu aucun droit. Bien qu’opposé à la réforme électorale, lord Palmerston a permis à deux membres de son cabinet, lord Russell et M. Gladstone, d’agiter continuellement devant le pays le drapeau d’une réforme qui ne devait pas aboutir. L’été dernier, la minorité radicale de la chambre des communes, qui, sous la direction de M. Bright, demandait uniquement l’extension du droit électoral afin de devenir maîtresse des élections, amena la chute du ministère whig, qui, s’il avait été libre, aurait présenté sur cette question un système complet, tel que le voulait le paye. Cette année, le cabinet tory a considérablement changé les plans de réforme d’après les vues de trois de ses membres qui ensuite se sont retirés en lui laissant l’embarras d’expliquer au public la cause de sa dangereuse versatilité.

On ne saurait trop insister sur cet ascendant prépondérant des minorités radicales, qui est le trait le plus caractéristique de la situation. Ce trait devient plus saillant encore à mesure que l’on porte son regard plus bas dans les degrés de l’échelle sociale. Partout on voit la majorité libérale débordée, paralysée. On en peut citer comme exemple la grande manifestation pour la réforme électorale qui eut lieu à Londres en décembre dernier. Bien qu’au lieu de présenter une masse de cent cinquante mille ouvriers, comme on l’avait annoncé, cette procession ne se composât tout au plus que de trente mille individus, l’ordre admirable du défilé et surtout la conduite de ces légions de travailleurs au moment où elles durent rétrograder sans avoir pu accomplir leur dessein étaient propres à inspirer une vraie sympathie, même à des adversaires politiques. Pourquoi donc ces soldats du travail, ces trade’s unions marchant joyeusement au pas de charge, animés par une musique militaire, chaque métier ayant son drapeau déployé, s’arrêtèrent-ils et rebroussèrent-ils chemin au lieu de se rendre à l’endroit du rendez-vous ? Ce fut l’acte d’une minorité, aussi peu estimable par la composition qu’insignifiante par le nombre, qui mit si brusquement un terme à cette démonstration. Avec une sagacité digne d’une meilleure cause, la partie de la population qu’on nomme en Angleterre les roughs, qu’en France on appellerait la canaille, saisissant immédiatement le point faible de l’affaire, comprit que, tant que cette procession s’avancerait sur de larges routes, tant qu’elle ne quitterait pas le grand chemin, il n’y aurait aucun espoir d’exercer un commerce lucratif, et que c’était seulement dans une ruelle étroite où devaient passer les ouvriers en quittant Fulham-Road pour se rendre au lieu du rendez-vous qu’il y aurait de bons coups à tenter. Entendre c’est obéir, disent les Orientaux ; le mot d’ordre donné on ne sait par qui, mais certainement donné par quelqu’un, fut suivi à la lettre, et l’on vit le matin, avant le défilé des ouvriers, cette interminable rue de Fulham-Road parcourue par des individus à mine suspecte marchant tous vers le lieu du rendez-vous, et que l’on prit d’abord pour des ouvriers peu fortunés qui ne se croyaient pas assez bien habillés pour figurer dans le grand cortège. Ces roughs prirent de bonne heure possession de la ruelle et la bloquèrent tellement que, sans leur permission, il devint presque impossible de la traverser. Quand les chefs de la procession se présentèrent, les uns à cheval, les autres en voiture, pour aller prendre les places qui leur étaient destinées, on les laissa s’engager au milieu d’un groupe d’hommes qui, les serrant bientôt de tous côtés, les dévalisèrent en plein jour avec la plus parfaite tranquillité, arrêtant les gens à cheval, ouvrant les portières des voitures pour prendre les montres de ceux qui étaient dedans, enfin agissant avec un ensemble et un sans-gêne dont ne peut se faire une idée quiconque ne sait pas de quoi les roughs de Londres sont capables. Ce qui serait de nature à étonner davantage, si l’on ne savait pas combien la foule, livrée à elle-même, est peu propre à faire respecter l’ordre, c’est qu’au lieu de balayer cette canaille par un seul mouvement en avant, ce qui leur était très facile, ces trente mille ouvriers battirent en retraite devant une minorité fort active, mais très peu considérable, et laissèrent leurs chefs débiter devant un imperceptible auditoire, leurs plans de réforme et leurs invectives contre le parlement.

Depuis lors, les roughs forment la majorité dans ces assemblées que M. Beales préside si souvent dans Trafalgar-Square, et où des résolutions prises au nom de la masse des ouvriers anglais ne sont votées en réalité que par une minorité infime. Là comme à Fulham, on doit regretter que les honnêtes ouvriers, qui sont en si grande majorité, ne sachent pas mettre à la raison une minorité de gens sans aveu faisant la montre et le mouchoir sous prétexte de politique.

