La Crise intérieure après Sadowa

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La Crise intérieure après Sadowa
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 517-555).
LA CRISE INTÉRIEURE
APRÈS SADOWA


I

L’affaiblissement de la suprématie extérieure de l’Empire n’était pas compensé par la prospérité de son régime intérieur. Il était loin de s’effondrer et reposait encore sur une base solide, mais il se lézardait. Il n’y avait plus assez de contrainte pour obliger au silence, et il y en avait assez pour permettre de crier à l’oppression. Les vieilles tentes étaient levées, les nouvelles n’étaient pas encore plantées ; les autoritaires se plaignaient d’être désarmés, les libéraux de n’être pas affranchis ; le désir des nouveautés était d’autant plus impatient qu’il avait été excité sans être satisfait. Les amis ressentaient le malaise et le signalaient tristement. Mérimée écrivait : « Nous sommes malades à l’intérieur, nous ne sommes pas gouvernés. Les préfets ne reçoivent pas de direction. Les uns se font capucins parce qu’ils croient faire ainsi leur cour ; d’autres inclinent vers le libéralisme outré parce qu’ils s’imaginent que l’avenir est ! à. La plupart font les morts pour demeurer bien avec tout le monde. Il faudrait ou résister énergiquement ou bien faire à temps quelques concessions utiles, mais on attend et on ne fait rien. »

Dans cette attente, les ressorts du gouvernement se détendaient ou se faussaient ! La candidature officielle n’était trop souvent qu’un moyen de favoritisme. Le régime discrétionnaire de la presse rachetait ses tolérances envers les attaques contre l’Empereur par ses sévérités contre les critiques adressées aux ministres. « Certains ministres, ayant personnellement la main dans le bureau de la direction de la presse, établie au ministère de l’Intérieur, causaient aux journaux une terreur sérieuse : tous les jours, un rédacteur de chacune des feuilles de Paris était obligé de venir demander un mot d’ordre à cette direction ; là, on leur faisait comprendre qu’attaquer un ministre était autrement grave que médire de l’Empereur ; que, s’ils parlaient ou ne parlaient pas de telle mesure, louaient ou ne louaient pas tel ministre ou tel personnage, on saurait bien trouver, dans le journal récalcitrant, l’occasion de le frapper, et les journaux s’exécutaient. Il en résultait que l’opinion publique était trompée sur toute chose[1]. »

Du reste, partout l’incohérence de l’arbitraire. Persigny avait été contraint par le Conseil des ministres de donner deux avertissemens pour des articles envoyés par un de ses collègues ; les journaux ministériels refusaient d’insérer des articles qui venaient de l’Empereur, parce qu’ils eussent mérité des avertissemens. Le Conseil d’État, que la Constitution de 1852 avait fait le tuteur du Corps législatif, ne justifiait plus comme au début ce rôle par sa supériorité : devenu l’asile des fonctionnaires vieillis ou des députés démodés, il se montrait maintenant si inférieur à son pupille que celui-ci se révoltait contre sa prépotence légale. Les hommes éminens, qui avaient illustré les commencemens de l’Empire, disparaissaient et n’étaient pas remplacés. Quelques égoïstes, groupés autour de Rouher, n’étant plus tenus en main ou éperonnés par le souverain malade, ne songeaient qu’à s’assurer une tranquille jouissance de leurs emplois ; vieux arbres aux branches et aux racines voraces, ils étouffaient au-dessous d’eux la croissance des jeunes plantes. Un homme de quarante ans n’était à leurs yeux qu’un jeune homme auquel ils voulaient bien, s’il avait du talent, reconnaître de l’avenir, mais auquel ils refusaient l’accès aux grandes affaires, ne tombant, eux, d’un ministère que pour en escalader un autre. Chaque jour s’accentuait une des infériorités du régime autoritaire sur le régime parlementaire : sous le régime parlementaire, le recrutement des nouvelles générations s’accomplit de lui-même ; les jeunes talens arrivent au Parlement, se désignent par leurs succès à la confiance du pays, s’imposent au souverain ; sous le régime autoritaire, le souverain doit rechercher les hommes d’État, les deviner avant qu’ils soient et, inconnus encore, les mettre aux prises avec les grandes responsabilités. C’est ainsi qu’avaient procédé Louis XIV, Napoléon Ier et, à son début, Napoléon III. Maintenant l’Empire tournait à n’être plus qu’une gérontocratie alourdie. Il en résultait que la jeunesse, naturellement encline à l’opposition où l’on recueille la popularité, y était encore jetée par son intérêt, puisque là seulement elle trouverait les moyens de déployer ses talens et de se créer une carrière brillante avant que le sang fût refroidi dans ses veines et que les cheveux eussent blanchi sur sa tête. Un jeune fonctionnaire impérialiste très distingué, attaché au cabinet de Rouher, Fernand Giraudeau, ayant eu le courage de signaler ce mal, fut disgracié. Son remarquable écrit intitulé : La jeunesse et les fonctions publiques sous l’Empire démontre, par des statistiques, que partout où les affaires publiques ont été puissamment conduites, elles l’ont été par des hommes jeunes, dont les ardeurs étaient guidées par l’expérience de quelques, hommes d’âge[2].


II

La conduite à suivre dans la politique générale n’était pas douteuse : il n’y avait qu’à redire ce qui était sur les lèvres de tous les gens clairvoyans que, malheureux ou heureux, imprudent ou habile, aucun acte de la politique étrangère du gouvernement, sauf la guerre d’Italie, n’avait été inspiré par une passion ou une volonté du pays ; qu’on ne ramènerait l’Europe et la France à un état normal qu’en renonçant à la discipline politique sous laquelle nous vivions depuis 1852 et en revenant aux institutions de la paix, c’est-à-dire, à l’action complète des libertés intérieures.

Il était plus difficile de prendre un parti sur les derniers événemens extérieurs. Pendant longtemps, l’Europe civilisée n’avait vu dans l’Allemagne qu’un antre d’où sortaient des reîtres, « dépassant, selon notre Du Bellay, tous les autres en barbarie » ou, selon Machiavel, « d’énormes botes féroces n’ayant de l’homme que la voix et le visage. » Luther, Frédéric, Leibnitz, Bach, Kant, Goethe, avaient forcé les hommes à y voir un des foyers les plus incandescens de l’élaboration intellectuelle. De bonne heure, je lui avais consacré tout ce que me laissait d’admiration disponible le culte de ma patrie et l’affection vouée à l’Italie. Beethoven avait été mon consolateur durant les heures de détresse de ma jeunesse autant que Michel-Ange, Lamartine, Victor Hugo ; j’étais épris du génie poétique de Henri Heine où s’unissent, dans un mélange exquis, la grâce et la finesse françaises à la sentimentalité germanique. J’avais étudié le droit éternel, le droit romain, en grande partie dans les livres de Savigny, et autres ; j’avais attentivement suivi les évolutions de l’hégélianisme ; je m’étais nourri des fortes histoires de Niebühr, Ranke, Gervinus ; à la table où, le dimanche, m’admettait paternellement le grand Arago, j’avais joui de la conversation éblouissante de Humboldt : des relations personnelles, quelques-unes très chères, avaient fortifié ces affinités artistiques et intellectuelles. Je considérais chacune des nations comme l’une des ailes qui portent en haut la pensée humaine. Entre elles je ne voyais plus de frontières intellectuelles ; les frontières matérielles avaient été réglées par un arrangement transactionnel devenu un fait accepté. Troubler cette harmonie, faire couler à côté du Rhin un fleuve de sang plus infranchissable, susciter une haine inextinguible entre deux peuples qui perdaient l’habitude de se haïr, me paraissait une œuvre funeste, anti-civilisatrice, sans profit désirable pour le vainqueur. Et cependant il était d’une évidence obsédante qu’aucune prévision, aucun bon vouloir ne conjurerait cette guerre, si nous n’acceptions pas le mouvement irrésistible en route depuis 1815, qui poussait l’Allemagne divisée à se serrer en une unité politique plus forte sous l’hégémonie de la Prusse. Dès 1821, Chateaubriand écrivait de son ambassade de Berlin : « L’Allemagne comme l’Italie désire aujourd’hui l’unité politique et avec cette idée, qui demeurera dormante plus ou moins longtemps selon les événemens et les hommes, on pourra toujours être sûr, en la réveillant, de remuer les peuples germaniques. Les princes ou les ministres qui pourront paraître dans les rangs des États de la Confédération allemande hâteront ou retarderont la révolution dans ce pays : ils n’empêcheront pas la race humaine de se développer. » L’idée n’avait cessé depuis lors de couver sous la cendre de l’absolutisme, en jaillissant parfois en brûlantes étincelles. Si nous nous arrogions le droit de gêner l’Allemagne dans son évolution fatale, nous lui fournirions un cas légitime de guerre, car elle n’était pas obligée de plier ses aspirations à nos convenances ou à nos intérêts ni de se condamner à la petitesse pour nous assurer le plaisir de la domination.

Je n’arrivai pas cependant du premier coup à cette vue claire. J’étais de ceux, comme la plupart des démocrates, que l’unité allemande n’effrayait pas, pourvu qu’elle fût libérale et volontaire, et j’avais été révolté que Bismarck la réalisât en ressuscitant le principe barbare de la conquête sans tenir compte de la volonté des populations. L’annexion violente du Hanovre, de la Hesse, de Francfort, des Duchés m’avait indigné autant que l’expédition du Mexique. A la réflexion, il me parut que, si nous nous devions à nous-mêmes de sauvegarder le droit par une réserve, nous ne pouvions aller au-delà, et que c’était aux Allemands seuls de repousser par la force, s’il leur convenait, la violence qui venait de leur être imposée. En nous en mêlant, nous nous exposions à ce qu’ils nous répondissent comme Martine : « Et s’il me plaît d’être battue ? » Je pris donc le parti de conseiller au gouvernement et à l’opinion l’acceptation loyale, sans arrière-pensée, de la révolution accomplie en Allemagne. Je ne me dissimulai pas que j’allais augmenter mon impopularité ; mais il me semblait qu’un effort sérieux pour prévenir la guerre, en mettant le pied sur le tison qui devait fatalement l’allumer, était un devoir envers l’humanité, dût-il augmenter mes difficultés et finalement échouer.

Retiré à la campagne, après un séjour à Prangins chez le prince Napoléon avec qui je me trouvais alors en parfaite communauté d’idées, je préparais un discours en réponse à celui que prononcerait Thiers, sûrement dans un, sens opposa quand le reçus un billet du président de la Chambre, Walewski, me disant qu’il désirait m’entretenir de réformes à apporter au règlement du Corps législatif.


III

En 1814, à Fontainebleau, au moment des angoisses suprêmes, une femme se présenta et demanda à parler à l’Empereur. Le grand vaincu, écrasé par les émotions, l’oublia dans l’antichambre. Cette femme était la comtesse Walewska, qui venait apporter son dévouement au père de son enfant. Cette illustre paternité était écrite sur le visage de Walewski, qui ressemblait à Napoléon autant que le prince Napoléon, mais avec plus de beauté et moins de finesse. Lui seul affectait d’ignorer ce que tout le monde savait. Quelqu’un ayant cru lui plaire en lui disant qu’il ressemblait à son père, il répondit : « Personne ne m’a dit que je ressemblasse au comte Walewski. » Bien accueilli par le roi Louis-Philippe, comme tous ceux qui se rattachaient à l’Empire, il avait été employé dans la diplomatie du gouvernement de Juillet. De cette partie de sa carrière il avait gardé des relations amicales et non interrompues avec Thiers, et du goût pour le système parlementaire.

