La Croisade de Salonique/02

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La Croisade de Salonique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 875-918).
L’EFFORT FRANÇAIS

LA
CROISADE DE SALONIQUE
(12 OCTOBRE 1915-13 NOVEMBRE 1918)

II[1]


III. — LA DÉLIVRANCE DE LA MACÉDOINE

« Qu’es-tu ? » — « Je suis Français. » Debout devant l’officier qui l’interroge, le pâtre macédonien en guenilles roule dans ses mains calleuses sa coiffure ternie, un calot jadis bleu horizon ramassé au bord d’une route ; les jambes lourdes s’enveloppent de chiffons enroulés, tenus de ficelles ; la redingote de bure brune sans manches laisse passer la grosse toile de la chemise grise ; la face enivrée, crevassée, grisonnante, reste basse, insoucieuse du gendarme correct, du Père assomptionniste, interprète sévère dans sa barbe assyrienne, du juge improvisé devant lequel on le traîne, fugitif conquérant encore, après le Bulgare, le Serbe, le Turc. Il s’est laissé prendre aux portes de la ville de Monastir où entre l’armée française, paissant ses moutons dans les prés que frappe, rancunier, l’obus bulgare ; son impassibilité a paru suspecte ; n’est-il point de connivence avec les artilleurs ennemis ? Mais dans la salle d’interrogatoire, quand le 105 troue la cour voisine, il ne se départ point de son flegme oriental. Il en a vu d’autres depuis un demi-siècle qu’il erre sur ces champs de bataille. Il a été Turc, Serbe, Bulgare. Et maintenant que les Français entrent en maîtres, il change d’état civil : il est « Français. »

« As-tu donc peur des Français ? » demandait-on à un pauvre hère de quinze ans qui celait quelque larcin véniel, chétif, mais la mine éveillée et franche : « Pourquoi aurais-je peur ? répliqua l’enfant. Je n’ai rien à me reprocher et l’on n’a rien à me prendre. »

La politique du Macédonien tient tout entière dans ces deux réponses. Le soldat qui s’installe possède le pays par droit de conquête, et le vainqueur fera main basse sur les récoltes, sur les meubles, sur les troupeaux, sur les billets. Devant la force le Macédonien s’incline, résigné aux cataclysmes, à l’invasion périodique qui déferle à chaque automne, aux comitadjis ou aux réguliers ; le pauvre courbe la tête sous l’orage ; il attend la paix et le pain.

Les Bulgares viennent de partir. La razzia est générale : maintenant les villages de la plaine sont vides. Il manque 50 bœufs, 12 ânes, 2 chevaux à Jivonia, 100 bœufs, 25 ânes, 2 000 moutons à Slivitza, tout le blé de Balch, tout le foin de Kremian, 30 bœufs, 400 moutons à Skotchivir, 300 kilos de blé à Baukri, 40 000 kilos de blé, 300 chariots de foin, 300 chariots de paille, 28 bœufs, 8 chevaux, 80 moutons, 5 à 6 000 kilos de pommes de terre à Kanina, 28 bœufs, 30 porcs, tout le blé, toute la paille de Bistritza, les poutres de 15 maisons de Zabiani, et à Monastir 294 bovins, 2 754 moutons, 25 chevaux, 311 porcs, 123 ânes, 71 350 kilos de blé, 3 400 kilos de foin, 500 kilos d’orge, 9 437 kilos de laine, 3 400 kilos de paille. On compte à Monastir même 355 commerçants et artisans pillés qui évaluent les dommages subis à 794 483 francs.