En rendant compte d’une de ces séances, un journal sérieux racontait naguère qu’au moment où le président parlait de la réforme à la foule il fut interrompu par les cris d’un individu qu’on venait de jeter à terre pour lui prendre sa montre. L’orateur, se tournant alors de ce côté, dit ces simples paroles : Mes amis, ne faites pas tant de bruit ! Voilà le degré de résistance qu’on oppose à de telles minorités ! L’année dernière, après la déplorable scène de Hyde-Park, le Punch publia une caricature représentant un ouvrier grand, bien fait, d’une physionomie intelligente, qui, muni d’une grosse pierre et d’un bâton, tenait en respect une espèce de singe à figure humaine, un des roughs. Que nous ayons tort ou raison, disait l’ouvrier, nous ne voulons pas de votre secours. Il est à regretter que cette excellente leçon n’ait pas produit de meilleurs fruits. Assurément chacun serait bien aise de s’acheminer vers l’urne électorale en compagnie de l’ouvrier de Punch, tandis que l’alliance même la plus éloignée avec les roughs est de nature à inspirer à tout honnête homme les plus vives et les plus légitimes répulsions.

Une aussi grosse affaire que la réforme électorale ne pouvait être laissée à l’initiative pure et simple de M. Bright ou de tout autre membre du parlement. Une telle réforme ne saurait s’accomplir que par l’action du gouvernement s’appuyant sur un grand parti politique. Lord Russell et M. Gladstone n’ayant pas réussi dans leur tentative, lord Derby et M. Disraeli ont dû se mettre à l’œuvre pour résoudre cette épineuse question. On sait que d’autres grandes réformes, l’émancipation des catholiques et l’abolition des lois sur les céréales par exemple, avaient été opérées par des cabinets conservateurs qui obtenaient du parti tory et de la chambre des pairs des concessions qu’on n’aurait pas faites à un ministère whig. Si les partis politiques pouvaient rendre justice à leurs adversaires, ceux qui se montrent si méfians envers le ministère de lord Derby devraient être frappés de ce fait, que, sans perdre un instant, ce ministère a présenté et fait adopter par le parlement une réforme des lois sur les pauvres dans Londres, réforme pratique et bienfaisante devenue d’une urgence extrême, et à laquelle les cabinets libéraux de lord Palmerston et de lord Russell n’ont jamais donné la moindre attention.

Les conservateurs, si souvent chargés de la mission de faire la leçon à la foule, ne sauraient être populaires nulle part. Lord Derby ne l’ignore pas, et sans croire à la nécessité d’une réforme du parlement, comme il l’a dit lui-même avec trop de franchise peut-être à la chambre des lords, il a entrepris de mettre un terme à l’agitation que les luttes des partis, envenimées par les passions populaires, répandaient chaque jour davantage dans le pays ; mais, tout en admettant qu’en l’état actuel des choses il y avait lieu d’étendre le droit électoral à la portion la mieux préparée et la plus aisée des classes laborieuses qui ne le possédait pas encore, il ne voulait pas le faire sans établir un contre-poids propre à empêcher la démocratie encore peu éclairée de devenir d’un seul coup maîtresse exclusive des élections et par suite des destinées de l’état. Il entendait travailler à une réforme tout en empêchant une révolution qui, changeant soudainement la constitution de l’Angleterre, remettrait à une seule classe le gouvernement du pays. Sans doute il avait aussi devant les yeux les intérêts du parti conservateur, et il était décidé à les sauvegarder autant que faire se pourrait. Cela était bien naturel, et il n’était guère possible qu’il en fût autrement. Ceux qui l’attaquent devraient ne jamais oublier que le cabinet tory n’a entrepris cette tâche que parce qu’elle avait été trop lourde pour les cabinets whigs auxquels il venait de succéder.

Dans ce dédale de dispositions diverses, les unes très anciennes, les autres fort récentes, qui constituent le droit électoral de la Grande-Bretagne, quelques-unes s’appliquent même à la chambre des lords. Celle-ci, chose curieuse et non assez connue en France, est héréditaire pour l’Angleterre, tandis qu’elle est élective pour l’Ecosse et l’Irlande. On essaierait en vain de faire comprendre en peu de mots comment et par quels moyens on devient électeur dans le royaume-uni, et quels sont actuellement les points en litige. Mieux vaut procéder par un exemple qui pourra aider à faire comprendre l’état général de la question.