Il avait plus de solidité dans l’esprit que de brillant, plus d’obstination que de flexibilité ; il concevait avec lenteur, s’exprimait sans facilité, mais avec une telle autorité de droiture que, s’il ne charmait pas, il imposait le respect, et personne n’avait l’idée de croire qu’il pût ne pas dire la vérité. C’était un honnête homme dans toute l’étendue du terme ; celui auquel il avait tendu la main n’avait à redouter ni duplicité, ni trahison. Il ne soutenait pas avec indifférence des thèses quelconques ; il croyait à quelque chose. Dans la négociation, il allait droit au fait ; son habileté consistait à fermer les portes de sortie, à ne pas permettre les équivoques, à contraindre aux réponses décisives. Il avait médiocrement réussi comme président : il manquait de prestesse dans la riposte, et ne savait pas circuler avec sécurité dans le labyrinthe du règlement ; les arguties de l’opposition le déconcertaient et, quoique animé d’un sentiment vraiment libéral, parfois, dans la crainte de permettre trop, il ne permettait pas assez.

Un mouvement semblable à celui que nous avons signalé dans l’esprit de Morny s’était opéré dans le sien. Effrayé du décousu, des témérités, des contradictions, des aveuglemens de la politique extérieure, il s’était convaincu, comme son prédécesseur, que plus de liberté accordée au Corps législatif était l’unique moyen de contraindre l’Empereur à plus de sagesse. Néanmoins, s’il m’avait constamment témoigné une cordiale sympathie, il ne m’avait pas initié à ses préoccupations. Aussi fus-je fort surpris lorsque je reçus dans ma solitude son invitation.

Le 31 décembre 1866, j’étais dans son cabinet. Il ouvrit l’entretien en disant qu’à Compiègne, il était rentré en conversation d’amitié avec l’Empereur. Il croyait comme moi que l’Empire ne pouvait se consolider que par la liberté, et il avait engagé l’Empereur à faire un nouveau pas vers le régime constitutionnel. Après de longues hésitations, l’Empereur s’y était décidé, et les mesures suivantes avaient été arrêtées : envoi des ministres à la Chambre comme commissaires ; suppression du ministère d’État ou plutôt réduction à ce qu’il avait été d’abord ; retrait de l’Adresse et remplacement par le droit d’interpellation ; suppression des journaux subordonnée à certaines garanties telles que l’intervention du Conseil d’État. Il fit ressortir l’importance de ces réformes, surtout de l’envoi des ministres à la Chambre, qui lui paraissait marquer un retour décidé au gouvernement de la nation par elle-même. « Pour que cela s’accomplisse, dit-il, il faut que vous nous aidiez. » Je répondis : « Ce que vous proposez reste en deçà de mon programme : cela y conduit néanmoins ; je suis donc disposé à vous aider. — Mais il faut que vous nous aidiez efficacement, et, pour mettre les pieds dans le plat, je vous dirai (en prononçant ces mots, il appuyait sur chaque syllabe et me regardait dans les yeux), je vous dirai que l’Empereur m’a chargé de vous offrir le ministère de l’Instruction publique, avec délégation générale à la Chambre, en qualité d’orateur du gouvernement. — Si je désirais entrer aux affaires, aucun ministère ne siérait mieux à mon humeur et à mes études que le ministère de l’Instruction publique. D’ailleurs, si je le croyais nécessaire au service de mes idées, je consentirais à remplir les fonctions de garde champêtre. Seulement, je suis très résolu à ne pas devenir ministre : je ne puis vous promettre mon concours que comme député. » Je lui soumis alors les argumens que j’avais exposés autrefois à Morny. « Cela ne me convainc pas, riposta-t-il ; vous êtes indispensable au succès du plan ; l’Empereur a confiance en voire caractère et en votre talent, et il a de la sympathie pour votre personne ; votre nom lui paraît nécessaire pour donner à la réforme sa véritable signification, et aussi pour qu’il ait la garantie qu’il ne restera pas sans défenseur, si M. Rouher l’abandonne ; moi-même j’ai besoin d’avoir auprès de l’Empereur quelqu’un qui me seconde. Sans doute ce que nous ferons ne sera pas tout ce qui est désirable : ce sera du moins un bon commencement, et, avec le temps, nous obtiendrons le reste. — Mais avec qui me trouverais-je ? — L’Empereur n’est encore fixé que sur votre nom. » Puis il insista : « Si on ne marche pas en avant, on marchera en arrière ; donnez-nous donc sans hésiter votre concours pour marcher en avant. » Je ne me rendis pas ; je promis simplement de réfléchir. Nous nous ajournâmes au 2 janvier 1867.

Je passai la journée du 1er janvier à débattre le pour et le contre. Le soir venu, je fis connaître mes impressions à Walewski. Écrire n’est une faute dans une négociation que quand on ruse ; quand on est loyal, c’est une garantie. Voici ma lettre : — « Mon cher président, je suis vraiment très combattu. J’éprouve une répugnance presque invincible à quitter ma vie paisible d’études et de méditations et à me lancer dans la vie militante de l’action. D’autre part, je sens que, comme citoyen, je n’ai pas le droit de refuser mon concours à une œuvre de salut pour mon pays. Si je m’adressais à un cœur moins droit que le vôtre, le premier sentiment l’emporterait, et à votre ouverture je répondrais : Non. Avec vous, mon langage sera différent et je dirai : Si vous le pouvez, épargnez-moi cette épreuve ; faites, sans moi, avec vos amis ; mais, si vous m’affirmez en conscience que mon refus rendrait tout impossible, je me déciderai. Je ne stipule rien pour moi personnellement. Aucun poste ne me paraîtrait trop humble. Mais il est deux points sur lesquels je ne puis rien concéder :

1° L’abandon du projet de loi de réforme militaire. Ce projet soulève un tolle général. Les ennemis de l’Empire s’en réjouissent, ses amis sont consternés. La réorganisation de l’armée ne cessera d’être nuisible au gouvernement que si elle s’opère avec les ressources du budget et du contingent actuels. Faire plus ne serait opportun que si l’on se propose de préparer une guerre à courte échéance avec la Prusse. Or, je ne saurais défendre une telle politique. J’ai blâmé, regretté les événemens de l’année dernière et la circulaire maladroite qui les a amnistiés, mais je considère maintenant l’unité allemande comme un fait irrévocable, fatal, que la France peut accepter sans péril ni diminution ; tant que je ne voudrai pas perdre mon pays par des conseils fallacieux, je ne lui conseillerai pas de méditer avec l’Autriche épuisée, en dissolution, une nouvelle guerre de Sept ans, dans laquelle nous trouverions cette fois la Russie à côté de la Prusse, sans être certains d’entraîner l’Italie avec nous. Tout ce qu’on tentera contre la Prusse facilitera son œuvre au lieu de l’entraver : un Iéna même n’y nuirait pas. La paix sans aucune arrière-pensée : telle est la seule politique extérieure à laquelle je puisse m’adapter.

« 2° Cessation du pouvoir arbitraire qui pèse sur la presse et constitution pour elle d’un régime légal quelconque. Sur ce point, il est inutile que j’insiste ; l’Empereur lui-même sent la nécessité d’une réforme, et, quant à moi, je suis absolument engagé par mes discours depuis dix ans. »

Le 2 janvier, j’étais à la présidence ; nous causâmes longuement. « En principe, me dit Walewski, j’accepte vos idées ; la réorganisation de l’armée est presque abandonnée ; l’Empereur est décidé à faire quelque chose pour la presse : à vous d’obtenir qu’il fasse beaucoup et qu’il aille jusqu’à un régime légal. Laissez-moi entamer la négociation. L’Empereur a autant de sympathie pour vous qu’il en a peu pour Thiers. Pour agir sur lui, il faut le voir souvent, et cela n’est possible que quand on est ministre. »

Le 5, il me dit : « J’ai rapporté notre conversation à l’Empereur. Il me semble que tout cela doit aboutir. Il y a un point sur lequel il est déjà plus rapproché de vous que moi : c’est le droit de réunion. Il a demandé quelques jours pour réfléchir. Puis il vous verra. »

Et deux jours après : « J’ai lu à Sa Majesté votre dernier discours en réponse à Rouher. Il l’avait oublié et s’est écrié : « Il est impossible que je ne m’entende pas avec un homme qui pense ainsi. » Quand je lui ai dit que vous étiez préoccupé de ce qui arriverait si vous ne pouviez vous accorder dans la suite : — « Sans doute, a-t-il répondu, rien n’est impossible, mais c’est peu probable ; au contraire, ce qui nous sépare encore s’aplanira. »


IV

Le 10 janvier, à cinq heures du soir, l’huissier Félix m’introduisait dans le cabinet de l’Empereur au rez-de-chaussée sur la cour. L’Empereur vint au-devant de moi en me tendant la main : « Je vous remercie, Sire, lui dis-je, de la confiance que vous me témoignez. — Et moi, de vos sentimens à mon égard. » Il m’interrogea sur la situation ; je la lui décrivis sans ménagement, lui montrai les intérêts alarmés se demandant ce que serait demain, ses adversaires plus ardens, ses amis désemparés, un sentiment d’humiliation générale et surtout la crainte d’un danger prochain, dont on s’effrayait d’autant plus qu’on ne savait le préciser. « Le ressort principal de votre gouvernement, Sire, a été la crainte ou la confiance qu’inspirait la vigueur de volonté de Votre Majesté ; on vous croit malade, affaibli. Si vous ne voulez pas que le malaise s’accroisse et devienne un péril sérieux, il est urgent que vous affirmiez votre initiative par un acte résolu. Vous ne pouvez le faire par la guerre, faites-le par des mesures libérales audacieuses, car l’immobilité, malgré ses dangers, malgré ses inconvéniens, serait préférable à de petites mesures timides.

— Mes renseignemens sur la situation, me dit l’Empereur, sont conformes aux vôtres ; mais quelles sont les mesures libérales que vous me conseillez ? — Avant tout l’affirmation de la paix. Placez au ministère des Affaires étrangères un ministre dont les sentimens pacifiques soient notoires en France et à l’étranger, et efforcez-vous par tous les moyens possibles, momentanément au moins, de renfermer la réorganisation militaire dans les limites du budget et du contingent actuel. » Il répondit : « Une réorganisation sérieuse est indispensable ; cette nécessité m’est apparue en Italie : c’est l’insuffisance de notre armée et l’impossibilité d’en avoir une seconde sur le Rhin, qui m’a contraint à la paix de Villafranca. Comment rester inerte après les enseignemens de la dernière guerre ? Je sais que mon projet est impopulaire, mais il faut savoir braver l’impopularité pour remplir son devoir. » — Je ne contestai pas la nécessité d’une réorganisation sérieuse de notre mécanisme militaire. Seulement j’ajoutai : « Votre Majesté a réalisé la plus urgente des réformes en adoptant le fusil Chassepot ; il en est d’autres non moins nécessaires ; qui, au dire des hommes compétens, s’imposent dans notre tactique, dans notre méthode de mobilisation et d’approvisionnement, mais tout cela ne pourrait-il pas s’opérer sans toucher à notre loi organique de recrutement ? Il y a deux jours, j’ai assisté chez votre cousin à une conversation entre Niel, Trochu, Lebrun, de laquelle est résulté que, grâce à la longueur de notre service militaire, à notre système de réserves qu’on pourrait encore perfectionner, à l’élasticité de nos contingens actuels, notre armée a une solidité que le système prussien, plus démocratique mais moins militaire, affaiblirait. » L’Empereur n’en convint pas ; il maintint que le nombre aurait désormais à la guerre une importance décisive ; que l’organisation actuelle ne nous l’assurait pas, et qu’il fallait absolument l’obtenir.

