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La Critique d’art et ses conditions actuelles

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La Critique d’art et ses conditions actuelles
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 73-109).
LA CRITIQUE D’ART
ET
SES CONDITIONS ACTUELLES

La critique d’art est née d’hier, ou du moins les ressources d’étude qui lui ont permis de se développer datent d’une époque très récente. Sans doute, depuis qu’il y a des artistes, il s’est trouvé des appréciateurs de leur talent, des biographes pour recueillir sur leur personne et sur leurs œuvres tous les détails qui semblaient de nature à intéresser le public. Mais ce n’est guère que de notre temps qu’on s’est avisé et qu’il a été possible de réunir et de coordonner méthodiquement les matériaux de l’histoire de l’art. D’année en année, ces matériaux deviennent de plus en plus nombreux et la critique d’art elle-même occupe aujourd’hui une place importante dans la littérature contemporaine. Mais trop souvent ceux qui la pratiquent n’apportent dans leurs jugemens que leurs fantaisies particulières et leurs goûts plus ou moins hasardeux. Faute d’avoir réussi dans d’autres genres, on s’improvise critique d’art, et, par l’audace des affirmations tranchantes, on s’efforce de masquer une complète ignorance. Nous voudrions essayer de dire ici quelles qualités et quelles connaissances spéciales suppose la critique d’art, et, afin de circonscrire notre sujet d’une manière plus précise, nous entendons nous borner à cette partie de la critique qui concerne les œuvres des peintres, sans même y comprendre celles des artistes contemporains. Peut-être, d’ailleurs, pour parler comme il faudrait de ces derniers, une éducation préalable ne serait-elle pas moins nécessaire. Si, au lieu de ces panégyriques ou de ces dénigremens à outrance, inspirés par des camaraderies ou des préventions également partiales et trop souvent intéressées, ceux qui s’avisent d’écrire sur les peintres d’aujourd’hui s’étaient préparés à cette tâche par une étude de l’art du passé, peut-être hésiteraient-ils à prôner comme des chefs-d’œuvre des ouvrages d’une nullité absolue et à vouloir forcer notre admiration à l’aide de ces réclames éhontées, humiliantes pour notre pays, que nous avons vues se produire en ces dernières années, véritables défis jetés non seulement au bon goût, mais au bon sens lui-même. En tout cas, ayant à juger des œuvres qui manifestent quelque talent, ils montreraient certainement une appréciation plus équitable de ce qui peut faire leur mérite et leur véritable originalité.


I

Disons tout d’abord qu’avec un goût très vif des choses de l’art, la critique, pour être exercée avec quelque compétence, suppose un égal amour de la nature. Comment juger une œuvre dont la nature a été l’inspiratrice et dans laquelle l’imitation intelligente de la réalité doit jouer un rôle considérable, si l’on ne connaît pas la nature, si l’on n’en voit pas, si l’on n’en sent pas les beautés ? Comment découvrir les côtés qui, en elle, ont frappé l’artiste, la nouveauté des impressions qu’il nous en montre, les traits qu’entre tant d’autres il a choisis, le degré de perfection avec lequel il les a exprimés, si jamais on ne l’a regardée que d’un œil distrait ou indifférent ? C’est dans l’appréciation de ces rapports délicats entre la nature et les interprétations si variées auxquelles elle se prête que se révèle le critique digne de ce nom. Il faut qu’il possède lui-même quelque chose de cette faculté qu’a l’artiste d’être ému par la nature, et par conséquent qu’il fait lui-même observée qu’il se plaise à la diversité de ses spectacles, qu’il en puisse conserver en lui une image assez nette et assez présente pour la comparer aux copies qu’il en verra, et comprendre mieux ainsi ce qu’elles contiennent de vérité et de poésie. Ce goût inné pour la nature, éclairé et fortifié par un commerce constant, doit donc s’allier chez le critique à l’éducation spéciale qu’il ne peut acquérir que par la vue et la comparaison des œuvres d’art.

Mais, en regard des ressources infinies dont dispose la nature, celles du peintre sont relativement très limitées, c’est par son talent, son instinct ou son intelligence qu’il arrive à suppléer à leur insuffisance. La composition, l’heureuse répartition des masses, le choix des détails et leur subordination à l’idée qu’il veut exprimer, le rythme des lignes, la vivacité ou la douceur de l’effet, la justesse des tonalités dans leurs rapports respectifs, la richesse ou la sobriété discrète des colorations, l’harmonie dominante qui en résulte, triste ou éclatante, le caractère de l’exécution, naïve ou savante, bien d’autres élémens encore sont entre les mains de l’artiste autant de moyens d’expression qui tous ont leur prix et qui tirent de leur concours une puissance singulière pour assurer la signification et le mérite de son œuvre. A la façon dont il use de ces moyens, le peintre se découvre et se peint en quelque sorte lui-même, avec les qualités propres de son esprit, avec ses gaucheries ingénues ou ses habiletés, avec les nuances multiples qui constituent sa personnalité. Tel, dans les plus humbles sujets, comme un La Fontaine dans ses fables, fait paraître un art supérieur et déborde le genre modeste où il s’est confiné. A varier, comme il le fait, des formes et des nuances, à donner aux moindres objets figurés par lui un relief et un attrait piquant de grâce ou de beauté, il nous révèle dans les réalités prochaines avec lesquelles nous vivons des charmes dont nous n’avions pas soupçonné l’existence.

Tous les procédés techniques, tous les moyens d’expression du peintre, si intimement liés au fond même de son art, méritent donc d’être étudiés de près, et l’accroissement ou la diminution d’intérêt qui résultent pour son œuvre de leur emploi plus ou moins judicieux peuvent être notés d’une façon précise par ceux qui savent voir ; cette étude même devient pour eux l’occasion de jouissances aussi abondantes que variées.

Cependant l’artiste n’est pas isolé. Suivant le temps et le lieu où il a vécu, il a reçu de l’école à laquelle il appartient et des maîtres auxquels il a été confié des enseignemens qui ont présidé à sa formation. Quelles autres influences a-t-il subies ? Dans quelle mesure s’en est-il affranchi et à quel moment ? Quelle part d’originalité s’est-il faite ? L’école même de laquelle il est sorti, quelle est son origine ? Quel a été son développement et son rôle dans l’histoire générale de l’art ? Cet art lui-même, quelles sont ses plus éclatantes manifestations ? Quels liens les rattachent entre elles ? et, dans le cours des siècles, quelles circonstances religieuses, politiques ou morales ont pu déterminer son apparition ou favoriser ses progrès ? Toutes ces questions, et bien d’autres encore qui viennent à l’esprit, montrent assez à quel point l’histoire de l’art, celle d’une école et celle même d’un seul artiste sont des études vivantes, faites non pas d’abstractions, mais de recherches étendues et d’informations précises. Bien des mystères y subsisteront toujours qui ne sauraient être complètement éclaircis, mais qui, avec le temps, peuvent du moins recevoir une lumière de plus en plus grande.

Ces études si touffues, comment les aborder ? Comment se reconnaître parmi des recherches si diverses, mais également nécessaires ? Si le champ est vaste, si, même dans les parties les mieux connues de l’histoire de l’art, on sent qu’il y a toujours à trouver et à apprendre, il n’est que juste d’ajouter que les satisfactions les plus vives sont réservées à tous les travailleurs sincères ; que la variété même de ces recherches doit entretenir et stimuler leur ardeur ; et que le savoir, au lieu de dessécher le sentiment, ne peut qu’ouvrir l’esprit, fortifier le goût et former cette critique à la fois sûre, prudente et enthousiaste, toujours vivante comme l’objet qu’elle poursuit, telle en un mot que notre époque a le droit de la réclamer.

Parmi toutes les ressources d’étude offertes à la critique d’art, les musées constituent pour elle le champ d’observation le plus intéressant et le plus riche. Or, ces musées sont de création relativement récente, et c’est là une des causes les plus certaines des longs retards qu’a subis l’élaboration de l’histoire de l’art. Les plus anciens datent à peine du commencement du siècle dernier, et leur installation, les soins que réclame la conservation des œuvres qu’ils renferment, leur classement, les catalogues qui permettent de s’y orienter, laissent encore, même de notre temps, bien à désirer. Si quelques-uns de ces musées, nouvellement construits, peuvent être cités comme des modèles, combien d’autres présentent de nombreuses et regrettables défectuosités : notre Louvre surtout, ce magnifique palais qui, détourné de son affectation primitive, n’offre aucune des conditions de lumière et d’appropriation qui conviendraient à sa destination présente ! Encore convient-il de remarquer qu’à tous ces inconvéniens résultant de sa construction, on semble depuis longtemps, et avec une rare imprévoyance, avoir pris à tâche d’ajouter l’insécurité, l’incohérence absolue des aménagemens intérieurs et l’absence de toute idée de suite dans une répartition méthodique des locaux disponibles.

Les collections artistiques contenues dans les résidences royales constituent, en général, le premier noyau des grands musées de l’Europe, et leur composition témoigne du degré de culture et des goûts particuliers des souverains qui les ont créés. Les rois de France, et notamment François Ier et Louis XIV, avaient réuni chez nous, soit au Louvre, soit à Fontainebleau. quelques-uns des chefs-d’œuvre qui font aujourd’hui la meilleure parure de notre Musée national. En Espagne, Charles-Quint, à l’apogée de sa puissance et de la pleine expansion de l’art, prenait plaisir à s’entourer des ouvrages les plus, réputés des maîtres de l’Italie et des Flandres, et, après lui, Philippe II et Philippe IV ajoutèrent à ce premier fonds les nombreuses peintures de Rubens et de Velazquez qui, tirées des résidences royales, sont devenues la richesse du Prado. De même, l’Electeur de Saxe, Auguste II, qui, par son incapacité et sa déplorable administration, causait la ruine de son pays, a mérité de voir aujourd’hui son nom célébré, à cause de l’admirable galerie dont il a doté la ville de Dresde, sa capitale.

Pareillement, les musées des Uffizi et du Palais Pitti à Florence, la Pinacothèque de Munich et l’Ermitage de Saint-Pétersbourg ont su, grâce à des facilités qui ne devaient plus se rencontrer par la suite, conquérir les précieux ouvrages qui font leur renommée, tandis que, nouveaux venus, le musée de Berlin, et la National Gallery de Londres ne sont parvenus qu’à force de sacrifices intelligens à compenser, par des achats coûteux et poursuivis avec constance, le désavantage résultant pour eux de leur tardive origine.

Avec des lacunes et des inégalités, auxquelles de plus en plus ils s’efforcent de parer par leurs acquisitions actuelles, tous les grands musées que nous venons de citer possèdent des œuvres de toutes les écoles et des maîtres les plus en vue : ils visent à l’universalité et s’appliquent à montrer sur leurs parois comme un résumé de l’histoire générale de la peinture. D’autres collections, bien que se proposant un but plus modeste, offrent cependant un intérêt considérable parce qu’elles sont plus spécialement consacrées à une école locale. Tels sont, pour l’école flamande, les musées de Bruxelles et d’Anvers ; ceux d’Amsterdam et de La Haye, pour l’école hollandaise ; celui de Cologne, pour l’ancienne école allemande, et l’Académie des Beaux-Arts à Venise, pour l’école vénitienne. Dans certaines villes, enfin, d’autres musées ne renferment presque exclusivement que les œuvres d’un seul artiste, qui y est né ou qui y a vécu : celles du Corrège à Parme, d’Holbein à Bâle, de Memling à Bruges, de Frans liais à Harlem, etc.

