La Crise financière égyptienne actuelle

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La crise financière égyptienne actuelle
Pierre Arminjon

Revue des Deux Mondes tome 41, 1907


LA
CRISE FINANCIÈRE ÉGYPTIENNE ACTUELLE

Une crise financière agite en ce moment Alexandrie et le Caire. Elle est grave sans doute, et plus encore instructive, mais nullement inquiétante. Nous voudrions en décrire les phases et en fixer le caractère.

Depuis cinq ou six mois, après une longue période de hausse et de spéculation, les valeurs égyptiennes ne cessent de baisser : vers la fin de juin, leurs cours sont tombés si bas que le mot krach est le seul qui donne une idée exacte d’un tel effondrement. Les plus anciennes et les plus solides qui trouvent un débouché aux bourses de Londres, de Paris ou de Bruxelles, ont perdu entre 10 et 30 pour 100, même davantage ; quant aux actions émises par des sociétés récemment constituées, et sur lesquelles on avait fondé des espérances justifiées souvent par une intelligente activité, d’heureuses initiatives et de gros dividendes, leur dépréciation est allée encore beaucoup plus loin. Les banques locales qui ont, en un temps meilleur, consenti des avances sur la garantie de ces titres, voient ainsi fondre leur gage ; elles prennent patience pourtant de peur d’écraser encore les cours par des exécutions, mais elles refusent généralement toute nouvelle avance, de telle sorte qu’il est presque impossible de trouver actuellement du crédit en Égypte sous une forme quelconque, même aux conditions les plus dures. Des effets souscrits au profit de banquiers étrangers n’ont pu être payés à l’échéance. Effrayés, les correspondans anglais des commissionnaires ou des cambistes ont, paraît-il, refusé d’accepter les traites habituellement tirées sur eux chaque été. De là quelques suspensions de paiement qui ont aggravé la panique, bien qu’elles fussent assez rares et proportionnellement peu importantes.

Quelles sont les causes de la crise dont nous venons d’indiquer sommairement les manifestations ? Quels seront ses effets ? Quel enseignement se dégage de son observation ?


I

Dans le langage que les économistes ont emprunté, en grande partie, aux médecins, le mot crise désigne d’ordinaire le malaise qui résulte, pour les collectivités civilisées, d’une rupture d’équilibre entre les richesses présentes et les besoins ou mieux les ressources des consommateurs et qui se manifeste par une production intense, des transactions précipitées, des spéculations excessives alimentées par un crédit exagéré. D’où, en premier lieu, une hausse générale de tous les produits et de toutes les valeurs, puis une réaction violente, une baisse incoercible, des faillites, le découragement, la stagnation, le marasme.

De nombreux travaux ont été consacrés à la description de ce phénomène qui se renouvelle, avec une régularité curieuse, et sévit, presque au même moment, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, en France, partout en un mot, où l’industrie et le commerce ont atteint un grand développement.

Inutile de dire que l’Egypte ne réalise point cette condition. L’industrie n’y existe que dans les petits ateliers domestiques et tous les objets fabriqués y sont importés en échange des fruits du sol. On ne saurait donc parler d’une crise industrielle égyptienne. Le mal dont souffrent en ce moment Alexandrie et le Caire est simplement une de ces crises de bourse qui accompagnent d’ordinaire les crises de production, mais éclatent parfois à la suite d’excès d’agiotage sans être la conséquence d’une perturbation économique. Le krach des mines d’or, qui a détruit tant de fortunes à Paris en 1895, en est un exemple. C’est en outre, dans une mesure moindre, une crise financière comparable, en beaucoup plus petit, à celles qui ont ébranlé la République Argentine et l’Australie, il y a une quinzaine d’années. Les perturbations de ce genre ont été généralement dédaignées par les économistes qui ont étudié la question des crises et qui réservent ce mot aux suites d’une surproduction industrielle. Il peut y avoir aussi pourtant surproduction de titres de société ou d’effets de commerce, spécialement dans les pays neufs, en voie de croissance, mal pourvus de capitaux mobiliers. Pour se procurer, du moins partiellement, les ressources nécessaires à la mise en œuvre de leurs richesses naturelles, ces pays font appel le plus possible à l’étranger ; ils contractent, sous forme de dépôts ou de comptes en banque, d’émission de titres ou de tirage de papier commercial, des engagemens qui peuvent être excessifs, ou à échéance trop courte pour que le remboursement régulier en soit possible. Tel a été le cas de l’Egypte.

La cause première de toute crise économique, quelle qu’en soit la forme, qu’on la dise industrielle, commerciale ou financière, est un abus de crédit. Pour qu’une crise éclate quelque part, il faut qu’un grand nombre de personnes aient acheté, vendu, promis au-delà de leurs disponibilités, de sorte que celles-ci soient inférieures aux obligations contractées. Cela suppose un crédit organisé sur une échelle suffisamment vaste. Un pays où n’existeraient ni banques, ni bourses, ni valeurs mobilières, et où la majorité des affaires se traiteraient au comptant échapperait par la force des choses à de tels bouleversemens. Sous l’ancien régime, la France, qui tirait ses ressources de l’agriculture et de la petite industrie familiale fut, à diverses reprises, ravagée par des disettes cruelles, mais elle ignora toujours les crises qui sévissent actuellement, tous les neuf ou dix ans, en Europe. Jusqu’à une époque très récente, l’Egypte fut dans la même situation, elle traversa souvent de tristes années maigres, marquées par une famine, une épidémie, une baisse générale des revenus et des salaires, produite par l’avilissement du prix des denrées d’exportation. Il y a un quart de siècle, elle dut même subir les déchéances, les incapacités, le contrôle international, conditions du concordat qui termina la faillite de ses finances publiques ; mais elle fait maintenant, pour la première fois, l’expérience d’une crise parce qu’elle est, depuis un lustre à peine, dans les conditions nécessaires au développement de ce malaise qui n’atteint que les nations parvenues à la croissance économique.

Quand, en 1882, les Anglais occupèrent la vallée du Nil et entreprirent d’en réorganiser l’administration, la fortune du pays était presque entièrement immobilière. A l’exception des sucreries de la Daïra Sanieh, l’Egypte ne possédait aucun établissement industriel ; ses chemins de fer appartenaient à l’Etat ; le Crédit Lyonnais, la Banque Ottomane, l’Anglo-Egyptian Bank et la Bank of Egypt limitaient leur activité à des opérations de change et d’avances sur marchandises qu’elles pratiquaient avec la plus grande circonspection. En dehors des prêts sur gage mobilier consentis par les banques, et abstraction faite de l’usure qui éprouvait cruellement les fellahs, le seul crédit usité était le crédit hypothécaire que dispensait parcimonieusement le Crédit foncier égyptien. Il est facile de comprendre que cette disproportion entre les opérations engagées et les ressources immédiates, qui est la cause de toutes les crises économiques, ne pouvait alors se réaliser. Faute de crédit, chacun n’entreprenait rien au-delà de ses disponibilités.