Je lui parlai de l’envoi des ministres à la Chambre. Il m’objecta : « Ne craignez-vous pas que cela ne nous ramène le régime parlementaire et que les Assemblées ne recommencent à faire et à défaire les ministères ? » Évidemment c’était la grosse objection par laquelle les ennemis des réformes essayaient de l’arrêter. Je répondis : « L’envoi des ministres à la Chambre ne lui donnera pas plus de pouvoir qu’elle n’en a actuellement, car, si cela lui convient, elle peut dès maintenant obliger Votre Majesté à renvoyer un ministre. — Comment ? Expliquez-moi cela. — Supposez que la majorité veuille se débarrasser de votre ministre de la Justice, un orateur se lèvera et dira : Nous trouvons l’administration du ministre de la Justice mauvaise, nous désirons que l’Empereur le change et, pour marquer notre, volonté, jusqu’à ce que satisfaction nous ait été accordée, nous rejetons son budget ou une section importante. Dans ce cas, que ferait Votre Majesté ? Elle serait obligée de dissoudre l’Assemblée ou de changer de ministre. — C’est vrai, » répondit-il.

Quant à la presse, je lui démontrai que le petit palliatif de Walewski était insuffisant. Le régime administratif avait fait son temps, et il fallait se résoudre à renoncer à la nécessité de l’autorisation préalable et des avertissemens, et établir une loi organique et définitive, non pas en revenant aux rengaines passées, mais selon des principes plus rationnels : faire correspondre à la suppression des rigueurs exceptionnelles du régime de 1852 l’abolition des privilèges également exceptionnels des lois précédentes, en soumettant la presse au régime du droit commun, les délits déférés aux tribunaux correctionnels et les crimes seulement aux Cours d’assises. On pourrait aussi rendre obligatoire l’interdiction de publier les débats que les tribunaux ont la faculté de prononcer dans toutes les affaires. Il serait plus essentiel encore de modifier le système des peines : pas de prison, ce qui donne un air de martyre ; atteindre la racine du mal. Le journaliste violent pèche par ambition, en vue de se créer un rôle politique, ou par cupidité, dans l’espérance d’accroître le nombre de ses abonnés ; punissez-le au point sensible, prononcez contre lui l’incapacité des droits politiques et l’amende : cela lui paraîtra plus dur que la prison, et ce sera plus efficace. — Mais au bout d’un certain temps les tribunaux se lassent de condamner. — Sans doute, alors c’est un symptôme que quelque chose va mal et un avertissement d’aviser. » L’Empereur reprit : « Les évêques gallicans me demandent la suppression du Monde qui, disent-ils, enflamme les prêtres et les fanatise. Pourrait-on le supprimer avec votre loi ? — Certainement, mais après une condamnation judiciaire, et il n’est pas désirable qu’on le fasse. Les prêtres ne sont pas rendus ultramontains par la lecture du Monde ; ils s’abonnent au Monde parce qu’ils sont ultramontains. »

Nous en vînmes à la loi sur le droit de réunion : liberté de se réunir, excepté sur la voie publique, sans autorisation, moyennant une simple déclaration préalable, en tout temps, quand il s’agira de matières non politiques, et pendant les vingt jours qui précéderont un scrutin électoral. « Ne craignez-vous pas que l’on recommence les clubs ? — Non, Sire, puisque la liberté des réunions politiques n’existerait que pendant les vingt jours qui précèdent une élection. Ces réunions électorales ainsi restreintes ne pourront que profiter au gouvernement ; elles rompront la discipline des partis par la discussion, empêcheront les élections de ressembler à des conspirations et déjoueront les coalitions subversives. — Il y aurait, dit l’Empereur, un meilleur moyen de les déjouer, ce serait de supprimer les scrutins de ballottage et de décider, comme dans la loi de 1848 et comme en Angleterre, que les élections auront lieu à la majorité relative. — Je n’ai pas réfléchi, Sire, à ce moyen. »

J’y ai réfléchi depuis et je regrette de ne m’être pas rallié à l’opinion de l’Empereur, car elle était profondément juste. Les scrutins de ballottage sont la facilité des coalitions subversives, parce qu’ils permettent des rapprochemens monstrueux, que la passion ou l’intérêt rendraient impossibles avant qu’un premier tour ait indiqué où étaient les chances. Tout gouvernement ayant le souci de sa stabilité doit les proscrire. D’ailleurs, quoi de plus illogique que de ne pas se contenter au premier tour d’une majorité relative qui suffira au second ? Dans les élections académiques, on exige la majorité absolue, mais on s’y tient jusqu’à la fin, et, dussent les tours de scrutin se multiplier à l’infini, il n’y a pas élection tant que cette majorité absolue n’a pas été obtenue. Il en est de même dans une élection plus haute, celle du Souverain Pontife par le Conclave.

Tous ces points parcourus et discutés, l’Empereur me dit : — « Je suis de votre avis : il faut que je fasse quelque chose de résolu et de libéral. Mais j’hésite sur l’opportunité. N’aurais-je pas l’air de vouloir me faire pardonner mes échecs au Mexique et en Allemagne ? Par des raisons qu’il serait trop long d’expliquer, je n’ai pas pu profiter des affaires allemandes et je suis obligé de revenir du Mexique. Dans cette situation, des concessions ne m’affaibliraient-elles pas ? — Je ne le crois pas, Sire. Je pense qu’elles calmeraient l’opinion, à laquelle, d’ailleurs, vous ne pouvez accorder d’autre satisfaction, puisque vous ne voulez pas la guerre. — Ne dira-t-on pas que j’ai abdiqué entre les mains de mes ministres ? — C’est aujourd’hui, Sire, qu’on le dit. La réalisation du plan que médite Votre Majesté serait, au contraire, aux yeux de l’opinion, comme un réveil, une reprise d’énergie. A toute chose il y a des objections ; elles n’arrêtent que les petits esprits ; dès qu’on a trouvé la raison de décider, il faut s’avancer sans en tenir compte. — Ne vaudrait-il pas mieux, afin de ne pas se donner l’air de fuir devant une discussion, ajourner jusqu’après le vote de l’Adresse ? — Je ne le crois pas. Pendant cette discussion, des demandes impératives de liberté seront renouvelées, et la décision que vous aurez ajournée paraîtra une obéissance à leurs sommations. Il suffira d’une note au Moniteur, annonçant d’avance que le gouvernement acceptera la première interpellation sur les affaires d’Allemagne ou sur les affaires d’Italie, et l’on verra bien que ce n’est point par crainte de la discussion que vous supprimez cette vieillerie inutile de l’Adresse. Quant à vos intentions de réformes, le mieux sera de les annoncer dans le discours du Trône, dont l’effet sera d’autant plus grand qu’on n’attend plus rien de libéral de Votre Majesté et qu’on en craint tout le contraire, un coup à la Narvaez. — Je le sais, » répondit-il.

L’entretien durait ainsi depuis plus d’une heure et demie sur un ton de gaîté, d’épanouissement, de confiance, allant sans cesse croissant. D’une voix pleine et douce, et, « avec la tranquille grandeur des choses naturelles, » il me dit : « Je ne veux que le bien. Si je ne me croyais pas utile à ce pays, je m’en irais sans hésiter. » Jusque-là, pas un mot n’avait été prononcé sur moi. « Et vous ? me dit-il tout à coup. On me dit que vous ne croyez pas pouvoir entrer aux affaires. — C’est vrai, Sire, et je vous prie de ne pas me le demander. Laissez-moi prouver qu’il est des hommes de conviction pour lesquels la modération n’est pas le moyen de parvenir ; mon concours sera d’autant plus efficace qu’il sera plus indépendant. — Vos raisons sont trop bonnes, répondit l’Empereur, pour que j’y oppose une seule objection ; mais il est bien entendu que ce n’est que d’une manière momentanée que je vous rends votre liberté. — Je vous remercie, Sire. Vous me trouverez à votre disposition quand vous le jugerez indispensable, mais, tant que vous avez à votre service l’immense talent de Rouher, vous n’avez besoin de personne. — Oui, il a un grand talent, et, ajouta-t-il en souriant, il trouve les expédiens avec facilité. J’ai l’intention de le placer aux Finances. Ne pourriez-vous pas m’indiquer des noms nouveaux ? Je ne puis reprendre des personnes que j’ai déjà mises aux divers ministères. Mon cousin, qui a beaucoup d’esprit, surtout quand il s’agit de critiquer, me disait : « Vos ministres sont des Maître Jacques ; vous les habillez tantôt en cochers, tantôt en cuisiniers. » Cette disette d’hommes est affligeante ! On dit que cela tient à la forme de mon gouvernement, mais il en est de même en Angleterre : excepté M. Gladstone, on en est réduit à aller sans cesse de lord John Russell à lord Derby.

— Votre Majesté a-t-elle pressenti M. Rouher ? — Non, quelques mots en l’air, je ne me suis confié qu’à l’Impératrice et à Walewski. L’Impératrice est de mon avis sur le fond, mais elle ne croit pas le moment opportun. Voudriez-vous aller en causer avec elle demain à cinq heures ? — Très volontiers. » Il me quitta, se rendit chez l’Impératrice, et, en revenant, me dit qu’elle me recevrait avec plaisir le lendemain. « Seulement, nous sommes dans une maison de verre et, comme il est essentiel qu’on ne se doute de rien, ne revenez pas ici ; allez chez Pietri, il vous conduira aux appartemens de l’Impératrice. » Il me demanda encore si je consentirais à conférer dans son cabinet avec Rouher. Je consentis. Enfin, debout, au moment de le quitter, je lui dis : « Je suis heureux de la grande détermination que va prendre Votre Majesté. Qu’elle compte sur mon dévouement ! — J’y compte absolument, » répondit-il. Et il répéta en appuyant : « Je n’accepte d’être privé de votre concours actif que d’une manière momentanée. »


V

Le 11, à cinq heures, Pietri me conduisit auprès de l’Impératrice. Elle insista sur l’inopportunité : « Je comprenais le décret du 24 novembre rendu en pleine force ; un nouveau décret, qui aurait l’air de parer à une liquidation, me semble une cause d’affaiblissement. — Votre argument, Madame, répondis-je, porte beaucoup plus loin que vous ne pensez, car sa véritable conclusion serait non d’ajourner, mais de ne rien faire jamais ; plus vous retarderez, plus vous paraîtrez céder à une nécessité humiliante. — Cela me frappe, » dit-elle. Au contraire, elle n’admit aucune de mes objections à la loi militaire : avec une connaissance très précise du sujet et une éloquence véritable, elle m’expliqua qu’une réforme était urgente, qu’on avait trop tardé ; c’était sa conviction depuis 1859 : « En vue d’une attaque sur le Rhin, mon oncle Jérôme voulut alors me faire signer un décret de mobilisation de 300 000 gardes nationaux ; je ne voulus pas, malgré l’avis de la majorité des ministres, consentir à signer là, devant l’Europe, un aveu de notre impuissance militaire. J’écrivis à l’Empereur, et la paix de Villafranca fut conclue ; il ne faut pas que nous nous retrouvions un jour dans une situation semblable ; l’Empereur donne une preuve de plus de son dévouement à la France en se créant des difficultés dans le présent pour assurer l’avenir. »