A côté de ces collections d’Etats ou de grandes villes, des particuliers en ont amassé d’autres plus ou moins choisies, plus ou moins importantes, mais dont quelques-unes ne le cèdent en rien aux premières : telles sont encore aujourd’hui les galeries du prince Doria à Rome ; à Paris, celles de M. Rodolphe Kann, celles de M. le baron A. de Rothschild et de Mme Ed. André ; celles de M. Six à Amsterdam ; du prince Liechtenstein à Vienne ; en Angleterre, celle du duc de Westminster, de lord Ellesmere, etc. Plusieurs d’entre elles, comme celles du prince Borghèse à Rome et de sir Richard Wallace à Londres, sont devenues la propriété des gouvernemens italien et anglais. Mais, avec la hausse des œuvres d’art, ces collections privées représentent un capital immobilisé d’une valeur telle que peu à peu elles tendent à disparaître, dispersées au hasard des enchères dans des ventes publiques où les milliardaires américains se font désormais la plus grosse part.

En même temps que ces collections de tableaux et les grandes décorations exécutées dans les édifices publics, — églises, hôtels de ville ou palais, — nous renseignent sur le mérite relatif des artistes, les dessins de ceux-ci nous permettent d’apprécier une autre face de leur talent, soit que ces dessins aient été faits pour leur propre instruction, soit qu’ils leur aient servi d’études pour la préparation d’œuvres déterminées. Grâce à eux, nous pouvons pénétrer plus avant dans leur intimité, assister en quelque sorte à l’éclosion de ces œuvres et les suivre jusqu’à leur achèvement. De tout temps, il s’est rencontré des amateurs curieux de recueillir les confidences qu’ils nous font ainsi eux-mêmes sur leurs procédés de travail, sur leur facilité naturelle ou sur leurs efforts opiniâtres pour atteindre toute la perfection dont ils sont capables. C’est au financier Jabach que le Louvre doit le premier et superbe fonds de ses richesses en ce genre, acheté par Colbert pour un prix dérisoire. Avec le Louvre, l’Albertina, le British Muséum, le Musée de Berlin, le Musée Teyler, la collection de Windsor, le cabinet de Stockholm, formé surtout de la collection de Crozat, etc., méritent d’être cités pour le nombre et le mérite des œuvres qu’ils possèdent. A côté de ces grandes collections publiques, celle de M. J. -P. Heseltine à Londres et celle dont M. Léon Bonnat a fait don de son vivant à Bayonne, sa ville natale, doivent également être mentionnées.

En même temps que le siècle dernier voyait naître et se multiplier les musées, et que ces musées devenaient de plus en plus accessibles, la facilité croissante des voyages leur amenait de plus nombreux visiteurs. La photographie mettait aussi à la disposition de la critique des reproductions de plus en plus fidèles des œuvres qu’elle se proposait d’étudier, et substituait, à des gravures souvent très défectueuses, et à des souvenirs toujours prompts à s’effacer, les documens exacts et sûrs dont elle devait tirer un singulier profit. Les progrès de la critique étaient encore stimulés par des expositions périodiques, organisées en divers pays, mais surtout en Angleterre. C’est grâce au patronage officiel de la Royal Academy que, chez nos voisins, ces sortes d’expositions ont pris le caractère de régularité qui leur manque sur le continent, et qui a permis de placer successivement sous les yeux du public presque toutes les œuvres des maîtres anciens, disséminées dans les nombreuses collections du Royaume-Uni, et parfois très difficilement visibles.

A côté de ces expositions qui comprennent indistinctement des tableaux d’artistes de tous les temps et de tous les pays, d’autres plus spécialement consacrées aux productions d’une seule école ou d’un seul maître offrent une utilité plus grande encore. Une des premières, croyons-nous, avait eu pour objet la confrontation de la Madone de la galerie de Dresde et de la Madone de Darmstadt, prônées toutes deux comme étant d’Holbein, par leurs admirateurs respectifs. On aurait pu longuement disserter à ce sujet ; mais la juxtaposition des deux peintures et les comparaisons directes qu’elle permit à des juges compétens de faire entre elles donnèrent à leur consultation et à leurs conclusions en faveur du tableau de Darmstadt un caractère de précision et d’autorité auquel, sans ce rapprochement, elles n’auraient jamais abouti. Depuis lors, ce système d’expositions partielles s’est répandu. Elles se sont multipliées en ces dernières années et tendent maintenant à prévaloir, pour le plus grand profit de la critique. Celle des Eaux-fortes de Rembrandt, provoquée en 1877 par le Burlington-Club, devait amener la publication de plusieurs études sérieuses en vue de leur classement chronologique et aussi d’une révision plus attentive et d’une détermination plus exacte des pièces qui peuvent être attribuées au maître. Quelques années après, l’Exposition Rembrandt, organisée dans l’automne de 1898 à Amsterdam, à l’occasion de l’avènement de la jeune reine de Hollande, et suivie de près par celle qui s’ouvrit à Londres, au printemps de 1899, a permis aux admirateurs de Rembrandt de jouir d’une réunion très nombreuse d’œuvres dont quelques-unes étaient ignorées, et aussi d’en tirer de précieux enseignemens. En 1902, le centenaire de Van Dyck a suscité des expositions analogues à Anvers et à Londres ; et, l’hiver d’après, l’Exposition de la Royal Academy, outre les tableaux de toutes les écoles qui y avaient été envoyés, était surtout consacrée aux peintures et aux dessins de Claude Lorrain. C’est aux primitifs flamands qu’au cours de l’été suivant, Bruges a inauguré une exposition spéciale, à laquelle elle fournissait elle-même le cadre merveilleux de ses vieux monumens. On conçoit l’intérêt que présentent de telles exhibitions, l’échange fécond d’idées dont elles sont l’occasion. La critique ne peut que gagner à ces discussions instructives, faites en présence des œuvres elles-mêmes. Par des comparaisons immédiates, elles permettent de fixer leur authenticité et leurs dates, et de résoudre ainsi une foule de questions délicates, arbitrairement tranchées autrefois, suivant les lumières ou les fantaisies de chacun. En serrant ainsi de plus près ses études, la critique d’art tend de plus en plus à substituer à des vues systématiques et hasardeuses une méthode plus rationnelle et en quelque sorte scientifique. En même temps qu’elle gagne en étendue, elle se sent sur un terrain plus ferme. Avec le goût qu’il y faut toujours, elle est en mesure d’acquérir des connaissances plus nombreuses et plus certaines.


II

L’étude directe des œuvres des maîtres restera toujours le moyen d’instruction le plus efficace pour quiconque se propose d’écrire sur les arts. Mais, si les musées sont les vraies bibliothèques des critiques, ils ne peuvent cependant pas se passer de livres. En dehors de leurs œuvres, d’ailleurs, qui ont elles-mêmes une histoire, les artistes ont eu leur vie propre. Le lieu et l’époque de leur naissance, la famille dans laquelle ils ont été élevés, le milieu où ils ont vécu, les conditions mêmes de leur existence sédentaire ou nomade, dissipée ou recueillie, brillante ou misérable, leur caractère, leurs goûts, leurs amitiés, leurs passions, l’idée qu’ils se faisaient de leur art, tout cela est important à savoir pour apprécier leur filiation, leur originalité, leur mérite spécial, les influences qu’ils ont subies, les différences successives de leur manière, les arrêts ou les progrès de leur talent, l’action qu’ils ont eux-mêmes exercée sur leurs contemporains ou leurs successeurs. Mais, si l’utilité de toutes ces informations est incontestable, il faut bien reconnaître que, dans cet ordre de recherches, les ressources dont nous disposons aujourd’hui sont également d’acquisition très récente. Quand on lit la plupart des publications relatives à l’histoire de l’art écrites à la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du siècle dernier, on est frappé de tout ce qu’elles contiennent d’erreurs involontaires ou de mensonges gratuits. Les noms des peintres y sont estropiés, les dates fausses ou absentes. En revanche, elles sont remplies d’anecdotes plus ou moins suspectes. C’est à peine si quelques faits positifs y sont mêlés à des inventions plus ou moins romanesques, complaisamment amplifiées ou imaginées de toutes pièces. Les plaisanteries d’un goût douteux, quand elles ne sont pas tout à fait grossières, y abondent et les caractères des artistes y sont dénaturés à plaisir. Rembrandt, ce grand enfant, si imprévoyant, si peu soucieux de ses intérêts, est devenu un type d’avarice consommée ; les maîtresses de Rubens sont innombrables ; Frans Hals et bien d’autres ont été des ivrognes incorrigibles, etc. On se demande comment, avec des vies si dissipées, ces grands artistes ont pu trouver le temps de peindre ; comment de tels excès ont pu se concilier avec la pratique d’un art qui pourtant exige les efforts de l’homme tout entier ?

Ce n’est que depuis une époque assez récente que la publication de documens authentiques a fourni à la critique des informations plus exactes. Mais, avant d’arriver à la connaissance du public, il a fallu que ces documens, jusque-là négligés, fussent réunis et classés dans des dépôts plus facilement accessibles, et que, du fatras des pièces insignifiantes, leur dépouillement fit sortir les renseignemens qui méritaient d’être retenus. La tâche était longue et ardue ; les bons ouvriers n’y ont point manqué. Partout ils se sont mis à l’œuvre, soit isolément, soit groupés en vue d’études d’ensemble. On a fouillé à fond les archives, les registres des paroisses, les minutes des notaires, relevé tous les actes qui concernaient les artistes : ventes, contrats, inventaires, comptes des abbayes et des municipalités, dépenses des souverains, etc.