Vers 1896, l’essor économique de l’Egypte commença à se dessiner. Depuis quatorze ans, ce pays jouissait d’une bonne administration ; ses finances avaient été restaurées, son système d’irrigations réparé et complété.

C’est alors que l’attention des financiers étrangers commença à se fixer sur une région fertile et peuplée, arrêtée dans son développement par le manque des capitaux nécessaires à l’amélioration de ses terres et à l’assainissement de ses nombreux centres urbains. À ce même moment, le gouvernement britannique décida inopinément de reconquérir le Soudan : il affirmait ainsi, pour la première fois, sa volonté formelle de prolonger indéfiniment l’occupation de l’Egypte. Ce fut le signal de la constitution de plusieurs sociétés anonymes anglaises ou belges destinées à exploiter des terrains de culture, à construire des chemins de fer d’intérêt local, des tramways à Alexandrie et au Caire. En 1898-1899, une hausse très forte du coton égyptien, coïncidant avec les bonnes dispositions des marchés financiers européens et avec l’impression favorable produite en Angleterre par le succès de l’expédition du Soudan, provoqua un brusque mouvement de spéculation et amena la formation de plusieurs nouvelles sociétés. On vit ainsi, en l’espace de trois mois, les actions de la National Bank, établissement qui venait d’être fondé sous les auspices du gouvernement, avec le privilège d’émettre des billets de banque, passer de onze livres à dix-huit, alors que le Conseil d’administration n’avait pas encore eu le temps de faire choix d’un local. Toutes les autres valeurs haussèrent, sans plus de raison, dans la même proportion. De nouveaux titres furent émis, en vue de profiter du mouvement et de réaliser une forte prime aux dépens du public.

Sur ces entrefaites, une épidémie de peste, qui éclata au début de la morte-saison et qui terrifia la population, fut la cause occasionnelle d’une violente réaction : les valeurs baissèrent aussi rapidement qu’elles avaient monté.

Ce petit accès de fièvre spéculative, brusquement arrêté par un accident fortuit, ne pouvait être bien sérieux. Les quelques personnes qui en avaient été agitées opéraient seulement au comptant, et les sociétés locales dont les titres les avaient attirées ne dépassaient guère la douzaine. Pourtant, il existait déjà des spéculateurs dont la passion trouvait à se satisfaire, à la Bourse aux marchandises d’Alexandrie, sur les variations des cours du coton. Ces spéculateurs appartenaient à toutes les classes de la société, depuis le grand propriétaire jusqu’au petit employé et formaient comme un corps de joueurs exercés, aptes à servir de recruteurs et d’instructeurs. Corps d’ailleurs très restreint. Les marchés de coton sont organisés sur des bases assez compliquées ; ils se font à longs termes et comportent plusieurs liquidations entre la conclusion du contrat et le règlement final ; leur résultat est déterminé par des circonstances, — état de la récolte, avenir de la production, etc., — que seuls les professionnels ont la prétention de connaître. Les opérations sur les titres sont plus brèves et plus simples. Leur issue dépend de faits qui varient suivant l’entreprise spéciale à laquelle on s’intéresse : chacun peut se flatter de savoir la raison de la hausse ou de la baisse future de tels titres dont il croit posséder une connaissance spéciale. Ne suffit-il pas pour cela d’un « bon tuyau ? » C’est toujours par elles que le grand public est séduit.

Cependant la prospérité de l’Egypte ne cessait de se développer. Elle se manifestait par l’extension des cultures et leur plus grand rendement, par la progression des chiffres du commerce extérieur, par les plus-values budgétaires, par les bénéfices, chaque année accrus, des sociétés existantes. Tout semblait indiquer que cette prospérité n’était nullement momentanée, mais bien le premier effet de causes profondes et permanentes : perfectionnement du système d’irrigation, accroissement de la population, confiance et sécurité inspirées par l’administration nouvelle. Les esprits les plus calmes et les plus timorés n’osaient assigner aucune limite au développement de la fortune de l’Egypte, ni au succès des entreprises fondées pour mettre en œuvre ses richesses naturelles.

Les choses en étaient là lorsqu’un événement important se produisit : l’accord anglo-français du 8 avril 1904 acheva de convaincre tout le monde en Angleterre et en France du caractère définitif du régime inauguré en 1882, fit sortir les capitalistes français de leur réserve et donna à l’Egypte, auprès des financiers anglais, le crédit d’une colonie britannique. Le règlement de cette question vitale, jusque-là incertaine, coïncida avec la détente monétaire qui suivit, sur les marchés de Paris et de Londres, la fin de la guerre du Transvaal et la liquidation de la crise industrielle dont l’Allemagne avait surtout pâti. Les capitaux affluèrent vers l’Egypte. La National Bank augmenta son capital, le Crédit foncier égyptien et la Banque agricole suivirent cet exemple et émirent, en outre, pour plusieurs centaines de millions d’obligations. D’autres banques hypothécaires moins importantes furent fondées et n’éprouvèrent aucune difficulté à placer des obligations sur les marchés européens. Pendant ce temps, des sociétés de plus en plus nombreuses étaient lancées. Leur objet véritable, souvent mal défini, consistait, une fois au moins sur trois, dans l’achat, l’exploitation et la revente de terrains urbains ou ruraux. Le public souscrivait avec ardeur, sans prendre la peine de lire les statuts, alléché par la prime que la revente des nouveaux titres lui faisait gagner, presque invariablement, le lendemain de l’émission. Moyennant un versement insignifiant, qui ne dépassait parfois pas le 5 pour 100 de la valeur nominale de l’action souscrite, un bénéfice atteignant 10 ou même 20 pour 100 de cette même valeur fut ainsi, à diverses reprises, réalisé. On conçoit donc que certaines souscriptions aient été couvertes quarante ou cinquante fois. Le public n’était pas seulement alléché par le bénéfice qui pouvait résulter de la hausse. Il était attiré, plus encore peut-être, par l’appât des parts de fondateur dont le prospectus réservait d’ordinaire une proportion, d’ailleurs assez faible, aux souscripteurs. Ceux-ci espéraient donc un double bénéfice, et leur espoir fut alors rarement déçu, si grand était l’engouement et si irrésistible le mouvement de hausse sur toutes les valeurs anciennes et nouvelles.

Hâtons-nous d’ajouter que la prospérité grandissante du pays justifiait cette hausse dans une large mesure. Le revenu des terres ne cessait de grandir à mesure que leur taux de capitalisation diminuait. Il était donc naturel d’acheter au-dessus du pair les actions des sociétés dont le capital avait été consacré à l’acquisition de domaines ruraux dont la plus-value était considérable. Quant aux terrains de construction, ils enchérissent depuis vingt ans avec une rapidité encore plus grande que les terrains ruraux, pour des raisons faciles à déduire et que nous indiquerons plus loin. Ces compagnies devenaient donc chaque année plus riches à mesure que leur fonds social augmentait de valeur et leur cote devait naturellement s’améliorer aussi. Mais, pour quelques-unes, la mesure fut énormément dépassée.