A part tous les autres moyens d’acquérir le droit électoral, à Londres est électeur tout individu qui, pour la maison qu’il habite ou pour le local qu’il occupe, paie au moins un loyer de 10 livres sterling (250 francs) par an. Dans son projet de réforme, le ministère Russell proposait d’abaisser le cens électoral de façon que tout individu payant annuellement 175 francs de loyer fût mis en état de voter. Après avoir été encouragé par trois ministres, qui depuis ont donné leur démission, à présenter un projet de réforme selon lequel on devenait électeur par une multitude de circonstances diverses, le cabinet de lord Derby, abaissant tout à coup les barrières, a proposé d’appeler à l’urne électorale tout individu occupant un local quelconque pour lequel il aurait payé un impôt à la paroisse. Ce projet, pour Londres et pour d’autres grandes villes, équivaut à peu près au suffrage universel ; il contient cependant diverses dispositions propres à conserver aux classes plus élevées, — aux capacités et à ceux qui sont soumis à l’impôt sur le revenu (income-tax) par exemple, — sinon l’ascendant, du moins un poids considérable dans les élections. Parmi ces dispositions figurait en première ligne le double vote accordé aux plus imposés ; mais ce double vote a soulevé de telles objections, qu’interpellé sur le point de savoir s’il en faisait une question du cabinet, M. Disraeli n’a pas osé d’abord donner une réponse positive, et, après s’être escrimé aussi longuement que possible, il a fini par l’abandonner. D’autres dispositions ayant le même but seront-elles moins sérieusement attaquées ou plus fortement défendues ? C’est ce qu’un avenir prochain nous apprendra.

A l’idée que le cabinet conservateur voulait faire des réserves et établir des compensations en faveur des classes les plus éclairées, le parti démocratique a jeté feu et flamme. On a d’abord demandé pour la forme le suffrage universel. Tout prouve qu’on veut en réalité le suffrage pour les ouvriers des villes seulement et non pas pour les populations agricoles, dont on connaît, en Angleterre comme en France, les tendances conservatrices, et l’on s’est rabattu sur le suffrage universel des locataires (le household franchise), à la condition qu’il ne serait limité par aucune disposition réglementaire, et que rien ne viendrait amortir le coup porté aux classes supérieures. C’est en un mot le triomphe pur et simple de la démocratie ouvrière qu’on réclame avec cette violence de langage et de formes à laquelle le parti radical ne nous a que trop souvent accoutumés. Seulement ce langage prend ici une couleur locale qu’il n’est pas sans intérêt de signaler. Dans des réunions présidées par les chefs du mouvement démocratique, on a dit sérieusement à lord Derby qu’il ne devait pas être premier ministre parce qu’il ne saurait ni faire un soulier, ni souffler une bouteille. Dans la bouche des ouvriers, cette façon très naïve de dire ôte-toi de là que je m’y mette doit donner à penser à M. Bright et à M. Gladstone, qui probablement ne seraient pas meilleurs cordonniers que le chef du parti tory. Quant aux innombrables accusations lancées sans cesse contre les conservateurs, qu’on essaie même de rendre responsables des accidens qui sont arrivés aux patineurs dans Regents-Park, elles n’ont rien de nouveau. C’est presque dans les mêmes termes l’histoire de Mme Veto accusée en son temps de provoquer les inondations de la Seine.

Il est à regretter qu’en se faisant l’organe des prétentions des ouvriers un homme comme M. Gladstone semble disposé à abandonner le droit des minorités, non des minorités factieuses, devant lesquelles on ne se montre que trop disposé à céder, mais de celles qui de tout temps et en tout lieu ont personnifié les lumières et les vertus d’un pays. Il serait digne de lui de songer à ce que dira l’histoire, toujours impitoyable envers les hommes d’état qui, pour de misérables questions de portefeuille, acceptent le rôle de chefs de faction. Ce n’est pas à lui, si bien au fait de la littérature italienne, qu’il est nécessaire de rappeler ces vers où Dante enseigne à se faire le défenseur courageux de la vérité sous peine de

Perder vita tra coloro
Che questo tempo chiameranno antico.

Pour n’avoir jamais cédé à la force, soit qu’elle s’exerçât de haut en bas, soit qu’elle poussât de bas en haut, Dante est mort dans l’exil après avoir été condamné trois fois au bûcher et au gibet comme voleur et faussaire par une démocratie qui cherchait son point d’appui à l’étranger ; mais son nom vit et vivra sans craindre les injures du temps. Quoiqu’on ait vu de bien singuliers reviremens dans les engouemens de la foule, M. Gladstone n’est pas probablement menacé des douleurs qui rendirent si amère la vie de Dante. C’est à lui de voir s’il veut léguer à la postérité un nom qui mérite de vivre.