En Flandre et en Hollande, les règlemens des corporations de peintres, dites Gildes de Saint Luc, nous ont fait connaître les conditions d’apprentissage, révélé les noms des patrons et de leurs élèves, les dates de certaines de leurs œuvres, leur prix, et les diverses collections par lesquelles elles ont passé. Les journaux tenus par des artistes, leurs livres de comptes, leur correspondance, leurs écrits, les albums ou les Libri Amicorum sur lesquels ils ont tracé des dessins et mis quelques mots de souvenir, les anciennes descriptions des villes, les récits de voyage des amateurs d’art, tout a été recueilli, noté, publié. Ainsi réunies, ces diverses informations ont été coordonnées, rapprochées de celles qui déjà avaient été mentionnées dans les biographies contemporaines. Ecrites le plus souvent par des amis ou des artistes, ces biographies constituaient, un fonds précieux de témoignages dont il fallait discuter les assertions, et vérifier la sincérité. De bonne heure, en effet, des historiens, des curieux ont rassemblé, sur les hommes et les œuvres qui les intéressaient eux-mêmes, tout ce qu’ils croyaient de nature à renseigner utilement le public. On sait le profit que l’archéologie a tiré des écrits de Pausanias et de Pline pour l’étude des monumens de l’antiquité. Dans les temps modernes, à ne citer que les sources d’information les plus importantes : Les Vies des Peintres de Vasari, le Livre des Peintres de Carel van Mander, l’Academia nobilissimæ artis pictoriæ de Sandrart, le Groote Schouburgh d’Arn. Houbraken, les œuvres de Félibien, de Piles, de Mariette, etc., sont des répertoires auxquels il faudra toujours recourir. Mais, malgré le désir qu’avaient ces auteurs d’être véridiques, malgré la persévérance infatigable de leurs investigations, ces divers recueils avaient cependant grand besoin d’être contrôlés, à raison des erreurs, des omissions qu’entraînait un travail aussi délicat, dans lequel, aux faits positifs directement constatés, se mêlaient des communications de seconde main, parfois intéressées ou partiales, acceptées sans qu’il fût possible d’en discerner la valeur. Il fallait donc tout d’abord publier un texte soigneusement révisé de ces écrits et l’accompagner de commentaires destinés à compléter et à rectifier au besoin les faits énoncés, en tenant compte des découvertes récentes faites par la critique dans les archives ou dans les musées. C’est à cette tâche modeste et un peu ingrate que se sont appliqués plusieurs érudits qui ont droit à la gratitude de ceux qui s’occupent sérieusement de ces questions. Les éditions successives et de plus en plus améliorées de Vasari, la belle et savante publication du Livre des Peintres de Van Mander par M. Henri Hymans, la consciencieuse étude de M. G. Hofsteede de Groot sur Houbraken, celle de M. Sponsel sur Sandrart, ont fait de ces différens ouvrages des instrumens de travail auxquels on peut se fier et qui sont désormais indispensables, à cause de l’abondance et de la sûreté des documens qu’ils renferment.

En même temps, des recueils périodiques étaient fondés pour publier dans leur primeur tous les faits nouveaux découverts sur les écoles ou les maîtres locaux. Telle est la série des volumes consacrés à nos peintres provinciaux par MM. A. de Montaiglon et de Chennevières ; en Hollande, la Revue Oud-Holland, créée par MM. de Roever et A. Bredius et vaillamment continuée jusqu’à nos jours par ce dernier ; à Anvers, le Bulletin Rubens et cette admirable Correspondance de Rubens publiée par M. Ruelens et dirigée depuis sa mort par M. Max Rooses, que ses études sur le maître et la création du musée Plantin Moretus désignaient naturellement pour cette délicate mission. En Allemagne, il convient de noter le Jahrbuch, œuvre collective, organe officiel de la direction des musées de Berlin, et la publication similaire faite par le gouvernement autrichien, avec le concours des conservateurs et attachés aux musées impériaux de Vienne, dans lesquels ont paru des séries d’études sur les œuvres appartenant à ces collections ou récemment acquises par elles, et sur les maîtres qui les ont produites[1].

Grâce au secours de ces nombreux documens relatifs aux artistes, et grâce aussi à la connaissance plus approfondie de leur vie et de leurs œuvres, il est devenu possible de réformer les catalogues des musées, qui restèrent pendant trop longtemps dénués de toute valeur. C’est en France que ce mouvement de rénovation a pris naissance, et c’est à l’initiative et aux travaux de M. F. Villot que sont dus les premiers catalogues vraiment méthodiques (publiés en 1852), dans lesquels se trouvaient condensés les résultats les plus récens des recherches entreprises par les érudits. Une histoire sommaire des collections précédait la suite, par ordre alphabétique, des notices assez étendues consacrées aux artistes classés par écoles, avec une description précise de ceux de leurs ouvrages exposés dans les galeries du Louvre, et l’indication de leur date, de leur provenance et des conditions dans lesquelles ils ont été exécutés.

L’exemple donné par Villot fut bientôt imité dans presque tous les musées de l’Europe. Aujourd’hui, la plupart possèdent des catalogues excellens où tous les renseignemens utiles se trouvent consignés et qui devraient maintenant nous servir de modèles, car, après avoir devancé les autres dans cette voie, on s’est borné chez nous, depuis lors, à réimprimer les catalogues rédigés par Villot, sans tenir aucun compte des progrès réalisés chez les autres nations. La tâche pourtant nous serait facile, car, en respectant le plan des types primitifs créés par nous, il n’y aurait qu’à y introduire les découvertes de toute sorte faites par la critique durant ce long intervalle.

On est aujourd’hui d’accord pour restreindre, dans les catalogues courans, la place faite aux notices biographiques des artistes, le lecteur désireux d’être plus amplement informé pouvant recourir aux histoires générales ou aux monographies qui le renseigneront suffisamment à cet égard. Mais, du moins, les noms et prénoms de ces artistes, les dates et les lieux de leur naissance et de leur mort, la désignation de leurs maîtres, celle des villes où ils ont vécu et la durée des séjours qu’ils y ont faits, sont mentionnés aussi exactement que possible. Pour les œuvres qui figurent dans ces catalogues, tous les détails qui les concernent doivent aussi être donnés avec le plus grand soin : reproduction en fac-similé des signatures et des inscriptions que peut porter chacune d’elles, description précise du sujet, provenance, restaurations subies, dimensions de cette œuvre, matière sur laquelle elle est peinte et procédé d’exécution Rien de ce qui peut constituer l’état civil d’un tableau n’est indifférent pour la critique. Qu’on nous permette quelques observations à cet égard. Ce n’est pas seulement pour satisfaire une vaine curiosité que, dans les catalogues méthodiquement faits, on s’attache à donner des fac-similés aussi exacts que possible des signatures des artistes, ou à signaler l’absence de ces signatures. Ces constatations, en effet, peuvent être d’une grande utilité. Il y a beaucoup de maîtres qui n’ont jamais signé leurs tableaux ; d’autres n’y ont apposé leurs noms que très rarement. On ne connaît guère que quatre ou cinq œuvres signées et datées par Rubens, et, par analogie, elles peuvent servir à dater des œuvres similaires peintes vers la même époque. Pour d’autres encore, qui ne portent aucun millésime, on sait par des lettres ou des documens positifs la date précise où elles ont été exécutées. Il devient donc possible, avec elles, d’établir autant de points de repère, entre lesquels il est facile de grouper les œuvres d’une facture pareille. Rembrandt, en revanche, a signé et daté la plupart de ses tableaux ; mais sa signature a plusieurs fois changé de forme. Quand le savant directeur du Musée de Berlin, M. W. Bode, a le premier, d’après le caractère de leur exécution, restitué à Rembrandt un assez grand nombre de peintures de sa jeunesse dont la paternité jusque-là était restée douteuse, ces restitutions, d’abord très contestées, furent bientôt confirmées par la découverte postérieure du monogramme primitivement adopté par le maître et qu’on retrouve également sur ses premières eaux-fortes. Plus tard, en 1632-1633, apparaît quelquefois la signature Rembrant, aussi bien sur les tableaux que sur les gravures de l’artiste. Enfin, peu après et jusqu’à sa mort, l’orthographe usitée : Rembrandt, est celle qui a prévalu. Toutes ces notations différentes méritent, on le voit, d’être signalées, car chacune d’elles implique des différences d’exécution qui leur correspondent.

De même, la spécification de la matière sur laquelle un artiste a travaillé, non seulement nous renseigne sur ses prédilections particulières à cet égard, mais elle peut même, en certains cas, fournir des présomptions favorables ou contraires à des attributions proposées. Que de fois des possesseurs de tableaux, croyant justifier par un argument décisif une paternité avantageuse pour l’œuvre qu’ils soumettent à l’examen d’un connaisseur, s’empressent de lui faire observer qu’elle est peinte sur cuivre ! Ils ignorent apparemment que presque jamais un artiste de talent n’a eu recours à cette matière, qui, n’offrant que peu d’adhérence à la peinture, donne de plus à son aspect quelque chose de la dureté du métal qui la supporte. A priori, le fait que la Madeleine de la galerie de Dresde est peinte sur cuivre aurait dû écarter depuis longtemps son ancienne attribution au Corrège, qui jamais ne s’est servi de ce métal. Rembrandt, non plus, n’a presque jamais peint sur cuivre, sauf un charmant petit portrait du maître par lui-même, qui appartient à Mme la comtesse H. Delaborde, et un petit tableau, très médiocre : le Renoncement de Saint Pierre, qui, si tant est qu’il soit de lui, daterait de son extrême jeunesse. Le plus souvent le maître hollandais a fait usage de la toile, qui se prêtait mieux à recevoir la pâte abondante dont il la couvrait. Quand il a employé, le bois, c’est d’habitude le chêne ; mais, curieux comme il l’était, il a peint aussi parfois sur le palissandre, l’acajou, ou sur d’autres essences exotiques qu’il n’a pas été possible de déterminer, mais que, grâce aux relations commerciales de la Hollande avec l’Extrême-Orient, il était facile de se procurer à Amsterdam. C’est même là un trait significatif de cet amour de son art et de ce désir de perfection qui poussaient également l’artiste à choisir avec un soin minutieux les papiers qui lui semblaient les plus propres à assurer le meilleur tirage de ses eaux-fortes. Rubens, de son côté, avait vite apprécié l’excellence de panneaux de chêne préparés avec une couche de plâtre sur laquelle, grâce à la finesse et à l’homogénéité du grain ainsi qu’à la clarté de ce dessous, il pouvait à son gré varier son exécution et obtenir la transparence et le merveilleux éclat de sa couleur. Non seulement presque toutes ses esquisses sont peintes sur des panneaux ainsi préparés, mais il a même employé le bois pour des œuvres de grandes dimensions, comme la Descente de Croix d’Anvers, et l’on sait que les comptes de la Confrérie des Arquebusiers, qui lui en avait fait la commande, ont conservé la trace de la visite de ses délégués à l’atelier de Rubens pour constater que le chêne dont il s’est servi était « de bonne qualité et exempt d’aubier. » L’utilité de ces diverses désignations portées dans les catalogues est donc évidente, puisque non seulement elles aident à caractériser la manière de chaque artiste, mais qu’elles nous renseignent aussi sur l’époque où des procédés nouveaux se substituent à d’autres antérieurement usités. C’est ainsi qu’aux œuvres primitives de Mantegna, exécutées a tempera, on voit, à un certain moment, succéder des tableaux peints à l’huile, la divulgation de ce procédé encore peu employé s’étant graduellement répandue.