Les esprits aventureux qui croyaient à la continuation indéfinie de la plus-value du sol d’Alexandrie et du Caire, ne se contentaient pas de spéculer sur les titres des sociétés immobilières. Ceux qui disposaient de ressources suffisantes achetaient des parcelles payables, une faible fraction comptant, le surplus par annuités ; puis ils s’efforçaient de les revendre avant la première échéance à un sous-acquéreur, et ainsi de suite. La parcelle passait ainsi de main en main avec la même rapidité qu’une lettre de change, réalisant, à chaque transaction, une nouvelle plus-value, gagnant, dans certains cas, quatre et jusqu’à cinq cents pour 100 en deux ou trois ans.

Cependant le coton n’était pas négligé ; il conservait sa clientèle d’acheteurs ou de vendeurs à terme auxquels il offrait un procédé, plus rapide encore que la spéculation sur les valeurs, de gagner de grosses différences.

Des fortunes s’improvisèrent ainsi dont l’histoire, amplifiée, embellie, devenue fabuleuse, faisait rêver les têtes les plus solides et prendre en dégoût le métier régulier et sûr, mais modeste et sans avenir : tel colporteur mué en puissant financier ; tel ancien cocher maintenant multimillionnaire ; tel terrain acheté quelques sous, il y a un lustre ou deux, et récemment vendu 500 francs le mètre. Durant les deux ou trois dernières années, des traits de ce genre alimentaient toutes les conversations. La « Revue de la Bourse » ou la « Chronique immobilière » garnissaient chaque jour leurs deux ou trois meilleures colonnes.

Ceux qui profitèrent le plus de cette manie d’agiotage furent naturellement les intermédiaires. En Orient, toute transaction nécessite un ou plusieurs courtiers. Pour acheter, louer, se marier, il faut être, non seulement deux au moins, mais trois. Et ces officieux ne font jamais défaut à qui en a besoin. Tout Levantin se sent invinciblement attiré par ce rôle brillant où il trouve l’emploi des qualités dont il est si justement fier : imagination vive, élocution facile, don de la persuasion, aptitude à présenter les choses et les hommes sous leur plus aimable aspect. Le nombre des négociateurs, professionnels ou amateurs, à l’affût d’une opération à traiter, devint incalculable. Ce fut surtout grâce à eux que les affaires se multiplièrent. A leur tête figuraient naturellement les courtiers en valeurs ou en marchandises dont l’intervention se justifie, en Égypte comme ailleurs, par les conditions toutes spéciales des transactions auxquelles ils participent, et qui comptent au surplus parmi eux des hommes sérieux et estimables. Il y a dix ans, les agens de change de la capitale n’étaient pas plus d’une demi-douzaine ; on en compte maintenant soixante, et il y en aurait deux ou trois fois plus s’ils n’avaient pris la précaution, en 1904, de se constituer en corporation fermée dont les membres, admis au scrutin, ont seuls le droit, par eux-mêmes ou par leurs représentans, de traiter les valeurs à la Bourse fondée au Caire, par leur initiative, cette année-là. Afin d’augmenter et de conserver leur clientèle, ils consentirent à quiconque était amené chez eux, des facilités de toutes sortes dont ils sont maintenant les premières victimes et dont le résultat ne pouvait être que déplorable. Plusieurs spéculaient ouvertement pour leur propre compte, partagés en clans qui engageaient, autour de la corbeille, des luttes dont les échos irritaient encore l’excitation du public. Leurs remisiers parcouraient la ville, suggestionnant les petits commerçans, les employés de bureau, pour en obtenir des ordres qui impliquaient des engagemens en disproportion évidente avec les ressources de ces cliens d’occasion.


II

Si ces spéculations avaient été soutenues avec les ressources de ceux qui s’y livraient, si même elles n’avaient dépassé ces ressources que dans une mesure raisonnable, elles n’auraient causé d’autre mal que des ruines particulières. Il en serait même résulté un nouvel accroissement de la richesse générale. C’est en partie grâce à la témérité des souscripteurs locaux que tant de sociétés ont pu se constituer et ensuite augmenter leur capital, travaillant heureusement au bien du pays, tout en réalisant de gros bénéfices. Par, exemple les grands progrès de la culture en Basse et en Haute-Egypte sont dus, pour une part, aux sociétés de crédit foncier et, pour l’autre, aux compagnies fondées en vue d’acheter des terres et de les revendre par lots après les avoir améliorées. La spéculation est aussi indispensable que le crédit aux pays qui n’ont pas encore achevé leur croissance et où l’avenir des placemens est aussi brillant qu’incertain. Malheureusement la juste mesure fut de beaucoup dépassée. Nombre d’imprudens se chargèrent de titres ou de terrains achetés, soit à terme, soit au moyen d’avances faites par les banques, directement ou par l’entremise des agens de change.

Pendant les trois ou quatre dernières années, diverses banques s’établirent ou se développèrent au Caire et à Alexandrie ; d’importantes sociétés de crédit européennes créèrent des agences ou des filiales dans ces deux villes ; des comptoirs privés s’y ouvrirent, dont plusieurs disposaient d’un fonds social considérable. Quelles opérations allaient tenter leur activité ?

L’escompte des effets de commerce, c’est-à-dire le paiement anticipé de créances à court terme contractées à l’occasion de transactions commerciales, est, on le sait, l’opération de banque par excellence, celle qui permet aux banquiers d’utiliser les sommes déposées chez eux, sans risquer de les immobiliser et de se voir dans l’impossibilité de satisfaire aux réclamations des déposans. Quelques-uns des nouveaux établissemens entreprirent ce mode de placement, non sans succès, paraît-il, mais la plupart s’en abstinrent systématiquement. C’est que le papier commercial est très rare dans un pays comme l’Egypte, qui ne connaît d’autre industrie que celle du petit atelier, d’autre commerce que celui d’importation ou d’exportation, et où le crédit commercial ne trouve guère à s’exercer qu’à l’occasion d’opérations de change international, monopolisées par les grandes banques anciennement établies. Aussi bien, la notion de l’échéance, du paiement à jour fixe est étrangère à la plupart des débiteurs égyptiens qui, s’ils souscrivent avec la plus grande facilité des billets à ordre ou des lettres de change, le plus souvent même en dehors de toute opération commerciale, voient, dans ces instrumens de simples reconnaissances de dette auxquelles ils satisfont quand ils le peuvent. Certains commerçans s’engagent sous cette forme en vue de spéculer. Distinguer les bons payeurs des mauvais, mesurer à chaque client le crédit dont il est digne est une besogne très délicate : elle demande beaucoup de discernement, de tact, de circonspection, de fermeté, et surtout une longue expérience de la place, des maisons qui y opèrent, de leurs tenans et de leurs aboutissans. Les banques trouvèrent donc généralement plus commode et plus sûr d’utiliser les fonds dont elles disposaient en avances sur marchandises, et de préférence sur valeurs, ou même en reports. Elles ouvrirent des comptes courans garantis, jusqu’à concurrence d’un certain pourcentage, par des titres calculés au cours du jour. Les spéculateurs purent ainsi doubler et tripler leurs ressources et se livrer à leurs opérations sur une échelle deux ou trois fois plus vaste. En Égypte, le taux de l’intérêt est resté énorme. Rarement inférieur à 6, il atteint souvent 8 ou 9 pour 100. Les banques pouvaient donc se flatter de réaliser par ce procédé de très gros bénéfices sans courir aucune sorte de risque.