En quittant l’Impératrice, je laissai entre les mains de Pietri, pour le remettre à l’Empereur, un résumé précis des idées que je lui avais soumises. Le lendemain, je reçus la réponse suivante écrite tout entière, y compris la suscription, de la main de Napoléon III : « Je vous remercie, monsieur, de la lettre que vous m’avez écrite et qui contient le résumé aussi clair que précis de notre conversation. Notre entretien m’a laissé la plus douce impression, car c’est pour moi une grande satisfaction de causer avec un homme dont les sentimens élevés et patriotiques planent au-dessus des petits intérêts de personnes ou de parti. Quoique décidé à suivre la route dont j’ai tracé le but, il y a quelques mois à Walewski, je voudrais bien causer encore avec vous et Rouher des détails d’exécution. Croyez bien que ce qui me retient n’est ni l’incertitude, ni une vaine infatuation de mes prérogatives, mais la crainte de m’ôter les moyens de rétablir dans ce pays, troublé par tant de passions diverses, l’ordre moral, base essentielle de la liberté. Ce qui m’inquiète au sujet d’une loi sur la presse, ce n’est point de trouver la force qui réprimera, mais la manière de définir dans une loi les délits qui méritent une répression. Les articles les plus dangereux peuvent échapper à toute condamnation, tandis que les plus insignifians peuvent tomber sous le coup de la loi. Là a toujours été la difficulté. Néanmoins, pour frapper les esprits par des mesures décisives, je voudrais d’un coup établir ce qu’on a appelé le couronnement de l’édifice ; je voudrais le faire afin de ne plus y revenir, car il m’importe et il importe surtout au pays d’être définitivement fixé. Il faut marquer résolument le but que je veux atteindre sans avoir l’air d’être entraîné d’années en années à des concessions successives, car on tombe toujours, comme l’a dit M. Guizot, du côté où l’on penche, et je veux marcher droit et ferme, sans osciller, tantôt à droite, tantôt à gauche. Vous voyez que je vous parle avec une grande franchise, vous m’avez inspiré une entière confiance, et mes inspirations me sembleront toujours d’autant meilleures qu’elles seront conformes aux vôtres. Croyez à tous mes sentimens. »

Le plus difficile n’était pas franchi. Il fallait que l’Empereur communiquât son dessein à ses conseillers et résistât aux efforts qu’ils tenteraient indubitablement pour l’en détourner. Magne fut le premier mis au courant. L’Empereur lui demanda même de rédiger un exposé de motifs et un décret. Walewski avait, après cette audience, trouvé l’Empereur tout joyeux : « Cela me donne bon espoir, me dit-il, il est ainsi quand il a pris son parti. Il n’a jamais été plus gai que dans les deux jours qui ont précédé le coup d’État. Lorsqu’il délibère, il est sombre et morose. » Je lui montrai la lettre que j’avais reçue. « C’est un témoignage énorme de confiance ! s’écria-t-il. À quelle heure avez-vous reçu cette lettre ? — À cinq heures. — C’est donc après son entretien avec Magne. Allons, cela marche bien ! »

Cela marcha beaucoup moins bien le 13. L’Impératrice, très agitée, voulait qu’on soumît la question au Conseil des ministres, l’Empereur ne consentit à instruire que La Valette et Rouher. Celui-ci se montra fort irrité. « C’est un tour de Walewski, dit-il. — Je ne permettrai pas qu’on dise cela, répondit l’Empereur ; c’est moi qui ai voulu, c’est moi qui me suis adressé à Walewski. » Le même soir, au rendez-vous qui m’avait été fixé à cinq heures, je ne trouvai pas Rouher. L’Empereur me dit que, retenu par une commission, le ministre d’État n’avait pu venir.

Il me lut un projet de décret et un exposé de motifs fort bien faits, dont il ne nomma point l’auteur, sur la suppression de l’Adresse, le droit d’interpellation, l’envoi des ministres à la Chambre. Il ne revint pas sur le droit de réunion. Quant à la suppression de l’autorisation préalable, la substitution du pouvoir judiciaire au pouvoir administratif, il reprit son objection sur la difficulté de définir les délits. — « La difficulté, dis-je, a déjà été résolue. Que Votre Majesté veuille bien se faire apporter un Code, et je lui lirai l’énumération de tous les délits de presse punis, la plupart, en vertu de lois rendues par des Assemblées républicaines. Mais je préviens Votre Majesté que la lecture ne sera pas courte. » Le Code apporté, je lus l’énumération. Quand j’eus fini : « Ah ! dit-il en riant, la litanie est complète. — Vous le voyez, Sire, une loi sur les délits de presse n’est donc pas à faire. — Non, vous avez raison, elle est faite. — Pourquoi, d’ailleurs, ajoutai-je, refuseriez-vous la liberté de la presse ? Que peut-on écrire de vous de plus que ce qu’on écrit ? Cette liberté n’aura qu’un effet, c’est de permettre contre vos ministres ce qui se permet uniquement contre vous. — Le fait est que ces messieurs me consultent parfois, mais qu’en général je ne sais pas ce qu’ils font. — Eh bien ! Sire, les journaux vous l’apprendront de temps à autre. — Du reste, je suis décidé. Ce qui me décide surtout, c’est qu’en fait on a beaucoup de liberté et j’ai l’air de n’en laisser aucune. » Il ajouta : « Ce que j’accorde est considérable, et, si je sortais du premier Empire, on le reconnaîtrait ; mais comme je succède à des gouvernemens parlementaires, tant que je ne verserai pas dans l’ancienne ornière, on trouvera que j’accorde peu ; vous le verrez, Thiers le dira. — Sans doute, mais tous les esprits équitables rendront justice à la généreuse initiative de Votre Majesté. »

J’avais obtenu de Walewski plus qu’il ne m’avait offert, de l’Empereur plus que Walewski ne m’avait concédé, et j’avais conservé ma liberté. Je sortis tout heureux du cabinet impérial. Je ne ressens plus le même contentement en racontant ce passé.

Il est erroné de croire que sans ambition on puisse exercer une action politique efficace. La Bruyère a dit : « Je ne mets au-dessus du grand politique que celui qui néglige de le devenir et qui se persuade que le monde ne mérite pas qu’on s’en occupe. » Juge-t-on le monde digne qu’on s’en occupe, il faut être ambitieux, non d’argent, c’est bas ; non de vanité, c’est sot : il faut être ambitieux de pouvoir. Il faut le rechercher, le conquérir, s’y complaire, s’y cramponner, ne l’abandonner que lorsque, les forces épuisées, on ne peut plus le retenir par les mains, ni même par les dents. En eût-on peu le goût, il faut l’aimer pour les autres : on n’obtient pas un résultat politique, seul, sans l’appui d’une armée de partisans ; or, toute armée veut une solde et il n’a pas de parti celui qui ne montre pas au bout d’un succès le partage d’un butin. Le désintéressement est une vertu privée, non une vertu d’État. Dans la lutte des partis, il affaiblit : apportez à vos partisans les réformes les plus amples, ils les trouveront mesquines s’ils ne s’en promettent pas des places ; les plus insuffisantes leur sembleront parfaites s’ils y trouvent un profit. Toute collectivité politique est cupide ; les idées n’y sont que le mot de passe des appétits. D’ailleurs, il ne sert de rien d’être sans ambition ; on vous prête celle que vous n’avez pas, et le détachement n’est imputé qu’à l’impuissance.

Je juge donc fausse aujourd’hui la conception qui m’avait paru superbe en 1867, de transformer l’Empire autoritaire en Empire libéral, sans rechercher le pouvoir[3]. Morny, Walewski et d’autres amis avaient raison contre moi en voulant me faire sortir de cette abstention imprévoyante. Il ne suffit pas de concevoir un plan, de le formuler, de le défendre, de l’imposer : l’essentiel c’est de l’appliquer. Ce qui est excellent en théorie devient souvent faux dans la pratique, par excès ou insuffisance, par maladresse ou précipitation ; on ne peut vraiment répondre que de ce qu’on exécute soi-même. Dans la circonstance actuelle, mon erreur était aggravée par le caractère de celui auquel je conseillais à l’Empereur de confier l’évolution nouvelle. Avocat incomparable, Rouher eût aussi bien plaidé le dossier liberté qu’il avait fait le dossier autorité s’il avait été libre de l’accepter ; mais un parti violent, lié à sa fortune, pourvu que lui-même fût le serviteur de ses intérêts, ne le lui permettrait pas. On a toujours tort de demander à quelqu’un ce qui ne se concilie pas avec les nécessités de sa situation ; vous l’accordât-il un moment, il ne persiste pas.

Donc, au lieu de faire des efforts pour que l’Empereur ne m’obligeât point à prendre le ministère de l’Instruction publique, j’aurais dû lui réclamer un ministère prépondérant et dire : « Je ne saurais entrer aux affaires à la place de Duruy, que j’estime grandement, le seul libéral de votre cabinet. Je ne puis non plus accepter de représenter le gouvernement à côté de Rouher ; cela est impratique. Qui dirait le mot décisif ? Est-ce lui ? Est-ce moi ? Si c’est lui, je ne serai plus que son subordonné, ce à quoi je ne consentirai pas. Si c’est moi, il deviendra le trophée de ma victoire, ce que sa dignité lui défend. Il faut que vous choisissiez entre lui et moi. Avec lui, vous pourrez opérer les petites réformes ; avec moi, vous devrez vous résoudre aux grandes. Je reste convaincu, comme je l’ai déjà dit, que les petites réformes ne profitent qu’à vos ennemis et que les grandes seules vous donneront une force. Renvoyez donc M. Rouher, le plus honorablement possible, et chargez-moi de composer un ministère dont la mission sera d’achever la transformation libérale et de couronner vraiment l’édifice. Entre le système de 1852 et celui inauguré en 1860, il n’y a pas d’abri sûr, retournez au premier ou achevez le second. » L’Empereur aurait-il écouté alors ce conseil qu’il suivit plus tard ; un tel degré de confiance, un tel courant de sympathie s’était établi entre nous que je le crois. Ne l’eût-il pas regretté les jours suivans, je n’oserais l’affirmer. Quoi qu’il en soit, la constitution d’un ministère libéral à cette époque eût prévenu tant de tiraillemens, tant d’erreurs, qu’y pousser de toute sa force était un devoir.


VI

On comprend la vive contrariété d’amour-propre de Rouher à l’annonce que lui fit l’Empereur de la victoire imprévue de ma politique. Il essaya de l’arrêter, non en face, mais en présentant des objections de détail, et en se plaignant des procédés. La Valette agissait auprès de l’Impératrice, ravivait ses scrupules, menaçait de sa démission et de celle de Rouher. Magne trouvait l’Empereur troublé.

Dans un conseil tenu le 17, il exposa néanmoins son plan de réformes. Ce fut un tolle général, comme il n’y en eut jamais depuis le commencement du règne. Baroche surtout fut véhément. « Nous en reparlerons une autre fois, » dit l’Empereur. Et il leva la séance[4]. Dans la journée du 18, Rouher et Fould eurent de longues conférences avec lui. Ils ne le détournèrent pas. Le 19 au matin, il réunit ses ministres, les remercia de leur zèle et leur demanda leur démission qu’ils donnèrent immédiatement de vive voix. Puis il envoya au Moniteur officiel une lettre annonçant les réformes, qui fut insérée dans le numéro du 20 janvier.

« Monsieur le ministre, on se demande si nos institutions ont atteint- leur limite de perfectionnement ou si de nouvelles améliorations doivent être réalisées ; de là une regrettable incertitude qu’il importe de faire cesser. — Jusqu’ici, vous avez dû lutter avec courage en mon nom pour repousser des demandes inopportunes et pour me laisser l’initiative de réformes utiles lorsque l’heure en serait venue. Aujourd’hui, je crois qu’il est possible de donner aux institutions de l’Empire tout le développement dont elles sont susceptibles et aux libertés publiques une extension nouvelle sans compromettre le pouvoir que la nation m’a confié. Le plan que je me suis tracé consiste à corriger les imperfections que le temps a révélées et à admettre les progrès compatibles avec nos mœurs, car gouverner c’est profiter de l’expérience acquise et prévoir les besoins de l’avenir. — Le décret du 24 novembre 1860 a eu pour but d’associer plus directement le Sénat et le Corps législatif à la politique du gouvernement, mais la discussion de l’Adresse n’a pas amené les résultats qu’on devait en attendre ; elle a, parfois, passionné inutilement l’opinion, donné lieu à des débats stériles et fait perdre un temps précieux pour les affaires ; je crois qu’on peut, sans amoindrir les prérogatives des pouvoirs délibérans, remplacer l’Adresse par le droit d’interpellation sagement réglementé. — Une autre modification m’a paru nécessaire dans les rapports du gouvernement avec les grands corps de l’État ; j’ai pensé que, en envoyant les ministres au Sénat et au Corps législatif, en vertu d’une délégation spéciale, pour y participer à certaines discussions, j’utiliserais mieux les forces de mon gouvernement, sans sortir des termes de la Constitution qui n’admet aucune solidarité entre les ministres et les fait dépendre uniquement du chef de l’État. — Mais là ne doivent pas s’arrêter les réformes qu’il convient d’adopter ; une loi sera proposée pour attribuer exclusivement aux tribunaux correctionnels l’appréciation des délits de presse et supprimer ainsi le pouvoir discrétionnaire du gouvernement. Il est également nécessaire de régler législativement le droit de réunion en le contenant dans des limites qu’exige la sûreté publique.