Pareillement, l’indication exacte des dimensions des tableaux exposés dans les musées ou les collections particulières peut offrir à la critique des renseignemens d’une utilité incontestable. On ne se faisait pas faute autrefois de modifier ces dimensions, soit pour mettre à profit un encadrement disponible, soit pour tirer un parti décoratif d’œuvres qui n’avaient pas été exécutées pour se servir de pendans ; on coupait des toiles trop grandes, ou l’on ajoutait des morceaux à celles qui étaient trop petites. C’est en vue de leur appropriation à des locaux déterminés que la Ronde de nuit de Rembrandt, le Banquet des gardes civiques en l’honneur de la paix de Westphalie de Van der Helst, et bien d’autres tableaux encore ont subi des mutilations de ce genre. De même, dans le Saint Georges de Rubens, placé à l’église Saint-Jacques à Anvers, au-dessus de la sépulture du grand artiste, des fragmens assez considérables de la toile ont été retranchés sur la gauche, et surtout à la partie supérieure, et ces suppressions ont gravement altéré la composition primitive telle qu’on peut la voir dans la gravure de P. Pontius. Ainsi réduite et resserrée, elle a perdu de l’effet qu’elle devait avoir et semble aujourd’hui un peu étouffée. Il n’est que juste d’ajouter que c’est peut-être Rubens lui-même qui a provoqué cet acte de vandalisme, en désignant, à son lit de mort, ce tableau pour orner sa chapelle sépulcrale. C’est à des scrupules de piété et de pudeur, assez imprévus chez le fils du Régent, que cédait le prince Louis d’Orléans quand il faisait découper les têtes d’Io et de Léda dans un tableau et dans une copie du Corrège que possèdent aujourd’hui les musées de Berlin et de Vienne[2] ;

Sans aboutir à un résultat aussi désastreux, un motif moins avouable avait, à la fin du XVIIIe siècle, porté un marchand de Paris à séparer en deux l’Enseigne de Gersaint qui orne un des salons du palais de l’Empereur à Berlin, afin de spéculer sur la passion que Frédéric II avait pour Watteau, en lui vendant ainsi deux tableaux de ce maître, au lieu d’un seul[3].

Aujourd’hui, presque tous les grands musées de l’Europe non seulement sont pourvus de catalogues excellens, mais la plupart de ces catalogues, notamment ceux de Berlin, de Saint-Pétersbourg, de La Haye, de Stockholm, contiennent, en outre, un assez grand nombre de photographies d’après leurs tableaux les plus remarquables. Il existe d’ailleurs d’excellentes monographies de plusieurs musées étrangers : celles du Ryksmuseum d’Amsterdam et du Musée royal de La Haye, accompagnées chacune d’un précieux commentaire de M. A. Bredius ; celle de la galerie de Dresde, par M. K. Woermann, avec des photographies de Braun. Les musées de Berlin, de Schwerin et d’Oldenbourg, ainsi que la galerie du prince de Liechtenstein ont été l’objet de savantes études de M. W. Bode, illustrées par des gravures à l’eau-forte. La belle collection de M. R. Kann, à Paris, a récemment aussi été reproduite en photogravures par la Société des Graphischen Künste de Vienne, avec un travail critique également dû à M. Bode.

Pour les personnes cherchant à s’instruire par des voyages d’étude, l’existence de livres spéciaux pouvant les renseigner d’une manière complète sur les tableaux qui se trouvent dans les pays qu’elles veulent visiter était particulièrement désirable. Telles sont les consciencieuses publications de M. Olof Granberg pour la Suède, et celles de MM. Lafenestre et Richtenberger sur Florence, Venise, la Belgique et la Hollande. Avec un format plus commode et une utilité plus pratique, on ne saurait, en parcourant l’Italie, avoir un meilleur guide que le Cicérone de Burckhardt, composé sous la forme d’une histoire générale de l’art, dans laquelle les monumens et les œuvres que renferme l’Italie sont pris pour exemples et appréciés à leur date. Cet ouvrage peut être proposé comme modèle, à raison de la sûreté des informations et des jugemens qui y sont consignés. Un répertoire général où figurent toutes les localités et les diverses productions artistiques que renferme chacune d’elles, ainsi qu’un index des noms de tous les artistes cités, disposés tous deux par ordre alphabétique et renvoyant aux pages des deux volumes consacrés à l’exposé historique, donnent au voyageur toutes les facilités pour ne rien omettre sur sa route de ce qui peut l’intéresser et pour avoir en même temps sous la main, condensés et mis à jour, tous les renseignemens qu’il lui importe de connaître.

Des travaux de ce genre, où sont notées une foule d’indications qu’il faudrait à grand’peine rechercher dans des publications éparses, deviennent, quand ils sont faits avec conscience, absolument nécessaires pour se démêler au milieu de la profusion toujours croissante de documens de toute espèce et de toute provenance qui encombrent aujourd’hui le champ des études artistiques. Nos voisins excellent à dresser ces sortes de répertoires et à élaborer des études d’ensemble tenues au courant de l’état actuel de la science. Outre de nombreuses monographies des écoles ou des artistes les plus célèbres, on trouve chez eux plusieurs histoires de la peinture allemande et des histoires générales de la peinture, telle que celle de Woltmann et de K. Woërmann, dont nous chercherions en vain chez nous l’équivalent.

Sans parler d’une tendance naturelle à enregistrer et à coordonner les faits, tendance qui de nos jours s’est progressivement développée en Allemagne, les Universités allemandes encouragent et dirigent ce mouvement. Depuis longtemps déjà, elles acceptent ou provoquent des thèses de doctorat relatives à l’histoire de l’art, et les professeurs indiquent eux-mêmes, aux jeunes gens qui pourraient hésiter dans le choix des sujets à traiter, ceux qui embrassent des matières ou des périodes encore mal connues, et, suivant les aptitudes des candidats, ils répartissent entre eux les fragmens de ces études[4].

Chez nous, au contraire, nos Facultés des Lettres, mal préparées à de pareilles études, ont pendant longtemps refusé d’admettre au doctorat des travaux ayant pour objet l’histoire de l’art, tandis que nos philosophes officiels ne se privaient pas d’examiner les abstractions esthétiques qui leur étaient soumises sur le Beau, sur son essence, sur ses manifestations, sur le génie, sur le style dans les arts, en affrontant ainsi, au grand risque d’y tomber, les abîmes sans fond de ces trous noirs dont parle Fromentin, et assignant aux artistes, avec une candeur autoritaire, leurs cantonnemens et leurs voies, dans un domaine absolument ignoré d’eux-mêmes. Ce n’est que récemment que, cédant à une pression croissante, on s’est décidé à improviser à la Sorbonne un enseignement propre à l’histoire de l’art dans les temps modernes et à décerner des grades pour des thèses qui ne pouvaient avoir de juges, car, sautant d’un bond à l’extrémité du terrain qu’ils venaient de conquérir, les aspirans au titre de docteur prenaient un malin plaisir à s’occuper des périodes d’art les plus récentes et des maîtres contemporains, qui, à raison des débats passionnés qu’ont soulevés leurs productions, ne sauraient encore être jugés bien équitablement.

En somme, après avoir donné le branle aux études relatives à l’histoire de la peinture, nous nous sommes laissé devancer sur ce terrain. La publication de l’Histoire des peintres de Charles Blanc ; depuis, celle des Artistes célèbres, qui a paru à l’imprimerie de l’Art et la série des volumes consacrés aux différens arts, édités par la maison Quantin, avaient été successivement accueillies par le public avec une faveur bien naturelle, étant donnés la culture déjà ancienne de notre race et le goût qu’elle a toujours montré pour, tout ce qui a trait aux arts. Mais les inégalités trop accusées entre les diverses monographies qui composent ces collections, l’inachèvement de plusieurs d’entre elles[5], ont interrompu ou même supprimé ces heureuses tentatives de vulgarisation artistique. L’idée était bonne cependant et méritait d’être poursuivie, car, reprise à l’étranger, d’abord en Allemagne (collection Knackfuss), puis en Angleterre (collection G. Bell), les monographies qu’elle a inspirées obtiennent aujourd’hui dans ces deux pays, et même en France, le succès le plus légitime. A l’heure présente, tandis qu’en Belgique l’école d’Anvers a trouvé en MM. van den Branden et Max Rooses deux historiens qui, avec des mérites divers, ont dignement traité un si beau sujet, nous n’avons pas encore chez nous une histoire de la peinture française. Il suffirait cependant de coordonner et de mettre en œuvre les informations déjà recueillies sur la plupart de nos maîtres les plus en vue : Claude Lorrain, sur lequel nous possédons un excellent travail de Mme Pattison (lady Dilke) ; Poussin, auquel M. le marquis de Chennevières a consacré une série d’articles réunis depuis en un volume ; Chardin et Watteau, qui, en ces derniers temps, ont été l’objet de consciencieuses études, etc. Mais il semble que, par la suite et les dépenses qu’elles exigent, ces longues entreprises effraient désormais nos éditeurs. C’est dans une foule de recueils périodiques où ils sont disséminés, — et à la tête desquels il n’est que juste de citer la Gazette des Beaux-Arts, qui, par sa durée déjà longue, le choix de ses rédacteurs et le luxe de ses gravures, a rendu de si grands services à la critique et à l’art contemporain, — que nous sommes réduits à chercher les élémens épars de ces travaux d’ensemble, si utiles à ceux qui ont besoin de les consulter et si intéressans pour tous les gens de goût.


III

On le voit, avec une connaissance plus complète des œuvres des peintres, la critique de notre temps a profité de la mise au jour des innombrables documens qui concernent ces œuvres ou leurs auteurs. Ce double courant d’études, provoqué au début par la France, était peu à peu suivi par les autres nations, chacune apportant à ces travaux les qualités qui lui sont propres. D’une manière générale, la critique d’art s’applique, dans tous les pays, à substituer aux vues individuelles et systématiques cette méthode vraiment scientifique qui, à notre époque, tend à prévaloir dans toutes les directions de l’activité intellectuelle. Est-il besoin d’ajouter que, même avec cette instruction plus sûre, plus précise et plus étendue, chacun garde les préférences auxquelles l’inclinent son éducation, son tempérament et le milieu même où il vit ? Mais, de plus en plus aussi, l’impartialité devient la règle, et si, en philosophie, la doctrine de l’éclectisme n’a guère fait que montrer son impuissance, c’est à un éclectisme instruit et raisonné qu’aboutit la critique d’art de nos jours, en rendant à toute œuvre de valeur la justice qui lui est due et en reconnaissant le mérite partout où il se trouve, indépendamment des caprices et des engouemens de la mode. Les qualités qui font une œuvre d’art supérieure sont assez variées et assez complexes pour qu’il soit intéressant de les discerner et de mettre en lumière celles qui prédominent dans les chefs-d’œuvre.

De bonne heure, en France, la critique avait senti le besoin d’un fondement solide et compris qu’au lieu d’appauvrir le sentiment et le goût, des connaissances positives ne peuvent que les éclairer et leur assurer l’autorité qu’ils doivent avoir. Les artistes et certains amateurs avaient, les premiers, donné l’exemple de cet esprit d’indépendance et d’équité dans une juste appréciation des maîtres les plus opposés. Rubens et Rembrandt, possesseurs tous deux de collections importantes et très remarquables, les avaient formées avec une largeur d’esprit et une sûreté de goût peu communes. Toutes les écoles y étaient représentées et le talent seul avait dicté leurs choix, car les noms les plus divers se rencontrent sur les inventaires qui nous ont été conservés de ces collections.