Le risque existait pourtant et menaçait de deux côtés. D’une part le gage qui garantissait les prêts consentis par la banque n’était pas sûr, sa valeur variait suivant toutes les oscillations de la hausse et de la baisse. D’autre part, sa réalisation ne pouvait être que très difficile, si jamais les circonstances obligeaient à exiger le remboursement de ces avances. En réalité ce mode de placement, s’il était pratiqué exclusivement, ainsi que l’ont fait une ou deux banques que cette erreur de jugement a conduites à la suspension de leurs paiemens, immobilisait des capitaux qui doivent toujours rester aussi liquides que possible parce qu’ils sont formés, en plus ou moins grande partie, de dépôts remboursables à première réquisition.

Pour les établissemens de crédit récemment fondés en Égypte, de même que pour les banques privées, le danger était bien moins grand qu’il ne pourrait l’être en France, par cette raison que les dépôts leur manquent presque entièrement. L’argent liquide trouve des emplois si nombreux et si lucratifs dans ce pays, que les fellahs seuls le laissent dormir. Abstraction faite des paysans thésauriseurs, ceux qui en ont le confient d’ailleurs aux banques de premier ordre, telles que le Crédit Lyonnais ou la Banque Ottomane. Naturellement les autres banques, dépourvues par là du numéraire flottant qui, dans les pays où le crédit est organisé, forme la principale ressource des banquiers, ne se contentent pas de travailler seulement avec leur capital. Le profit qu’elles en retireraient serait trop faible, trop disproportionné avec les risques et les frais généraux. C’est donc à l’Europe qu’elles empruntent, à échéance plus ou moins longue, les capitaux supplémentaires qui leur sont nécessaires. Sous quelles formes ? Grâce à des combinaisons nombreuses et variées, trop techniques pour qu’il soit possible d’en donner une idée même superficielle, mais qui, toutes, se ramènent à une ouverture de crédit à court terme.

Nous touchons ici à l’une des causes principales de la crise : la tendance à utiliser ou à laisser utiliser sur une vaste échelle, en placemens spéculatifs forcément à long terme, les capitaux prêtés par les banques européennes à brève échéance ou même à vue. Tandis que des particuliers engageaient des opérations hasardeuses avec les fonds qui leur avaient été trop facilement avancés moyennant un gros intérêt par un établissement qui en était responsable vis-à-vis de son correspondant d’outremer, des commerçans, importateurs ou exportateurs, voire des banques dont le rôle avoué était de concourir au règlement du commerce extérieur, se laissèrent entraîner les uns à spéculer, les autres à faire des reports avec l’argent obtenu en revendant des marchandises achetées à terme ou en négociant du papier payable à échéance fixe. Le jour où, l’argent étant devenu rare sur les marchés de Paris ou de Londres, les banques d’Europe, d’ailleurs inquiètes de la tendance des bourses d’Alexandrie et du Caire, resserreraient leurs crédits, en refuseraient le renouvellement, demanderaient des garanties, le danger de la situation devait éclater aux yeux des moins clairvoyans, et la réaction, déjà commencée, se transformer en panique.

A partir de 1905, l’agitation spéculative ne cessa de grandir dans les deux capitales égyptiennes. Jusque-là, les marchés à terme n’étaient pratiqués que sur les cotons. Pour jouer à la hausse sur les valeurs, il était nécessaire d’acheter des titres, de les payer immédiatement et d’attendre, pour les revendre, le moment où ils hausseraient. Le spéculateur le plus aventureux ne pouvait donc dépasser de beaucoup ses moyens. L’organisation de liquidations de quinzaine, la facilité dangereuse offerte aux acheteurs de se faire reporter d’un terme à l’autre, permit les pires abus d’agiotage. De petits employés, sans autre ressource que leurs maigres appointemens, achetèrent ou vendirent « fin courant » des centaines de titres dont les cours étaient susceptibles des fluctuations les plus violentes. Des agens de change exécutaient de tels ordres, sans réclamer la moindre provision. D’autres, un peu moins imprudens, achetaient des valeurs pour le compte de leurs cliens en leur demandant seulement le 15 ou le 20 pour 100 du cours, gardaient les titres en garantie de la portion de prix non payée, puis les déposaient en nantissement dans une banque qui avançait à très gros intérêts la somme nécessaire au règlement. L’agent de change comptait à son client un intérêt plus énorme encore, la hausse continuait et chacun s’applaudissait de cette belle opération dont tous profitaient.

Au début de 1907, tout esprit réfléchi aurait pu, au seul aspect des nuages qui s’amoncelaient à l’horizon, prévoir la tempête qui se préparait. Les émissions de sociétés nouvelles se précipitaient ; chaque semaine, des réclames alléchantes en signalaient deux ou trois[1] ; les banques élevaient le taux d’intérêt de leurs avances en compte courant, les portant du 7 au 8, du 8 au 9 pour 100, sans parvenir à émouvoir les débiteurs de ces comptes ; les acheteurs à terme étaient heureux de payer des reports qui atteignirent, pour certaines valeurs spéculatives, le 60 et même le 80 pour 100 de cours démesurément enflés. Pour déchaîner l’orage, il suffit du coup de vent qui agita, dans le courant de mars, les bourses américaines, ébranla les valeurs de chemins de fer des Etats-Unis et eut sa répercussion sur les marchés européens. Lentement, mais irrésistiblement, la baisse commença, accélérée par les tentatives maladroitement faites pour relever artificiellement les cours, précipitée parcelle qui frappa le coton au printemps, transformée en effondrement par la suppression des paiemens de deux banques importantes, dont l’une utilisait des capitaux avancés par une banque viennoise, et l’autre se procurait des ressources en Angleterre sous couleur d’opérations de change.

Pour comble de malheur, la phase aiguë de la crise s’est manifestée au milieu de l’été, c’est-à-dire en pleine morte-saison, au moment où les marchés européens, d’ailleurs extrêmement déprimés depuis quelque temps, sont inactifs et où tous les capitalistes égyptiens, aptes à s’intéresser aux valeurs locales, se sont embarqués pour prendre leur villégiature. Chaque année, pendant la longue période ascendante qui vient de finir si brusquement, la hausse de tous les titres s’arrêtait vers le milieu de mai. Une réaction générale d’ailleurs assez légère commençait alors, grâce à laquelle les ballons trop soufflés se dégonflaient un peu. Cette année, les financiers professionnels ou les commerçans, tous sans exception surchargés de titres et d’engagemens, et obligés de vendre à tout prix, ne trouvent aucun acheteur. On imagine l’état d’esprit de ces hommes dont l’optimisme imperturbable et le joyeux enthousiasme d’autan ont fait place au découragement et au désarroi le plus complets. Toute confiance acheva de disparaître ; le resserrement monétaire s’aggrava ; les crédits furent retirés ou du moins coupés.