L’armée bulgare a occupé un an Monastir (4 décembre 1915- 19 novembre 1916). Au Sud de la ville toute la plaine de Pélagonie s’étale, avec ses marais, ses lacis d’eaux à peine courantes, où se traînent la Tcherna et ses paresseux affluents, la Sakouleva, la Rakova, la Bistritza, qui servirent tour à tour de ligues de défense. Quand les Bulgares évacuent leurs tranchées inondées, ils vident tous ces minuscules villages de terre : les toits de paille sont crevés, brûlés ; les murs de torchis jaune sont éventrés ; les rares clochers de briques effondrés ne surgissent plus des bosquets non moins rares ; Mesdjidli, Lajets ne sont plus que monceaux de boue ; les monastères de pierres des pentes, Dragoch, Kristofor ne sont plus que croulants décombres. La gare de Monastir fume ; les casernes rouges offrent les plaies béantes des fenêtres ; la rue du roi Pierre présente ses devantures défoncées, ses boutiques pillées, ses minarets décapités, son bazar mort, et, devant l’étal des boulangeries basses, la foule pitoyable des mantes blanches baissées, des yeux timides, sombres des Macédoniennes ; Monastir meurt de faim. L’oke (1 280 gr.) de pain vaut 5 levas ((5 francs) ; l’oke de saindoux 13 levas. L’intendance française distribue des miches ; c’est le premier acte des secourables vainqueurs.

Du pain, la paix : ce sont les dons du nouveau venu. Comme il y a sept siècles, le Français, renversant la fragile domination du conquérant asiatique, apporte dans ce pays slave la civilisation d’Occident. Il délivre la Macédoine du Bulgare ; tandis qu’il monte la garde aux frontières de Grèce et attend l’heure de poursuivre l’offensive libératrice, il transfigure les plaines impraticables, improductives, meurtrières, il renoue la tradition de jadis, il relie à la geste de l’Achaïe, de la ThessaIonique du XIIIe siècle, l’œuvre nourricière et pacifique des croisés contemporains.


Le 14 février 1916, Mackensen paraît sur le front de la Macédoine. Les Bulgares, arrêtés depuis trois mois par la diplomatie allemande à la frontière gréco-serbe. sont impatients de compléter leur conquête, d’atteindre Salonique qui leur échappe depuis quatre ans. Tandis qu’ils creusent des tranchées dans la vallée du Vardar, ils concentrent leurs troupes sur l’autre voie d’invasion, dans la plaine de Monastir. Des régiments allemands viennent à la rescousse, corps alpin, bataillons de chasseurs exercés à la montagne, et, pour étayer les divisions bulgares, détachements de spécialistes, mitrailleurs, compagnies de chemins fer, artillerie de montagne et lourde, aviation, etc... De février à mai c’est un continuel mouvement derrière les lignes, construction de routes stratégiques, de chemins de fer à voie étroite, téléfériques par delà la Babouna. changements constants dans l’ordre de bataille, qui trahissent la volonté du commandement allemand de diriger les opérations à venir, de placer des troupes allemandes aux endroits critiques, d’écarter les corps suspects : ainsi l’on dissout la 11e division bulgare recrutée parmi les Macédoniens, chez laquelle les désertions nombreuses révélaient un enthousiasme mitigé de servir l’envahisseur. Dès le mois de mai le front de Monastir est renforcé au détriment des fronts de Dobroudja et de Macédoine orientale : tandis que de Stroumitza à Xanthi s’étalent trois divisions bulgares et que trois autres défendent la frontière roumaine, il n’y a pas moins de cinq divisions bulgares (équivalant au moins à sept divisions allemandes) et deux divisions allemandes sur les 100 kilomètres de front de Monastir au Vardar. A la fin de juillet la menace roumaine et la convoitise des terres grecques de l’Est n’amènent qu’une légère perturbation dans cet ordre de bataille : sur le front roumain trois divisions bulgares, une brigade d’infanterie, une brigade de cavalerie ; sur la Stroumitza et la Strouma deux divisions, deux brigades et des éléments d’une quatrième division ; sur le Vardar deux divisions bulgares et la 101e allemande, la seule qui reste en Macédoine. Ces forges assiègent le camp retranché. La masse de manœuvre, disponible dans la plaine de Monastir, est de deux divisions d’infanterie (chacune à trois brigades), des trois brigades de la cavalerie. Voici donc en Macédoine 8 divisions d’infanterie, 1 division de cavalerie bulgare, 1 division d’infanterie allemande, environ 280 000 hommes. Le but du commandement germano-bulgare est, par une invasion rapide sur les deux ailes, de couper la retraite aux Alliés à l’intérieur de la Grèce, de contraindre le général Sarrail à une bataille de siège, à une capitulation totale.

