La Crise religieuse au XIXe siècle

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La Crise religieuse au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 810-839).
LA
CRISE RELIGIEUSE
AU DIX-NEUVIEME SIECLE

I. Œuvres posthumes de Bordas-Demoulin, Paris 1861. — II. Histoire de la vie et des ouvrages de Bordas-Demoulin, par M. F. Huet; Paris 1861. — III. L’Etat actuel de l’Église, par le chanoine Hirscher, professeur de théologie à Fribourg-en-Brisgau, traduction par A. Stappaerts. — IV. Kirche und Kirchen, Papsthum und Kirchenstaat, von Joh. von Dœllinger; Munich 1861. — V. La Sujétion temporelle des Papes, par M. F. Huet; Paris 1862.

A voir ce qui se passe, à lire ce qui s’écrit, on dirait vraiment que notre époque est le temps des questions insolubles. Après avoir pénétré au fond des problèmes soulevés de nos jours en politique, en économie politique, en religion, beaucoup d’esprits, et des plus clairvoyans, s’arrêtent indécis devant certains faits qui leur paraissent à la fois nécessaires et impossibles, c’est-à-dire devant des nécessités contradictoires. De toutes ces questions, la plus sérieuse assurément est la question religieuse, car celle-là s’agite dans les profondeurs mêmes de l’âme, d’où sortent en définitive toutes les manifestations de la vie sociale. Et pourtant ce n’est pas sur ce terrain qu’on semble le plus près d’arriver à une solution.

Il n’y a pas deux ans, un écrivain dont on voudra bien admettre l’opinion sur ce grave sujet, M. Albert de Broglie, résumait de la façon suivante ce que pensait en matière religieuse la grande majorité de la France : « Une religion en général nécessaire, toute religion nouvelle ridicule, la religion existante surannée, et par suite la même chose, — et quelle chose! — à la fois indispensable et impraticable[1] ! » Quel que soit d’ailleurs le jugement que l’on porte sur la situation morale de tel ou tel peuple, on peut affirmer, je crois, que toutes les nations chrétiennes de l’Occident traversent une crise dont il faudrait beaucoup d’optimisme pour se dissimuler la gravité. N’importe à quel point de vue l’on se place pour considérer l’ensemble d’élémens qui se groupent sous cette formule déjà souvent employée, «la question religieuse au XIXe siècle, » nul ne se livrera à cet examen avec quelque peu d’attention sans se sentir l’âme envahie par un sentiment de trouble et d’anxiété. La crise dont nous voulons parler a déjà été signalée à diverses reprises par des esprits éminens, et elle commence même à frapper cette portion du public que des préoccupations de chaque jour ne portent guère pourtant de ce côté. Que l’on jette les yeux sur les pays protestans ou sur les pays catholiques, la situation, quoique très différente, paraîtra également grave.

Il y eut un temps, c’était au commencement de ce siècle, où, par réaction contre l’incrédulité philosophique, qui triomphait partout quelques années auparavant, et qui avait semblé préparer la révolution française, alors honnie, on vit se produire un retour assez général vers la foi du passé, acceptée sans grand examen et saluée comme un refuge. Favorisé en France par l’influence d’écrivains illustres, en Allemagne par le soulèvement contre les idées françaises et par l’engouement du moyen âge, en Angleterre par l’ascendant reconquis de l’aristocratie et de l’église établie, ce mouvement, on s’en souvient, exerça une influence marquée sur les événemens contemporains et jeta un certain éclat. La réaction s’arrêta ensuite pendant les années de paix et de discussion qui s’écoulèrent entre 1830 et 1848; mais, après une nouvelle révolution qui pendant quelque temps remit tout en question en Europe, elle parut reprendre une force nouvelle. Aujourd’hui on voit se manifester partout un mouvement en sens opposé. Très différent de l’hostilité systématique du dernier siècle, il se présente aussi avec des caractères entièrement dissemblables chez les nations restées soumises à l’autorité de Rome et chez celles qui ont adopté la réforme. Chez les peuples protestans, il ne prend nullement la forme d’une lutte de la société laïque contre l’influence du clergé : c’est une évolution de doctrines tout intérieure, qui, par le travail lent, continu, sans passion et sans bruit, de l’érudition, tend à modifier les traditions, les croyances, et en dernier résultat à éliminer le surnaturel. Chez les peuples catholiques au contraire, la religion ne paraît en aucune façon menacée par la critique dogmatique, car jamais, que ce soit indifférence ou bien ignorance en matière théologique, l’autorité spirituelle des interprètes acceptés de la foi n’a été moins contestée par les fidèles. La difficulté vient plutôt des circonstances extérieures et de l’antagonisme de plus en plus prononcé qui éclate entre les principes de la civilisation moderne et ceux de l’église, antagonisme que Rome semble à plaisir vouloir rendre plus manifeste et plus profond.

Sans doute la nouvelle évolution protestante qui, partie de l’Allemagne, a envahi déjà la Suisse, la Hollande, et pénètre maintenant en Angleterre et en France, semble plus sérieuse, puisqu’elle touche au fond même des croyances; mais on doit peut-être la considérer comme le terme naturel et légitime de l’appel au libre examen, racine même de la réforme, et si elle doit avoir pour effet de rejeter dans le sein d’une église offrant l’abri de son infaillibilité quelques-uns de ceux qu’effraient les orages, les angoisses, les responsabilités de la raison individuelle, elle peut ramener d’autre part ce groupe nombreux d’hommes que certains dogmes du christianisme en avaient éloignés. Chez les nations catholiques au contraire, l’hostilité se déclare entre les esprits les plus imbus des principes modernes et l’église, qui veut en arrêter le naturel développement. Ainsi, quoiqu’on puisse prétendre que la crise du catholicisme n’est que le résultat d’un malentendu, tandis que celle du protestantisme est la suite d’une évolution interne et pour ainsi dire organique, le danger paraît néanmoins plus grand pour le premier des deux cultes chrétiens que pour le second, en raison des conséquences qui en peuvent résulter, surtout maintenant que la question romaine a provoqué une lutte des plus vives, non-seulement au sein des états, mais même au sein des familles. Le mouvement protestant a déjà été dans la Revue l’objet de différens travaux. N’y aurait-il pas intérêt aussi à examiner la question religieuse telle qu’elle se présente dans les pays catholiques, en rappelant quelques publications récentes, et notamment les écrits d’un esprit vigoureux qui avait consacré toutes ses forces, toute son existence à rechercher les causes d’une situation qu’il déplorait et à trouver les moyens d’y porter remède? Les œuvres posthumes de M. Bordas-Demoulin et l’histoire de sa vie, publiées par M. Huet, offrent à ce sujet quelques vues et quelques symptômes très dignes d’attention.


I.

Frappées du calme qui règne dans la région des dogmes et du silence qui s’est fait autour des questions théologiques, si éloquemment et parfois si violemment agitées jadis, certaines personnes s’étonneront peut-être qu’en parlant des nations catholiques nous nous soyons servi du mot de crise. Pour leur répondre, je pourrais me contenter d’invoquer une autorité que certes elles ne récuseront pas, celle même du souverain pontife. On sait assez en effet, par les pièces qui depuis quelques années émanent du Vatican, que le monde catholique semble offrir aux yeux du chef de l’église plus de motifs de tristesse et de lamentations que de sujets de joie et de triomphes, et que c’est à peine si les paroles les plus désolées de l’Ancien Testament sont assez fortes pour peindre l’amertume dont ce spectacle remplit son âme. Toutefois cette réponse, bonne pour l’argumentation, ne suffit pas pour éclairer le point qui est en discussion. Il faut aller plus loin ; il faut caractériser la situation telle qu’elle se présente maintenant, telle même qu’elle apparaissait déjà, il y a longtemps, à des esprits supérieurs, parfaitement placés pour la bien juger.

Appuyée sur cent passages de l’Écriture, tous prophétiques suivant les interprétations orthodoxes, l’église ne peut renoncer à la glorieuse ambition de réunir un jour dans son sein les divers peuples de la terre. Et cependant depuis la réforme tout semble se tourner contre ces magnifiques espérances. Déjà même, à la vue des événemens qui s’accomplissaient de leur temps, Bossuet et Fénelon ne pouvaient contenir l’expression de leur douleur, de leurs angoisses. Écoutez l’archevêque de Cambrai : « Une sagesse vaine et intempérante, une curiosité superbe et effrénée emporte les esprits. Le Nord ne cesse d’enfanter de nouveaux monstres d’erreur. Parmi les ruines de l’ancienne foi, tout tombe comme par morceaux. Un bruit sourd d’impiété vient frapper nos oreilles, et nous en avons le cœur déchiré. L’instruction augmente et la foi diminue. La parole de Dieu, autrefois si féconde, deviendrait stérile, si l’impiété l’osait. Le péché abonde, la charité se refroidit, les ténèbres s’épaississent, le mystère d’iniquité se forme. Le flambeau de l’Évangile, qui doit faire le tour du monde, achève sa course. Dieu! que vois-je? Où sommes-nous? Le jour de la ruine est proche, et les temps se hâtent d’arriver. » Quel tableau ! quels accens dignes de Jérémie! quelle anxiété profonde, et, pour l’exprimer, quelle sublime éloquence ! Bossuet lui-même, qui, sans se lasser et d’une voix si superbe, avait défendu, exalté l’orthodoxie, se sentait pris de découragement vers la fin de sa vie. « L’église, disait-il, depuis quelques siècles, porte l’opprobre d’une espèce de stérilité. Loin d’enfanter à Jésus-Christ de nouveaux peuples, elle se voit tous les jours enlever ses propres enfans par l’hérésie et le schisme. » Si telles étaient les tristesses et les craintes de ces deux grands représentans de l’église au XVIIe siècle, quel ne serait point leur désespoir à la vue du spectacle que le monde présente maintenant! Non-seulement les peuples qui sont sortis de l’unité, il y a trois cents ans, n’y sont pas rentrés, mais depuis lors ils ont grandi, ils se sont accrus en nombre et en puissance ; ils ont fondé sur l’autre bord de l’Atlantique, et jusqu’aux antipodes, des nations nouvelles, exubérantes de force et de richesse, qui se développent avec une rapidité prodigieuse, et qui ne se courberont jamais sous une autorité dont elles connaissent à peine l’existence. Chez les nations mêmes restées soumises au saint-siège, qu’est devenue la foi antique? Quelle tiédeur chez les uns! quelle aversion chez les autres! quelle indifférence chez la plupart ! On ne discute plus avec révérence comme au XVIIe siècle; on n’attaque plus avec passion comme au XVIIIe : on se tait et on s’éloigne. Allons-nous au-delà du vrai en parlant ainsi ? Il ne semble pas, puisqu’un grand écrivain, salué alors par les applaudissemens de tous les vrais croyans, a pu faire de l’indifférence en matière de religion la marque propre et comme le stigmate de notre temps.