« J’ai dit, l’année dernière, que mon gouvernement voulait marcher sur un sol affermi, capable de supporter le pouvoir et la liberté. Par les mesures que je viens d’indiquer mes paroles se réalisent, je n’ébranle pas le sol que quinze années de calme et de prospérité ont consolidé, je l’affermis davantage en rendant plus intimes mes rapports avec les grands pouvoirs publics, en assurant par la loi aux citoyens des garanties nouvelles, en achevant enfin le couronnement de l’édifice élevé par la volonté nationale. Sur ce, Monsieur le ministre, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. » (19 janvier 1867.)

Cette lettre ne me satisfit pas. Je trouvai qu’elle manquait de souffle, d’élan, d’ampleur ; que le couronnement de l’édifice, s’il devait se borner à ce qui était annoncé, était trop maigre et ne supposait pas un édifice bien imposant. J’y sentis un premier refroidissement.

L’acte de l’Empereur n’en consterna pas moins la cour et le vieux parti impérialiste ; ils répétaient à l’envi ce que Vaillant écrivait dans son Carnet : « Moi, je ne sais qu’une chose, c’est qu’il y aura un cabinet ; que ce cabinet sera plus puissant que l’Empereur ; et que c’est un amoindrissement considérable du Souverain, comme une abdication. » Rouher accrut leur épouvante en annonçant l’intention de se retirer. Lui parti, l’Empereur serait contraint de confier le pouvoir à Emile Ollivier ; ce jeune infatué accélérerait le mouvement, et l’on tomberait dans l’odieux parlementarisme. Il fallait retenir Roulier ; il écarterait un homme dangereux et rendrait moins nuisibles les lois imprudentes, les entourerait de restrictions préservatrices, les atténuerait dans l’application, et, qui sait ? peut-être avant leur mise en pratique, réussirait à en démontrer les périls et à en obtenir le retrait. L’Impératrice le pressa de ne pas les abandonner dans une épreuve périlleuse, à la veille même du jour où les ressources de son talent seraient nécessaires à la défense des actes de l’année précédente. Qui serait de taille à le remplacer ? Ces insistances persuadèrent d’autant plus Rouher qu’il redoutait l’influence que je prendrais sur l’Empereur dans des relations familières de chaque jour, à cause des similitudes de sentimens et d’idées qu’il supposait entre nous. « Si nous les laissons s’accrocher, disait-il, on ne pourra plus les séparer. » Il aimait le pouvoir ; il avait pris une longue habitude de la domination, et l’idée de retomber dans un néant relatif lui était pénible. Il avait en outre un réel attachement à la famille impériale ; se sentant les forces de la bien servir, il ne se résignait pas à ne le pouvoir plus. Il se laissa retenir, et l’Empereur, voulant effacer ses déplaisirs, lui donna, en le conservant au ministère d’État, le ministère des Finances.

Le maréchal Niel remplaça Randon à la Guerre ; l’amiral Rigault de Genouilly, Chasseloup-Laubat à la Marine ; Forcade de ta Roquette, Béhic aux Travaux publics ; Baroche resta à la Justice, Vaillant à la Maison de l’Empereur, Moustier aux Affaires étrangères, et Duruy à l’Instruction publique.

Vaillant, dans ses Carnets, a, sur les premiers Conseils du nouveau ministère, deux petits croquis très significatifs : « On a l’air un peu étonné de ce qui s’est passé, de ce que l’on a fait, l’Empereur a l’air plus étonné que tout le monde. » — « L’Impératrice assiste au Conseil ; on y traite des attributions à donner au Sénat et de la loi à faire sur la presse ; on se débat contre des impossibilités, on tourne dans un cercle des plus vicieux : donner et retenir ; on a déraillé décidément[5]. »

Donner et retenir, c’est la tactique que Rouher va faire prévaloir. Le public en eut le pressentiment et ne fit pas bon accueil au remaniement ministériel. La portée des changemens libéraux en fut diminuée. « Si c’est là le couronnement, disait-on, il est digne de l’édifice. C’est un piège grossier, brutal, qui consiste à couronner un bon verre d’arsenic avec un peu de vin bleu de la Courtille sucré sur les bords. Allons, bois ça, et va dormir[6]. »

La haute valeur de l’acte fut cependant mise en relief dans une chronique de la Revue des Deux Mondes, dont le retentissement fut d’autant plus considérable que son auteur, Forcade, était un panégyriste constant de Thiers, un des défenseurs les plus écoutés de la liberté. « Le fond des choses, dans les nouvelles mesures, ce n’est rien moins que la renonciation au pouvoir discrétionnaire qui a perpétué pendant quinze ans la dictature ; c’est le commencement d’un système nouveau qui, dans de certaines limites, non seulement admet, mais sollicite la participation directe et continue du pays au gouvernement de lui-même… C’est une victoire de la force des choses consentie par une prévoyance éclairée de patriotisme. Les discussions trop prolongées de l’Adresse ont toujours été à nos yeux une application malencontreuse du gouvernement représentatif. Cette manière de procéder, au début d’une session, par une revue des questions rétrospectives et de poser des questions de cabinet sur des données générales a toujours eu le défaut de n’être point pratique et de nuire à la vraie politique des affaires. Elle excitait des passions, donnait lieu à des manœuvres, entretenait dans la controverse politique un ton violent et déclamatoire qui n’est point compatible avec la pratique régulière et solide du gouvernement. C’était une mauvaise pratique qui ne pouvait d’ailleurs se recommander par l’expérience d’aucune autre nation librement gouvernée. Le changement apporté à la situation de la presse par l’abolition des décrets de 1852 est peut-être la plus considérable des réformes… c’est vraiment la fin d’une captivité d’Égypte… Nous pourrons maintenant supporter d’un cœur plus léger les premiers tâtonnemens d’une législation nouvelle s’efforçant de se rapprocher du droit commun. »


Je n’avais rien confié au prince Napoléon, mais, la veille de la lettre impériale, j’allai tout lui raconter. Il fut parfait, sans aucun dépit de ce que je lui eusse gardé le secret. Après la modification ministérielle, je le trouvai moins content. Cependant, il me dit : « L’Empereur tiendra bon, il veut tenter loyalement l’épreuve, mais il n’est pas absolument sûr qu’elle réussisse et il se ménage une retraite. Et vous pouvez croire à ce qu’il dit, car il ne ment jamais. Quelquefois il se protège par le silence, et il ne dit rien ; mais, quand il parle, il dit tout. Du reste, il est bien fatigué ; il est malheureux : il n’a plus d’amis, il s’ennuie. Il est vraiment malade de la moelle épinière et de la vessie ; il n’en a pas pour plus de trois ou quatre ans. »

Rouher, ayant accepté en principe le programme libéral, demanda à l’Empereur quelles dispositions il entendait insérer dans les lois annoncées. L’Empereur lui répondit : « Causez-en avec M. Émile Ollivier : entre gens de métier, vous vous entendrez tout de suite. » Il était difficile de refuser une seconde fois à l’Empereur cette démarche auprès de moi. Il la fit donc, et, sur son invitation, je me rendis au ministère d’État. Il me reçut sans cordialité et me dit d’un ton embarrassé : « L’Empereur m’a chargé de causer avec vous de la loi sur la presse et le droit de réunion. — J’y suis prêt, répondis-je, mais, comme, avant tout, j’aime les situations nettes, permettez-moi de vous instruire de ce qui s’est passé. » Je lui racontai tout en n’omettant que ma correspondance avec l’Empereur. « Vous voyez que, si j’avais voulu être ministre, je le serais, et non seulement ministre de l’Instruction publique, mais ministre de la parole. Loin de vous miner, j’ai offert de vous soutenir ; il est inexact que mon désir soit de vous remplacer ; pas un de mes cheveux n’y pense : si on vous rapportait de moi un propos ou une démarche qui parût contredire ces déclarations, je vous prie de m’interpeller. Du reste, je vous prouverai mes dispositions, en vous envoyant mes notes importantes sur la presse. » Je l’engageai à exécuter avec largeur le programme nouveau. — Il répondit : « Je suis de votre avis, il ne faut pas ruser avec l’opinion, il faut toujours tenir plus que l’on ne promet. »

Quelques jours après je reçus une lettre toute dégelée : « Mon cher député, je vous remercie de la communication que vous m’avez faite, j’ai lu ces notes avec grand intérêt. Je n’ai eu qu’à me louer de la franchise qui a présidé à notre entretien, et je n’attacherai aucune importance à des insinuations qui chercheraient à dénaturer vos intentions. Au fond, croyez que je cherche à assurer au programme de l’Empereur l’exécution la plus sincère et la plus loyale : toute autre solution serait sans valeur. Recevez, mon cher monsieur Ollivier, l’assurance de mes sentimens affectueux. » (27 janvier.) Il se mit à l’œuvre sans retard en réglementant par le décret du 5 février les nouveaux rapports qui allaient s’établir entre les corps de l’État et l’Empereur.

Walewski, de son côté, innovait aussi ; il faisait rétablir la tribune. Depuis 1851, elle avait été remplacée par le banc des commissaires du gouvernement. Cet arrangement, tout naturel dans une salle rectangulaire où, comme en Angleterre, le parti de l’opposition est d’un côté et celui du gouvernement en face, était très gênant dans une Chambre disposée en amphithéâtre, et chaque orateur, parlant de sa place, était difficilement entendu de toute l’Assemblée. Mais cela était fort commode à Thiers, qui, au lieu de se fatiguer en restant debout, avait pris l’habitude de s’asseoir, pendant qu’il parlait, sur le banc placé derrière lui. Quand il apprit qu’on lui retirait cette commodité, il entra dans une exaspération aussi violente que s’il s’agissait du salut de la France, et il écrivit lettres sur lettres de protestation à Walewski. Celui-ci ayant persisté, il se rabattit à ce que la tribune fût adaptée à son usage particulier. Avec l’assentiment de l’excellent président, il la fit refaire plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle fût à la portée de sa petite stature ; les hommes de taille ordinaire pouvaient à peine s’en servir.