Le 17 août, les Bulgares franchissent des deux côtés la frontière de Grèce, puis s’avancent à travers les plaines, où ils ne rencontrent nulle résistance, à l’Est jusqu’à la Strouma, à l’Ouest jusqu’au lac d’Ostrovo (23 août).

L’attaque bulgare nous imposa la lutte. Si à l’Est les Grecs, trahis par leurs chefs, ont dû se rendre ou s’exiler, à l’Ouest la petite troupe serbe est contrainte à se replier en hâte : les Bulgares occupent Florina que couvraient des tirailleurs annamites et un bataillon serbe sans artillerie ; à Banitza un régiment serbe ne peut tenir devant quatre régiments bulgares. Mais le 23 août, au défilé qui unit le bassin du Roudnik à la plaine de Kaïalar, la gauche serbe se ressaisit et la masse bulgare stoppe. Une brigade française (156e D. I.) arrive à la rescousse. La situation est rétablie.

Les seules troupes alliées étaient la garnison du camp retranché de Salonique : 190 000 hommes. Avoir durant six mois imposé le respect aux Germano-Bulgares qui s’étaient vanté de jeter le corps expéditionnaire à la mer, c’était déjà un succès. C’était encore un succès que l’arrivée sans encombres en juillet des 122 000 Serbes de Corfou, puis d’une brigade russe (9 000 hommes), en août d’une brigade (bientôt après division) italienne (23 000 hommes). Bien que, dès le mois de mars, on se fût préoccupé en France de demander à l’armée d’Orient sa contribution dans la grande bataille dont le pivot était Verdun, bien qu’on eût songé alors à rendre apte notre infanterie à la guerre macédonienne, il fallut plus de trois mois pour décider l’Angleterre à admettre l’unité de direction sur le front oriental (juillet), à équiper ses divisions en vue de la guerre de montagne, pour donner au général Sarrail le commandement de l’armée serbe, pour se résoudre à l’offensive générale, pour obvier à la dernière heure au changement de plans imprévus qu’imposait la Roumanie, hypnotisée par les terres transylvaines, soudain oublieuse du danger bulgare. On atteint donc l’été et les fièvres : 20 à 40 p. 400 de nos effectifs sont impaludés. La force offensive est amoindrie.

5 divisions britanniques montant la garde dans le secteur oriental du camp retranché de Salonique, renforçant leurs positions de Doïran, de la Strouma et des lacs, 6 divisions serbes engagées dans l’offensive bulgare, tenant les hautes cimes au Nord de la Karadjova, au Nord et à l’Est du lac d’Ostrovo, barrant la plaine de Kaïalar, la division italienne qui relève une division française sur le front défensif du Bélès, 4 divisions françaises et la brigade russe, masse de manœuvre qui doit muer en flanc offensif le liane défensif : au total, sur le papier, environ 350 000 hommes ; en fait, la maladie, les innombrables convois, nécessaires pour vaincre la distance, réduisent ce chiffre de moitié.

En vue de l’offensive, les divisions françaises ont reçu des moyens de transport appropriés à la montagne ; presque toutes les voitures cèdent la place à des arabas à deux roues et deux chevaux, à des mulets. Mais la charge utile d’une araba est de 400 kilos au maximum ; celle d’un mulet de 100 kilos. Aussi une division traîne-t-elle avec elle une caravane imposante : pas moins de 3 000 chevaux, plus de 3 000 mulets de bat, près de 600 voilures. Et si l’on défalque de ces nombres les 2 000 chevaux, les 300 voitures de l’artillerie divisionnaire, une unité d’infanterie (il y a alors quatre régiments par division) ne traine pas moins, au train de combat et au train régimentaire, de 596 animaux de selle, de trait, de bat, et d’une vingtaine de véhicules, le train des équipages les 300 animaux et 60 voitures . de la compagnie divisionnaire, une compagnie muletière (200 mulets), une compagnie d’arabas (200 arabas à deux chevaux). En comptant 10 mètres par voiture attelée, la moitié seulement pour un mulet bâté avec ses bagages, sans même l’intervalle nécessaire entre les animaux ou les voitures, c’est sur plus de 3 kilomètres que s’allonge le convoi d’un seul régiment.