Dans un moment où les anciens partis ont perdu leur cohésion et où il est si difficile de former une majorité au sein du parlement, M. Disraeli avait d’abord proposé que la chambre des communes procédât par résolutions, c’est-à-dire que, sous la direction du ministère, elle rédigeât elle-même, article par article, la nouvelle loi électorale. Cette proposition ayant été rejetée, le ministère dut présenter un nouveau projet de loi dans lequel l’abaissement du cens électoral était accompagné de certaines réserves qui, au dire de l’opposition, auraient mis la réforme à néant. De là grande rumeur et grande agitation. C’était surtout une question de statistique ; mais les chiffres présentés de divers côtés diffèrent tellement entre eux, qu’il y a de quoi donner le vertige au plus habile actuary de Londres. Comment faire pourtant ? M. Gladstone, qui avait annoncé d’abord qu’il y avait lieu à discuter, en l’amendant, le projet du gouvernement, — poussé apparemment par M. Bright et par les meetings en plein air où l’on déclarait que tout compromis avec un ministère tory était impossible et qu’il fallait tout accorder aux masses ouvrières, sans aucune barrière, sans aucun contre-poids, — est revenu à la charge en menaçant sérieusement l’existence du ministère. Il persiste dans cette voie au grand regret d’une portion de ses partisans, qui comprennent que si lord Derby se retire, il n’y a guère d’espoir de régler cette année la question de la réforme, et qui ne voudraient pas prolonger jusqu’à l’année prochaine l’agitation produite dans le pays. Ouvrir les portes toutes grandes aux ouvriers, c’est les ouvrir à la révolution : la portée de cette mesure serait incalculable. Les laisser fermées ou ne les ouvrir qu’à demi offre aussi de graves inconvéniens. M. Gladstone a posé son ultimatum en sommant le gouvernement de faire connaître quelles sont les dispositions du projet de loi qu’il est prêt à abandonner. A cela les conservateurs répondent que c’est au parlement de manifester sa volonté et au ministère ensuite de faire ce que le sentiment de sa dignité lui suggérera. De là des récriminations mutuelles et une difficulté d’avancer, une confusion qui, — par cela même qu’il y a une majorité négative contre tout et qu’on ne voit se former de majorité affirmative pour rien, — fait dire aux agitateurs qu’au fond le parlement ne veut pas de réforme, et que le seul remède est d’aller le jeter à la rivière.

On ne travaille à rien sans salaire, disait il y a peu de jours M. Oliphant à la chambre des communes. Ce principe, assez vrai partout, est incontestable en Angleterre, où la question d’argent, ailleurs sous-entendue, se présente au grand jour purement, simplement et sans aucune fausse honte. Tous ceux qui ont jeté les yeux sur les mélanges de littérature d’Isaac Disraeli connaissent cette note curieuse dans laquelle Chatterton établissait le budget des sentimens que la mort imprévue de son protecteur, le lord-maire Beckford, avait excités en lui :


Perdu par sa mort dans l’essai 1 liv. sterl. 11 6
Gagné en élégies 2 liv. sterl. 2 0
— en essais 3 liv. sterl. 2 0 5 liv. sterl. 5 0
Je me réjouis donc de sa mort pour la somme de 3 liv. sterl. 13 6

L’essai, c’était un article que Beckford avait demandé à Chatterton pour le North-Briton et qui naturellement ne fut pas publié ; mais, Chatterton ayant gagné cinq guinées en élégies et en essais par la mort de son protecteur, il en résultait qu’il était glad (content) de cette mort pour une somme qui équivaut à peu près à 96 francs.

Non-seulement les sentimens privés aiment à se mettre d’accord avec les intérêts, mais le patriotisme, cette vertu si haute et si ferme dans le cœur anglais, ne craint nullement de se mésallier au contact des écus. Pendant la guerre de Crimée, à une séance générale de cette grande Compagnie péninsulaire dont les vaisseaux couvrent toutes les mers, l’amiral Thornton, qui présidait, vieillard à cheveux blancs et ayant fait ses preuves, après avoir parlé de l’état prospère de la compagnie et de l’appui qu’avec ses flottes elle prêtait à la marine, termina son discours par ces mots qu’il prononça d’une voix très émue : « En continuant ainsi, nous pourrons écraser les Russes,… écraser les Russes,… écraser les Russes,… et recevoir de bons dividendes ! (Crush the Russians,… crush the Russians,… crush the Russians,… and get good dividends.) »

Cela fut dit devant plusieurs centaines d’actionnaires appartenant en général aux classes élevées de la société et qui applaudirent à outrance. Ils auraient sans doute applaudi encore plus fort, si, pour battre les Russes, il avait fallu sacrifier les intérêts de la compagnie ; mais personne ne sembla supposer qu’il pût y avoir le moindre inconvénient à rehausser le mérite du patriotisme par le profit qu’on en pourrait retirer. Ce sont au contraire les sentimens opposés qui craindraient de se manifester au grand jour et dont on serait presque humilié, témoin cet électeur de Reigate, qui, au milieu de la corruption électorale la plus effrontée, ayant consenti en 1859 à donner sa voix sans être payé, y mit pour condition que cela fût tenu secret, car il aurait été honteux, disait-il, que son action fût connue.