Mais ce mal, tout grand qu’il soit, n’est pas le pire. La difficulté est plus formidable encore, et elle s’est singulièrement aggravée dans ces dernières années. Un dissentiment profond s’est élevé entre l’église et cet ensemble vivant de faits, de principes, d’aspirations, qu’on appelle la civilisation moderne. Toutes les libertés dont s’enorgueillissent les peuples qui les possèdent, et vers lesquelles s’élancent avec ardeur ceux qui en sont privés, ont été du haut du Vatican réprouvées, condamnées comme une source de désordres et de crimes, comme un fléau, comme une peste. Il est superflu de rappeler ici les termes de ces regrettables anathèmes, dont certains catholiques, plus éclairés ou plus prudens, ont voulu atténuer la signification. Le fait n’en subsiste pas moins : il serait puéril de le nier, inutile de vouloir en dissimuler les conséquences : la guerre est déclarée aux principes mêmes sur lesquels repose l’ordre social actuel, et malheureusement, parmi le clergé, le nombre de ceux qui la soutiennent en prenant le mot d’ordre à Rome s’accroît chaque année. Déjà, dans plus d’un pays, cet antagonisme a créé le nom des partis, et la lutte tend à se généraliser chez toutes les nations catholiques avec des caractères semblables. Partout la société moderne veut se constituer, se développer, marcher en avant, et elle se soulève contre ceux qui s’obstinent à la ramener vers un régime tombé pour toujours; elle est avide d’un meilleur avenir, et elle repousse cette ombre du passé qui veut mettre la main sur elle, ou, pour emprunter l’énergique expression de M. Guizot, « ce vieux fantôme qui ne la comprend pas, ne l’aime pas et prétend la ressaisir. »

Tel est le redoutable conflit qui éclate au sein des états et au fond des consciences. Pour les partis extrêmes, la position est simple : ceux qui aiment l’église et n’aiment pas la liberté, comme ceux qui aiment la liberté et n’aiment pas l’église, voient clairement la voie qu’ils ont à suivre et les adversaires qu’ils ont à combattre; mais que peuvent faire ceux à qui la liberté et l’église sont également chères, quand elles se prétendent elles-mêmes ennemies irréconciliables? Quelle épreuve, quel déchirement pour les âmes à la fois catholiques et libérales! Et si, comme on le prétend à Rome, il n’y a entre les deux principes hostiles aucune alliance possible, que décideront les peuples? Renonceront-ils à l’obéissance en matière religieuse, ou à leurs espérances en matière politique et sociale ?

La question ne s’est pas toujours posée dans ces termes exclusifs et avec cette netteté fatale. Jadis, en France surtout, l’église nationale maintenait certaines maximes qui consacraient la suprématie légitime du pouvoir civil, et qui arrêtaient dans le domaine de la foi les empiétemens de la cour de Rome. On pouvait opposer aux excès de la théocratie des franchises constitutionnelles : sur ce terrain propre aux transactions, l’accord était possible, et la lutte n’était pas nécessairement poussée à bout. Ils étaient nombreux alors les hommes qui alliaient le respect de la religion à l’indépendance vis-à-vis de ses ministres, et qui, tout en restant fidèles au culte de leurs pères, défendaient énergiquement les droits de la société laïque. Quoi qu’on puisse penser du gallicanisme, il avait du moins le mérite incontestable de conserver au sein de l’église une place à la liberté[2]. Aujourd’hui ce moyen terme a disparu; cette doctrine baptisée du nom même de la France, illustrée par tant de générations de parlementaires fameux, formulée enfin par Bossuet, semble avoir définitivement succombé sous les coups de l’ultramontanisme; on peut dire qu’elle n’est qu’un glorieux souvenir. Aussi n’y a-t-il plus guère en présence que deux partis nettement prononcés, et tous ceux qui essaient de faire de la conciliation parlent dans le désert ou sont suspects aux deux camps. On peut craindre qu’à de rares exceptions près, le catholicisme libéral ou le libéralisme catholique ne trouve plus de partisans, et bientôt n’ait plus même d’auditeurs. On semble toucher à ce moment de la lutte où le tiers-parti doit disparaître, impuissant par lui-même, et importun à tous, car si parmi ceux qui défendent la liberté le nombre des croyans n’est pas très grand, parmi les croyans le nombre de ceux qui sont sincèrement attachés aux idées libérales est encore plus petit. Qu’on se transporte en France, en Espagne, en Italie, en Portugal, en Belgique[3], dans tous les pays soumis au saint-siège, voilà la situation qu’on trouvera partout, plus ou moins nettement accusée, suivant que les institutions laissent plus ou moins de latitude à la manifestation des idées et des passions, ou que les circonstances particulières communiquent plus ou moins d’irritation au débat.

Cette situation a des conséquences plus fâcheuses que ne le croient ceux qui n’ont point réfléchi sérieusement aux conditions de l’ordre et du progrès dans les sociétés de nos jours. Elle doit aboutir, non à ruiner précisément tel ou tel dogme, ce qui ne serait qu’une affaire de secte, mais à affaiblir, à déraciner le sentiment religieux. En effet, si l’église, pour rétablir sa domination et asservir la société laïque, s’appuie sur le sentiment religieux, ceux qui voudront repousser cette domination seront nécessairement conduits à attaquer le sentiment dont on fait un instrument de règne et une arme de combat. La lutte sera ainsi transportée jusqu’au fond des consciences, et un esprit d’hostilité systématique contre la religion ne pourra manquer de naître. Sans doute, et pour plusieurs raisons, on peut soutenir qu’il est bon de pénétrer au fond même des questions, et de transporter enfin le débat sur le terrain des principes nettement affirmés ou franchement combattus, mais généralement on ne dira point qu’il est désirable que toute croyance religieuse soit définitivement ruinée. Aux idées établies, on voudra en substituer d’autres; on ne répétera plus le mot du XVIIIe siècle : « Je vous délivre d’une bête féroce, et vous me demandez par quoi je la remplace. » Si l’on y regarde de près, on reconnaîtra même que c’est pour les états libres, ou qui aspirent à le devenir, que le divorce complet de l’esprit de religion et de l’esprit de liberté est le plus funeste, car les ministres du culte dominant auront toujours une grande influence sur une partie notable de la population, spécialement sur les femmes, sur les habitans des campagnes. Or, s’ils exercent cette influence pour miner l’ordre politique et social, jamais l’état n’aura d’assiette solide, ni la liberté de fondemens assurés. Les bases mêmes de la société seront sans cesse ébranlées, et toujours on risquera de tomber, soit dans l’anarchie, soit dans le despotisme.

D’autres maux encore sont à craindre dans l’ordre politique non moins que dans l’ordre religieux. Il en est deux qui frappent au premier abord.

C’est surtout dans un temps comme le nôtre, où les intérêts matériels occupent une si grande place, qu’une action plus forte, plus intime de la morale serait nécessaire. Plus l’humanité acquiert de richesse, plus les notions du juste et du bien devraient exercer d’empire pour en régler l’usage. C’est un beau spectacle de voir l’homme armé de la science dompter les résistances de la nature et la contraindre à satisfaire ses besoins; mais il serait déplorable qu’il n’eût acquis ces forces nouvelles que pour donner à toutes les passions grossières un essor plus violent et une domination plus absolue. Sans un accroissement de la vie de l’esprit qui fasse équilibre aux préoccupations envahissantes de la vie sensuelle, notre civilisation serait incomplète, trompeuse et pleine de périls; malgré les conquêtes dont elle se vante à juste titre, elle risquerait de favoriser la corruption des âmes, et par suite d’amener les humiliations de la servitude et de la décadence. Or, dans les conditions présentes, il est difficile que le sentiment religieux s’affaiblisse sans que le sentiment moral n’en souffre à son tour. Certes la morale est indépendante des formes du culte, et le feu des discussions théologiques ou philosophiques ne fait souvent que l’épurer; mais il n’en est pas ainsi quand c’est l’idée même du rapport de l’homme avec Dieu qui s’éteint et s’en va. Alors la conscience humaine s’abaisse et la force de résistance contre le mal diminue. Par malheur, il semble que ce doive être là l’inévitable résultat de la lutte engagée entre le clergé et la société laïque. Ce n’est point à dire que les mœurs soient moins pures aujourd’hui qu’autrefois, tant s’en faut; elles sont surtout plus douces, plus fraternelles, plus régulières, parce que les lumières sont plus répandues, l’obéissance aux lois mieux imposée, les communications entre les différentes nations et les différentes classes plus fréquentes, parce que le sentiment de l’égalité et de la justice distributive est mieux compris; en un mot, les passions sont mieux bridées et l’égoïsme mieux entendu. Regardez-y de plus près cependant : la trempe des caractères n’est-elle pas plus faible, et ne nous manque-t-il pas ces vertus viriles que les hommes d’autrefois empruntaient à leurs fermes croyances, et qui suscitaient parmi eux les apôtres, les martyrs et les héros?