Pour ravitailler l’avant, soit les dix divisions de l’aile gauche, qui doivent arrêter l’armée bulgare, puis reconquérir la Macédoine, l’arrière ne dispose que de deux routes, le chemin de fer Salonique Verria-Ostrovo à voie utuque et la route Salonique-Verria-Kozani. Sur celle-ci, après trois mois de labeur, sur 150 kilomètres les automobiles circulent. Mais dans la campagne de Salonique, Camargue marécageuse, herbeuse, venteuse, dès septembre la route redevient fondrière, les ornières sont de vrais ruisseaux ; les autos préfèrent la rase plaine, traçant toujours des pistes neuves. Au delà de Verria lu roule gravit les pentes du Vermion Oros, dans les chênes-verts, puis les fougères, parvient aux croupes rocailleuses, dénudées, du pénible col d’ichiklar (1 600 m.), dévale en moins de 10 kilomètres à 700 mètres d’altitude, s’englue à nouveau dans les marais du Sarigöl pour remonter encore sur l’éminence de Kozani.


C’est sur cette route que s’engage l’« armée provisoire d’aile gauche. » Tandis que les troupes serbes reprennent l’offensive, ayant comme objectif la Malkanidjé, le Kaïmaktchalan qui par une chaîne de 1 000 à 2 500 mètres ferment à l’Est le bassin de Monastir, l’armée française — deux divisions, les 57e et 156e, auxquelles est jointe la brigade russe — tentera l’attaque débordante sur le flanc droit des Bulgares.

Les avant-gardes ennemies avaient stoppé sur les collines broussailleuses qui dominent la nappe jaunâtre, les rivages plats du Roudnik, les flots bleus du lac d’Ostrovo surgissant des murailles blanches. Quelques croix y marquent encore les fosses où, sous le soleil inclément et sous les balles bulgares, furent couchés les premiers Français. En ce mois d’août 1916, accourant étayer l’armée serbe accablée, rétablissant la situation compromise, nos Algériens et nos Francs-Comtois partent délivrer la Macédoine. Derrière eux, les décombres boueux de Nalbandkeuil témoignent des vengeances turques, de la première délivrance ; devant eux, Ekchissou, qui relevait à peine ses briques brûlées en 1912, fume encore d’un incendie tout récent. Et, sur les ravins de la Malareka, le pont du chemin de fer saute.

L’attaque franco-serbe a commencé le 12 septembre, et la nuit même où l’aile gauche bulgare entre dans Kavalla, l’aile droite commence son repli : l’armée serbe grimpe les pentes orientales des chaînes qui cachent la vue de la frontière et de Monastir, la dernière ca))live ; la 156e division poursuit sa course de plaine en plaine, de Kaïalar au Roudnik et du Roudnik vers Baniza ; la brigade russe monte les croupes boisées de la Neretzka qui ferme à l’Ouest les bassins ; la 57e et les deux régiments de chasseurs d’Afrique, descendant les vallées étroites, tentent de gagner Kastoria. Troublés par l’escalade des Serbes, par l’enveloppante menace de la gauche française, les Bulgares abandonnent successivement les lignes de résistance construites en hâte pour ralentir la retraite sur la chaîne basse de la Malareka, découvrent Florina, que notre infanterie occupe (17 septembre), font halte derrière la Sakouleva, taillent des créneaux dans les murs de boue sèche de Petorak. Mais le 17 septembre l’armée serbe enlève le sommet du Kaïmaktchalan : entre les pins abattus, la plaine de Monastir se découvre, tandis qu’à l’extrême gauche la petite colonne de la 57e D. I., passant par les ravins, les sentiers de chèvres, sur les crêtes occidentales, poursuit, anémiée, mais inlassable, la menace d’encerclement. Le Bulgare recule encore. Renforcé d’artillerie lourde autrichienne, il veut souffler et s’arrête : coupant la plaine de Monastir et s’accrochant aux pentes, dont les sommets sont perdus, il retrouve, le long de la frontière grecque, les tranchées dont il sortait, un mois auparavant, pour une Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/886 éphémère conquête. Devant Kenali, dans la boue, l’armée bulgare se terre sur le sol serbe qu’elle veut garder (4 octobre).