Deux critiques français, aujourd’hui trop méconnus, Félibien et de Piles, s’étaient de leur mieux efforcés de se faire une impartialité pareille. Tous deux aimaient la peinture, et, avec des destinées bien différentes, les circonstances de leur vie leur avaient permis non. seulement de beaucoup voir dans leurs voyages en Hollande et en Italie, mais de fréquenter les plus grands artistes de leur temps. De Piles professait pour Rubens une véritable passion et il avait approché Van Dyck. Félibien, de son côté, avait pratiqué familièrement Poussin ; « il avait même commencé avec lui quelques petits ouvrages, pour tâcher de mettre en pratique ses doctes leçons, » pendant son séjour à Rome. « C’est dans son entretien, ainsi qu’il se plaisait à le dire, qu’il avait appris à connaître ce qu’il y a de beau dans les ouvrages des excellens artistes. » Aussi lui devons-nous un grand nombre de détails précieux sur le peintre des Andelys et sur son entourage. Les controverses esthétiques auxquelles se livrent de Piles et Félibien. souvent sous la forme de ces dialogues supposés qui étaient fort en vogue à cette époque, témoignent à la fois de leur instruction et de leur sincérité. En dépit des vivacités qu’on y rencontre, elles restent courtoises, à la fois naïves et un peu pédantes, mais au fond substantielles et agréables. La préoccupation qu’a de Piles de donner à la critique un principe rationnel l’a même induit à composer cette Balance des peintres dans laquelle, assignant un coefficient à toutes les qualités intellectuelles ou techniques qui peuvent faire le mérite de chacun d’eux : composition, dessin, couleur, clair-obscur, etc., il additionne les notations spéciales qu’il leur a ainsi attribuées, afin d’instituer entre eux un classement par ordre d’excellence. Il n’est pas besoin d’insister sur ce que cette sorte de dosage rigoureusement chiffré de leurs mérites respectifs et le palmarès auquel il aboutit ont de ridicule. Mais, si la forme prête à rire, au fond, l’idée à laquelle de Piles obéit est juste, et le désir qui le guide est même très louable. Il voudrait, en effet, restreindre la part excessive de fantaisie qui se glisse dans les jugemens portés sur les œuvres d’art et n’y laisser place qu’à l’appréciation de toutes les qualités positives qui peuvent établir la supériorité d’un maître et caractériser sa manière.

Organisées par les membres de l’ancienne Académie de peinture afin de s’éclairer mutuellement sur les principes de leur art, les conférences faites par plusieurs d’entre eux sur différens maîtres manifestent également leur désir de substituer au caprice des jugemens individuels une autorité plus compétente et moins variable. L’un d’eux même, Henri Testelin, avait publié un recueil intitulé : Sentimens des plus habiles peintres sur la pratique de la peinture, mis en tables de préceptes. Mais, peu à peu, les rivalités d’influences et la prétention de faire prévaloir des vues personnelles ôtèrent à ces discussions le caractère désintéressé qu’elles avaient d’abord et tendirent de plus en plus à restreindre la sincérité absolue que les artistes doivent avant tout garder dans les consultations qu’ils demandent à la nature. Avec Diderot et ses Salons, la critique allait reprendre l’incohérence de ses allures[6]. Impatient de toute règle, incapable de toute mesure, Diderot distribue, au gré de son humeur mobile, les louanges ou le blâme. Plus sensible au choix des sujets qu’à la manière de les traiter, il s’abandonne, avec une verve intempérante, à tous les développemens littéraires et à toutes les digressions qui s’offrent à sa tumultueuse imagination. Cette absence complète de règle se retrouve d’ailleurs dans les appréciations esthétiques des voyageurs qui ont visité l’Italie au XVIIIe siècle, et le simple rapprochement clos jugemens contradictoires portés par eux sur les mêmes œuvres formerait une curieuse histoire des variations du goût à cette époque.

On comprend que, pendant la Révolution et les guerres de l’Empire, les questions d’art ne pouvaient guère préoccuper les esprits. Cependant l’amas des chefs-d’œuvre qui, à la suite des victoires de nos armées, encombraient le Louvre devait éveiller chez nous le sentiment, alors assez nouveau, de la merveilleuse richesse et de la diversité des talens qui ont illustré les grandes périodes de production artistique. Cette façon barbare de traiter les vaincus était, il faut le reconnaître, pratiquée par Denon avec un cynisme qui ne laissait échapper à sa clairvoyance aucune œuvre remarquable. Appelé à faire pour le Louvre un choix parmi les tableaux de la galerie de Cassel et frappé du goût qui avait présidé à sa formation, il décidait, après un court examen, que, « tout y étant bon, tout devait être transporté en France. »

Avec une tranquillité relative, les arts avaient de nouveau refleuri chez nous et la critique commençait à revendiquer ses droits. Mais partagée entre les deux écoles dont elle subissait l’ascendant, elle ne pouvait prétendre à une complète impartialité. Bien qu’il n’ait jamais pris la plume pour défendre ses doctrines, Ingres exerçait sur ses élèves l’autorité incontestée de son talent uni à une opiniâtre volonté et il traduisait pour eux en aphorismes dogmatiques des convictions aussi passionnées qu’exclusives. En face de lui, avec plus de largeur et une culture plus étendue, Delacroix semblait, au contraire, mettre quelque coquetterie à défendre les beautés de l’art classique contre les romantiques qui prétendaient faire de lui un de leurs coryphées. C’est ici même qu’il exprimait toute son admiration pour Poussin, et, toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion, il proclamait Racine son poète favori. Mais il se montrait plus conséquent avec lui-même dans le choix des sujets de ses tableaux, qu’il empruntait le plus souvent à Shakspeare, à Byron et à Gœthe, aussi bien que dans les hommages réitérés qu’il rendait à Rubens, en ne se lassant pas de copier ses œuvres et d’étudier sa technique. C’est d’ailleurs avec le même esprit d’équité et de clairvoyance presque prophétique que Delacroix signalait aux artistes français le mérite des paysagistes anglais, tels que Constable et Bonington, et qu’il encourageait les efforts pareils tentés dans notre école. Ce retour à une étude plus attentive et plus sincère de la nature allait avoir son contre-coup dans la critique elle-même et lui ouvrir des horizons plus étendus. La Revue tenait au premier rang sa place dans ce mouvement de libre et féconde expansion. En même temps que Vitet s’y montrait à la fois un connaisseur fin et éclairé des œuvres de l’antiquité et de la Renaissance, il dévoilait, dans ses remarquables monographies de nos cathédrales, les beautés si longtemps méconnues de notre architecture religieuse au moyen âge, et Charles Clément, avec son goût sûr et délicat, prouvait qu’on peut, avec une égale impartialité, apprécier des génies aussi différens que ceux de Léonard, de Michel-Ange et de Raphaël. De son côté, Thoré, sous le pseudonyme de Bürger, avec sa chaleur communicative, rappelait l’attention sur les œuvres des écoles flamande et hollandaise, ne croyant pas assez les vanter s’il ne dépréciait pas d’autant celles des maîtres italiens, que d’ailleurs il ne connaissait guère et vers lesquels ses instincts ne le portaient pas. En revanche, Rembrandt était pour lui l’objet d’un culte jaloux, un peu farouche, mais qui, en se répandant, allait stimuler non seulement dans la patrie du peintre, mais dans toute l’Europe, des études sur sa vie presque ignorée et sur ses œuvres trop souvent confondues avec celles de ses élèves ou de ses nombreux imitateurs. Chez nous, le nom de Paul Mantz, et, en Allemagne, ceux d’Anton Springer, de Woltmann et de Moritz Thausing, pour ne parler que de ceux qui ne sont plus, méritent aussi d’être cités comme ceux d’écrivains qui, par leur érudition et leur talent, ont le plus contribué à la transformation et aux progrès de la critique moderne.

Plus récemment, — et c’est encore la Revue qui a très largement prêté l’hospitalité à ses études, — Taine, avec son esprit généralisateur, essayait de dégager les grands traits qui peuvent non seulement résumer l’histoire de l’art, mais caractériser l’œuvre d’art elle-même et déterminer les lois de sa production. Servies par la force d’un style abondant et nerveux, plein d’idées et de mouvement, d’images et de couleurs, ses vues parfois systématiques et abstraites, mais auxquelles il a, par son talent, prêté l’illusion de la vie, paraissent, en somme, s’appliquer à l’ensemble des conditions moyennes qui peuvent favoriser l’éclosion et le développement des écoles plutôt qu’elles n’expliquent l’apparition et l’élaboration des grands génies qui les ont illustrées. Ce sont eux cependant qui comptent le plus dans l’art ; mais, plus imprévus dans leur spontanéité, plus libres dans leur formation, ils ne sauraient être prédits, ni expliqués avec une précision rigoureuse, pas plus qu’enfermés dans les limites étroites qu’on prétendrait leur assigner. Bien qu’excessives et trop souvent tranchantes, les doctrines de Taine méritent que désormais on compte avec elles, ne fût-ce que pour en atténuer la rigueur et en corriger l’outrance.

A son tour, Fromentin, avec plus de mesure et une connaissance plus intime des ressources et des difficultés d’un art qu’il pratiquait lui-même, non sans distinction, a fait preuve d’une compétence plus haute dans ce livre charmant des Maîtres d’autrefois, dont la Revue avait eu la primeur, et qui allait marquer une ère nouvelle dans l’histoire de la critique. Pénétrant plus avant qu’on n’avait fait jusque-là dans l’étude de la technique du peintre, il a su, en termes clairs, exposer ses procédés, faire comprendre au public leur importance et lui montrer par quels liens étroits ils se rattachent à l’expression des œuvres et déterminent leur valeur ; expliquer comment, aux jours d’une inspiration plus haute et d’une maîtrise plus complète, ils s’accordent pour faire les chefs-d’œuvre. Etudiant le développement des divers artistes, Fromentin a nettement caractérisé la manière de chacun d’eux et marqué la place qui lui revient dans son école. Tout cela dans une langue à la fois élégante, naturelle et précise, discrètement imagée, pleine de souplesse et de tours variés, singulièrement riche avec les mots les plus simples. Se gardant également des partis pris et des esthétiques nuageuses, s’abstenant même de vues trop générales, par l’art caché de la composition, par l’ordre et la suite des idées, par le choix et la vivacité des traits, par le sens de la mesure, par la clarté introduite jusque dans les discussions les plus subtiles, Fromentin a le premier donné l’exemple d’une critique d’art qui fût elle-même une œuvre d’art. Critique bien française, dont les étrangers ne peuvent guère soupçonner la grâce et le charme accomplis, mais qui cependant a trouvé des admirateurs dans tous les pays, tant elle contient aussi de vérités positives et substantielles ; critique de peintre enfin et telle qu’un peintre seul pouvait la faire, mais qui, goûtée surtout par les peintres, apprend à tous quelque chose et mérite d’être proposée en exemple.