Ce changement matériel produisit dans l’opinion une impression plus considérable que la lettre du 19 janvier. — La tribune est rétablie, cela signifiait : La liberté est rendue. Ceux qui ne s’en applaudissaient pas s’en effrayaient. Vaillant écrit : « Dans la nuit du 3 au 4 février, je rêve qu’on me mène à la guillotine ; j’approche de la machine ; elle était voilée ; le voile tombe !… c’était la tribune qu’on rétablit à la Chambre. »


VII

Je n’avais reçu aucun signe de Rouher depuis sa lettre et j’ignorais ce qu’il préparait. Je savais seulement que ses amis me minaient dans la majorité et tenaient contre moi les plus mauvais propos : il ne fallait pas croire à mon désintéressement ; je ne me fixais à rien ; j’oscillais perpétuellement entre mes anciens amis et la majorité ; je n’avais pas réussi à être ministre ; j’avais voulu sans succès renverser le ministre d’État, etc. Toutefois, en entrant dans la séance, je m’avançai vers son banc et je lui tendis la main en signe de concours, ce que je n’avais jamais fait. J’obtins, non sans peine, de tous les signataires de l’amendement des Quarante-Deux qu’ils voteraient pour l’ordre du jour, c’est-à-dire pour le gouvernement, dans l’interpellation déposée par la Gauche sur les « modifications apportées aux décrets du 24 novembre 1860. »

Cette interpellation fut soutenue par Lanjuinais, Marie, et surtout Jules Favre. Ne voulant pas me donner l’air de m’attribuer le mérite de la réforme, je ne me fis pas inscrire le premier, me réservant de saisir le moment propice pour faire l’acte public d’adhésion que j’avais promis à l’Empereur. Je voulais prendre la parole après Marie ; mais Vuitry, envoyé par Rouher, m’en empêcha. En réponse à ce ministre, Jules Favre prononça le manifeste de l’opposition. Rouher ne laissa pas un de ses sophismes haineux sans une réfutation péremptoire. Il répondit par un compliment inattendu aux impertinences : « Vous dites que l’Adresse est un droit primordial antérieur et supérieur, mais alors comment, depuis 1857 que vous êtes dans cette enceinte, n’avez-vous pas eu la pensée de la revendiquer ? Comment ! vous, les ardens et passionnés défenseurs des libertés du pays, vous qui avez soutenu pendant trois années, malgré votre petit nombre, avec une énergie digne d’admiration, les intérêts démocratiques que vous croyez représenter seuls, vous étiez en face d’un droit primordial absent, et vous ne l’avez pas réclamé depuis 1857 jusqu’à 1860 ! »

Au milieu des acclamations, il raconta qu’au moment du traité de commerce, l’Empereur lui avait dit : « Croyez-moi, abaissons les barrières ; toutes les libertés sont sœurs ; la liberté commerciale engendrera les autres libertés ; elles viendront graduellement à leur heure. Je n’ai pas reçu la mission de fonder dans cet Empire l’ordre et l’autorité ; ma mission plus ou moins prochaine, c’est de fonder à la fois la liberté et le pouvoir, c’est d’arriver, dans cette nation, qui s’est livrée à moi éperdue, éplorée, dévorée par l’anarchie, à rétablir l’ordre et la sécurité d’abord, et en faire le principe graduel de toutes les libertés publiques qui constituent un grand pays et une grande civilisation. »

Je donnai plusieurs fois le signal des applaudissemens et, quand je demandai la parole, ce ne fut ni pour atténuer, ni pour compléter les démonstrations du ministre. Je tenais seulement à apporter l’adhésion publique promise à l’Empereur. Je fus stupéfait de voir ma demande accueillie par une explosion de cris : « Aux voix ! » proférés par les amis de Rouher. De la tribune, je les regardais, courant de banc en banc, se donnant le mot d’ordre, s’agitant, s’excitant. Je combattis leur demande de clôture par quelques mots durs et la fis repousser. Mais, dans l’état de tumulte de l’Assemblée, je n’étais pas disposé à prononcer un discours, et encore moins la Chambre à l’écouter. Je ne pouvais cependant garder un silence qui eût paru un manque de parole ; je m’en tins à une brève déclaration que je me réservai de compléter plus tard : « M. le ministre d’État a prononcé des paroles nobles, des paroles loyales. (Oui, oui.) Après les déclarations qu’il a fait entendre, je n’ai qu’un désir, c’est celui de réunir mon vote à ceux qui exprimeront leur confiance et leur satisfaction en votant l’ordre du jour[7]. » (Très bien, très bien, rumeurs diverses.)

Girardin, qui, depuis le 19 janvier, contenait une sourde colère de dépit, de n’avoir pas été appelé lui-même par l’Empereur, assistait à la séance. Il comptait que je ferais du scandale par des jactances personnelles ou par des félicitations railleuses, ou par des réticences et des sous-entendus amers. Il sortit furieux. « Ollivier est fou, dit-il, ou bien il a un portefeuille dans sa poche. — Il n’est ni fou, ni ministre, répondit un de nos amis communs, c’est un honnête homme qui remplit un acte de conscience. — Alors, s’écria-t-il, qu’il se fasse moine et nous laisse tranquilles ! » Et il lança dans la Liberté, le lendemain, un article sur les réserves qui n’avaient pas été faites : « Avant les droits de l’amitié, ceux de la vérité. Le Journal des Débats, à l’époque de la coalition de 1839, laissa échapper ce mot cruel, adressé à M. Guizot : « Vous aurez peut-être encore notre concours, mais vous n’aurez plus notre estime. » C’est le contraire que nous disons à M. Émile Ollivier ; nous lui disons : « Vous aurez toujours notre estime, mais vous n’aurez plus notre concours. » Vous ne l’aurez plus, parce que, chef de l’opposition dynastique, vous avez donné, par votre déclaration de confiance et de satisfaction sans réserve, en pleine tribune, votre démission de ministre de la conscience publique. »

On ne peut s’imaginer le déchaînement qui éclata contre moi après cet abandon de mon unique défenseur : c’était mon Waterloo ; j’étais un imbécile, un misérable, un homme perdu ; voilà le ministère d’Ollivier à l’eau ! Quelques fidèles ne m’abandonnèrent pas. Le prince Napoléon surtout courut chez Girardin et me défendit chaleureusement. Girardin, de lui-même, avait compris l’injustice de son emportement. Il se retourna contre la meute qui, n’étant plus contenue par lui, me déchirait à belles dents : « Une exagération de loyauté plus facile à expliquer qu’à justifier, un excès de désintéressement personnel poussé jusqu’à l’abnégation extrême, ont pu entraîner M. Emile Ollivier plus loin qu’il n’aurait dû aller, mais, en proclamant sa confiance et sa satisfaction, M. Emile Ollivier n’en conserve pas moins tous les droits au respect que commande son caractère. Nous n’en connaissons pas de plus noble et de plus pur… La justice exige qu’il soit reconnu qu’avant que M. Ollivier adhérât au programme de M. Rouher, le ministre d’État avait adhéré au programme du fondateur de l’opposition constitutionnelle et se l’était approprié. Non, quoi qu’en dise plus spirituellement que véridiquement le journal le Temps, ce n’est pas M. Ollivier qui est monté dans le train chauffé par M. Rouher ; c’est M. Rouher qui est monté dans le train chauffé par M. Ollivier. »

Mon assentiment public ne m’attira pas de remerciement de Rouher. Il ne m’entretint d’aucun des projets en préparation, évita même de me rencontrer. Son gendre Welles de La Valette, assisté par Darimon, s’occupa de constituer une réunion de la majorité, appelée de l’Arcade, du nom de la rue où elle se rassemblait et dont l’objet, comme il disait, était de démolir Walewski et Emile Ollivier, et surtout, de rendre les lois libérales le moins libérales possible. Les deux journaux le plus particulièrement sous son inspiration, la Patrie et le Pays, ouvrirent un feu permanent contre moi.

L’Empereur, du moins, me marqua sa gratitude. Il me fit prier de venir le voir et, cette fois, sans mystère : « Je suis heureux, me dit-il, de pouvoir compter sur votre concours. J’ai désiré vous voir pour vous remercier de votre adhésion. » Je lui dis : « Je regrette qu’elle n’ait pas inspiré à M. Rouher les mêmes sentimens ; il me fait attaquer sans répit par ses journaux, ce qui n’encouragera personne à m’imiter. — Mais, répondit l’Empereur, il m’a dit qu’il ne le faisait pas. — Il ne vous a pas dit la vérité, Sire. » Et je lui en donnai les preuves. Il devint sérieux et s’écria : « Il faut que cela cesse ; du reste, vous êtes au-dessus de tout cela. » Il m’expliqua pourquoi il avait donné à Rouher le ministère d’État et les Finances : Walewski avait trop parlé, Rouher était blessé ; il lui fallait une réparation. « Du reste, Walewski préside mal ; ainsi, à propos des dernières interpellations, je lui avais recommandé de ne pas laisser attaquer la Constitution ; il a arrêté à tort M. Lanjuinais et a laissé le champ libre aux violences de M. Jules Favre. »

La conversation s’égara sur divers sujets. Je dis qu’il ne fallait pas s’épouvanter des agitations de la liberté : « C’est comme sur la mer, quand une tempête éclate ; on croit l’océan bouleversé jusqu’au fond, et cependant les couches superficielles seules sont remuées. — C’est vrai, me répondit-il, mais cette agitation suffit pour submerger le navire. — Très bien répondu, Sire ! mais permettez-moi d’ajouter : Quand le capitaine est incapable. » Enfin il m’annonça qu’il comptait avoir le Luxembourg. Je me récriai : « A quoi bon ? C’est si peu de chose ! nous n’avons pas besoin de cela ! — Cela fera bon effet, » répondit-il.


VIII

L’Empereur se faisait illusion.

L’affaire du Luxembourg avait été entreprise en vue de désarmer l’opinion par une apparence de satisfaction. Son effet fut inverse : on ne fut que plus âpre à demander la réforme constitutionnelle qui préserverait à l’avenir de ces réveils soudains dans la terreur d’une guerre, sans que nous en eussions délibéré les causes, sans que nous en eussions accepté les chances avec une volonté réfléchie.

Ce vœu de liberté qu’on avait cru exaucé paraissait de nouveau déçu. Le « donner et retenir » constaté par Vaillant était en train de prévaloir. Rouher travaillait à écarter de la présidence de la Chambre Walewski et à annihiler mon action dans le Parlement. La nomination des commissaires de la presse fut l’occasion choisie par lui avec d’autant plus de raison qu’il y attaquait à la fois Walewski et moi. Deux jours auparavant, dans un dîner de députés aux Tuileries, Vuitry s’approcha de Walewski et lui demanda de s’entendre avec lui, selon l’usage, sur les noms à désigner aux présidens des bureaux. — « Mathieu, dit Vuitry. — Ollivier, répondit Walewski. — C’est que nous sommes en gagés avec Mathieu. — J’en référerai à l’Empereur. » En effet, Walewski s’approcha de l’Empereur et lui dit : « Votre Majesté a-t-elle pour désagréable qu’Ollivier soit dans la commission de la presse ? — Au contraire, je le désire. — On lui opposé Mathieu. — On pourrait le désigner pour une autre commission. — Si Votre Majesté le veut, je pourrai dire à Ollivier de ne pas se présenter. — Du tout ! je désire qu’il soit nommé. — Votre Majesté m’autorise-t-elle à répéter ce qu’Elle me dit ? — Assurément. »

Walewski répandit cette conversation, et ma nomination ne fit plus aucun doute. Mais ma nomination, c’était mon influence sur la rédaction de la loi, la probabilité que j’en serais rapporteur, comme je l’avais été de la loi des coalitions ; et c’est ce que Rouher et surtout ses amis ne voulaient pas : il fallait m’éliminer ; ainsi l’on serait sûr de rendre la loi moins libérale et de « donner et retenir. » Sur cette alarme, Darimon et Welles de Lavalette, indissolublement unis, se rendirent au cercle de l’Arcade et racontèrent que Rouher, ému de la démarche de Walewski, était allé prendre les ordres de l’Empereur : celui-ci l’avait autorisé à démentir le langage du président de la Chambre ; Mathieu restait le seul candidat du gouvernement. Rouher était pourtant inquiet du résultat. Avant la séance, se trouvant, avec Pereire, membre de mon bureau, dans un des comités de l’Exposition, un de mes amis l’entendit dire à Pereire : « Dépêchez-vous d’aller à la Chambre, Ollivier pourrait être nommé. » En effet, la précaution n’était pas inutile ; je ne fus battu qu’à une voix (12 contre 13).