Le mal causé au catholicisme par son divorce avec l’esprit moderne est encore bien plus évident. Nous ne pouvons ici énumérer toutes les preuves d’un fait regrettable que l’esprit de parti seul pourrait contester. Il suffit de rappeler que, dans son enseignement, le clergé a pris pour autorités des écrivains qui préconisent sans ménagement le retour à l’ancien régime, et que ses organes dans la presse ne craignent point de soutenir les idées les plus antipathiques aux sentimens les plus enracinés dans le cœur des hommes éclairés et des nations libres. En Espagne, des gens condamnés aux galères pour avoir lu la Bible en commun et des auto-da-fé de livres, comme au plus beau temps de l’inquisition; en Italie, la guerre civile encouragée par une partie au moins de l’épiscopat; en Autriche, les anciens privilèges du clergé rétablis par un concordat si contraire aux mœurs actuelles, qu’il n’a jamais pu recevoir une pleine exécution; dans d’autres pays, la liberté minée sans relâche au nom de l’encyclique de Grégoire XVI; en France même, des prétentions si excessives, un prosélytisme si peu scrupuleux, que les pouvoirs publics, malgré eux sans doute, ont dû intervenir : ce sont là de tristes manifestations d’un esprit rétrograde qui semble se peu soucier de l’abîme qu’il creuse sous ses pas. Il est inutile d’insister sur ce côté de la question : tout ce que nous voyons se produire en Europe depuis quelques années démontre clairement que si la guerre déclarée aux idées libérales par la cour de Rome est funeste à la société laïque, elle l’est bien plus encore aux intérêts les plus élevés du catholicisme.

Nous avons essayé de caractériser la situation religieuse des pays catholiques sans nous laisser aller, croyons-nous, aux exagérations que ce sujet inspire souvent; nous n’avons rappelé que les faits les plus notoires et les conséquences immédiates qui peuvent en ressortir. Cela suffit pour montrer que le monde traverse une crise formidable dont nul ne saurait prévoir le terme. Rien ne peut mieux faire comprendre la gravité de l’antagonisme qui éclate entre l’église et la civilisation moderne que d’étudier l’impression qu’il produit sur les esprits qui en comprennent le sens et la portée. À ce titre, la vie et les œuvres de M. Bordas-Demoulin offrent un sérieux intérêt. Nul plus que lui de son temps peut-être n’a éprouvé aussi vivement cette douleur qui arrachait à Fénelon et à Bossuet de si pathétiques accens, car il appartenait à ce groupe d’hommes, chaque jour moins nombreux, également attachés à la foi antique et aux idées nouvelles, qui croient que le salut de la société dépend de leur réconciliation. Il était à la fois très libéral et très catholique, non pas libéral à moitié comme ceux qui ne veulent de la liberté que pour eux, mais l’aimant partout et toujours, et non pas catholique à moitié, comme ceux qui admirent le. catholicisme du dehors et qui en parlent d’autant plus qu’ils le pratiquent moins, mais catholique convaincu, dans la vie comme dans la mort. « Personne, disait-il, n’a été plus triste que moi. » Et cette tristesse n’était pas cette mélancolie vague que produisent de chimériques désirs non réalisés ou cette amertume qu’inspirent des malheurs personnels, la pauvreté, l’isolement, les déceptions de l’ambition littéraire, les blessures de l’amour-propre. Non, c’était cette douleur impersonnelle, cette souffrance née de l’amour des autres, cette tristesse de Gethsémani qui envahit les âmes élevées à la vue des maux et surtout des erreurs de l’humanité. Toute cette vie de souffrance et d’efforts a été comme l’image réalisée et le symbole de la destinée des doctrines qu’il avait embrassées. Celles-ci ne pouvaient convenir à aucun des deux grands partis aux prises en ce moment : elles étaient beaucoup trop libérales pour les catholiques et beaucoup trop catholiques pour les libéraux. Elles n’entraient dans aucun des courans d’idées qui se partagent les esprits ; elles devaient donc être rejetées par tous, elles ne devaient même point de son vivant parvenir jusqu’au public : elles étaient d’avance frappées de l’ostracisme si souvent injuste de l’indifférence. Sa foi en elles n’en fut pourtant jamais ébranlée.

Quelles sont les causes de l’antagonisme qui divise l’église et la société laïque ? Pourquoi d’une part ces fréquens anathèmes lancés par le Vatican contre la liberté, et d’autre part cette opposition sans cesse renaissante contre le catholicisme ? Les deux principes en lutte sont-ils en effet irréconciliables, ainsi que le prétendent leurs partisans respectifs, ou au contraire, sortant des mêmes origines, sont-ils faits pour s’entendre et se soutenir mutuellement ? À quelles conditions pourront-ils se réconcilier, et comment dissiper le funeste malentendu qui les sépare ? Voilà les questions qui sans cesse ont assiégé la pensée de l’écrivain catholique, et dont le sujet abordé dans cette étude nous amène à réveiller le souvenir. Les écrits posthumes de M. Bordas-Demoulin nous transportent au cœur même de la crise religieuse des pays catholiques ; mais les vues de l’auteur sur ce point tiennent par des liens étroits à ses idées philosophiques, et il importe d’exposer celles-ci brièvement.


II.

La plupart des hommes qui ont marqué en philosophie ne sont arrivés à se servir de l’analyse et du raisonnement que pour résoudre une difficulté qui les arrêtait. Ils ne se sont efforcés de pénétrer la constitution de la pensée en elle-même qu’en partant de quelque problème d’application, d’où ils sont remontés jusqu’à la cause première, l’esprit en Dieu et dans l’homme. Ce qui a conduit M. Bordas à s’occuper de philosophie, c’est l’angoisse où le jetait la guerre déclarée aux principes des sociétés actuelles par l’église catholique. Il a raconté lui-même quelque part comment il a été amené à la philosophie, et ce passage peint avec force une situation d’esprit propre à notre siècle. Le problème qui oppressait l’âme du jeune penseur est de ceux auxquels bien peu d’hommes, parmi ceux qui réfléchissent, ont pu complètement échapper. « Étant au collège, dit-il, il me tomba dans les mains le discours où Rousseau cherche à prouver que les arts, les sciences, corrompent les mœurs et tuent les empires. Je fus saisi de terreur sur le sort de l’Europe. Je croyais sentir mon être se dissoudre avec elle, et, dans la plus sombre tristesse, je me roulais violemment d’idée en idée pour échapper à cette destruction imminente; mais toujours je me trouvais en présence des causes que je m’imaginais la produire : partout je voyais le progrès des lumières, de l’industrie, et l’amour sans cesse croissant des nouveautés. Si non-seulement les Grecs et les Romains, mais les Perses, les Égyptiens, qui à peine goûtèrent du fruit de l’humaine pensée, ont péri, quelle destinée attend les nations européennes, qui s’en gorgent? D’un autre côté, le christianisme me semblait répudier la culture de l’esprit, fuir les choses de la terre, se plaire à l’ignorance, à la pauvreté. Depuis plusieurs siècles, il déclinait, en même temps que l’instruction, l’aisance, la richesse, se multipliaient. Cependant je ne pouvais me résoudre à condamner la civilisation, qui me paraissait témoigner la grandeur et la dignité de notre espèce. Tout ensemble donc, je la jugeais bonne et fatale. » Voilà le problème qui s’empara de ce jeune esprit, et qui ne lui laissa de repos que lorsqu’il crut l’avoir résolu. Il dévore tous les livres où il espère trouver quelque éclaircissement, il interroge toutes les philosophies, il scrute tous les systèmes avec l’ardeur du désespoir. Ses immenses lectures, loin de calmer ses angoisses, les augmentent encore, car nulle part il ne rencontre la solution qu’il cherche. Partout il voit un complet désaccord entre les défenseurs de la foi antique et les partisans des idées modernes. Où en effet aurait-il trouvé conciliés le catholicisme et la révolution française, Bossuet et Voltaire, la civilisation et l’église? Enfin, après dix ans d’un labeur sans pareil, d’une méditation continue, poursuivie à travers la souffrance, la misère et la faim, il arriva à posséder le système au moyen duquel il expliquait l’enchaînement des faits historiques et la situation actuelle qui en est le résultat. Quelle était la doctrine où cette âme tourmentée trouvait la lumière et le repos? Sur quelles hauteurs de la métaphysique l’écrivain s’était-il élevé pour juger nécessaires l’un à l’autre deux principes qui se considèrent comme irréconciliables? Comment apercevait-il accord et harmonie là où tant d’autres ne voyaient qu’opposition et antagonisme ?

Le penseur catholique n’avait pas la prétention d’avoir créé en philosophie un système nouveau, loin de là : il tenait pour certain que depuis la Grèce il ne s’était pas produit en métaphysique de doctrine complètement nouvelle, attendu que sur le principe même de la science il ne saurait exister que quatre systèmes essentiellement différens, qu’on peut rattacher aux quatre noms de Platon, d’Aristote, d’Épicure et de Zénon de Cittium. Sa doctrine, la théorie des idées, il l’avait trouvée dans Platon, Plotin, Augustin, Descartes, Bossuet, Leibnitz. Il lui avait peut-être donné une forme plus nette, plus saisissable, c’était du moins son espoir; il l’avait en tout cas complétée par ses deux belles théories sur la substance et sur l’infini. Mais où le penseur, nous semble-t-il, se montre principalement original, c’est quand il demande à ce système métaphysique une explication a priori de l’histoire de l’humanité, c’est quand il prétend découvrir dans la constitution même de la pensée la cause profonde et dernière de la chute des empires anciens et du progrès des états modernes.

Les idées, selon M. Bordas-Demoulin, constituent l’esprit humain; c’est par elles que nous entendons tout ce que nous pouvons entendre et que nous nous représentons les choses, même quand nous n’avons pas conscience du rôle qu’elles jouent dans l’acte de la pensée. Plus nous pénétrons en nous, plus nous pénétrons aussi dans ce qui n’est pas nous, car c’est en saisissant notre propre essence que nous saisissons l’essence des autres êtres. Si les idées de l’être, de l’unité, du nombre, de la substance et de l’accident, du vrai et du faux, du bien et du mal, propriétés de l’âme, nous échappent, nous verrons sans doute avec les yeux du corps, mais les yeux de l’esprit ne percevront pas la raison des choses. Rarement l’esprit arrive à se rendre compte de sa constitution et de ses opérations; ce n’est que par un effort suprême qu’il parvient à se replier sur lui-même et à se voir penser. Ordinairement plongé dans les mots, tous empruntés à la matière, tous images et métaphores, il doit s’arracher complètement au sensible pour raisonner sans cet habituel secours. C’est là le triomphe de la méditation métaphysique. Aussi, dans ce retour sur elle-même, la pensée humaine puise-t-elle une vigueur qui se manifeste en tout sens par des vues et des conquêtes nouvelles.