IV

Pour les progrès graduellement réalisés dans une appréciation plus rationnelle des œuvres d’art, la part qui revient aux artistes est, on le voit, considérable. On a cependant prétendu leur dénier le droit décrire sur leur art et condamner le peintre, quand il a quitté sa palette, à ne plus parler d’une étude qui fait l’occupation et l’intérêt de sa vie. Les raisons données pour prescrire une pareille abstention sont spécieuses et méritent que nous nous y arrêtions un moment. Il est impossible, a-t-on dit, qu’un grand artiste soit juste pour les autres. Ce qui le fait grand, c’est une manière très personnelle de voir et de sentir, qui le rend nécessairement assez exclusif dans sa façon de regarder la nature et de comprendre son art. Un sens critique très développé est rarement une force pour la création, et l’école des Carrache est là pour démontrer qu’à vouloir mettre dans une œuvre trop d’intentions et de qualités souvent peu conciliables, on n’aboutit qu’à la rendre insignifiante et banale. Quant à l’artiste médiocre, on le juge incapable de comprendre les talens qui le dépassent et, à plus forte raison, de s’élever par la pensée jusqu’à ces régions supérieures où plane le génie.

Mais d’abord, parmi les plus grands maîtres, s’il en est de très personnels, uniquement absorbés dans leur production, n’y en a-t-il pas d’autres d’un esprit plus ouvert, plus compréhensif, plus capables de sortir d’eux-mêmes ? L’exemple de Delacroix ne saurait être indifférent, et la justice qu’il rendait, nous l’avons dit, à des talens et à des génies très opposés au sien, les raisons justes et parfois très personnelles qu’il donnait d’admirations qui chez lui semblent si imprévues, suffiraient à prouver qu’il n’est pas impossible à un grand artiste d’être équitable envers ses confrères. Combien d’autres, au surplus, excellèrent à parler de leur art, et, même chez les moins expansifs, quelle attention prête la critique, quelle importance elle attribue aux rares propos sortis de leur bouche et aux moindres jugemens portés par eux ! Avec quel soin ils ont été pieusement recueillis par leurs biographes ou commentés par les historiens, comme résumant leurs doctrines ou manifestant leurs aspirations ! Ce sont tant de vues profondes ou ingénieuses formulées en traits lumineux par Léonard, c’est la certa idea de Raphaël, ce sont tous ces propos, vrais ou apocryphes, de Michel-Ange, de Dürer, de Poussin, ces artistes d’un esprit si philosophique, voire de Rembrandt, le plus silencieux des peintres, propos sur lesquels les écrivains d’art ont depuis si longtemps vécu, qu’ils ont ressassés à plaisir, traduits à leur manière, en les accompagnant d’explications aventureuses qui auraient parfois bien étonné ceux mêmes auxquels ils sont attribués. Quel que fût chez Fromentin le talent du peintre, — et ce n’est pas nous qui songerions à le déprécier, — celui du critique était, à notre avis, chez lui bien supérieur encore et tout à fait de premier ordre. C’est cependant la pratique de son art qui lui a permis de parler de cet art comme il l’a fait.

Quant aux artistes médiocres, tels qu’étaient Vasari, Van Mander, Sandrart, Samuel van Hoogstraten, Houbraken et Pacheco, il convient de ne pas oublier que c’est à eux que nous devons les informations les plus précieuses, presque les seules, dont nous disposions sur les écoles et les maîtres les plus en vue de l’Italie, de l’Allemagne, des Flandres et de l’Espagne. De plus, n’est-il pas souverainement injuste de penser que les artistes d’un ordre secondaire sont, du fait même de leur médiocrité, incapables de comprendre tout ce qui dépasse le niveau de leur talent ? Cette suspicion générale qu’on voudrait faire peser sur la valeur de leur témoignage nous paraît aussi gratuite qu’injurieuse. Certes l’infériorité du talent peut être mal prise ; elle peut empoisonner l’existence entière de ceux qui, ne s’y résignant pas, en aggravent encore l’amertume quand ils y ajoutent des sentimens d’aigreur ou d’envie envers leurs confrères plus favorisés par la destinée. Mais, pour laids que soient ces sentimens, ils ne sont pas obligatoires. Franchement acceptée, au contraire, la médiocrité de l’artiste peut être chez lui un stimulant aux qualités que réclame la critique, en ouvrant son âme à l’indulgence et en lui montrant chez les autres le prix des qualités qu’il n’a pu acquérir lui-même. Il est toujours permis de se venger de ses impuissances par ses admirations, et c’est même là un exercice aussi salutaire pour l’intelligence que pour le caractère. Est-il d’ailleurs besoin d’un bien grand fonds de modestie pour s’incliner devant tant de chefs-d’œuvre que nous a légués le passé, pour s’efforcer d’en comprendre la beauté et d’en communiquer aux autres le respect et l’amour ?

Mais, si l’insuffisance du talent devait forcément paralyser et même interdire la critique, comment un homme qui n’a jamais exercé un art pourrait-il s’ériger en juge de ceux qui l’ont pratiqué toute leur vie, les reprendre ou les louer avec quelque compétence, à moins de s’en tenir à de vagues généralités ? On peut, à la rigueur, écrire comme on parle, et ce n’est pas pour avoir appris la rhétorique et s’être rompu au beau style que Saint-Simon, par exemple, a mérité une gloire littéraire très légitime. Mais le langage des arts est un langage à part, qu’il faut un peu connaître pour le comprendre. Agriculteurs, médecins, savans, gens de tout métier ne sauraient admettre qu’au pied levé, le premier venu pût disserter sur leurs professions respectives sans avoir la moindre notion des aptitudes spéciales qu’elles requièrent. Que de fois, en revanche, les déclassés de la littérature ou de la politique ont essayé de se faire un nom ou une situation en traitant de questions d’art auxquelles ils étaient complètement fermés ! Dans toute œuvre d’art, cependant, bien des élémens d’appréciation ne sont guère accessibles qu’aux seuls artistes. Ses mérites ou ses défauts, pour être exactement discernés et mis en pleine lumière, exigent des dons, un apprentissage et une instruction auxquels le sentiment seul ne saurait suppléer. Or, ce n’est que par le sentiment et par des considérations philosophiques ou littéraires plus ou moins ingénieuses que le critique étranger à la pratique de la peinture peut aborder de pareilles études. Quelque intelligence qu’on lui suppose, par bien des côtés elles lui sont inaccessibles. Sa pensée aura beau se tendre, il y a une part de métier, de technique, très étroitement liée à la valeur d’une œuvre d’art, qui reste pour lui lettre close. Entre une œuvre à peu près bien faite et une œuvre parfaite, comment saisirait-il les différences ? Ce qui constitue la supériorité d’un maître implique, avec un niveau suffisant de toutes les qualités nécessaires, la prédominance de l’une ou de plusieurs de ces qualités, et cette prééminence, ainsi que l’avait remarqué de Piles, peut porter sur des points très différens : composition, style, dessin, couleur, etc. A ne prendre même qu’un seul de ces élémens essentiels de la peinture, il y a bien des manières d’y exceller. Le dessin de Van Eyck, celui de Léonard, celui de Michel-Ange, de Raphaël, d’Albert Dürer, d’Holbein, de Rembrandt, de Velasquez, de Watteau, bien que très remarquable chez tous ces artistes, diffère profondément chez chacun d’eux. Dans la couleur, les dissemblances ne sont pas moins marquées ; tout en restant harmonieuse, elle peut être éclatante ou sourde, monochrome ou diaprée, forte ou délicate, belle en elle-même et indépendamment du sujet traité, ou significative à raison de l’intime accord qu’elle offre avec ce sujet. Et notez que ce ne sont pas là des qualités abstraites, mais des ressources d’expression vivantes et positives, et qu’il s’agit pour le critique de savoir et d’expliquer clairement à tous à quel degré ces façons diverses de dessiner ou de colorer répondent aux réalités de la nature ou s’en écartent ; en quoi elles sont personnelles et ce qui les distingue non seulement d’un artiste à l’autre, mais, chez le même artiste, d’une œuvre à une autre, suivant les circonstances et l’époque de sa vie dans lesquelles cette œuvre a été exécutée. Alors que ceux qui, durant toute leur existence, s’étant appliqués au métier de peintre, ont quelque peine à se démêler dans ces problèmes difficiles, comment ceux qui n’ont jamais touché un pinceau arriveraient-ils d’emblée à les résoudre ? « Est-il certain, disait à ce propos Fromentin, en protestant contre cette tutelle où les littérateurs voudraient tenir les peintres, est-il certain qu’ils y entendent quelque chose, et ne serait-ce pas surprenant de les voir du premier coup poser le doigt sur des vérités qui nous échappent à nous[7] ? »

Pour se renseigner de façon plus directe sur la technique des peintres et pénétrer plus avant dans l’étude de leur talent, les artistes n’ont-ils pas d’ailleurs un moyen d’information qui leur appartient exclusivement ? En essayant de copier les œuvres des maîtres, la difficulté d’en donner une fidèle reproduction ne leur fait-elle pas mieux discerner les motifs de la supériorité et des qualités spéciales qui sont propres à chacun d’eux ? Avivées par un tel exercice, les facultés d’observation acquièrent une finesse et une perspicacité plus grandes. On sort de soi-même pour tâcher d’imiter ses modèles, et ce contact immédiat et prolongé est assurément plus efficace pour apprécier justement leurs œuvres que les notes les plus détaillées prises en leur présence. Sur toutes les questions de technique, il faut donc le reconnaître, ce sont les artistes seuls qui peuvent décider et qui font l’opinion. Les meilleurs critiques, les plus avisés parmi ceux qui ne pratiquent pas la peinture, sont ceux qui, ayant fréquenté assidûment les peintres, ont su donner une forme plus littéraire ou plus piquante à des jugemens qu’ils tenaient d’eux. Mais, même ainsi renseignés, si peu qu’ils ajoutent d’eux-mêmes à ces jugemens, ils risquent pour la plupart de s’égarer. Que de fois nous voyons l’impropriété des termes, la préciosité des mots, la subtilité plus ou moins intelligible des adjectifs révéler, malgré eux, leur ignorance complète ou le vide de leur pensée !

Évidemment nous ne prétendons pas que tous les peintres soient aptes à juger de la peinture. Chacun d’eux du moins, si exclusif que nous le supposions, trouve en face d’un tableau des raisons de blâme ou de louange que seule la connaissance de la technique de son art a pu lui suggérer. Si, tout comme un autre, il a chance de se tromper sur des questions d’attribution, qui exigent une étude particulière, il ne se trompera pas, en tout cas, sur le mérite et la valeur esthétique d’une œuvre.