III

Ce passage d’une espérance démesurée au désespoir est la cause profonde de ce phénomène essentiellement psychologique que sont les crises économiques. Les auteurs qui ont décrit ces perturbations n’y voient d’ordinaire que les alternatives d’une hausse et d’une baisse exagérées, déterminées par un abus de crédit. C’est là une observation superficielle. La considération sur laquelle il importe d’insister est que cet abus s’explique par la confiance simultanée et concordante des emprunteurs et des prêteurs, confiance soudainement remplacée par une méfiance et une appréhension encore plus fortes. Tant que dureront cette prostration et cet affaissement des boursiers, des spéculateurs et des banquiers, tant que persisteront l’inquiétude et la timidité des capitalistes, la crise sévira. Dès que les esprits, revenus au calme et à la modération, seront de nouveau capables de se représenter les objets sans les déformer, la convalescence commencera, et la guérison surviendra avec une rapidité dont beaucoup seront surpris. Reste à savoir si, d’ici là, le mal ne s’aggravera pas. Il semble, jusqu’à présent, être resté confiné dans les deux capitales et n’avoir frappé que les valeurs de bourse. Certains craignent qu’il ne s’étende à toute l’Egypte et n’y déprécie, non seulement les immeubles urbains, mais même les terrains de culture.

Une telle perspective ne saurait laisser indifférent aucun de ceux qui, en France, en Angleterre, en Belgique, ont fécondé de leurs capitaux le sol de la vallée du Nil : porteurs de titres de la Dette publique, actionnaires et obligataires de sociétés hypothécaires ou foncières, titulaires de créances ou de participations directes. Que devient notre gage ? doivent se demander ceux d’entre eux qui entendent parler des difficultés actuelles ?

Il est certain qu’on a spéculé sur les terrains de construction du Caire et d’Alexandrie presque autant que sur les valeurs, de façon à doubler, à tripler, voire à décupler leurs prix en trois ou quatre ans. Les causes qui ont déterminé la baisse des titres ne sauraient, dit-on, tarder à s’exercer sur ces immeubles. En revanche les propriétés agricoles n’ont jamais fait l’objet que de transactions normales, à des prix motivés par la considération du revenu. Tant que leur rendement se maintiendra, on ne voit pas ce qui pourrait les déprécier.

C’est, disent les pessimistes, la restriction du crédit indispensable aux agriculteurs pour préparer la récolte et vivre en attendant de l’avoir vendue. Déjà, ajoutent-ils, la disette monétaire a eu sa répercussion sur le marché de cotons et sur celui des céréales. Les achats de coton aux producteurs ont lieu d’ordinaire dès maintenant ; ils sont payés, pour un quart environ, à la conclusion du marché, et le surplus en octobre ou novembre, au moment de la cueillette, de façon à permettre aux vendeurs d’en faire les frais. Cette année, les commissionnaires et les marchands ne peuvent se procurer l’argent nécessaire aux avances ; aussi les propriétaires commencent-ils à se sentir gênés, et d’autre part les courtiers qui ont vendu le coton à terme, prévoyant l’impossibilité où ils seront de satisfaire aux livraisons, s’efforcent de racheter leurs engagemens. Il est résulté de cette situation, née du refus de tout crédit par les banques d’Egypte et surtout par celles d’Europe, une hausse persistante du cours des contrats à terme sur le coton, et une baisse du blé, des fèves, etc., que les cultivateurs sont forcés de vendre pour se procurer des ressources, à défaut des arrhes qu’ils recevaient les années précédentes sur le prix de leur coton. Des mesures exceptionnelles ont dû être prises à la Bourse des marchandises d’Alexandrie : moratorium, fixation d’autorité des cours de compensation, mesures qui ont été acceptées, non sans abnégation et qui ont, paraît-il, sauvé de la faillite un très grand nombre de courtiers, On peut se demander toutefois si les filateurs européens ne profiteront pas de cette situation pour forcer les commissionnaires d’Alexandrie à vendre le coton à des prix de famine dont les propriétaires à court d’argent devraient, eux aussi, se contenter.

Pour comprendre la gravité des conséquences qu’entraînerait une forte dépréciation du coton, il suffira d’observer que l’Egypte importe, non seulement tous les objets manufacturés et tout le combustible qu’elle consomme, mais la majeure partie des matières premières qu’elle transforme et une grande quantité de denrées alimentaires. Le produit de l’exportation du coton, dont la valeur représente environ 85 p. 100 de l’exportation totale, suffit à balancer tout cela, transport compris, et laisse même un excédent qui, en 1902, était égal au quart des arrérages de la dette publique. Ajoutons que la transformation du système des irrigations a permis d’étendre de plus du 12 p. 100 en vingt ans, la surface plantée en cotonniers et de faire bénéficier de cette culture la Haute-Egypte, tout en obtenant un rendement beaucoup plus abondant et beaucoup plus rémunérateur. Il en résulte que l’exportation du coton qui, dans la période 1886-1890, n’atteignait guère que 138 000 tonnes, vendues à raison de 200 millions de francs, s’est élevée en 1901-1905 à 277 000 tonnes, donnant 384 millions. La base du rendement agricole est donc le coton ; le cours de ce produit règle celui de toutes les autres denrées ; le revenu des propriétés en dépend ainsi que leur prix.

Faute d’un peu de confiance et de crédit, la principale source du revenu général va-t-elle tarir à moitié, pendant que pèseront, deux fois plus lourdes, les charges auxquelles, en l’absence de toute industrie, le seul rendement des immeubles permettait de satisfaire ?


IV

À cette question nous n’hésitons pas à répondre non. Nous croyons que la crise ne franchira pas l’enceinte des bourses du Caire et d’Alexandrie, où elle ne tardera pas à se réduire et à s’atténuer. Nous croyons plus fermement encore qu’elle sera une leçon salutaire, et que l’Egypte en sortira assagie et fortifiée.

Insistons de nouveau sur cette observation capitale : le mal que nous avons décrit est purement moral ; le malade jouit d’un tempérament exceptionnellement robuste et sain, mais il est en proie à une de ces mélancolies compliquées d’aboulie et de prostration qui éprouvent parfois les adolescens dont la croissance a été rapide. Pour qu’il reprît volonté et courage, que faudrait-il ? Peu de chose. Un heureux événement qui changerait le cours de ses idées, l’appui et le réconfort de quelque homme énergique pourvu de prestige et d’autorité. Faute d’un heureux accident de cette sorte, le temps suffira à rendre au patient et à ceux qui l’entourent, le calme, la confiance en soi-même, une notion exacte de la réalité.