Mais dans toutes nos idées il entre quelque chose qui dépasse notre être. Nous trouvons en effet dans notre entendement les notions de la nécessité, de l’éternité, de la perfection, et cependant nous ne sommes ni éternels, ni nécessaires, ni parfaits. D’où nous viennent ces notions, puisque nous ne pouvons les tirer de notre propre fonds? Évidemment d’un être qui les possède. Or cet être nécessaire, éternel, parfait, c’est Dieu, et ces idées sont les idées divines, constituant l’entendement divin. C’est donc dans la raison divine que notre raison a sa racine; c’est dans l’union avec Dieu que l’homme, quelles que soient ses croyances, même l’athée, trouve toute connaissance, toute vérité, tout bien. Ainsi la raison humaine, pleinement unie à Dieu, se saisissant en Dieu, y puisant sa vie spirituelle comme l’enfant tire la sienne du sein de sa mère, voilà l’état naturel de l’humanité, et c’est dans cet état qu’elle a dû être créée. Et cependant quel lamentable tableau nous présentent et le monde et l’histoire ! Partout ignorance, ténèbres, superstitions, crimes de toute nature. Or il ne se peut pas que ce soient là les manifestations du développement normal d’un être raisonnable uni à Dieu. La vue des faits amène donc forcément à conclure que le genre humain s’est détaché de Dieu, qu’il a rompu le naturel et vivifiant commerce qu’il entretenait avec la raison souveraine. Le souvenir de cette chute se retrouve dans les anciennes traditions de tous les peuples ; cette déchéance primitive peut seule expliquer notre condition actuelle.

après avoir essayé d’établir ainsi la nécessité de la perfection originelle et de la catastrophe qui y a mis fin, l’auteur déroule les suites de ce mystérieux événement. Après la chute, la raison humaine n’est pas complètement séparée de la raison divine, sinon elle cesserait d’être ; elle y est seulement unie d’une manière moins intime ; elle est donc affaiblie et jetée dans les sens. Dominée par la nature, elle en déifie tous les élémens et les phénomènes ; elle donne ainsi naissance au polythéisme. De la faiblesse de l’esprit naissent aussi les cultes extérieurs imposés par la loi, les sacrifices, les cérémonies sans nombre. Dans l’antiquité, tout est sensuel, le mosaïsme même ne fait point exception. Dans l’ordre civil, on ne reconnaît à personne de droits naturels. L’esclave est la propriété du citoyen, le citoyen est la propriété de l’état. Le despotisme règne au sein des républiques grecques, et la théocratie domine à Rome comme en Judée. L’égalité des hommes est niée même par la philosophie : la vraie liberté est inconnue partout. De magnifiques tableaux de la civilisation nouvelle font opposition à cette sombre peinture des temps antiques. Le système théocratique tombe en ruine. Aux cultes sensuels extérieurs et imposés a succédé l’adoration en esprit et en vérité d’un Dieu de justice et de sainteté. L’homme n’est pas possédé par l’état ; c’est au contraire le pouvoir qui émane du citoyen, et l’institution politique n’a d’autre but que de protéger les droits de tous et d’assurer le libre développement de toutes les facultés. Le merveilleux parfois gracieux, mais toujours un peu puéril de la mythologie a fait place à la connaissance des lois de la nature, et les rêves de l’imagination aux calculs de la science. Par ses découvertes et ses conquêtes, l’homme prend possession du globe et sonde l’infini. Tout montre qu’une force nouvelle a paru sur la terre ; mais quelle est la cause d’un si prodigieux changement ? Évidemment une vigueur plus grande de l’esprit humain, d’où sortent en définitive toutes ces réformes qui nous frappent. Or où l’esprit humain a-t-il, puisé cette force nouvelle ? En Dieu seul, car Dieu est l’unique source de nos idées, de nos moyens de connaître. Cependant, si, pour produire le progrès moderne, la raison humaine a du s’unir plus intimement à Dieu, a-t-elle pu s’élever jusqu’à lui par son propre effort? Suivant le penseur catholique, cela est impossible, car, dit-il, « quand l’homme tomba, ses idées perdirent leur force; cette force leur était nécessaire pour s’unir aux idées divines, et, dans cette union seule puisant cette force, manifestement il fallait qu’elle lui vînt de Dieu. » Telle serait donc la preuve métaphysique a priori de la nécessité de la réparation par une intervention directe de Dieu. Cette nécessité établie, c’est à l’histoire de marquer quand et où la réparation surnaturelle a pris place dans la chaîne des événemens. Or en ce point le doute n’est plus possible : s’il y a eu un réparateur, évidemment ce ne peut être que le Christ, et c’est donc le christianisme qui, fortifiant la raison humaine, a produit la civilisation moderne. En doutez-vous, considérez les peuples non chrétiens : ils sont encore plongés dans les ténèbres ou dans une fausse civilisation pire que la barbarie. Quelle faiblesse d’ailleurs! une poignée d’Européens suffit pour renverser leurs plus puissans empires.

Si les progrès en tous genres dont s’enorgueillit l’Europe viennent du christianisme, ses libertés n’ont pas non plus d’autre source. En effet, c’est parce que sa raison est plus forte que l’homme est capable de se gouverner lui-même, de choisir le culte qui lui convient, de prendre part au gouvernement de l’état. Si les peuples revendiquent leurs droits naturels, c’est parce qu’ils les perçoivent et qu’ils se sentent dignes de les exercer. La fin de l’antique intolérance, la ruine de toutes les théocraties, l’affranchissement de toutes les classes, les conquêtes de la science et de l’industrie, l’accroissement de la richesse, l’union plus intime des nations entre elles, tout cela est dû à une seule cause, l’action réparatrice du christianisme au fond des âmes. De là même l’écrivain catholique concluait qu’il est aussi absurde de voir un antagonisme entre le christianisme et la civilisation moderne qu’entre la cause et ses effets.

On ne peut le nier, ce système simple et grand, qui fait dépendre les destinées du genre humain de l’affaiblissement, puis de la restauration des forces de la raison, cette puissante explication qui suspend toute la chaîne des événemens à un point unique donné par la métaphysique, commandent l’attention, même à qui ne peut y adhérer pleinement. M. Villemain a dit de M. Bordas : « Il regarde plutôt les lois générales de l’humanité que les hommes qui les exécutent ou les faits qui les expriment. » Ce jugement est parfaitement juste; il indique à la fois l’élévation des vues du philosophe catholique et ce qui leur manque sous le rapport de la critique historique. De même que pour l’histoire universelle de Bossuet on se demande si, en voulant dérouler ainsi à nos yeux les mystères du plan providentiel, le philosophe ne va pas au-delà des conclusions qu’il est permis de tirer des faits. Ces hautes théories séduisent aisément les esprits vigoureux, parce qu’elles donnent l’explication du désordre trop réel des choses humaines en faisant voir dans leur enchaînement la suite naturelle d’une cause unique. Seulement, pour justifier l’idée fondamentale conçue a priori, n’arrivent-elles point souvent à fausser la vérité historique? C’est peut-être le tort de notre temps, en fait d’histoire, de beaucoup trop s’arrêter au côté extérieur, au détail des choses, et d’en négliger les causes mystérieuses, profondes, divines, si l’on veut; mais, comme la plupart des penseurs qui ont voulu créer d’un seul jet une philosophie de l’histoire, M. Bordas me semble tomber dans un autre excès. Il ne tient aucun compte des nuances, des transitions, des préparations, de tout ce qu’il y a de mêlé dans les actions des hommes et dans les situations successives du genre humain. Il outre certains élémens, certains faits; il les donne pour signes caractéristiques de telle ou telle époque, et il ouvre ainsi entre les diverses périodes des abîmes profonds que l’humanité ne peut nécessairement franchir que par l’intervention du surnaturel. Il arrive alors à des conclusions que l’étude de l’histoire dément, à des vues élevées, sublimes même, mais trop souvent contredites par l’humble et sûr travail de l’érudition. Ce n’est pas, on le comprend, à une critique de ce genre que nous voulons nous livrer. Nous dirons seulement que M. Bordas ne nous paraît pas avoir réussi dans sa tentative de prouver la chute et la réparation par une démonstration tirée directement des premiers principes de la métaphysique. Il ne parvient à établir d’une manière rigoureuse ni la convenance absolue de l’union complète de l’esprit humain et de l’esprit divin à l’origine, ni le fait de l’affaiblissement constitutionnel de la pensée dans l’antiquité, ni la nécessité d’une restauration exceptionnelle, unique, et survenue à un moment déterminé de l’histoire. L’ancienne théologie, soutenant que pour une faute infinie il fallait mie satisfaction infinie, et parlant d’une rédemption par le sacrifice et le sang plutôt que d’une réparation de la raison affaiblie, soulève sans doute de nombreuses objections qu’on a fait valoir fréquemment; mais comme elle se contentait de parler à la foi sans se placer sur le terrain philosophique, on ne pouvait exiger d’elle une rigueur de raisonnement et un genre de preuves qu’on est en droit de demander à ceux qui en appellent à la connaissance de l’histoire et à l’étude des facultés de l’esprit. Jusqu’ici le système que nous résumons ne nous a pas donné l’explication de la situation actuelle. En effet, si entre les deux principes qui se considèrent comme hostiles l’un à l’autre règne au fond la plus intime harmonie, d’où vient la lutte trop réelle qui éclate sous nos yeux entre l’église et la société laïque issue de la révolution française? Le catholicisme est la forme qu’a revêtue la religion chrétienne pendant un grand nombre de siècles, et qu’elle conserve dans plusieurs pays de l’Europe : or d’où vient que les représentans autorisés du catholicisme prétendent qu’il est inconciliable avec les idées, les droits, les libertés de l’époque actuelle, qui, à vous en croire, sortent directement de la réparation chrétienne? Le clergé a-t-il perdu l’intelligence du christianisme, ou bien est-ce le sens des faits nouveaux qui lui échappe? Cette difficulté est grande : à vrai dire, elle forme le nœud de la situation religieuse des pays catholiques. M. Bordas-Demoulin n’en avait point méconnu l’importance; il y avait appliqué pendant trente ans toutes les forces de son esprit. Il espérait avoir trouvé les causes de cette lutte déplorable de deux forces nécessaires l’une à l’autre et les moyens d’y mettre un terme. Voici en quelques mots les résultats auxquels il était arrivé sur ce point. C’est peut-être la partie la plus originale et la plus vraie de sa théorie de l’histoire.