Puisque rien ne se fait sans salaire, quel est le salaire que les ouvriers espèrent recevoir en récompense des efforts qu’ils font pour devenir électeurs ? Les meilleurs d’entre eux, les plus intelligens, ceux qui gagnent le plus, sont déjà électeurs, et tous ces membres du parlement qui réclament la réforme électorale sont une preuve vivante de ce fait, que même en l’état actuel des choses les intérêts des masses ouvrières ne manquent pas de représentons. Faut-il penser avec M. Disraeli, avec M. Lowe, avec M. Bright lui-même, avant qu’il se fît l’avocat quand même du suffrage universel, que le droit d’élection accordé aux classes inférieures ne ferait qu’augmenter d’une façon démesurée la corruption électorale, cette hideuse maladie qui (les enquêtes parlementaires ne l’ont que trop démontré) attaque également les conservateurs et les libéraux ? S’il en était ainsi, l’augmentation du nombre des électeurs ne serait nullement un frein suffisant, et n’aurait d’autre effet que d’interdire l’entrée au parlement à tous ceux qui ne posséderaient pas une immense fortune ; mais, bien que l’espoir de se livrer en grand au commerce électoral puisse sourire à certaines fractions des aspirans au suffrage universel, nous sommes loin de penser que ce soit là le mobile qui fait agir la masse des ouvriers. Leurs intentions, qui se sont fait jour il y a quelques mois dans certains journaux, mais dont on ne parle plus guère maintenant de peur d’effaroucher le public, sont plus hautes et plus dignes d’attention. Les ouvriers ou leurs meneurs aspirent à se rendre maîtres des élections, d’abord pour se nommer eux-mêmes députés, — c’est la marotte des ouvriers d’aller s’asseoir au parlement, — et ensuite pour produire à la fois une révolution politique et sociale en Angleterre : révolution politique par l’avènement de la démocratie, qui deviendrait maîtresse absolue du pays, — révolution sociale à l’aide d’un nouveau système d’impôts qui ferait peser uniquement sur les classes supérieures toutes les charges du pays, et qui, au cri de guerre au capital, amènerait la ruine de la Grande-Bretagne. Derrière la démocratie, il y a dans le lointain la république, dont on parle discrètement, sans trop se cacher cependant, comme le prouve le drapeau des États-Unis d’Amérique, qui est toujours déployé dans Trafalgar-Square lorsque s’assemble le parlement des ouvriers.

Du reste, chez un peuple libre, ces luttes, ces agitations sont la vie du pays, et, pourvu qu’ils ne se servent que de moyens légaux, les ouvriers sont parfaitement en droit de réclamer tous les développemens des libertés électorales qu’ils croient utiles à leurs intérêts. Leurs moyens d’attaque sont connus, et dans leurs réunions Ils nt déclaré que, si les classes moyennes ne faisaient pas cause commune avec eux, il n’est sorte de vexations pacifiques (et le mot pacifiques a été répété plusieurs fois au milieu des sourires de la foule) qui leur seraient épargnées. Ceci est parler clair, et comme ils agissent de concert, la grève qui pendant une journée entière a rendu immobile le chemin de fer de Brighton peut donner une idée des moyens pacifiques qui sont à leur disposition.

Indépendamment des intérêts du commerce et de l’industrie, cette grève a été particulièrement dirigée contre les gens d’affaires de la Cité, qui ont pris peu à peu l’habitude d’aller résider avec leurs familles à Hastings, à Brighton, sur toute cette ligne en un mot, et qui chaque matin viennent à Londres, y passent la journée, et rentrent le soir chez eux, après avoir fait cent et souvent jusqu’à deux cents kilomètres en wagon. Ce n’est là qu’un premier avertissement donné par les ouvriers au pays. En généralisant cette mesure, — ils en ont, à ce qu’on assure, les moyens, — ils peuvent arrêter le mouvement et la vie dans toute l’Angleterre, et, en affamant les trois millions d’habitans de Londres, se rendre plus complètement maîtres du pays que ne le feraient deux cent mille soldats étrangers campés dans Hyde-Park. Pour donner une idée de la puissance de ces associations, il suffira de dire que celle des chauffeurs et des mécaniciens des chemins de fer, qui ne s’est formée que l’été dernier, se compose à l’heure qu’il est de quinze mille individus, Elle a son journal, The Train, et au moyen de petits versemens périodiques elle possède déjà un fonds de réserve d’un million et demi de francs environ. Quand ce fonds aura atteint une somme cinq ou six fois plus forte, les membres de cette association, même sans aucun secours étranger, pourront se mettre en grève et prolonger sans mourir de faim leur inaction pendant plusieurs mois. Comment le pays, privé par une telle grève de mouvement et de vie, pourrait-il se soustraire à la domination tyrannique de cette seule union ? Et n’y a-t-il pas dans cette association un danger plus grave pour la liberté que dans tous les ministères les plus conservateurs du monde ?