L’offensive française victorieuse inquiète le commandement allemand qui, sur le front de Monastir, prend la tête de la défense. La Ire armée bulgare se fond dans la XIe armée allemande et von Wincklers, de Prilep, dirige le front défensif du lac de Prespa au Vardar. Si l’offensive roumaine appelle des troupes vers le Nord, les prélèvements sur le front Sud sont réduits au minimum (un régiment allemand, un régiment bulgare), sont bientôt compensés, au reste, par un second régiment allemand, et par des forces bulgares que, derrière la Strouma, une division turque relève : un régiment de la 101e D. I. allemande, cinq brigades bulgares passent de la IIe armée (à l’Est du Vardar) dans la plaine de Monastir. Ces mouvements décèlent l’inquiétude ennemie. Derrière les lignes de Kenali il n’y a plus de réserves. Déserteurs, prisonniers avouent cette pénurie des renforts avec la loquacité complaisante du soldat bulgare, qui fut le meilleur auxiliaire du bureau des renseignements, avec cette emphase orgueilleuse qui, à défaut de patriotisme, dépeint éloquemment ce mégalomane. « Qu’y a-t-il derrière vous ? » demandait-on en ce mois d’octobre à un de ces déserteurs, plus affamés de pain que de gloire. Et le bougre de répondre, non sans amertume : « Notre Seigneur Dieu et Sa Majesté le Tsar ! »

Au moins ignore-t-il que nos effectifs ont fondu, moins par le feu que par les fièvres : en un mois, on a évacué plus de 2 000 hommes : telle division française n’a plus que 5 000 combattants ; telle autre n’atteint pas ce chiffre ; la plus favorisée aligne 8 000 fusiliers et mitrailleurs ; la brigade russe a 6 000 hommes en secteur ; une batterie de 75 n’a plus qu’une pièce en action. Il est vrai que nos stocks suffisent à contenter les Bulgares. « A quoi bon ? disait un déserteur épouvanté de notre feu : quand nous tirons un coup, vous en tirez dix ! » Instruite par l’expérience de France, notre artillerie bouleverse les défenses accessoires. « Votre infanterie, on ne la voit jamais, » s’étonnait un autre vaincu, cueilli dans les boues de celte plaine molle, mi-noyé sous cette pluie d’octobre torrentielle. Dans les tranchées vaseuses, les parapets de briques crues s’effritent plus dans les eaux du marais qui gonde que sous les percutants des Alliés. Vers l’Est, les lignes s’attachent aux flancs pourris du Starkov grob, dont les granits et les schistes s’écaillent ou s’effeuillent dans des ravins noirs, se perdent dans les hêtraies ou les sapinières, s’agrippent à 2 000 mètres à la calotte neigeuse du géant rébarbatif, le Kaïmaktchalan, puis sur les crêtes grises et nues de ses cadets de la frontière.

Ces positions des sommets, qu’avec l’aide de notre artillerie lourde (presque tout entière sur leur front) les Serbes enlèvent une à une, prennent d’enfilade les ennemis d’en bas. Descendant des croupes conquises, l’armée serbe dévale sur la Tcherna, là où la « Rivière Noire, » quittant les marécages rouges, roule ses troubles eaux dans les rapides de Skolchivir, avant de s’enfoncer, entre des murailles sombres, au précipice des gorges. La tête de pont de Skolchivir, aux pieds de l’éperon nu du Tchouké, est occupée le 24 septembre; Brod, le « Pont, » est pris le 5 octobre. L’âpreté de la Boucle offre ses micaschistes et ses gneiss sans arbres, sans herbes, sans cultures, où la pierre scintillante de minuscules villages se fait basse et humble aux pieds des escarpements glissants. Infatigable, le Serbe poursuit son ascension que les contre-attaques allemandes (c’est le lieu critique) ne parviennent point à ralentir ; le 14 octobre, il s’installe à Gardilovo, à Baldentzi, à la lisière Ouest des hauteurs ; le 28, il prend d’assaut la tour élancée du Tchouké qui surplombe la « Rivière Noire ; » le 31, il est à Tepavtzi, le 2 novembre, à Iaratok à la latitude de Monastir ; le 5, il s’installe à 1 378 mètres, au point culminant de la région Sud de la Boucle de la Tcherna.