Le fondateur du christianisme, rompant avec les anciennes traditions théocratiques, avait nettement séparé son domaine de celui de l’état. S’il est une vérité certaine, c’est celle-là; mais le christianisme se développa au milieu d’une société où la distinction du spirituel et du temporel était inconnue. Aussi, quand Constantin eut embrassé la religion nouvelle, celle-ci ne tarda pas à devenir également théocratique et à se confondre avec l’état. Ce fut sans doute un grand malheur pour l’église, car en s’unissant à la société elle en prit tous les vices : la corruption et le despotisme entrèrent dans son sein; mais la Providence sut tirer le bien du mal, et c’est ainsi seulement que purent être déracinées les idées, les mœurs, les lois païennes et juives. Pour qu’une organisation politique et sociale en rapport avec l’idéal de la rénovation chrétienne pût se développer, il fallut que la religion s’emparât de l’homme, même extérieurement. De cette nécessité est sorti le régime du moyen âge. L’église ne pénètre dans l’état que pour le dominer. Les papes vont même jusqu’à prétendre à la théocratie universelle, prétention qu’ils n’ont pas encore complètement abandonnée de nos jours. En même temps le monachisme s’attaque à tous les intérêts terrestres, et poursuit, extirpe les sentimens de l’antiquité. Vers l’an 1000, on attendait la fin du monde : c’était en effet la fin de l’ancien monde, mais c’était aussi le commencement d’un monde nouveau, car, sous la rude discipline de l’église, le christianisme a pénétré la société nouvelle, et il suscite ce mouvement d’affranchissement qui se manifeste d’abord dans les communes pour triompher enfin à la révolution française, dont les principes finiront par être universellement appliqués.

Malheureusement, à l’heure même où tous les principes sortis du christianisme, l’égalité, la séparation de l’église et de l’état, la liberté de conscience, l’emportent définitivement, le clergé y voit une menace pour la religion et leur déclare la guerre. Considérant l’organisation temporaire et antichrétienne du moyen âge comme le régime naturel du catholicisme, il en souhaite ardemment le retour et s’oppose à tout ce qui nous en éloigne. Il croit voir dans cette époque de soumission complète et de torpeur intellectuelle l’âge d’or de la foi : au contraire le XVIe siècle avec ses hérésies, le XVIIe avec sa rénovation cartésienne, le XVIIIe avec ses insurrections philosophiques et politiques lui apparaissent comme des temps d’épreuve pour la vraie religion. D’ailleurs ce n’est pas en vain qu’il a goûté de la toute-puissance : il ne peut renoncer définitivement à une grandeur temporelle dont le souvenir l’éblouit encore. On a vu des hommes abdiquer le pouvoir; mais un corps n’y renonce jamais volontairement.

Ainsi donc la crise religieuse vient de la funeste erreur du clergé, qui ne reconnaît pas dans le régime moderne le fruit naturel de l’Evangile. Ce déplorable aveuglement remplit le penseur catholique de douleur et d’indignation : il trouve à peine dans son énergique langage des termes assez forts pour s’élever contre ce faux idéal du moyen âge que poursuivent ceux qui dirigent les destinées de l’église. « Oh! s’écrie-t-il, s’il ne fallait qu’excuser le clergé et les papes, qui aujourd’hui serait assez insensé pour leur reprocher d’avoir été barbares dans la barbarie, païens dépravés dans le paganisme dépravé? Obligée de traverser un océan de fange, l’église s’y enfonce par-dessus la tête. Qu’ensuite elle se secoue! Mais si les ordures qui l’enveloppent sont réputées son vêtement de lumière, ses splendeurs, alors cette fange c’est le christianisme, et le moyen âge est innocent, où la corruption abondait comme aux jours de Noé, et où elle déborda comme les eaux sur la terre aux jours du déluge. Si ces doctrines étaient celles de l’église, l’épouvantable refrain de Voltaire, écrasez l’infâme! ne devrait-il pas être le premier cri, le concert de tous les peuples, des générations présentes et futures? » Ainsi donc, suivant M. Bordas, aussi longtemps que le clergé voudra remonter le cours des siècles et restaurer l’ancien régime, non-seulement il n’y a pas à espérer de réveil pour la foi, mais il est à craindre que les esprits ne s’éloignent de plus en plus d’un culte qui se pose comme l’adversaire des aspirations les plus légitimes de l’humanité.

Bien décrire le mal est bon, en indiquer les causes est excellent; mais le principal est de prescrire les remèdes. Par malheur on a ici affaire à un malade qui considère ce qui doit le guérir comme un poison, et qui, là où il devrait puiser des élémens de vie, ne trouve qu’une source d’affaiblissement et de mort. Comment le clergé verra-t-il en effet une chose désirable dans la séparation de l’église et de l’état, quand on la repousse à Rome comme un malheur pour l’église et une calamité pour l’état ? Comment serait-il sympathique aux libertés modernes, quand il les entend flétrir du haut du Vatican? Comment cesserait-il de considérer comme un idéal le régime du moyen âge aussi longtemps qu’il le voit fleurir dans la métropole de l’unité catholique?

Le funeste mélange du temporel et du spirituel, voilà donc la racine première de tous les maux de l’église. C’est parce que son chef régnait sur l’antique capitale du monde romain qu’il a voulu envahir successivement les droits des peuples et ceux de l’église, étouffer les libertés civiles et ecclésiastiques, et qu’il a soulevé contre l’autorité sacerdotale cette redoutable opposition qui va grandissant partout. Puisque Rome est le siège du mal, c’est à Rome aussi qu’il faut appliquer le remède. Sans doute pour que l’institution religieuse pût s’accorder avec les institutions laïques, à côté desquelles elle est appelée à vivre dans le monde actuel, de grandes réformes intérieures seraient nécessaires. M. Bordas-Demoulin ne se lassait pas de les réclamer. Dans son important ouvrage des Pouvoirs constitutifs de l’église, il avait exposé l’ancienne organisation, revendiqué les droits des prêtres et des laïques, montré le rôle essentiel de l’élection populaire, tracé en un mot le programme des réformes indispensables pour que la discipline ecclésiastique fût mise en harmonie avec les besoins de la société moderne. De récentes manifestations en Italie montrent qu’en ce point le philosophe catholique avait bien apprécié la situation. Dans ce pays où, par suite de circonstances locales, la crise religieuse a pris une gravité plus grande que partout ailleurs, une partie du clergé, qui s’est ralliée au mouvement unitaire, a compris qu’il fallait songer à rétablir en faveur des églises nationales les libertés dont les usurpations successives de la cour de Rome les avaient peu à peu dépouillées, et, chose remarquable, les réformes réclamées avec le plus d’instance et d’unanimité sont précisément celles qu’indiquait l’auteur du livre sur les Pouvons constitutifs de l’Eglise[4]; mais la première, la plus urgente de toutes, suivant lui, était la suppression du pouvoir temporel du saint-siège. Constamment préoccupé de l’avenir des idées auxquelles il avait consacré sa vie, c’était surtout dans l’intérêt du catholicisme qu’il désirait la fin d’un régime qui en compromet l’intégrité et l’influence. Aussi de quelle joie ce catholique spiritualiste ne saluait-il pas tous les événemens qui semblaient devoir rapprocher la révolution d’où il espérait que sortiraient pour l’église une vie nouvelle, le retour vers la sainte antiquité, et, avec la force primitive, la puissance de reconquérir tous les peuples! Il croyait voir déjà la papauté, déposant la couronne temporelle dont le moyen âge l’avait malheureusement investie et reprenant le caractère libéral des temps apostoliques, se réconcilier avec la civilisation moderne, et le clergé, comprenant enfin que toutes les libertés sont filles du christianisme, pousser partout à la science, à la raison, à l’affranchissement des peuples, à l’épuration, à la simplicité des mœurs, au progrès sous toutes ses formes. Que Rome rompe définitivement avec le passé, que la liberté rentre dans le sein de l’église, et, suivant lui, la crise est terminée, la lutte contre nature entre le catholicisme et la civilisation moderne cesse, et les peuples se réconcilient avec la foi antique.

La nécessité d’introduire de profonds changemens dans l’organisation, dans l’enseignement, dans les vues de l’église, n’échappe pas complètement au clergé, et elle y trouve des partisans justement parmi ceux qui connaissent le mieux le passé de l’église et qui sont le moins dominés par des vues d’intérêt immédiat et matériel. Après le défenseur officiel du nouveau dogme, le père Passaglia, voici l’historien le plus accrédité du catholicisme en Allemagne, M. Dollinger, le savant professeur de Munich, qui, sans condamner formellement le pouvoir temporel, croit cependant que la crise actuelle amènera des réformes aussi importantes que nécessaires. Déjà précédemment un autre écrivain catholique non moins connu au-delà du Rhin, et chanoine aussi, Hirscher, professeur de théologie à Fribourg, avait tracé d’une main respectueuse, mais ferme, la longue liste des réformes réclamées par l’état de l’église. La conclusion à laquelle arrivent ces fils soumis de l’orthodoxie après avoir examiné la situation présente du monde est la même. Ils voient qu’il est aussi impossible de remettre l’humanité sous le joug du moyen âge que de faire succéder l’an 1000 au XIXe siècle. Ils comprennent que les peuples ne renonceront pas à des droits déjà conquis, et ils admettent que l’église doit renoncer à une hostilité inutile et périlleuse pour se réconcilier avec la liberté, ou bien se résigner à un abandon croissant. Abordant après eux la même question, M. Guizot, quoique placé à un point de vue différent, portait un jugement semblable. On est frappé de cette rencontre toute fortuite d’esprits éminens partis de principes très contraires et marchant vers des conclusions souvent opposées : elle prouve manifestement que les signes de la situation religieuse sont assez évidens pour qu’ils se présentent de la même façon à celui qui les observe, dès qu’il s’élève à une certaine hauteur au-dessus de la mêlée des partis hostiles et des contestations journalières.