L’avertissement donné au pays le 26 mars dernier par les mécaniciens du chemin de fer de Brighton ne semble pas avoir été perdu, et il est impossible de ne pas être frappé de cette coïncidence que, le soir même du jour où ce chemin de fer était condamné à l’immobilité, la chambre des communes, où tout avait été lutte et confusion jusqu’alors, manifesta soudain un esprit de conciliation, une disposition à s’entendre, un apaisement vraiment surprenans. M. Disraeli dit qu’il n’insisterait pas sur le double vote ; M. Bright déclara qu’il ne réclamerait pas le suffrage universel des locataires ; M. Gladstone, si agressif la veille, ne dit que quelques mots sur une question incidente. Enfin le projet de loi ayant été lu sans opposition une seconde, fois, on s’est promis de travailler d’accord pour donner à l’œuvre du ministère tory toute la perfection possible.

Malgré la prédiction rassurante de M. Bright, annonçant que, si l’on y introduisait certaines améliorations, le projet de loi serait accepté par les classes ouvrières et qu’on fermerait les bureaux de la Reform league, ce nouveau baiser Lamourette est-il destiné à produire de meilleurs fruits que l’ancien ? Au parlement, où les luttes ont immédiatement recommencé de plus belle, la réponse à cette question ne s’est pas fait attendre, et quant aux ouvriers ce n’est pas au parlement que sont aujourd’hui leurs véritables chefs ; ce sont des gens tels que M. Jones, M. Bradlaugh, M. Beales, vivant en constante communication avec eux, les haranguant sur la place publique, qui ont leur confiance et leurs sympathies. Déjà l’année dernière M. Bright a dû s’entendre dire qu’il n’était nullement nécessaire qu’il assistât aux réunions des ouvriers, et qu’on n’avait pas besoin de lui. Quant à M. Gladstone, il paraît positif que, tout en l’employant comme un instrument très utile, pour ouvrir les portes du parlement, les démocrates ne se cachent pas pour dire qu’au fond il n’y a aucune différence entre lui et M. Disraeli. D’après quelques symptômes, on serait porté à croire que M. Gladstone a lui-même le sentiment de la difficulté de sa position ; autrement comment expliquer ses excessives politesses à l’égard de gens qui couvrent d’ordures et de boue la chambre des communes, et qui se croient des modèles d’urbanité lorsqu’ils disent que les membres du parlement ne s’entendent pas plus à la question des trade’s unions que ne le ferait un cochon à prendre des homards ? N’est-il pas déplorable de voir un homme de son talent écouter avec un sérieux imperturbable les objections des ouvriers contre l’extension du droit électoral à ceux qui ont placé leurs économies à ces mêmes caisses d’épargne pour lesquelles M. Gladstone a tant travaillé ? Est-il vraiment persuadé, comme le lui disent en face ces comités démocratiques avec lesquels il est en communication si fréquence, que les gens économes sont des égoïstes indignes d’être électeurs ? Au moins M. Disraeli sait dire avec désinvolture aux députations démocrates qu’il y a dans le pays d’autres opinions opposées aux leurs et aussi extrêmes que les leurs, et que, si l’on ne se fait pas des concessions réciproques, on n’arrivera jamais à une solution. M. Gladstone craint trop de blesser les oreilles de ses nouveaux amis pour se permettre de pareilles licences ; il ne cesse de les admirer et de les flatter dans ses discours ; il leur écrit comme le ferait un petit garçon à ses professeurs, et leur demande en toutes lettres pardon de la liberté grande qu’il prend en leur faisant dans leur intérêt la plus simple observation. Qu’il le sache bien pourtant, ces euphémismes de langage n’ont jamais servi à rien. Ceux qui sont dans le secret des coulisses prétendent même qu’il existe chez les démocrates un motif tout particulier de rancune contre M. Gladstone, tenant à une anecdote curieuse, et qui peut-être n’est pas indigne d’être racontée.

On se souvient de l’effet produit, il y a peu d’années, par l’entrée triomphale de Garibaldi dans Londres. Cet homme du peuple, ce champion héroïque de la démocratie dans les deux mondes, apparaissait aux Anglais comme quelque chose de surhumain. Le fanatisme fut grand partout ; il dépassa toutes les limites dans les rangs inférieurs de la société. Ce jour-là, on put dire que la démocratie était entrée à Londres avec Garibaldi. Ce ne fut pas seulement dans la capitale que l’exaltation se manifesta : les villes manufacturières, Liverpool, Manchester, Birmingham et vingt autres, s’émurent et voulurent à leur tour posséder et fêter cet homme extraordinaire. L’ébranlement devint trop fort dans certains quartiers ; on craignait des conflits dans les endroits où des masses d’ouvriers irlandais, catholiques et dévoués au pape, auraient pu trouver mauvais qu’on fît l’apothéose de l’ermite de Caprera. On était dans l’embarras, et l’on ne savait comment s’en tirer. Un bruit commença tout à coup à se répandre discrètement dans le public : Garibaldi était souffrant, ces ovations répétées finiraient par nuire à sa santé, et on le tuerait en l’y exposant davantage. Des médecins furent consultés, et ils répondirent comme on l’avait désiré. Pendant ce temps-là, Garibaldi disait autour de lui qu’il ne s’était jamais mieux porté. Pourtant la pression qu’on exerçait pour le faire partir augmentait chaque jour. C’était la scène la plus comique du monde, une vraie scène du Barbier de Séville, — don Basilio, andate a letto ! — Enfin Garibaldi, qui est le plus loyal des hommes, quitta l’Angleterre sans se douter de rien ; mais des soupçons avaient surgi dans les masses qu’on venait de priver de l’objet de leur adoration. On alla aux informations, on fit une de ces enquêtes mystérieuses auxquelles les sociétés populaires s’entendent si bien, et l’on soupçonna M. Gladstone d’avoir été avec ses amis le chef de ce complot médical. L’accusation n’a peut-être aucun fondement réel ; mais la méfiance s’était enracinée dans l’ombre, et il ne serait pas impossible qu’un jour elle éclatât ouvertement.