Cela dit, nous n’imiterons pas une intolérance que nous blâmons chez autrui, en réservant aux seuls artistes le droit de parler de leur art. Etrangers d’ordinaire aux recherches de pure érudition, ceux-ci ne peuvent, en effet, à moins d’une éducation spéciale, consacrer au dépouillement des archives un temps qu’absorbe l’exercice de leur art. Nous avons dit pourtant l’importance qu’il convient d’attacher à de pareilles recherches et les nombreux services qu’elles ont rendus à la critique. Un exemple significatif nous permettra d’insister sur ce point. On rencontre assez souvent dans l’histoire de l’art des questions d’attribution qu’il est bien difficile de résoudre parle seul examen des œuvres controversées, plusieurs maîtres ayant eu vers la même époque des analogies ou des similitudes positives d’exécution telles qu’on peut hésiter à se décider entre eux ou à discerner la part plus ou moins grande qu’il convient d’assigner à la collaboration possible de leurs élèves. Le simple extrait d’un livre de comptes du souverain, du grand personnage ou de la communauté qui a fait la commande de l’ouvrage a plus d’une fois servi à trancher d’une manière péremptoire, avec une attribution et une date précises, un débat qui, faute de ce renseignement irréfutable, aurait pu se prolonger indéfiniment sans grande chance d’aboutir.

De même, l’art n’étant pas une chose isolée, et tenant par bien des racines à l’ensemble de la vie sociale d’une nation, à son histoire, à celle de sa littérature et de ses mœurs, toute étude sérieuse sur les diverses manifestations de son activité peut fournir sur l’art lui-même de précieuses lumières dont un artiste est à même de profiter, mais qu’on n’est guère en droit détendre de lui. Il n’est pas besoin d’ailleurs de pratiquer un art pour l’aimer, pour s’y intéresser, et les jugemens esthétiques que portent sur lui des critiques qui lui sont étrangers, quand ils sont indépendans et instruits, peuvent exercer une action très utile sur le développement même de cet art. Intermédiaires naturels entre le public et les artistes, ils sont plus capables que ces derniers de se dégager des subtilités professionnelles ou des préventions inconscientes auxquelles ceux-ci peuvent involontairement céder. C’est donc de l’accord entre les érudits et les artistes et de leurs communes études que la critique doit tirer sa force : cet accord seul peut être fécond et assurer son autorité.


V

Les considérations qui précèdent montrent assez l’abondance et la diversité des ressources d’étude mises aujourd’hui au service de la critique d’art. Aussi, avec les facultés naturelles qu’elle suppose et que l’éducation arrive à développer, doit-elle chercher de plus en plus à se donner cette base solide et en quelque sorte scientifique qui trop longtemps lui a fait défaut. De là pour ceux qui aspirent à s’y livrer, — même s’ils veulent se cantonner dans une portion restreinte de l’histoire de l’art, — l’obligation d’acquérir cette culture générale qui seule leur permettra d’apprécier les proportions et l’importance du sujet qu’ils doivent traiter. Sans avoir la prétention de tracer des règles, chacun ayant ses procédés de travail particuliers, j’essaierai de donner simplement ici pour la marche à suivre quelques conseils pratiques qu’une assez longue expérience a pu me suggérer.

Tout d’abord, est-il besoin de le dire, le choix même du sujet, s’il lui est loisible de le faire, doit répondre aux goûts et aux aptitudes personnelles du critique. On ne fait bien que ce qu’on aime à faire : et ayant à vivre longtemps avec la période d’art ou le maître qu’il se propose d’étudier, il faut qu’il trouve en eux un intérêt suffisant pour que, sans compter, il n’épargne ni son temps, ni sa peine. Ce choix fait, il convient de se mettre résolument à la besogne, en établissant tout d’abord une bibliographie complète de tout ce qui a été publié sur la matière et en réunissant, pour les avoir autant que possible sous la main, tous les travaux sérieux déjà parus, afin de les consulter à loisir. Avec un peu de discernement et de méthode, il n’est ni bien long, ni bien difficile de juger la valeur de ces publications antérieures et d’estimer, en les comparant entre elles, le degré de confiance que peut mériter chacune d’elles. Une des tâches les plus nécessaires est de dresser ensuite, avec le plus grand soin et dans l’ordre chronologique, la liste de tous les faits certains et de toutes les œuvres indiscutées. Ce répertoire contiendra non seulement les informations et les dates relatives à l’école ou au maître sur lequel on désire être renseigné, mais celles qui concernent les événemens religieux, politiques, littéraires ou artistiques des périodes ou des contrées voisines. Du simple rapprochement de ces faits et de ces dates ressortent inévitablement des lumières imprévues et des constatations positives d’affinités ou de contrastes, de filiations ou de dissemblances qui se présentent naturellement à l’esprit. Ces index synchroniques sont indispensables et il sera bon de les consulter souvent, de les rectifier et de les compléter à l’occasion, avec la conscience la plus scrupuleuse, car c’est surtout au début de pareilles études qu’il est essentiel de se garder des partis pris et de se maintenir dans un état d’absolue sincérité.

Dès ces premières investigations dans les bibliothèques et les musées, les grandes lignes de votre œuvre apparaissent déjà avec l’ensemble de sa structure, ses proportions et ses divisions principales. Et pourtant, ce n’est là, à vrai dire, qu’une préparation de seconde main, dont les données vous ont été fournies par vos devanciers. Le moment est venu d’entrer dans une phase de recherches plus immédiates et plus personnelles. Des voyages d’exploration à travers les collections et les musées étrangers vont maintenant vous apporter le contingent d’informations spéciales qu’ils peuvent vous fournir. Mais, avant de les entreprendre, il convient de préparer ces voyages, d’en régler l’itinéraire, en étudiant à l’avance les problèmes spéciaux que certaines œuvres vous présenteront sur votre route et sur lesquels il importe d’être préalablement éclairé.

C’est d’ailleurs un art très particulier que de savoir visiter un musée et, pour mettre en valeur et développer en soi les qualités de clairvoyance et de mesure qui vous sont nécessaires, la tâche n’est point si facile. Des élémens d’appréciation nombreux et complexes entrent, en effet, dans les jugemens que nous avons à porter et la concentration, la continuité qu’exige une telle attention devient bien vite une cause de fatigue. Quelle que soit notre force de résistance, tout commerce prolongé avec les œuvres d’art et toute étude consciencieuse des particularités qu’elles peuvent offrir, aboutissent à un état de lassitude qui émousse rapidement la fraîcheur et la vivacité de nos impressions. De là, pour le critique, la nécessité de régler l’hygiène et l’économie de ses séances dans les musées. Avant de procéder à l’examen minutieux de chacune des œuvres qui peuvent l’y intéresser, une reconnaissance générale à travers toutes les salles lui permettra de distinguer déjà les plus significatives de ces œuvres et de leur faire dans l’emploi de son temps une part proportionnelle à leur importance respective. La fatigue survient-elle, il convient de s’arrêter aussitôt. À ce moment, quiconque est à même de tenir un crayon possède, de ce fait, un moyen de se reposer et de renouveler en lui les facultés d’observation qui lui sont indispensables pour reprendre sa tâche. En cherchant parmi les tableaux qui sont l’objet principal de son étude, ceux qui lui paraissent les plus intéressans, il peut choisir l’un d’eux pour en faire un dessin rapide. En même temps qu’il se procure ainsi un repos et une détente, il trouvera dans cette diversion l’occasion de pénétrer dans une compréhension plus intime de ce qui fait l’originalité et le mérite du maître qu’il étudie. Ainsi coupées par ces occupations, très différentes, de notes écrites et de croquis, les séances d’étude dans les musées peuvent être utilement prolongées fort au-delà du temps que leur consacrent d’habitude ceux qui n’ont pas la ressource de dessiner.

La fréquentation des directeurs de musées est aussi singulièrement instructive. Ils sont, en effet, pour la plupart, érudits et obligeans. Quelques-uns même comptent parmi les meilleurs historiens d’art de notre époque. Mieux que personne, en tout cas, ils sont bien placés pour connaître à fond les collections dont ils ont la garde. Ayant longtemps vécu avec les œuvres qu’elles contiennent, ils les ont maniées et examinées à loisir ; ils savent tout ce qui a été dit sur elles et le plus souvent ils ont eux-mêmes contribué à résoudre les problèmes délicats que peuvent soulever plusieurs d’entre elles. Avec eux, on sort vite des banalités pour aborder des questions précises, et quand ils voient que leurs interlocuteurs sont gens sérieux, désireux de s’instruire, ils leur fournissent les facilités d’étude les plus précieuses : décrocher des tableaux pour les mettre à meilleur jour, les rapprocher d’œuvres similaires pour les mieux comparer, discuter ensemble des attributions incertaines ou des dates douteuses, etc. Que de bonnes heures je leur ai dues, pour ma part ! Que de fois, grâce à la faveur qu’ils m’accordaient, j’ai pu travailler seul, à mon gré, dans les galeries désertes, en dehors des heures réglementaires, et admirera loisir les œuvres qui m’attiraient : à l’Ermitage, à l’Académie des Beaux-Arts de Venise, à Cassel, pendant la réorganisation du Musée, alors que les toiles des maîtres, placées toutes à ma portée, se prêtaient complaisamment à un examen réitéré ; à Brunswick, où, enfermé dans l’ancienne galerie par le gardien qui m’y avait oublié, je devais, par une fenêtre, héler un passant pour invoquer son assistance et mettre fin à ma captivité ! C’est également grâce à l’amabilité des directeurs de musées qu’il est souvent possible de visiter les collections particulières, qu’ils sont à même de vous signaler dans les villes qu’ils habitent et où ils peuvent parfois eux-mêmes vous servir d’introducteurs. D’habitude, les relations ainsi nouées survivent aux voyages qui les ont créées ; entretenues par des correspondances ou des services réciproques, elles contribuent à établir dans l’Europe entière une confraternité intellectuelle qui, née d’un pareil amour des belles choses, s’exerce au profit des études communes et sert à leur avancement.

Les ateliers de restauration annexés aux grandes galeries ne doivent pas non plus être négligés, et quand on y rencontre des praticiens habiles, il y a lieu de les interroger, de recueillir de leur expérience bien des informations exactes sur la technique des maîtres, sur les couleurs et les préparations qu’ils employaient, sur leurs procédés d’exécution, etc. Parfois d’ailleurs l’examen attentif des portraits originaux de ces maîtres fournit à cet égard des indications précises dont on n’a pas toujours tiré un parti suffisant : c’est ainsi que le portrait de Rembrandt vieux et peignant, celui de Velazquez dans le tableau des Meniñas, et bien d’autres encore, nous les font voir à leur chevalet, et nous renseignent ainsi de la façon la plus exacte sur les pinceaux ou les brosses dont ils faisaient usage, sur la composition de leurs palettes, etc. De même encore les pèlerinages aux lieux où ont vécu les artistes, la visite des maisons qu’ils ont habitées, peuvent nous éclairer sur leur vie, sur leur condition et sur leurs goûts ; les diverses demeures de Rembrandt à Leyde, à Amsterdam ; ce qui reste de la magnifique résidence de Rubens à Anvers, et la ville d’Anvers elle-même ; celle de Bruges pour Memling et les primitifs flamands ; Nuremberg pour Albert Dürer vous procureront sur l’existence de ces divers artistes de précieuses informations. Il faut voir Venise pour bien comprendre l’école vénitienne, et toute la Hollande, pour apprécier à leur valeur les peintres de genre et les paysagistes qu’elle a produits, afin de juger avec quel degré de fidélité ils ont copié la nature qui les entourait et quelle part d’interprétation personnelle ils ont mise dans leurs œuvres.