III.

On vient de le voir, en étudiant la situation de l’église, ses enfans les plus éclairés, ses amis les plus sincères, arrivent, malgré les différences profondes d’opinions qui les séparent, à prononcer le même mot : réforme. Malheureusement ce mot prestigieux, répété si souvent et avec tant d’éloquence par saint Bernard, adopté comme un mot d’ordre par plusieurs conciles fameux, a toujours été repoussé par les chefs de l’orthodoxie, et jamais il ne leur a inspiré plus de répulsion que de nos jours. Dans les circonstances actuelles, aucune réforme n’a chance d’être accueillie par eux; mais un grand changement introduit dans les conditions d’existence extérieure de l’église ne ferait-il pas naître d’autres sentimens? Une forte secousse, un ébranlement violent, amenés par les événemens politiques, ne pourraient-il pas avoir pour résultat de faire revivre au sein de l’église les libertés ecclésiastiques et de la réconcilier avec les libertés de la société laïque? Les espérances des réformateurs catholiques qui s’attendent à voir la papauté, dégagée de tout intérêt temporel, se placer à la tête des peuples et les faire avancer désormais d’un pas plus ferme dans la carrière du progrès, ont-elles quelque fondement sérieux? Faut-il croire avec eux que le catholicisme sortira de la crise présente rajeuni, retrempé dans les épreuves, et prêt à commencer une évolution nouvelle plus brillante, plus active, plus victorieuse encore que celles du passé?

Certes, si un mouvement de réforme dans le sens de celui qui parait agiter en ce moment une partie du clergé italien pouvait réussir, il est hors de doute que la suppression du pouvoir temporel du pape en offrirait la meilleure occasion. Les fauteurs des idées ultramontaines prétendent que ce sont les incrédules, les protestans, l’Angleterre, tous les ennemis du catholicisme, qui veulent enlever la royauté au pape pour ruiner le culte dont il est le chef. Comment ne comprennent-ils pas que ce serait de la part de ces derniers un bien faux calcul? Tous ceux qui désirent voir diminuer l’influence de l’église, s’ils n’avaient pas égard à l’intérêt italien et à la justice, devraient souhaiter au contraire que l’agonie du pouvoir temporel se prolongeât, car il n’y a pas de plus sûr moyen de soulever les peuples contre l’autorité spirituelle. Au contraire, si jamais la papauté devait reconquérir son prestige et son influence, ce serait le jour où, repoussant du pied cet informe débris du moyen âge auquel elle s’attache avec un si triste acharnement, elle rentrerait dans la carrière apostolique complètement affranchie des soucis terrestres d’une royauté expirante.

Supposons donc que les vœux éclairés des réformateurs catholiques soient accomplis et que le pouvoir temporel des papes ait cessé d’exister. Alors, disent les uns, un schisme est inévitable, car le saint-siège, dépouillé de son indépendance, cessera de pouvoir commander l’obéissance à tous les fidèles; on le croira dans la main du souverain sur le territoire duquel il résidera; on ne le considérera plus que comme le chef d’une église nationale, et toutes, hors celle-là, se soulèveront contre sa suprématie. — Non, disent les autres, l’abolition du pouvoir temporel, c’est le retour aux plus beaux temps du christianisme, c’est la consécration de la liberté de l’église et de sa séparation d’avec l’état, c’est le signal de sa réconciliation avec la civilisation moderne, le commencement d’une nouvelle ère de grandeur et de conquêtes. Quant à nous, nous ne croyons pas que l’avenir confirme ni ces craintes ni ces espérances. Un schisme nouveau embrassant tout un pays paraît peu probable de nos jours : nous ne sommes plus à l’époque des divorces pour incompatibilité en fait de dogme ou de discipline. C’est au clergé de décider s’il a lieu de se réjouir des causes qui le mettent à l’abri de ce danger. Quant aux espérances de réformes, nous allons indiquer quelques-uns des obstacles qui ne permettent pas de les partager.

Les vœux des réformateurs catholiques peuvent se ramener à trois ordres d’idées principales : en fait de culte, abolir les pratiques trop multipliées et revenir à la simplicité de l’âge apostolique; en fait de dogme, n’en point admettre de nouveaux et s’en tenir invariablement à la maxime de Bossuet ; « hier on croyait ainsi, donc encore aujourd’hui il faut croire de même; » en fait de discipline et d’organisation, remplacer la centralisation et l’absolutisme par l’élection et la liberté, et avant tout accomplir la séparation de l’église et de l’état, ce qui revient au mot d’ordre donné à l’Italie : « l’église libre dans l’état libre. » Voilà à peu près les traits dominans du programme de ceux qui, attachés à la fois à la civilisation actuelle et au catholicisme, voudraient voir dans une réforme au sein de l’orthodoxie le prélude et le moyen de la réconciliation des deux puissances qui se combattent. Ces visées sont à coup sûr très belles, el on comprend qu’elles enflamment de nobles âmes. Malheureusement elles sont en opposition avec toute l’histoire de l’église, et pour qu’elles cessent d’être autre chose que des rêves, il faudrait qu’il se produisît dans la marche de l’église une volte-face complète, un écart absolu qu’on rencontre parfois dans l’existence d’un homme, mais jamais dans celle d’une institution.

Depuis les premiers temps du christianisme, il s’est accompli dans l’église un développement continu, nous dirons même un progrès, si l’on veut bien ne pas trancher par ce mot le point si débattu de savoir si le progrès s’est fait en bien ou en mal. De quelque manière qu’on le juge, le résultat est incontestable. Il est devenu inutile de le démontrer depuis que les défenseurs de l’orthodoxie qui semblaient avoir le plus d’intérêt à nier ce progrès ont été amenés à le reconnaître pour défendre la proclamation d’un nouveau dogme. Or il est facile de montrer que le développement s’est opéré en sens inverse de celui que les réformateurs catholiques voudraient voir triompher dans les trois directions où se sont portés leurs vœux.

Commençons par le culte extérieur, que les réformateurs prétendent ramener à la simplicité des premiers siècles. Il faut remarquer que cette simplicité toute spiritualiste du christianisme primitif n’a pas suffi longtemps à satisfaire les fidèles. Tant qu’il subira l’empire de l’imagination et de l’instinct, l’homme éprouvera le besoin de manifester ses croyances par des symboles et ses adorations par des cérémonies. Telle est la source profonde de l’art religieux. Quoique les juifs fussent plus portés au monothéisme que les autres peuples anciens, le culte institué par Moïse leur semblait déjà trop simple, puisqu’on les voit si souvent emprunter les idoles des nations voisines. Quand saint Paul, après une lutte mémorable, eut affranchi les premiers chrétiens de l’observance des prescriptions judaïques, le culte en esprit et en vérité se trouva réalisé pour quelque temps. Point de temples spéciaux, point de statues ni de symboles, point de cérémonies sacerdotales. On se réunit dans des maisons particulières pour prier et pour prendre part en commun aux agapes: même à l’époque des persécutions, les païens, étonnés de cette absence de signes extérieurs et cherchant en vain l’image du Dieu qu’adoraient les chrétiens, les accusaient d’athéisme; mais bientôt le besoin de symbolisme l’emporte. On commence à observer quatre ou cinq fêtes, on célèbre les martyrs; les premières peintures sacrées apparaissent dans les catacombes. A partir de Constantin, le progrès en ce sens devient de plus en plus rapide. L’église triomphante rivalise avec toutes les pompes du paganisme, et lui en emprunte même une partie pour se substituer plus complètement à lui. Des temples s’élèvent, et on les orne de statues, de mosaïques, de richesses de tout genre. Les reliques des martyrs sont l’objet de la vénération publique et opèrent partout des miracles. Le nombre des fêtes augmente. Le Christ, jusque-là simplement représenté comme un berger ou un pêcheur, figure désormais attaché à la croix. A la suite des discussions suscitées par Nestorius, Marie est placée à la tête des saints. Les prêtres se revêtent de costumes et d’ornemens particuliers; on allume des cierges et on brûle de l’encens; on adopte jusqu’aux ustensiles sacrés des sacrifices antiques; le chant se perfectionne, la liturgie, qui prend le nom de missa, se complique et se plie à des rites, à des formulaires arrêtés; le drame symbolique de la Passion, la messe, devient le résumé et le couronnement du culte extérieur. La réaction iconoclaste commencée en Orient par Léon l’Isaurien et appuyée par l’église franque ne parvient pas à arrêter le mouvement; elle disparaît impuissante sous les coups de Rome, parce qu’elle est en opposition avec les besoins des masses. Au moyen âge apparaissent les cathédrales gothiques, des fêtes sans nombre, les processions, les mystères, tout un symbolisme plus compliqué, plus splendide et s’adressant plus aux sens que celui de la Grèce. Enfin à la renaissance, quand des artistes fameux s’inspirent des chefs-d’œuvre antiques pour orner le catholicisme de leurs créations inimitables, le culte peut être comparé, sous le rapport esthétique, à celui des plus belles époques du paganisme. Le jour où Raphaël eut peint ses madones, le jour où, pour abriter le tombeau de saint Pierre, Michel-Ange eut élevé dans les airs la coupole du temple de tous les dieux, la Rome papale n’eut plus rien à envier à la Rome païenne. Une nouvelle réaction vers la simplicité apostolique se produit alors : une tentative de réforme est faite; mais elle est condamnée par l’église et elle ne réussit qu’en sortant de l’unité. Au sein de l’orthodoxie, le progrès continue. Sans doute l’inspiration de l’époque gothique a cessé, et l’on n’a plus les grands artistes de la renaissance ; mais le nombre des fêtes, des cérémonies, des reliques, des objets qu’on croit devoir offrir à la vénération des fidèles, va croissant encore, et après un moment d’arrêt amené par la révolution française le mouvement se poursuit sous nos yeux. Jamais peut-être on n’a vu tant de confréries pieuses, d’ordres religieux, de pratiques particulières, de récits d’apparitions et de miracles. Lorsqu’on remarque cette série de faits se succédant tous dans le même sens, il est difficile de ne pas y voir l’effet d’un besoin, non si l’on veut de l’esprit humain ou chrétien, mais au moins de ceux qui restent fidèles à l’église. Or, comme c’est à ceux-là que s’adressent précisément les réformateurs catholiques, il ne semble pas qu’ils aient grande chance d’en être écoutés.