Indépendamment des difficultés que l’examen du projet de loi en comité, comme on dit en Angleterre, ne saurait manquer de faire surgir, le danger consiste dans l’organisation des classes ouvrières et dans les ramifications à l’aide desquelles, descendant d’échelon en échelon, elles arrivent à subir l’influence d’un parti qui s’annonce hautement comme le démolisseur universel. Ce n’est pas ici qu’on peut se livrer à l’examen de l’organisation de ce parti et des moyens dont il dispose. Cependant on ne donnerait qu’une idée bien imparfaite de la gravité de la situation, si on le laissait absolument dans l’oubli. Ce parti est celui de l’athéisme, athéisme grossier, intolérant, menaçant, dont le chef le plus en évidence est M. Bradlaugh, qui vient récemment d’être élu un des trois membres du conseil exécutif de la ligue pour la réforme, et qui a pris le pseudonyme assez significatif d’iconoclaste. Ce que M. Bradlaugh et son parti veulent briser, ce n’est pas seulement l’église anglicane ou même le christianisme ; leur dessein est plus haut et plus ambitieux. C’est Dieu qu’ils ont pris à partie, et avec Dieu la liberté humaine et par conséquent toutes les bases de la justice et de la morale. Ce n’est pas l’incrédulité raffinée de Bolingbroke ou le scepticisme poli de Voltaire, qui disait à ses amis : « Donnez des croquignoles en faisant la révérence ; » c’est l’intolérance furieuse d’un fanatique qui frappe pour le plaisir de briser et d’abattre, et auquel toutes les armes sont bonnes. On devait croire que, dans un pays religieux comme l’Angleterre, cet iconoclaste n’aurait pas grand succès. Eh bien ! que l’on se détrompe, non-seulement les démolisseurs ont des journaux tels que le National Reformer et d’autres, où les attaques les plus violentes se succèdent sans interruption, mais ils possèdent une organisation qui leur permet d’avoir douze établissemens divers dans Londres, et, si l’expression était ici convenable, plus de vingt églises dans les principales villes de province (Birmingham, Glasgow, Liverpool, Manchester, etc.) où leurs maximes sont publiquement prêchées à la foule… La liste de ces singulières églises est publiée chaque semaine dans le National Reformer avec les procès-verbaux des séances. Il existe déjà une littérature athée composée de petits pamphlets qu’on vend quelques sous, et dont les ouvriers paraissent assez friands. Une seule de ces brochures, intitulée Y a-t-il un Dieu ? a été déjà tirée à onze mille exemplaires. Il ne faut pas croire que les classes inférieures soient indifférentes à ces publications. Les ouvriers ne vont plus guère à l’église ; c’est un fait qu’ils ont admis eux-mêmes dans leurs journaux en disant, pour l’expliquer, qu’ils ne se soucient pas des bancs qu’on leur offre gratis, et qui établissent une différence entre eux et les individus des classes supérieures. Thomas Carlyle, cet écrivain si original, qui excelle à présenter la vérité sous une forme paradoxale, a dit à ce sujet que, pour le fruit qu’on en retire, on pourrait fermer toutes les églises de Londres et remplacer les ministres du culte par des automates mus à la vapeur, et qui, dans certaines localités données, feraient en plein air tout ce que prescrit le rituel. Il ne faut donc pas s’étonner si, au moment de la grande démonstration du mois de décembre dernier, M. Potter naguère l’idole des masses, ayant été accusé d’appeler Dieu au secours du suffrage universel, a été chassé du conseil exécutif de la ligue, et si M. Bradlaugh (l’iconoclaste) a été nommé à sa place. Chez le baron d’Holbach, il y avait une tribune où l’abbé Galiani pouvait s’écrier : Les dez sont pipés ; de notre temps, cela ne serait plus admis par les démolisseurs, et Robespierre lui-même, avec sa fête de l’Être suprême, serait traité de perruque. Pour montrer par un fait l’influence de ces prédications subversives, il n’y a qu’à citer l’exemple de l’Irlande, où le clergé catholique était le maître il y a peu de mois, et où il semble avoir perdu une grande partie de son ascendant. c’est à l’influence d’un seul journal local, le Irish People, que l’on attribue en Irlande ce résultat. Ceux à qui ces énormités sembleraient incroyables n’ont qu’à jeter les yeux sur le National Reformer, qui paraît tous les samedis dans une court de Fleet-Street, à laquelle Johnson (qui probablement ne s’attendait pas à avoir de tels successeurs) a donné son nom. A défaut de ce Reformer, on pourrait recourir au Saturday Gazette, autre publication hebdomadaire qui signale de temps en temps avec courage et talent ces tristes aberrations.