Si nous détournons pour un instant notre attention des bourses et des banques, et si nous la portons sur le pays dont les centres nerveux sont momentanément déprimés, nous serons frappés d’une prospérité qui n’a jamais été aussi éclatante qu’à l’heure actuelle, qui émerveille l’observateur le plus superficiel, et qui se manifeste par les plus-values budgétaires, le développement du commerce extérieur, spécialement des exportations, la hausse du rendement des terrains de culture, l’accroissement encore plus grand des bénéfices de toutes les entreprises de transport. Les prévisions de recettes étaient respectivement pour 1905 et 1906, 12 255 000 et 13 500 000 livres égyptiennes[2], les impôts ont rendu 14 813 000 et 15 337 000 livres. Dans la période 1886-1890, le total des importations et des exportations n’avait pas dépassé 21 millions ; il a atteint près de 46 millions de livres en 1905 et près de 50, dont 24877 000 pour les exportations, en 1906. Les recettes nettes des chemins de fer de l’Etat s’élevaient à 1 059 000 en 1902, 1 327 000 en 1905, 1 475 000 en 1906. Il convient d’ajouter que, pendant que se réalisaient ces plus-values énormes, la population s’accroissait prodigieusement. Le recensement de 1887 indiquait 7 474 600 habitans, celui de 1897, 9 497 900, celui de 1907 en a révélé 11 206 537. Cette année, le mouvement de prospérité s’est encore accéléré. L’importation des quatre premiers mois de 1907 a atteint 8,4 millions de livres contre 7 millions pour la même période de 1906, et l’exportation 10,5 millions contre 8,9. L’exportation du coton a donné 9 millions au lieu de 7,2. Le ministre des Finances a perçu comme droits et impôts divers, 4 875 000 livres ég. contre 4 199 000, soit une augmentation de 677 000 livres. Les recettes de l’enregistrement sont en augmentation de 77 000 livres, celles des chemins de fer de 126 000 livres, celles des télégraphes de 9 000 livres, celles des Postes de 17 000 livres, tandis que les dépenses sont restées à peu près les mêmes.

L’avenir semble encore plus brillant que le présent. La prochaine récolte de coton s’annonce exceptionnelle comme quantité et comme qualité. Celles qui la suivront seront normalement de plus en plus abondantes. Loin d’être achevée, la transformation du système des irrigations ne fait, en un certain sens, que commencer. 105 000 hectares viennent d’être aménagés en Haute-Egypte de façon à pouvoir être irrigués tout l’été et à supporter ainsi les cultures riches et intensives du cotonnier et de la canne à sucre. Le ministère des Travaux publics a décidé l’aménagement de 84 000 autres hectares suivant le même système. La surélévation de 7 mètres du grand réservoir d’Assouan qui contiendra ainsi 2 300 000 mètres cubes au lieu d’un million, la construction d’un autre barrage plus petit à Esneh et l’exécution de divers ouvrages d’art moins importans, permettront, non seulement de fertiliser d’immenses espaces stériles, mais de rendre beaucoup plus productif le territoire actuellement cultivé, grâce à une distribution plus abondante et plus régulière de l’eau du Nil[3]. Si l’on considère que ces grands travaux ont été accomplis ou vont l’être sans emprunt et sans augmenter les impôts que des dégrèvemens méthodiques ne cessent au contraire de restreindre ; si l’on tient compte de la force productive indéfinie de limon qui forme le sol de la Vallée du Nil, de l’activité infatigable et de l’énergie patiente de la race robuste et industrieuse qui peuple la Basse et la Haute-Égypte, on a de la peine à se défendre contre un excès d’optimisme.

À quoi se réduit donc la crise actuelle ? À peu de chose en somme. Des spéculateurs se sont chargés, au-delà de leurs forces, de titres qu’ils ne peuvent garder plus longtemps et dont ils cherchent à se défaire à n’importe quel prix. Leur affolement, causé en partie par un brusque retrait des crédits que les banques égyptiennes et étrangères avaient consentis jusque-là, trop largement peut-être, a réagi sur celles-ci. Elles refusent toute nouvelle avance, réclament des supplémens de couverture et n’acceptent plus que difficilement les effets de commerce qui leur sont offerts. De là une baisse énorme qui causerait beaucoup moins d’émoi si l’on se rendait compte de la sphère extrêmement exiguë dans laquelle elle s’exerce, et si l’on savait combien le montant nominal des titres actuellement en circulation est minime. Suivant notre calcul, le total des capitaux transformés tant en actions qu’en obligations et utilisés par les sociétés anonymes, dont le siège est en Égypte, s’élevait en juin dernier à 1 600 millions de francs, abstraction faite de la Compagnie du canal de Suez qui retire ses bénéfices des péages payés par les bateaux étrangers. Si même on arrondit ce chiffre, afin d’éviter toute possibilité d’omission, on voit que, somme toute, il y a d’autant moins lieu de s’effrayer que l’Égypte n’est grevée d’aucune taxe locale, qu’elle n’a ni dette provinciale ni dette communale d’aucune sorte et que sa dette publique a diminué de 250 millions depuis 1891. La spéculation est donc allée non pas trop loin, mais trop vite.

Cet avilissement des prix de toutes les actions cotées en Égypte va-t-il gagner par contagion ceux des immeubles urbains jusqu’ici indemnes et sur lesquels on a pourtant, nous l’avons observé déjà, beaucoup spéculé dans les deux villes principales ? Ces immeubles n’ont fait, il est vrai, l’objet d’aucune transaction depuis le mois de juin : c’est seulement quand la morte-saison sera finie qu’on pourra connaître leur prix marchand. Nous croyons qu’à ce moment un départ s’établira entre les terrains à proprement parler urbains et les terrains suburbains. Sur les seconds, des excès de spéculation ont été commis et bien des lots ont été poussés à des prix sans aucune relation avec leur rendement éventuel. Aussi la réaction a-t-elle déjà commencé, mais ses conséquences ne sauraient être bien graves, car la valeur de ces terrains est petite si on la compare à celle des terrains de la ville. Suivant toute probabilité, ceux-ci maintiendront en général leur prix actuel ; peut-être même certains d’entre eux l’accroîtront-ils. Leur hausse n’a en effet que suivi celle des loyers qui se justifie elle-même par la rareté des logemens hygiéniques bien distribués et confortables, de plus en plus indispensables à la population européenne ou européanisée dont le chiffre grandit si rapidement au Caire et à Alexandrie. Dans tous les pays, ce besoin s’impose de plus en plus et les familles, surtout dans la classe moyenne, consacrent à sa satisfaction une proportion de plus en plus forte de leur revenu. Au Caire, il y a seulement quinze ou vingt ans, il n’existait d’autres habitations que les sombres et humides masures des quartiers indigènes. Depuis, une nouvelle ville a surgi de terre, tout autour de l’ancienne, affirmant chaque année sa vitalité, attirant à elle le mouvement et le commerce. Il n’est pas surprenant que le sol y soit devenu rapidement cher, sans toutefois que les prix jusqu’ici atteints soient encore ceux qui ont été réalisés depuis fort longtemps dans la plupart des grandes villes moyennes de l’Europe. Nombre de parcelles non bâties n’ont été, il est vrai, payées qu’en partie, mais elles sont généralement aux mains de sociétés anonymes ou de riches capitalistes qui disposent des moyens de régler les échéances et d’entreprendre les constructions.