Sur le terrain des dogmes, il s’est produit un progrès analogue à celui que nous venons d’indiquer pour le culte. Je n’entends pas trancher la question de savoir si l’on a promulgué successivement de nouveaux dogmes ; je veux seulement dire que le nombre des dogmes que l’on a successivement définis et imposés sous peine d’anathème a été en augmentant. Ici encore cette marche a été l’effet d’une tendance très naturelle et très puissante. En effet, si c’est un des plus nobles attributs de la raison que cette soif de la vérité, cette ardeur de tout pénétrer, de tout scruter, suivant le conseil de saint Paul : probate omnia, ce goût n’est cependant pas celui de tout le monde. Les masses aiment plutôt à recevoir de leur pasteur la formule de leur foi. La route leur semble plus assurée quand elles peuvent se dire : Ce que je dois croire a été décidé par une autorité infaillible, et sans m’épuiser en vaines recherches, je puis me livrer en paix aux occupations de la vie et aux pratiques de la piété. — Étant donné un juge de la foi qui ne peut se tromper, quoi de plus naturel que de lui demander de trancher définitivement les questions qui peuvent s’élever à ce sujet ? C’est donc le besoin d’autorité qui a produit le progrès du dogmatisme tel que nous le montre l’histoire. Le premier, le plus important des dogmes, est celui qui porte sur la nature du Christ. C’est sur ce point que se concentre d’abord le travail des conciles. À Nicée, l’identité de substance avec Dieu est reconnue au Fils. Reste ensuite à sauvegarder en lui la nature humaine et l’unité de la personne, tout en affirmant la double volonté. Cette élaboration est l’objet des décisions des conciles jusqu’au VIIe siècle. Au IVe siècle, on s’occupe de fixer le canon, qui est définitivement arrêté, sous Augustin, dans les conciles de Carthage et d’Hippone. Puis viennent, chacun en son temps, les dogmes du péché originel et de la rédemption, des sacremens, de la présence réelle, de la résurrection, et à Trente enfin on arrête le formulaire de la foi, on classe les trésors accumulés de la tradition. On a pu croire alors que la longue et majestueuse élaboration de la dogmatique était arrivée à son terme et que la tradition avait pris sa forme définitive ; mais le besoin qui avait produit les développemens antérieurs subsistait : il devait encore en amener d’autres. C’est le propre de la piété, quand elle est sincère et exaltée, d’accumuler sur l’objet de sa vénération toutes les perfections au point de l’élever au-dessus de l’humanité et de le rapprocher aussi près que possible de Dieu, si on ne peut plus le diviniser. Ainsi faisait le polythéisme. De là aussi est sorti le dogme le plus récemment proclamé. De là vient encore ce travail singulier qui se fait en ce moment au fond de certaines consciences catholiques en faveur de l’infaillibilité papale, déjà admise en fait et qui sera tôt ou tard probablement reconnue en droit. Quand donc les réformateurs orthodoxes s’élèvent contre ce qu’ils appellent des nouveautés, leurs objections ne peuvent pas être mieux accueillies pour le dogme que pour le culte, car les défenseurs de l’église leur font voir dans l’histoire ce développement continu que nous venons d’esquisser, et ils leur montrent qu’on ne fait qu’obéir de nos jours à la même loi qui agissait dès le principe.

Arrivons au troisième point. M. Eugène Forcade a donné dans la Revue[5] un résumé lumineux du progrès de la hiérarchie au sein de l’église. Ici encore une sorte de loi naturelle préside à l’évolution. Dès que dans une société le chef est considéré comme investi d’une autorité n’émanant pas des membres qui la composent, cette société est vouée au gouvernement absolu, car toute résistance viendra se briser contre un pouvoir supérieur d’un autre ordre. La croissance de la puissance royale en France, sous l’ancien régime, en est un exemple frappant. Que sera-ce donc si ce chef peut se dire le représentant de Dieu sur la terre? Ajoutez cet instinct général qui fait que tout corps dont l’existence est menacée se concentre en lui-même, et que toute société en danger demande son salut à la dictature, et vous aurez les causes de la décadence irrémédiable des libertés locales et des envahissemens de la centralisation ultramontaine. Point d’organisation plus démocratique, plus conforme aux principes représentatifs, que celle des églises chrétiennes du premier siècle, et au contraire point de centralisation plus efficace dans son action, mieux liée dans ses parties, plus autocratique dans son essence que celle de l’église actuelle. Jusqu’au XVIe siècle, malgré toutes les circonstances qui avaient favorisé les accroissemens successifs du pouvoir papal, — la résidence à Rome, l’ancienne capitale du monde, le besoin d’autorité, les fausses décrétales acceptées comme l’expression des convictions générales, la lutte victorieuse des pontifes contre l’empire, — les églises nationales avaient conservé leur indépendance; mais quand la réforme éclate et triomphe, le mouvement de concentration se précipite; il est dirigé par ce corps fameux qu’on a pu définir d’un mot, formulant l’idéal même de la centralisation armée pour la lutte. Ni concordats, ni parlemens, ni jansénistes et appelans, ni Bossuet et Louis XIV, dans toute leur puissance, ne peuvent arrêter la marche de l’omnipotence papale, portée en avant par la force des événemens et par le ressort même de l’institution. Plus les circonstances deviennent difficiles, plus le pouvoir central se fortifie; plus violente est la tempête qui menace l’esquif symbolique, plus on accorde d’autorité au pilote infaillible qui le conduit. Joseph II et ses réformes, la révolution et ses tentatives d’église constitutionnelle, Napoléon et ses efforts pour subalterniser le pape, toutes les résistances passent et tombent; la dictature du saint-siège sort de ces épreuves plus complète, plus absolue que jamais; tout ce qui lui fait obstacle est abattu. Aujourd’hui, en présence de la situation critique du pouvoir temporel, l’autorité spirituelle du pape n’en devient que plus souveraine et plus incontestée pour les fidèles, et les évêques qui au mois de mai 1862 se réunissaient à Rome ne s’occupaient guère d’y mettre des bornes. Quand les réformateurs orthodoxes réclament le rétablissement des anciennes libertés, ils se mettent donc en travers du mouvement séculaire qui va au despotisme. Or, pour que l’effet vînt à cesser, il faudrait d’abord que la cause disparût. Pour que l’église renonçât à la centralisation et à la dictature, armes des jours de péril, il faudrait qu’elle cessât de se croire en danger; mais loin de là : le protestantisme n’est pas près d’abdiquer entre les mains de l’unité, et jamais la critique n’a été mieux armée par l’histoire, la philologie, la science dans toutes ses branches. Sera-ce quand elle se dit attaquée par tant d’adversaires de tout genre que l’église voudra renoncer à ce qu’elle suppose être ses meilleurs moyens de victoire?

En résumé, il s’est produit au sein de l’église catholique un développement incontestable, principalement dans trois directions différentes : développement du culte depuis la simplicité de l’âge apostolique jusqu’au symbolisme du temps actuel, si riche, si compliqué, si chargé de cérémonies, de fêtes et de pratiques; développement du dogme depuis les préceptes de charité de l’Évangile jusqu’au formulaire si détaillé de Trente, encore récemment complété; enfin développement de la hiérarchie depuis les communautés libres et autonomes du premier siècle jusqu’à la centralisation autocratique que nous voyons fonctionner maintenant. Cette triple évolution s’est accomplie sous l’empire de causes profondes, encore agissantes, et pour répondre à certains besoins encore existans chez les fidèles. D’autre part, les réformateurs catholiques ont constaté que la société laïque a aussi ses progrès, mais dans un sens tout opposé. Ils ont vu qu’elle s’éloigne des symboles, des mythes, des cérémonies, des rituels, pour atteindre à la réalité des choses et à la vie de l’âme, qu’elle s’échappe des formules imposées par voie d’autorité pour s’élancer dans la carrière du libre examen universel, et qu’elle s’émancipe des régimes despotiques pour se rapprocher du système de la démocratie représentative. Ils ont proclamé la force, la légitimité de ces principes, et comme ils croyaient en trouver l’origine dans le christianisme, ils ont voulu les transporter dans l’église. Ils n’ont pas assez remarqué que ce qui convient à la société moderne est antipathique au clergé et aux fidèles qui l’écoutent, et que ce qui fait la vie de la pensée laïque pourrait bien ne pas être aussi salutaire à l’église. C’est du moins l’avis du pape, et tout en regrettant ses inutiles anathèmes contre des libertés désormais impérissables, nous croyons cependant qu’il a eu, plus que les partisans d’une réforme catholique, un sentiment juste des difficultés qui rendront presque impossible, d’ici à longtemps, une réconciliation sincère entre l’orthodoxie romaine et l’esprit moderne. De ces difficultés je citerai deux exemples.