Faut-il penser pour cela que l’Angleterre soit au moment de se jeter tête baissée dans le gouffre de l’athéisme public, et que les croyances religieuses soient près de s’éteindre dans la patrie de Wicleff ? Ce serait ridicule de le supposer. Ce qu’il fallait constater, c’est que ces ouvriers, pour lesquels on réclame une si large part dans le gouvernement du pays, sont exposés à de bien mauvaises influences, et que les coteries remuantes qui parlent en leur nom obéissent à de déplorables inspirations. En suivant des chefs tels que l’iconoclaste, ils ne pourraient qu’affaiblir l’intérêt que de toutes parts on n’a pas cessé de leur témoigner. M. Gladstone lui-même a probablement déjà eu l’occasion de regretter d’avoir, en une circonstance toute récente, accueilli comme un allié M. Bradlaugh, qui, du reste, ne lui a pas épargné ses rebuffades. On ne saurait en effet s’empêcher de remarquer que le 8 mars dernier, immédiatement après que cette espèce d’alliance si singulière a été connue par les journaux, M. Gladstone s’est vu abandonné au parlement par une partie de ses adhérens à l’heure même où avec une confiance prématurée il se croyait certain de ressaisir le pouvoir. Quel que soit le résultat de ces assauts journaliers livrés par M. Gladstone au cabinet Derby, il faut bien se convaincre que la crise ne fait que commencer. Si ce cabinet tombe, l’agitation ira toujours en augmentant jusqu’à ce que l’on soit parvenu (chose qui deviendra de plus en plus difficile) à faire adopter une loi qui satisfasse à la fois les ouvriers et le pays. Si la loi que M. Disraeli défend chaque soir à la chambre des communes est adoptée, il faudra voir quel sera le résultat des élections à la suite de cet accroissement prodigieux dans le nombre des électeurs, accroissement que l’autre jour lord Shaftesbury, se disant bien informé, portait à quatre cent mille pour Londres seulement. Jusqu’aux prochaines élections, tout reste en suspens.

L’orage gronde, et bien qu’on puisse espérer de le voir conjuré aujourd’hui, ce serait peut-être trop se flatter que de croire à une solution permanente. Marcher au suffrage universel sans sacrifier les intérêts de la liberté, c’est un problème qui jusqu’à présent semble avoir résisté à tous les efforts. Il est digne de l’Angleterre d’en chercher la solution, et c’est vraiment un spectacle imposant que de voir ce grand pays, si calme au milieu de tels événemens, se livrer avec tant d’ardeur au travail, que malgré d’immenses désastres financiers, malgré la guerre d’Allemagne, les exportations de l’année dernière ont dépassé de 600 millions de francs celles de l’année précédente. Tout en protégeant les intérêts de ce prodigieux commerce, les flottes de l’Angleterre font respecter sa puissance sur tous les points du globe pendant que son gouvernement suit en silence, mais avec plus d’attention qu’on ne croit, la marche des affaires sur le continent. Ce qu’on doit admirer le plus, c’est cette foi robuste dans les institutions du pays, foi qui est le fruit d’une longue pratique de la liberté. Au milieu de secousses en apparence si violentes qui auraient fait partout jeter des cris d’alarme et réclamer des lois d’exception, personne, pas même le plus arriéré des conservateurs, n’a eu l’idée non-seulement de demander des lois spéciales pour la circonstance, mais même de proposer que les lois déjà existantes, fussent appliquées avec rigueur. C’est là la liberté, disent les Anglais, c’est à la liberté de s’arranger comme elle pourra. De loin on peut croire qu’on ne se défend pas assez et que ceux qu’on attaque imitent, comme dit le proverbe, la politique des autruches qui cachent leur tête derrière un palmier pour ne pas voir le chasseur. Quand on connaît l’Angleterre, ses institutions, la trempe du caractère anglo-saxon et les ressources admirables de la liberté on est plutôt porté à songer à ces Romains qui faisaient partir des légions pour l’Espagne le jour où Annibal victorieux campait en vue du Capitole.


M. COLLIN.