Reste à se demander si la crise continuera à paralyser le crédit, si même elle n’en privera pas complètement ceux qui y recourent par profession, au moment même où il leur serait le plus indispensable. Encore un peu de temps et, au début de l’automne, la campagne cotonnière va s’ouvrir. D’ici là, le planteur, le commissionnaire et le courtier se procureront-ils l’argent nécessaire pour en payer les frais ? La question se ramène à celle-ci : quelle est la situation ? quelles sont les dispositions des banques égyptiennes ? Son importance est capitale. La terrible crise qui faillit, en 1893, compromettre l’avenir de l’Australie, fut déterminée par la folle imprévoyance des banques locales qui, profitant de l’abondance des capitaux sans emploi accumulés en Europe par une longue période de stagnation industrielle, s’étaient fait remettre d’Angleterre et surtout d’Ecosse, en promettant de gros intérêts et en payant de grosses commissions, d’énormes dépôts à court terme. Elles les immobilisèrent eu prêts hypothécaires, en participations à des entreprises agricoles ou de construction, de façon à être incapables de les rembourser avant de longues années, dans le cas même où ces placemens auraient donné de bons résultats. C’est pourquoi, non moins de quatorze de ces établissemens furent emportés dont le passif n’était pas inférieur à 1 850 000 livres[4].

Telle n’est point la situation des banques qui fonctionnent en Égypte. En tête figure la National Bank dans les caisses de laquelle sont déposées les disponibilités du Trésor égyptien, celles du gouvernement soudanais et de la Caisse de la dette, ainsi que les fonds confiés à la garde des tribunaux mixtes, le tout formant, avec les dépôts ordinaires, un total qui, le 31 décembre 1906, n’était guère inférieur à 100 millions de francs. On a souvent reproché à cet établissement à caractère officiel, en possession du privilège d’émettre des banknotes, d’utiliser ses ressources avec une circonspection excessive et, pour une bonne part, en placemens à très court terme sur le marché de Londres. Viennent ensuite les succursales du Crédit Lyonnais, de la Banque Ottomane, du Comptoir d’Escompte et d’autres grandes banques européennes moins importantes qui font servir à leurs opérations des capitaux à elles remises par leurs maisons-mères et, dans une mesure bien moindre, les dépôts des capitalistes locaux, dépôts qui, pour le Crédit Lyonnais tout au moins, atteignent toutefois un chiffre relativement considérable. Minutieusement contrôlées par le siège social, elles ont toujours fait preuve, dans l’emploi des ressources illimitées dont elles disposent, d’une prudence et d’une réserve peut-être exagérées qui se sont manifestées, pour certaines d’entre elles, par de brusques suppressions de crédit, décidées dès le début de la crise actuelle dont la violence fut ainsi considérablement aggravée. Tout au moins leur situation est-elle inébranlable. Enfin d’autres banques purement locales fonctionnent sans dépôts, utilisant, ainsi que nous l’avons dit plus haut, leur propre capital et les avances qui leur sont faites sous diverses formes par des correspondans européens : comptes courans, tirages à trois mois, réescompte, etc.

Bien que leur fonds social soit, somme toute, peu considérable, ces derniers établissemens prennent une part très importante dans le règlement du commerce intérieur et du commerce international. Les grandes banques que nous avons énumérées limitent presque toutes leur activité aux avances sur titres ou sur marchandises et au commerce des chèques sur l’étranger. Actives, entreprenantes, plusieurs de ces petites banques locales trouvaient moyen, tout en se livrant aux mêmes opérations que leurs puissantes rivales, d’escompter sur une grande échelle le papier commercial et d’alimenter la spéculation des agens de change et autres hommes de bourse. La crise les a naturellement plus ou moins éprouvées ; mais en définitive, envisagée dans son ensemble, la situation des établissemens de crédit nous semble solide. Les exécutions dont fut victime la clientèle de quelques grandes banques, si elles ont été la cause principale de l’effondrement de toutes les valeurs, ont du moins fait cesser l’engorgement et rendu disponibles de grosses sommes immobilisées en avances sur les titres ainsi réalisés de force. Actuellement ces banques disposent d’une encaisse déjà considérable qui s’augmentera encore et sera sans doute suffisante à couvrir les frais de la campagne cotonnière. Il y a tout lieu de croire que les commissionnaires se procureront, sans grande difficulté, de quoi payer les avances nécessaires aux cultivateurs pour couvrir les frais de la cueillette. A leur défaut, ceux-ci pourraient recourir à la Banque agricole fondée en 1902, sous les auspices et le contrôle du gouvernement égyptien, justement à de telles fins. Son capital et ses réserves dépassent cent millions de francs. Au besoin le gouvernement lui-même serait, croyons-nous, décidé à intervenir directement, d’accord avec la National Bank, pour faciliter ce règlement, et il pourrait le faire d’une manière simple et efficace, en autorisant cet établissement à mettre à la disposition des autres banques, pour une période fixe de deux ou trois mois, la plus grande partie des fonds du Trésor déposés dans ses caisses : ils dépassaient 30 millions le 31 décembre 1906, suivant le bilan publié à cette date. En tous cas, les grands propriétaires, en tête desquels se placent les sociétés foncières, disposent de ressources suffisantes ; on en peut dire autant de la plupart des moyens. Quant aux petits, ils peuvent, à la rigueur, récolter avec le seul travail de leur famille, sans faire appel à la main-d’œuvre salariée.


V

La maladie dont nous avons établi les causes et décrit les phases, est en ce moment dans la période critique. Suivant les circonstances qui se produiront, suivant le traitement qui sera appliqué, une amélioration rapide ou une aggravation dangereuse interviendra. Il y a donc quelque chose à espérer et quelque chose à faire.

Il faut espérer une campagne cotonnière fructueuse et une meilleure tenue des places européennes dont le marché égyptien dépend plus étroitement que jamais. La cueillette se fait en octobre. Si rien ne survient de fâcheux, son rendement sera extrêmement considérable. Le coton se maintient depuis un an ou deux à des cours qui n’ont jamais été atteints depuis la guerre de Sécession. On a semé sa graine partout où elle pouvait germer et la récolte promet d’être extraordinairement abondante. On peut donc, en se fondant sur les chiffres des années précédentes, prévoir que l’exportation de cette denrée rendra entre cinq et six cents millions de francs, peut-être davantage. Il en résultera un soulagement immédiat, qui s’accentuera encore pendant l’hiver, grâce aux dépenses des touristes et aux dividendes distribués, presque toujours au début de l’année, par les sociétés locales.