La tolérance en matière religieuse est une des conquêtes dont notre temps est le plus fier. Il n’en est point peut-être qui nous tienne plus à cœur, parce qu’il n’en est pas qui s’accorde mieux avec les sentimens de douceur et d’humanité dont nous sommes trempés. Que là où ces choses sont encore possibles, à Rome ou en Espagne, il se commette quelque acte de persécution religieuse, et aussitôt un cri de réprobation traverse l’Europe. Il faudrait donc qu’en ce point l’église acceptât les idées généralement répandues de nos jours; sinon, toute conciliation semble impossible. Or peut-on espérer qu’elle s’arrache tout à coup à l’empire d’une longue tradition pour embrasser un principe que hier encore elle foudroyait? S’il n’y avait que les encycliques de Grégoire XVI et de Pie IX, ce serait déjà une difficulté sérieuse, car la cour de Rome peut se considérer comme engagée par ces actes solennels et récens ; mais il y a plus : on ne doit pas oublier que ces deux pontifes n’ont fait que se conformer aux décrets de l’église depuis le IVe siècle. Saint Augustin, qui inclina d’abord vers la tolérance, changea d’opinion à la fin de sa vie et posa la base de la persécution en matière de foi. Depuis lors les décisions conformes d’un grand nombre de papes et de conciles, parmi lesquels plusieurs œcuméniques, ont donné à la doctrine de saint Augustin toute la force d’un dogme. « Cette maxime est constante et incontestable parmi les catholiques, dit Bossuet. Je déclare, ajoute-t-il, que je suis et que j’ai toujours été du sentiment : premièrement, que les princes peuvent contraindre par des lois pénales tous les hérétiques à se conformer à la profession et aux pratiques de l’église catholique: deuxièmement, que cette doctrine doit passer pour constante dans l’église, qui non-seulement a suivi, mais encore demandé de semblables ordonnances des princes[6]. » L’art même a illustré cette doctrine sur les murs du Vatican, au siège de l’infaillibilité papale : par ordre de Grégoire XIII, Vasari, comme on sait, a retracé en fresques triomphantes, dans la Sala regia, vestibule de la chapelle Sixtine, la mort de Coligny et les scènes de la Saint-Barthélémy. En présence d’une tradition aussi unanime consacrée par l’autorité des pères, des papes et des conciles, inscrite à chaque page du droit canon, commentée, justifiée dans les traités de théologie, suivie en tout temps depuis le IVe siècle, peut-on demander au clergé de se rallier au principe de la tolérance? A moins de changer radicalement l’enseignement des séminaires et de prohiber complètement l’enseignement de l’histoire ecclésiastique, comment exiger que les jeunes lévites embrassent des idées dont tous les antécédens de l’église sont la plus éclatante condamnation? Certes, le bras séculier ne paraissant plus disposé à se mettre au service du système orthodoxe pour imposer par la force la foi et les pratiques du catholicisme, le clergé se soumettra à ce qu’il appelle la dureté des temps; mais l’unité appuyée sur le glaive du souverain restera son idéal : nécessairement il combattra tout ce qui en éloigne, il appuiera tout ce qui y ramène.

Voici un second point où l’heureux accord rêvé par les réformateurs ne sera pas moins difficile à établir. Au sein de l’église et hors ou à côté de l’église, on suit deux méthodes de penser très différentes et souvent même opposées. Actuellement la science veut chercher la vérité en toute chose sans parti-pris d’aucune sorte, sans s’incliner devant la parole d’un maître ou devant les décisions d’une autorité quelconque. Elle prétend avoir le droit de réviser toute sentence, de casser tout arrêt. Elle n’admet pas qu’on lui dise : « Cela a été décidé sans appel. » Elle n’a de valeur, dit-elle, que quand elle est libre et dans la mesure où elle est libre. En un mot, le libre examen, voilà son procédé et sa raison d’être. Quand on considère le développement dogmatique au sein de l’église, il serait presque malséant d’exiger d’elle qu’elle adoptât la même méthode. Elle repose sur l’autorité, elle vit d’autorité; l’autorité est son principe, sa fin, sa force à ses propres yeux, son mérite aux yeux des fidèles. Les points décidés le sont définitivement. Tout résultat de la critique qui y contredit est non avenu, car il ébranlerait la base même de l’édifice, l’infaillibilité. Un débat s’engage-t-il entre les fidèles sur une question non encore tranchée, le pape le suspendra jusqu’à ce qu’il ait décidé[7]. Comment alors le clergé ne considérerait-il pas avec inquiétude, avec une indignation même très naturelle, cette science humaine qui demande à chaque institution son histoire, à chaque prétention son titre, à chaque fait son origine ? Comment des esprits habitués aux douces lueurs du mysticisme et à un monde enchanté tout rempli d’extases, d’apparitions et de miracles, s’accommoderaient-ils de cette lumière pénétrante et vive qui éclaire toutes choses jusque dans leurs dernières profondeurs ? À une époque où la presse répand dans les foules laïques les besoins et les habitudes de l’esprit scientifique plus encore que ses découvertes, comment les remettre sous une autorité dont chaque décision est appuyée par un anathème, et qui, grâce à un certain progrès particulier, proclame de nos jours même des dogmes nouveaux ? On entrevoit sans peine toute la difficulté d’une réconciliation sur ce terrain. Bossuet et Leibnitz, qui ne s’en souvient ? essayèrent aussi de l’opérer au réveil de l’esprit moderne. La tentative échoua contre la prétendue immutabilité de l’église. Leibnitz voulait arriver à un compromis moyennant quelques concessions réciproques. Dans sa lettre du 14 mai 1700, il dit ce mot, qui résume le débat : « Le moins d’anathèmes qu’on peut, c’est le meilleur. » L’évêque répond qu’on ne peut ni les révoquer ni les suspendre. Devant cette autorité qui n’admet pas la discussion, le philosophe s’éloigne tristement. Le divorce était consommé.

Un fait semble certain dès à présent : c’est que la crise actuelle n’amènera pas de si tôt au sein du catholicisme les grands changemens désirés par les uns, redoutés par les autres. Les corps tombent du côté où ils penchent, les institutions se développent en raison des principes qui les soutiennent. La société laïque a suivi sa voie, l’église a suivi la sienne : toutes deux ont fait des progrès, mais dans un sens opposé ; ne faudrait-il point de la part de l’une ou de l’autre un revirement complet pour qu’elles vinssent à se rencontrer ? Lorsque Pie IXe constatait récemment cette divergence en termes si nets, on a pu le regretter : mais il serait difficile de contester ses assertions, au moins comme point de fait. On vient de le voir, tandis que dans l’église la religion s’est de plus en plus matérialisée dans les splendeurs des fêtes, la variété des symboles, la multiplicité des pratiques, hors de l’église le sentiment religieux est devenu plus intime, plus personnel, plus indépendant des formes qui peuvent servir à le manifester; alors que d’un côté s’agrandissait le cercle des questions décidées par autorité dogmatique et soustraites ainsi à la discussion, de l’autre se développait un immense besoin de tout discuter, de tout examiner, sans autre guide que les lois de la raison, sans autre but que de découvrir le vrai. En même temps que là se fortifiait le principe d’autorité et que le pouvoir suprême devenait plus absolu, ici au contraire s’éveillaient l’instinct démocratique et le goût de la liberté. Sans doute de notre temps on est mal venu à prédire l’avenir, et nul ne peut avoir la prétention de déterminer les conséquences d’un événement aussi considérable que la chute de la royauté temporelle du saint-siège. Cependant tout annonce que dans le domaine spirituel cet ébranlement portera l’église à chercher des forces nouvelles non dans une métamorphose qui la rajeunirait trop et la rendrait méconnaissable aux yeux des siens, mais plutôt dans une affirmation plus énergique de son infaillibilité et dans une exagération plus grande de ses principes. L’exaltation des sentimens ultramontains, au moins de ce côté-ci des monts, le réveil de la foi et du mysticisme, les réunions et la propagande du clergé, les besoins de concentration et de dictature en temps d’épreuve, toutes les circonstances résultant de la crise actuelle semblent devoir pousser la papauté dans cette voie. Les vœux exprimés par quelques libéraux sincères, par quelques esprits éminens, ne se réaliseront pas : à leur vif regret, mais à la satisfaction non moins vive des défenseurs officiels de l’orthodoxie, l’église sera probablement après ce qu’elle a été avant. Qu’on s’en souvienne, les plus grandes épreuves, ni la longue résidence à Avignon, ni la réforme, ni la révolution française, rien n’a pu l’arrêter dans le développement de ses principes, rien ne l’a rapprochée encore de la pensée moderne.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Revue des Deux Mondes, 15 juin 1861.
  2. Voyez, sur ce caractère particulier du gallicanisme, la Revue du 1er janvier 1855.
  3. C’est en Belgique surtout qu’on peut bien étudier la situation indiquée ici, car dans ce pays la liberté d’association et de la presse étant complète et le clergé ne dépendant en aucune manière de l’état, les partis en présence peuvent se constituer avec plus de force et exprimer leurs principes et leurs vœux avec plus de netteté que partout ailleurs.
  4. Il s’est formé récemment dans le royaume de Naples une association ecclésiastique comptant déjà, assure-t-on, des milliers de membres, et qui demande entre autres les réformes suivantes : séparation de l’église et de l’état, abolition du pouvoir temporel du pape, élection des prêtres restituée aux fidèles, révision du nouveau dogme, liturgie en langue vulgaire, simplification du culte, etc. C’est exactement le programme formulé en Allemagne par le chanoine Hirscher, en France par M. Bordas-Demoulin, tant les mêmes abus semblent provoquer partout les mêmes remèdes.
  5. Voyez les livraisons du 15 août et du 15 septembre 1861.
  6. Vers la fin de l’année 1700, un débat s’éleva entre Bossuet et plusieurs autres évêques sur le point de savoir s’il fallait contraindre les nouveaux convertis à entendre la messe. Bossuet soutenait la négative par respect non pour les droits de la conscience, mais pour la messe. L’évêque de Montauban, l’un des contradicteurs de Bossuet, établit avec beaucoup d’érudition la doctrine orthodoxe, qu’au reste l’évêque de Meaux ne contestait pas. « Saint Bernard, dit-il, qui a été le plus doux et le moins sévère des pères de l’église, dans le soixante-sixième sermon sur le Cantique des Cantiques, conclut qu’il vaut mieux punir les hérétiques par le glaive de la puissance temporelle que de souffrir qu’ils persistent dans leurs erreurs... On ne voit point que l’église se soit jamais plainte de la sévérité de ces lois; au contraire, nous avons prouvé qu’elles avaient été pour la plupart approuvées, demandées et sollicitées par les conciles. »
  7. Voici un exemple récent et instructif de cette intervention de l’autorité pontificale. Depuis quelque temps s’agitait une controverse, au sujet des forces naturelles de la saison, entre l’université catholique de Louvain et la société de Jésus. Par lettre apostolique du 19 décembre 1861, le pape ordonne que toute discussion cesse en attendant que le saint-siège tranche la question. La faculté de philosophie de Louvain s’est aussitôt inclinée devant la volonté de celui qu’elle appelle « le juge infaillible de la doctrine et le souverain régulateur des consciences. »