Walewski, homme d’honneur, ne supportait pas un démenti. Il va droit à Rouher et lui en demande compte. Rouher répond : « L’Empereur vous a, en effet, dit ce que vous avez répété, niais, le lendemain, il m’a dit le contraire. » Alors Walewski, se tournant vers l’Empereur, lui demande une satisfaction, sans quoi il sera obligé de donner sa démission. La bonté de Napoléon III, qui de plus en plus tournait à la faiblesse, l’empêchait d’exprimer un non résolu à qui le sollicitait, et lui donnait parfois, comme en cette occasion, les apparences de la duplicité. Embarrassé, il m’envoya dire de ne pas me troubler : « qu’il y avait eu malentendu, que Rouher et Walewski, chacun de son côté, avaient exagéré ses paroles, que cela s’arrangerait. » Cela ne s’arrangea pas. Walewski, n’ayant pas reçu satisfaction, se retira. Il voulut l’annoncer lui-même au Corps législatif. « Ce n’est pas sans un vif regret que j’ai pris cette résolution. Mais, dans un intérêt supérieur d’union, j’ai cru devoir renoncer à l’honneur de vous présider. » Quand il eut proféré, d’une voix émue, ces derniers mots, il descendit du fauteuil. La majorité, que Rouher surveillait et retenait du regard, resta immobile, muette, visiblement troublée ; au contraire, les députés de l’opposition descendirent de leurs bancs et vinrent serrer la main de l’homme de bien qui les quittait. Ce fut sa récompense ; on se rappela sa loyauté, son esprit de justice et de conciliation, son libéralisme, qui s’était manifesté dans les petites choses aussi bien que dans les grandes : il avait, en effet, contribué aux décrets de novembre et de janvier, et on lui devait le rétablissement de la tribune. Glais-Bizoin s’écria : « Nous aimons à rendre un dernier hommage à votre haute impartialité ! » (1er avril.) « L’Empereur, dit Vaillant, paraît affecté de la manière dont Walewski a donné sa démission. »

Cependant l’Empereur ne fit pas à Rouher, la victoire aussi complète qu’il l’eût voulue. Il ne nomma pas président Jérôme David, un des fondateurs du cercle de l’Arcade, ce qui eût été un démenti trop brutal à ses promesses libérales ; il préféra Schneider, Le nouveau président n’avait de liaison qu’avec Magne ; très dévoué à l’Empereur, il n’appartenait ni à Rouher ni à l’Impératrice. Son caractère calme, flexible, transactionnel, convenait à merveille à la situation indécise où l’on se trouvait. Il plaisait à la majorité, et il était plutôt agréable à l’opposition. Il se montrait d’autant plus facilement impartial qu’il faisait de la politique en dilettante. Sa passion était ailleurs : industriel de génie, il avait fondé cette immense affaire du Creusot qu’il conduisait avec une netteté, une vigueur, une intelligence de premier ordre. Tout autre était-il dans la politique : là il disait rarement oui ou non, mais peut-être oui, peut-être non ; ou bien il se donnait l’air de ne pas comprendre, afin de ne pas s’expliquer. Il avait néanmoins, par sa haute situation et par sa longue familiarité avec la plupart des membres, une très réelle influence, d’autant plus efficace qu’il ne l’affichait pas. Il n’agissait pas d’autorité, à la façon de Morny et de Walewski, mais par insinuation. Ses collègues étaient déférens et écoutaient ses avis.


IX

Malgré toutes les incitations, je m’étais refusé jusque-là à entrer en guerre ouverte avec Rouher. Je jugeais contraire à l’intérêt public de combattre un homme probe, doué d’une telle éloquence, de tant de fécondité, d’une connaissance si approfondie des affaires, d’un si riche don de tout comprendre et de tout expliquer, qui, s’il eût eu autant de solidité dans le caractère qu’il avait de flexibilité dans l’esprit, et autant d’intuition de l’avenir qu’il avait de facilité à s’accommoder au présent, eût été, sans conteste, un homme hors ligne. C’est pourquoi j’avais recommandé à l’Empereur de ne pas s’en séparer ; c’est pourquoi je m’étais mis à sa disposition sans aucune arrière-pensée ; c’est pourquoi j’avais supporté patiemment les mauvais procédés de ses amis ; c’est pourquoi j’avais encouru les colères de mon seul défenseur, Emile de Girardin. Après la démission de Walewski, je n’avais plus le choix ; j’étais obligé, en conscience et en honneur, d’accepter le combat qu’on m’imposait, et de débarrasser la liberté de l’obstacle qui lui barrait le chemin. Je m’expliquai une dernière fois avec l’Empereur :

« Je serais désolé que Votre Majesté crût que le trouble et le malaise actuels proviennent des résolutions de janvier. Si les réformes n’ont pas produit tout l’effet désirable, ce n’est pas qu’elles aient été prématurées, c’est qu’elles ont été insuffisantes et mal exécutées. On n’y a mis ni conviction ni entrain. On a rechigné, protesté, rogné, atténué : au lieu de donner une apparence libérale aux dispositions restrictives, on a donné une apparence restrictive aux dispositions libérales. D’ailleurs, les lois sont quelque chose, mais les pratiques sont davantage : en quoi les a-t-on modifiées ? en quoi est-on devenu plus large, plus tolérant, plus accessible ? au lieu d’attirer ceux qui vous confinaient par quelque point, on n’a été occupé qu’à rejeter ceux qui, par quelque nuance, s’en écartent ! — La presse hostile exploite les sentimens de mécontentement : elle ne les crée pas. N’y eût-il aucun journal pour les manifester, ils n’en existeraient pas moins, et ils n’en seraient que plus dangereux car, selon la parole de Bonald, « si un État peut être troublé par ce que disent les journaux, il périt par ce qu’ils ne disent pas. » L’essentiel, Sire, ne me paraît pas de détruire ses ennemis : on le tenterait vainement, et cela n’est pas même désirable. Quis custodiet custodes nisi hostis ? Ce qui doit surtout préoccuper Votre Majesté, c’est de se créer des amis. Pour cela, il existe beaucoup de moyens. Il n’en est pas de plus efficace que de marcher résolument dans les voies nouvelles. J’ai été votre ennemi jusqu’au 24 novembre 1860, je n’ai cessé de l’être que de ce jour. Le 19 janvier, beaucoup ont été sur le point de m’imiter ; si on avait été plus net et plus sincère, ils l’eussent fait. On se flatte de vous ramener en arrière, et l’on s’efforce de rendre mauvaises des lois déjà médiocres. Si on y réussit, ce sera un malheur. Le mouvement en avant est aujourd’hui trop prononcé ; il a trop d’intensité, d’élan, de profondeur, pour qu’il puisse être contenu. Je ne vois plus de place possible entre une dictature dont l’heure est passée et une liberté réelle et sans arrière-pensée. »

Je profitai de la discussion du ministère de l’Intérieur pour m’expliquer au Corps législatif. Je commençai par établir que les réformes du 19 janvier constituaient un progrès : « Sans me prononcer sur la manière dont la loi sur la presse est faite, par cela seul qu’on a accordé à la presse le droit d’exister sans autorisation, et qu’on l’a soustraite à la juridiction administrative, la liberté de la presse est fondée. (Mouvemens divers.) La liberté de réunion accordée pour les affaires industrielles, c’est l’épreuve des sociétés coopératives assurée. La liberté de réunion accordée en matière électorale, c’est la liberté des élections garantie. L’envoi des ministres à la Chambre a encore plus d’importance ; sous une forme modeste, c’est l’établissement de la responsabilité ministérielle telle qu’elle est compatible avec nos institutions. L’introduction des ministres à la Chambre aura encore un autre effet considérable : c’est la suppression d’une institution que je regarde comme l’obstacle le plus sérieux à la libre expansion de la liberté parlementaire, la suppression du ministère d’État. (Ah ! ah ! — Mouvement prolongé !) Ici, messieurs, c’est le cas de dire : Incedo per ignes. (On rit.) Pour définir le ministère d’État, on s’est servi, successivement ou à la fois, de diverses expressions. (Écoutez ! écoutez !) Les uns ont dit : C’est un premier ministre ; d’autres : C’est un grand vizir… (Hilarité.) D’autres : C’est un maire du palais. (Oh ! oh !) Je trouve ces trois expressions inexactes. (Ah ! ah !) Pourquoi ?… Premier ministre, c’est une expression inconstitutionnelle : dans notre Constitution, il n’y a pas de premier ministre. Grand vizir… (On rit.) c’est trop vif ; maire du palais, c’est blessant pour l’une des personnes que cette expression atteint. Qu’est-ce donc, au vrai, sans chercher des formes épigrammatiques, qu’est-ce donc que le ministre d’État ? Le ministre d’État, dans le décret qui l’a institué, est l’avocat d’office de tous ses collègues. On ne saurait exiger qu’un homme de valeur se condamne à ce rôle d’être un avocat qui explique des causes… (Rumeurs) qu’il n’a pas conduites. Aussi, les attributions du ministère d’État ont dû s’accroître démesurément ; l’avocat des ministres est d’abord devenu leur conseil, puis leur directeur, et aujourd’hui il est, non pas, premier ministre, maire du palais ou grand vizir, mais un Vice-Empereur sans responsabilité. » (Exclamations et mouvemens prolongés.)

Pendant la longue interruption qui suivit, Schneider, se penchant, me dit à l’oreille : « Adoucissez votre expression. — Comment, répondis-je, adoucirais-je une expression qui est la raison d’être de mon discours ? » Le calme rétabli, je repris : « Ainsi d’une part rétablissement constitutionnel de la responsabilité ministérielle, d’autre part suppression d’un rouage inutile que je trouve dangereux, telles sont les deux conséquences qui résultent de l’envoi possible et bientôt nécessaire des ministres à la Chambre. Mais une objection se présente à l’esprit : Etait-il prudent, était-il politique de confier l’exécution des mesures libérales à des ministres qui les avaient naguère combattues avec une si éloquente énergie ? (Chuchotemens.) L’honorable M. Glais-Bizoin ne le pense pas, et il ne connaît, a-t-il dit, aucun pays libre dans lequel un tel spectacle se soit vu. Je lui en demande pardon : ce spectacle s’est vu, dans le pays le plus libre qui existe, dans la libre Angleterre. (Mouvement.) On a vu dans ce siècle les mêmes hommes, Wellington et Robert Peel, deux fois chargés, de réaliser des mesures qu’ils avaient combattues avec énergie : en 1829, l’émancipation des catholiques ; en 1846, la réforme de la loi des céréales. (C’est vrai !) À cette époque, parmi ceux qui attaquèrent la prétendue trahison des ministres, au premier rang, par le talent et l’impétuosité, se trouvait un membre de la Chambre des communes, Disraeli. Ce fut alors qu’il dit ce mot, dont toute l’Angleterre a ri : « Les torys ont profité du moment où les whigs étaient au bain pour leur voler leurs habits. » (On rit.) Or, ces jours-ci précisément, Disraeli, imitant les exemples qu’il avait raillés, a fait connue lord Wellington et sir Robert Peel, et après avoir été un des adversaires les plus décidés de la réforme électorale, il s’illustre en l’opérant. Sans doute, il est désirable, dans l’intérêt de la moralité des partis et des hommes, que chacun grandisse et tombe avec son parti ; mais il est des circonstances dans lesquelles un gouvernement agit avec sagesse lorsqu’il imite le gouvernement anglais. Une réforme longtemps débattue ne peut se réaliser souvent que par un compromis entre ceux qui la défendaient et ceux qui l’attaquaient. Or, à qui confier le soin de ce compromis, si ce n’est à ceux qui étaient les plus forts et les plus nombreux ? Si l’on s’adressait aux membres de la minorité, le parti de la résistance se tiendrait à l’écart et tout avorterait. Lorsque, au contraire, les chefs d’une majorité pensent que l’intérêt du pays leur commande de revenir sur leurs refus précédents, la minorité qui demandait le progrès s’unit à ceux qui le repoussaient, et la réforme se réalise sans difficulté. (Mouvemens divers.) C’est ce qu’on a eu raison de faire le 19 janvier. Mais les ministres qui avaient accepté ce mandat contractaient l’obligation impérieuse de réaliser le programme qu’ils avaient eu le malheur de combattre avec plus de netteté, d’énergie, d’ampleur, que n’eussent pu le faire ceux-là mêmes dont il était l’œuvre. Cette condition n’a pas été remplie. Le programme a été mollement exécuté, mal exécuté dans toutes ses parties. (Rumeurs.)