Le moment d’une action énergique et coordonnée des banques sera alors venu. Certaines d’entre elles ont beaucoup contribué à déchaîner la crise en accordant des crédits souvent excessifs et désordonnés pendant la période d’effervescence, puis en les retirant brusquement au premier resserrement des marchés européens. Elles peuvent maintenant, sans courir grand risque, rouvrir leurs coffres, quand ce ne serait que pour permettre à leurs cliens de payer les échéances sur les effets, les titres non libérés et les terrains achetés à terme. Elles sont enfin tout naturellement désignées pour attirer l’attention des capitalistes européens sur les belles occasions de placement qui s’offrent actuellement en Égypte. Sortant de leur réserve, certaines d’entre elles, en tête desquelles s’est placée la National Bank, ont déjà travaillé activement et avec succès à secourir des maisons de commerce ou de change menacées. Elles peuvent faire davantage : contribuer, en s’amendant elles-mêmes, à réformer les institutions financières et commerciales de l’Égypte.

D’une part, les deux bourses aux valeurs d’Alexandrie et du Caire souffrent d’un désordre très fâcheux. Faute de contrôle, des abus dont le détail’ serait aussi fastidieux que délicat y ont été commis. D’autre part, le règlement des achats des commerçans aux importateurs ou aux marchands en gros s’opère sans régularité et sert très fréquemment à faciliter de pures spéculations. Voilà deux faits qui expliquent l’acuité et la violence de la crise. Pour organiser sérieusement les bourses, il suffit d’une bonne loi : le gouvernement en a élaboré une qui semble bien conçue. Ce projet soumet l’ouverture des bourses à l’autorisation gouvernementale et confie leur direction à un collège de commissaires du gouvernement et à une commission présidée par un de ces commissaires, composée de courtiers, de banquiers et de commerçans désignés par le ministre des Finances sur la présentation des courtiers et des assesseurs commerciaux auprès des tribunaux. Il établit les conditions d’admission à la profession de courtier et les obligations spéciales à cette catégorie de commerçans, dresse le règlement des opérations, le taux des courtages, les conditions d’inscription à la cote, celles des marchés à terme, la sanction de ces prescriptions, etc.

D’autre part, corriger les abus produits par des ventes consenties à des termes démesurément longs, par l’inexactitude des acheteurs et par l’émission d’effets de commerce à l’occasion d’opérations purement civiles, est une œuvre difficile qui demande beaucoup de fermeté mais qui profitera à tout le monde : non seulement au producteur européen, mais aussi au consommateur qui payera meilleur marché les produits que l’importateur doit vendre cher en prévision des longs délais qu’il consent ; aux commerçans eux-mêmes qui se verront contraints à l’ordre, à la régularité, à la prudence ; au pays tout entier dont le développement est compromis par une crise qui eût été infiniment moins grave si le commerce extérieur, et même intérieur, n’y avaient été impliqués. Lorsqu’elle sera assez avancée, les banques trouveront dans l’escompte des effets de commerce l’emploi normal des disponibilités dont elles utilisent actuellement la presque totalité en avances sur titres et sur marchandises.

Dès aujourd’hui, les principaux de ces établissemens devraient s’organisera cette fin en installant un service de renseignemens, en fondant des succursales dans tes villes de ‘province, en encourageant, par de fortes réductions sur le taux d’intérêt, la négociation du bon papier commercial. La National Bank, dont les statuts subissent en ce moment des modifications importantes, est qualifiée pour donner l’exemple de la réforme que nous indiquons et pour assumer réellement le rôle joué par les banques de France ou d’Angleterre sur le modèle desquelles elle a été constituée.

Cependant la dure leçon que viennent de recevoir les hommes de bourse et de finance les aura, il faut l’espérer, assagis, sans toutefois détruire en eux l’esprit de spéculation si nécessaire au progrès économique. Déjà les plus imprudens ont été éliminés ; bientôt, les positions trop chargées ayant été réduites, il ne faudra qu’un retour de confiance pour que tout rentre dans l’ordre, et l’on peut conjecturer avec vraisemblance que les affaires financières d’Egypte prendront ensuite — peut-être après quelques mois de recueillement et de marasme — un nouvel essor. Bien des améliorations restent à réaliser dans ce pays. Faute des travaux nécessaires, plusieurs centaines de milliers d’hectares sont encore entièrement incultes ; leur valeur triplera le jour où, d’une part, l’eau étant devenue abondante grâce au service des irrigations, de l’autre des travaux privés de canalisation, de drainage, de nivellement, ayant pu être exécutés, ces excellentes terres seront cultivables. De nombreux centres urbains, riches et peuplés, manquent entièrement d’eau, de lumière, de logo-mens. Faute de moyens de transport, des montagnes de marchandises demeurent en souffrance qui, étant donnés leur volume et leur poids, ne seraient avantageusement véhiculées que par le fleuve et les canaux, voies admirables jusqu’ici étrangement négligées. Bien des industries pourraient non seulement vivre, mais prospérer, qui n’ont bénéficié que d’entreprises mal conçues et mal dirigées, par exemple celle des fournitures de construction : marbres et pierres dures de Haute-Egypte, plâtre, briques et surtout la filature du coton. Enfin le Soudan égyptien reste tout entier à mettre en œuvre. Il convient donc de signaler aux capitalistes européens la nouvelle période d’activité économique susceptible de commencer grâce à eux et qu’il dépend d’eux de rendre moins bruyante et moins agitée, mais plus longue et plus féconde que celle qui vient de finir. L’Egypte ne saurait se passer de l’appui financier de l’Europe et elle est en mesure de le rémunérer. Souhaitons aux représentans de ces capitalistes de s’intéresser désormais d’une manière plus directe et plus active aux entreprises dans lesquelles ils ont placé l’argent de leur clientèle. Nous avons déjà dit ce que devraient faire les grandes banques françaises en vue de régler l’emploi des capitaux dont disposent leurs succursales du Caire et d’Alexandrie Ajoutons que les groupes financiers de Londres et de Paris agiraient sagement en participant davantage à l’administration des sociétés égyptiennes qu’ils ont contribué à fonder, suivant en cela l’exemple qui leur vient de Belgique. Bien des excès auraient été ainsi évités et bien des pertes épargnées.


PIERRE ARMINJON.


  1. De janvier à juin 1907, 44 sociétés (nous en avons sans doute oublié), presque toutes de nationalité anglaise, ont été constituées pour fonctionner en Égypte. En additionnant leurs capitaux, dont la plus grande partie fut souscrite en Égypte, on obtient un total de 9 250 000 livres sterling, soit près de 234 000 000 de francs, sans compter l’augmentation de capital réalisée pendant ce semestre par plusieurs sociétés existantes.
  2. La livre égyptienne vaut 25 fr. 92.
  3. Voyez notre article sur les Irrigations en Égypte et les projets récens du gouvernement égyptien, dans la Revue du 1er septembre 1906.
  4. A. Raffalovich, Journal des Économistes, juillet 1893. Cf. Pierre Leroy-Beaulieu, Revue du 15 sept. 1906. The Economist, 17 mars 1894.