Cependant de front les succès n’avaient point été si rapides. L’ennemi, qui souffle enfin, pose ses fils de fer, s’organise en profondeur. Le 14 octobre, nos régiments se heurtent à de profonds réseaux bulgares : cet échec coûta à l’armée française 1 200 hommes et son général. Le 15 novembre, tandis que le nouveau chef suit sur le texte grec les leçons de Thucydide, les patrouilles, qui au petit jour erraient devant les tranchées bulgares, n’y trouvent ni homme ni canon. Dans la plaine, brouillard et pluie rendent la poursuite pénible ; à l’Ouest, dans la montagne, une tempête de neige entrave la lente marche des Italiens ; à l’Est, les armées serbes, et le 2e bis de zouaves, sautent de piton en piton. La prise de 1378 menace toute la ligne bulgare : elle doit se replier encore, se reporte sur la ligne de hauteurs qui, de l’Ouest et du Nord, tiennent Monastir sous le feu. Trente cavaliers français de l’escorte du commandant de l’armée courent sur la ville que l’ennemi évacue et brûle : leurs bras amassent les fleurs, dont, au son des cloches, les habitants les accablent, tandis que les mains des indigènes avides s’ouvrent aux biscuits et aux boules qu’en échange des trophées distribuent les libérateurs. Les Serbes viennent reprendre possession de « Bitoli » reconquise, quatre années, jour pour jour, après qu’ils y furent pour la première fois entrés (19 novembre 1916).

La force alliée décroît cependant. Tandis que des renforts allemands et bulgares barrent de part en part la Boucle, s’accrochent aux pentes de 1 050 et fortifient à 1 300 mètres les pentes Sud du Bobichté, de l’autre côté de la plaine, au Sud et au Nord de la trouée ouverte à travers la Baba planina par la vallée du Dragor, les arrière-gardes ennemies, profitant du répit que leur laisse la prudence italienne, se cramponnent aux versants du Peristeri neigeux, aux flancs de 1 248, dont l’observatoire altier domine la ville de Monastir et toute la plaine marécageuse qui s’étale jusqu’à la Tcherna. Les Serbes n’ont pas fait leurs escalades successives sans semer le long de la route morts, malades et convoyeurs ; au fur et à mesure que l’on s’éloigne des gares de ravitaillement de la ligne de Salonique, ce sont les . formations d’arrière, les trains muletiers qui s’accroissent. De ses 30 000 hommes une armée ne peut compter, deux mois après l’offensive, que sur 6 000 combattants. Nos propres forces ne sont pas plus riches : les dépôts intermédiaires sont vides, nos compagnies ont 90 fusils en moyenne et, pour remédier aux pertes, on n’a encore envoyé de France qu’un bataillon sénégalais ! La nature elle-même arrête l’offensive : la pluie est continuelle en novembre, en décembre ; les rivières débordent ; le brouillard estompe la plaine, la neige couvre la montagne ; la route de Salonique-Monastir est coupée par les eaux à hauteur de Ienidjé ; l’orage détruit en sept endroits entre Ekaterini et Plati la voie ferrée qui vient de Grèce. A la mi-décembre, en attendant des jours meilleurs, les armées alliées stoppent sur les positions acquises, appuyées sur le lac de Prespa, couvrant Monastir à 5 kilomètres au Nord, coupant la plaine inondée puis les rocs nus de la Boucle, rejoignant l’ancienne frontière gréco-serbe sur la rive droite de la Tcherna. Elles devaient y rester deux ans.