« Cette conduite explique comment une réforme, qui aurait dû être envisagée de toutes parts comme un événement heureux, est au contraire, de très bonne foi, considérée par un grand nombre comme un événement douteux. Sans doute, le pays est calme matériellement, et rien, même de loin, ne peut faire craindre que ce calme soit troublé. Mais ce qui est à redouter pour un gouvernement, fort comme celui-ci, ce qu’il y a à craindre et à prévenir, c’est la difficulté de gouverner qui résulterait de l’absence d’un concours empressé et constant. (Rumeurs.) Ce qu’il y a à craindre, à prévenir, c’est que les populations, en restant soumises, deviennent malveillantes… (Vive interruption, et qu’en restant décidées à ne pas renverser, elles retirent leur assistance et se bornent à observer sans coopérer. Certainement, nous n’en sommes point encore là (Ah ! ah !) ; mais, si vous n’y prenez garde, si vous accomplissez toujours vos actes les plus louables de façon qu’il reste quelque doute sur leur signification, nous y viendrons. (Non ! non !) Et alors la situation sera grave. »

Le lendemain, j’arrivais à la séance prêt à entrer dans une lutte serrée, lorsque je vis Rouher, entouré d’un grand nombre de députés de la majorité qui le félicitaient. On m’apprit qu’il venait de recevoir une lettre de l’Empereur avec une plaque en diamans, et que cette lettre, insérée au Moniteur, serait la seule réponse qu’on ferait à mon discours. En effet, le ministre d’État garda le silence et le Moniteur publia la lettre suivante : « Palais des Tuileries, 13 juillet 1867. — Mon cher monsieur Rouher, je vous envoie la grand-croix de la Légion d’honneur en diamans. Les diamans n’ajoutent rien à la haute distinction que je vous ai conférée depuis longtemps, mais je saisis le moyen de vous donner publiquement une nouvelle preuve de ma confiance et de mon estime. Au milieu de vos nombreux travaux, au milieu des attaques injustes dont vous êtes l’objet, une attention amicale de ma part vous fera oublier, je l’espère, les ennuis inséparables de votre position, pour ne vous rappeler que vos succès et les services que journellement vous rendez au pays. Recevez, mon cher monsieur Rouher, l’assurance de ma sincère amitié. »

A sa réception du soir, la foule vint congratuler le ministre de cette haute distinction. On croyait le voir orné de sa plaque : il ne portait aucune décoration. Un ami s’en étonnant, il appelle un valet de pied, lui parle à voix basse, et quelques minutes après le laquais revient avec un simple ruban que le ministre passe à sa boutonnière : « Vous voyez, dit-il, que je triomphe modestement. » En descendant l’escalier, un conseiller d’État, Bataille, ancien complice des complots de Louis-Napoléon, rencontre Darimon et lui dit : « Rouher se trompe sur la pensée de l’Empereur. C’est surtout son discours sur le Mexique qu’on a voulu récompenser ; prenez note de ce que je vous dis : Ollivier reviendra. »


X

Depuis quelque temps déjà, Rouher était en fait le véritable directeur de la politique de l’Empire, dont l’Empereur ne s’occupait que de haut et à certains momens critiques seulement. Il dirigeait tous les ministres, et les ambassadeurs étrangers traitaient avec lui, depuis que Drouyn de Lhuys était sorti des affaires. Cependant l’Empereur le jugeait bien ce qu’il était. Après une discussion très vive qu’il avait eue en conseil avec Chasseloup-Laubat, il dit à ce ministre, qui lui présentait des pièces à signer : « Eh bien ! vous avez été bien battu ? — Ce qui me console, Sire, c’est de l’avoir été avec tant de talent par M. Rouher. — Ah ! bah ! dit l’Empereur en se caressant la moustache ; il a, en effet, très bien parlé, mais il aurait aussi bien soutenu le contraire. » Un tel homme était fort commode. On était sûr d’en obtenir toujours un concours utile, jamais de difficultés. Comme, dans son entourage, Napoléon III ne connaissait personne qui sût ainsi parer à tous les incidens, éluder les embarras par des expédiens, louvoyer entre les contraires, défendre toutes les causes, même désespérées, se dérober aux solutions impérieuses en gagnant du temps, il n’avait pu, quoi qu’on fît, se résoudre à s’en séparer. Non seulement il l’avait gardé, mais, à mesure que ses forcés déclinaient, il l’avait insensiblement laissé prendre une importance plus marquée dans la conduite générale du gouvernement. La lettre impériale contresignait le titre de vice-empereur par lequel je venais de caractériser sa véritable position. Cela augmenta son crédit en Europe et rendit encore plus prépondérante l’autorité de sa parole à la Chambre.

Pourtant, au moment même où il l’investissait d’une telle autorité, l’Empereur se créait une protection contre sa toute-puissance. La princesse Mathilde m’a souvent raconté qu’ayant, au lendemain du 19 janvier, dit avec reproche à son cousin : « Eh bien ! vous donnez la liberté de la presse ? » l’Empereur lui répondit : « Je le fais pour moi autant que pour les autres. Chaque fois que j’envoie un article au journal d’un de mes ministres, sous un prétexte quelconque, on refuse de l’insérer ; maintenant, je pourrai avoir un journal ù moi, dans lequel je dirai ce qui me conviendra. » Et il fournit des fonds à son ancien tailleur, Dusautoy, pour qu’il fondât le journal l’Époque[8]. Dusautoy prit comme rédacteur en chef le collaborateur principal de Girardin, Clément Duvernois[9]. L’Empereur, qui ne le connaissait pas, l’accepta. L’eût-il fait s’il eût su que Duvernois était, encore plus que moi, l’adversaire de Rouher, et qu’autant que moi, il professait des idées de réforme libérale ? En tout cas, qu’il le sût ou non, il constituait un organe qui pouvait devenir un instrument sérieux d’opposition contre son vice-empereur.

Dans la majorité même, Rouher n’était pas sans rencontrer un sourd mécontentement. Sa bonhomie n’était plus comme jadis souriante : elle était devenue importante, peu polie, dédaigneuse ; il avait froissé bien des amours-propres. Ceux qu’on appelait autrefois les Mameluks et aujourd’hui les Arcadiens lui demeuraient inébranlablement fidèles : ils s’offusquaient, il est vrai, de sa complaisance à se plier à des innovations libérales après les avoir lancés au combat contre elles, mais ils ne lui en faisaient pas grief, attribuant sa docilité à un dévouement personnel envers l’Empereur, et au désir d’empêcher un plus grand mal. Cependant la partie plus indépendante de la majorité était, tout en le suivant, froissée de son optimisme de commande, des exagérations de sa défense, de sa facilité à affirmer des faits inexacts, et que tout le monde savait tels. « La plus grande pensée du règne, » à propos du Mexique. « Il n’y a pas eu une faute commise, » à propos de Sadowa, tout cela leur déplaisait. Ils eussent voulu plus de véracité et de mesure, ce qui eût assuré plus de crédit.

Toutefois, quels que pussent être les reviremens ou les infidélités de Napoléon III, les ombrages des membres de la majorité, les intrigues des courtisans, Rouher s’appuyait sur une force qui le garantissait contre toutes les menaces, la confiance de l’Impératrice. Elle était entière. Rouher avait su la capter par ses assiduités, plus flatteuses que des complimens, par l’importance qu’il témoignait attacher à son jugement, par son empressement à la consulter et à l’instruire, par sa souplesse à se prêter à ses désirs et à entrer dans ses idées, et enfin par son dévouement et par les services de toute espèce qu’il rendait chaque jour. La régence était une éventualité que, malgré son attachement à son mari, l’Impératrice se croyait obligée d’envisager parfois. La santé de Napoléon III ne s’améliorait un moment que pour empirer aussitôt. Il ne se couchait pas, il ne se plaignait pas, mais il souffrait toujours. Le 17 juillet, il avait fait faire du feu dans la salle du Conseil[10] ; il avait été plusieurs fois arrêté par des malaises pendant les fêtes de l’Exposition ; il urinait du sang de temps à autre. En cas de malheur, personne ne semblait à l’Impératrice de force à suppléer Rouher. Une partie des amis de l’Empire, mécontens des défaillances du souverain et effrayés de son affaiblissement, dissimulaient à peine qu’une abdication s’imposerait, peut-être à un moment prochain, comme une nécessité d’État. Ceux-là, non moins que l’Impératrice, croyaient Rouher l’homme indispensable d’une telle crise. Or, à ce moment, l’appui de la souveraine était beaucoup plus eflicace que celui de son époux. Elle n’était plus la jeune femme brillante, éprise de plaisirs, tout entière au bonheur de vivre au milieu des hommages : c’était une femme sérieuse, expérimentée, ayant le goût des affaires, l’aptitude à les comprendre et à se les assimiler, l’éloquence pour les exposer et les débattre, et, tandis que l’Empereur se montrait de plus en plus réduit à n’avoir que des velléités, ou plutôt des volontés intermittentes, elle était en possession d’une volonté forte. Ainsi le vice-empereur n’avait à redouter aucune résistance sérieuse dans l’exercice de l’immense pouvoir que l’Empereur venait de lui confirmer.


EMILE OLLIVIER.

  1. Persigny, Mémoires, p. 410.
  2. « A son début, le second Empire ayant manifesté l’intention d’agir plus que de délibérer, il semblait devoir rechercher dans ses serviteurs l’activité, l’énergie plus que l’expérience. Parmi les ministres de 1852, plusieurs étaient fort jeunes (Rouher, Morny, Persigny, Walewski, etc.). Il y avait des préfets de 26 ans, un directeur général du personnel au ministère de l’Intérieur de 28 ans. Il fallait continuer ainsi… On s’éloigna peu à peu de ces sages traditions. Les ministres se succédèrent entre eux, se remplacèrent réciproquement. Le Corps législatif a été presque exclusivement composé d’hommes âgés ; le gouvernement n’a presque jamais accordé son patronage à de jeunes candidats dans lesquels il devinait des orateurs ; les talens inattendus qui se sont révélés au Corps législatif n’ont pas été suffisamment encouragés. En l’absence de toute concurrence, en effet, devant un seul candidat, n’entendons-nous pas dire chaque jour : C’est bien l’homme qu’il nous faudrait, plus que tout autre il conviendrait à l’emploi, mais il est trop jeune.
  3. Voir t. V, Empire libéral, p. 147.
  4. Carnet de Vaillant, 17 janvier 1867.
  5. 23 et 25 janvier 1867.
  6. Quinet à Jules Ferry, 23 janvier 1867.
  7. Séances des 26 et 26 février 1867.
  8. Carnet du 28 mars.
  9. Rouher ne le sut que beaucoup plus tard. Duvernois vint me le raconter au moment même.
  10. Carnet de Vaillant. — Lettre de Rouher, de Chislehurst, 11 janvier 1873 : « L’autopsie a révélé les vastes ravages faits dans la santé de l’Empereur par la maladie dès 1866, 67 et 69. Les deux reins et l’intérieur de la vessie étaient gravement attaqués. Cause ou résultat de ces désordres irrémédiables, la pierre était d’ancienne et lente formation ; elle était énorme. L’esprit demeure confondu à la pensée des souffrances que ce malheureux souverain a stoïquement supportées depuis plus de dix années. »