Ne manquez pas, du reste, de vous approvisionner largement sur votre, route des meilleures photographies des tableaux que vous aurez vus et des différentes localités que vous aurez visitées. Tout a son utilité de ce qui peut fixer vos souvenirs, vous remettre plus tard en présence des œuvres que vous avez à étudier et vous faire vivre avec elles.

Au retour de ces voyages, tandis que votre mémoire est encore fraîche, il vous faut faire, dans la retraite, le triage des matériaux que vous venez ainsi d’amasser pêle-mêle, séparer l’ivraie du bon grain, classer les documens recueillis, dans l’ordre et selon l’importance qu’il convient d’assigner à chacun d’eux.

De grossière et lâche qu’elle était primitivement, la trame du canevas de votre œuvre est devenue peu à peu plus serrée, plus fournie. Sur elle, apparaissent déjà quelques linéamens, d’abord isolés et incohérens, puis manifestant bientôt une suite ; un semblant de dessin qui, avec le temps et la réflexion, s’accuse de plus en plus. L’image du maître qui fait l’objet de votre étude se dégage pour vous, se fixe, dans ses traits les plus caractéristiques. Vous assistez au développement de son talent, à la création de ses œuvres ; vous pouvez constater ses hésitations, ses défaillances. Avec ses aspirations à la fois plus hautes et mieux définies, vous saluez les joies de sa pleine maturité et ses légitimes triomphes. Mais, dans ce travail de reconstitution d’une grande figure, il s’agit de lui donner la vie, de démêler et de marquer exactement son originalité propre, en faisant à l’occasion les réserves nécessaires, en laissant, malgré tout, dominer l’admiration que vous inspire votre modèle, car c’est pour étendre cette admiration, autant que pour l’éclairer, que la critique est faite.

Que de difficultés dans un pareil travail ! Et pourtant, si long, si pénible qu’il soit, il importe que le public n’en sente jamais l’effort. A mesure que vous possédez mieux votre sujet, vous voyez mieux aussi les imperfections de votre étude. Il en est auxquelles il faut savoir vous résigner. Gardez-vous, en tout cas, de ces affirmations hasardeuses qui cherchent à masquer les obscurités ou les doutes que vous n’avez pu éclaircir. Avouez vos ignorances et contentez-vous d’exposer en toute conscience l’état des questions laissées par vous sans solution. Avez-vous fait, au cours de vos recherches, quelque menue découverte ? Ne l’étalez pas complaisamment, estimez-la pour ce qu’elle vaut, et qu’elle ne tienne dans l’ensemble de votre travail qu’une place proportionnée à son importance. Que si vous pensez qu’elle mérite d’être présentée, étayée avec un appareil de preuves plus détaillées, exposez-la avec les développemens qu’elle comporte dans quelque recueil spécial où l’on sera heureux de publier votre trouvaille. Appliquez-vous à montrer la variété infinie des talens et les différences profondes qu’avec bien des parties communes, les grands génies offrent entre eux. Tout en visant aux idées générales, n’y abondez pas trop vite ; quand elles se présentent à vous, même quand vous les avez éprouvées, défendez-vous contre l’attrait qu’elles peuvent exercer. Il y en a pourtant, mais beaucoup moins que ne croient tant de gens qui pensent en avoir trouvé et qui se contredisent entre eux. En tout, conservez les nuances, le sens de la mesure, qui est une des marques du respect de la vérité. Ne rudoyez pas les œuvres d’art : ce sont des créatures fières et délicates qu’il faut traiter avec égards. Ce n’est pas en les violentant que vous mériterez leurs aveux. Approchez-vous d’elles avec déférence, avec amour. Interrogez-les discrètement, sans trop les presser. Que, dans son désir de distinguer, de classer, d’étiqueter, le philosophe isole entre eux leurs élémens épars pour les placer meurtris sous le scalpel, telle n’est pas la mission du critique. S’il a dû, pour son instruction, pratiquer ces sortes de dissections, toute cette cuisine opératoire doit être par lui soigneusement épargnée au public.

Vaille que vaille, votre étude est arrivée à son terme. Si vous le pouvez, laissez-la reposer un moment, sans trop y penser. Détachez-vous-en quelque peu ; en la regardant à distance, vous la jugerez avec plus d’impartialité ; et, en la reprenant d’ensemble, ses défauts vous frapperont davantage. Sans trop d’effort, vous lui donnerez plus de cohésion, plus d’unité ; vous en accuserez mieux les grandes lignes, vous en relierez mieux les parties. Avec un sentiment plus exact des proportions, vous y élaguerez ce qui est exubérant, vous supprimerez ce qui est inutile. Vous la dépouillerez sans pitié de cette rhétorique banale et creuse, qui, se contentant d’à peu près, ne dit rien, ne sert à rien, et qui a trop longtemps encombré le champ de la critique de ses digressions intempestives et de ses ornemens équivoques. Insistez, au contraire, sur l’ordre, qui n’est, à le bien prendre, qu’un raisonnement latent et une sorte d’argumentation cachée, d’autant plus persuasive qu’elle ressort de l’exposé des faits et qu’elle suggère, par sa force même, des rapprochemens et des déductions qui agissent spontanément sur l’esprit du public.

C’est grâce à ces remaniemens, à ces retouches et à ces caresses finales que votre œuvre sera désormais animée d’un même souffle, et que, vivifiée par la diversité même des élémens qui y auront trouvé place, elle conservera l’aisance qu’elle doit avoir. Malgré tout, vous ne le sentez que trop, elle sera restée fort au-dessous de ce que vous l’aviez rêvée. Du moins, à défaut du talent d’écrire, dont on ne dispose pas à sa guise, par la conscience et l’étendue de vos recherches, par l’exactitude substantielle de vos informations, vous aurez instruit le lecteur, éclairci quelques points nouveaux et contribué à mettre, pour un temps, mieux en lumière l’histoire d’une école ou l’originalité d’un grand artiste. D’ailleurs si, comme il est d’usage, votre livre doit être accompagné d’illustrations, et que votre bonne étoile vous ait conduit chez un éditeur intelligent, ayant à cœur le souci de bien faire et le bon renom de sa maison, l’impression même de ce livre, en vous apportant des soins nouveaux, va vous procurer en même temps des occasions nouvelles de l’améliorer. Les rapides progrès de l’héliogravure ont fourni à notre époque les plus précieuses ressources pour la propagation des œuvres d’art, et, comme valeur documentaire, les reproductions photographiques, qui de plus en plus tendent à prévaloir, sont bien supérieures aux gravures dont les publications artistiques étaient autrefois enrichies. Même confiées à des aquafortistes de grand talent, ces gravures ne pouvaient présenter le caractère de fidélité, ni d’homogénéité auquel il faut surtout viser en pareille matière. La photographie, au contraire, grâce à ses perfectionnemens récens, — si elle ne reproduit pas encore les couleurs, — est arrivée, du moins, à rendre avec une justesse suffisante l’effet des tableaux, et avec une exactitude absolue les mises en place, les mouvemens et les expressions. Quant aux dessins que vous désirerez mettre sous les yeux des lecteurs, les fac-similés qu’on en fait aujourd’hui équivalent aux originaux. Choisies parmi les types les plus caractéristiques, les nombreuses reproductions qui accompagnent les grandes publications d’art, en même temps qu’elles soulagent les descriptions, laissent dans l’esprit des souvenirs plus précis, une idée plus juste et plus nette de ce qui fait le mérite d’un maître : elles constituent, au sens propre du mot, de véritables illustrations.

Et maintenant que vous allez vous séparer de votre livre, si personne mieux que vous n’en connaît les imperfections et si nul plus que vous ne les déplore, il aura cependant été pour vous l’occasion d’une tâche bienfaisante, puisque, pendant les années qu’il vous a occupé, il vous a fait vivre dans un commerce de plus en plus étroit avec des chefs-d’œuvre et avec les grands artistes qui les ont produits. Vous avez essayé de les comprendre, de vous hausser jusqu’à eux et de traduire de votre mieux les impressions qu’ils ont éveillées en vous. Quelle que soit sa destinée, votre œuvre, vous le savez, n’a rien de définitif. Sans parler des découvertes imprévues qui peuvent renouveler le sujet que vous venez de traiter, d’une génération à l’autre, les maîtres vraiment supérieurs se présentent sous des aspects différens. Ils continuent à exciter l’admiration ; mais les motifs qu’on a de les admirer changent eux-mêmes avec le temps. Si peu durables que puissent être les jugemens qu’on porte sur eux, il y a toujours profit à vivre avec eux. En dépit de l’oubli qui, à courte échéance, attend de pareilles études, elles assurent à celui qui s’y livre avec amour les jouissances les plus vives et les plus pures. Au milieu des tristesses publiques ou privées qui ne sont épargnées ici-bas à personne, elles permettent, sinon d’y échapper tout à fait, du moins de pouvoir parfois en détacher son esprit, ce qui est bien quelque chose.


EMILE MICHEL.

  1. Nous n’avons pas en France l’équivalent de ces publications, et les rares tentatives faites à cet égard ont toujours avorte.
  2. L’une de ces têtes, celle d’Io, a été repeinte par Ch. Coypel, et plus tard par Prudhon, quand le tableau fut transporté à Paris en 1806, à la suite des victoires de Napoléon.
  3. Ces tableaux seuls ne figuraient pas dans l’envoi si intéressant des œuvres de ce maître fait par l’empereur Guillaume II à l’Exposition universelle de 1900. La possibilité d’une séparation en deux du tableau primitif semblait d’ailleurs un peu indiquée par la disposition même de ce tableau, et c’est en deux feuilles séparées que la gravure en a été faite. J’ai pu, en 1881, me convaincre qu’originairement les deux tableaux de Berlin n’en faisaient qu’un, grâce à l’obligeance de M. R. Dohme, alors bibliothécaire de l’empereur Guillaume Ier, qui, sur mon désir, avait bien voulu les faire décadrer devant moi. Tandis que, sur leurs côtes extérieurs, la toile brute était repliée et clouée sur les châssis, à l’intérieur, au contraire, cette toile était fixée sans aucun rebord sur les côtés lacérés, afin de ne rien perdre de la peinture qui les couvrait.
  4. C’est ainsi que, dans ces derniers temps, des portions de l’histoire du paysage ou des enquêtes méthodiques sur des questions restées douteuses dans la biographie des maîtres et la filiation des diverses écoles leur ont été proposées.
  5. Notamment celui de la très remarquable Histoire de la peinture italienne par M. Lafenestre, dont le premier volume seul a paru, il y a déjà longtemps.
  6. C’est comme un signe des temps que nous mentionnons ici la critique fantaisiste de Diderot, qui du reste n’a pu exercer aucune influence sur son époque, puisque ses Salons n’ont été publiés qu’après sa mort.
  7. Programme de critique ; Gazette des Beaux-Arts, t. XXI, p. 62.