Au surplus, elles avaient accompli leur tâche, conjuré la menace de Mackensen, arrêté, refoulé l’invasion bulgare, dégagé Salonique, libéré la Macédoine.

Dans Monastir délivré, disciplinées par un vétéran de l’armée serbe, respectant le calot kaki de cette tête grise, la baïonnette et le fusil que balance cette épaule lasse, les Turques et les Slaves, emmitouflées dans le voile noir ou la coiffe bariolée de vert et de rouge, se pressent sous les bureaux serbes, recueillent dans des sacs bigarrés la farine de notre intendance. L’obus bulgare précipite les mendiantes dans les caves, les dissémine le long des murs ; mais, dès qu’est dissipé le nuage de poussière échappé des plâtres croulants, des bois fumant de la maison effondrée, la foule peureuse vient tendre ses bras de soie sombre ou de toile blanche à la manne, au pain français.


IV. — LA PAIX FRANÇAISE

Après le Bulgare, la fièvre est le second fléau de la Macédoine. Le Barbare chassé, il faut vaincre la maladie. La lutte contre le paludisme succéda à la campagne de 1916. Elle fut méthodique et victorieuse.

Nos soldats se sont installés, ont combattu dans les plaines basses : la Campanie salonicienne, le delta et les bassins du Vardar, le chapelet des marécages, mi-asséchés ou encore humides, que traverse la grand’route Sud-Nord de Kozani à Monastir, la steppe herbeuse de Kaïalar, les marais bordiers du Roudnik, enfin l’immense, la monotone platitude de la Pélagonie inculte et vaseuse. Ici les monastères trônent sur les terrasses de l’ancien lac, Sveti Marko, Kladerop, Dragoch, Kristofor, etc. ; les gros villages de pierres s’égrènent tout le long des pentes aux cônes des rivières qui ont raviné la Baba, le Starkov grob ; dans le recoin qu’a affouillé la pluie torrentielle, Florina cache ses maisons bleuies, aux toits de tuiles, aux vignes grimpantes ; à l’entrée de la trouée de Resna, au carrefour de deux grandes routes marchandes (la voie Egnatienne entre autres), Monastir groupait ses 50 000 âmes à l’écart des roseaux et des moustiques. Le paysan duit la plaine meurtrière : quelques rares et minuscules villages de torchis, de briques crues et de chaumes ; ni l’épi jaune du maïs ni le poivron vert ou rouge ne pendent en abondantes grappes bariolées comme chez le voisin des pentes ; les paysannes (il n’y a plus d’hommes) portent sur leur visage jaune, amaigri, sans jeunesse, les stigmates du paludisme, et la disette d’enfants, qui, au contraire, fourmillent dans le moindre hameau de montagne, décèle la précoce mortalité.

L’anophèle, qui transporte chez l’homme l’hématozoaire agent du paludisme, fit tomber, durant l’été 1916, plus de monde que le feu ennemi. De janvier à septembre 1916, dans la seule armée française, il y eut plus de 16 000 cas de paludisme, dont 388 entraînèrent la mort ; en juillet et août, la mortalité paludéenne atteignit près de 2 pour 100 (exactement 1,9), et beaucoup de cas de première invasion, rebelles à la quinine, étaient suivis de typhoïdes ou de cachexies rendant l’évacuation inévitable. Il fallait donc, dans l’intérêt de l’expédition elle-même, s’attaquer à cet autre et plus insaisissable adversaire. C’est pourquoi une mission permanente de prophylaxie antipaludique fut instituée à l’armée d’Orient. Elle débarque à Salonique le 30 avril 1917, et ses vingt médecins, ses 350 infirmiers se mettent tout de suite à l’œuvre.

Elle procède avec méthode : la Macédoine est divisée en secteurs qu’on explore ; une carte du paludisme se prépare et pour écarter les troupes des régions par trop malsaines et pour combattre préventivement et mécaniquement le moustique. En six mois (avril-octobre) l’examen porta sur 323 villages, sur 23 926 indigènes, dont la rate hypertrophiée indiquait l’impaludation : on put dès lors dresser la carte du paludisme endémique. Afin d’enrayer la contagion dans les cantonnements de la plaine, les indigènes furent soumis comme nos soldats à une médicamentation préventive. Pour lutter contre les larves dans les eaux stagnantes, on rectifie les berges des fossés et les bords des mares, on coupe les boucles, comble les anses, abat les saillants, faucarde les herbes aquatiques, cure et aplanit les fonds ; on assure à l’eau un écoulement régulier ; voire le lit est dédoublé : un système de vannes permet d’alterner le courant, de mettre à sec alternativement l’un et l’autre drain, jusqu’à la destruction des larves ; les surfaces sont pétrolées au compte-gouttes ; des puisards sont creusés par ailleurs ; des marais enfin sont asséchés. Ainsi entre Ekchissou et Sorovitch la mission aménage le déversoir du Roudnik dans le lac de Petersko, creuse un canal de deux kilomètres qui dessèche les marécages du Roudnik et les prairies mouillées de Sotir, offrant à la culture des centaines d’hectares stériles. Un canal d’écoulement de 5 kilomètres entraîne dans la basse plaine les mares qui empoisonnaient Florina. A Sakoulevo, à Vakoufkeuil les eaux stagnantes sont dérivées vers la rivière. Dans la plaine de Koritza, dans les vallées que suivent les routes de Florina et de Monastir, dans tous les villages que traversent les convois de notre extrême-gauche, ce sont travaux de même nature. Le long de la voie ferrée Salonique-Monastir, le combat n’est pas moins actif : le lacis des marais et ruisseaux de Vertekop, au pied des montagnes, est drainé vers la Voda ; à Vodena, le quartier de Koupri est débarrassé des anophèles ; à Vladovo, des terrains de culture sont conquis sur les marais. Dans la Campanie littorale, à Topsin, il Samli, à Gradobor, des marécages disparaissent. A Salonique même, la ville la plus malsaine de Macédoine, où fut installé le plus important de nos centres sanitaires, des quartiers entiers furent ramenés à la vie. Au total, durant l’été 1917, avec l’aide de la main-d’œuvre locale qui fournit près de 76 000 journées d’ouvriers, la mission antipaludique comble ou assainit 629 mares, couvre ou aménage 5 603 puits, citernes ou réservoirs, visite 16 179 maisons.

La défense contre le moustique réclame des armes spéciales durant la saison fiévreuse, du 15 avril au 15 novembre : la quinine préventive et le bouclier protecteur, moustiquaire de tulle ou grillage de toile métallique qui ferme hermétiquement la maison. Des affiches dues à la plume des maîtres de la caricature exposèrent aux récalcitrants les inconvénients de l’indifférence ; des inspections efficaces, le contrôle de la quinisation par l’analyse de l’urine, la surveillance par les médecins de la mission des Macédoniens eux-mêmes (15 000 furent quinisés durant l’été 1917, les habitants de 86 villages en 1918) eurent des résultats positifs : dès le second été de la campagne anti-paludique, la mortalité paludéenne de l’armée française tombe à 0,59 pour 100 (juillet et août 1917). Les chiffres à cet égard ont leur éloquence :

En juillet, août et septembre 1916, les cas de paludisme se montèrent à 15 953 pour 4 divisions.
En 1917, à 13 019 pour 8 divisions.
En 1918. à 7 092 pour 8 divisions.

La statistique est encore plus démonstrative, si elle n’enregistre que les cas de première invasion :

1916 : 12 260 cas.
1917 : 1 883 cas.
1918 : 574 cas.

ou la mortalité due au paludisme :

1916 : 379 décès.
1917 : 71 décès.
1918 : 54 décès.


La disparition du paludisme est la condition essentielle de la rénovation de la Macédoine. Les plaines fertiles jadis ne sont aujourd’hui que steppes desséchées. Çà et là, à l’orée des villages, la large feuille vert sombre des tabacs, la haute lame vert clair des maïs étale ou lance sous le soleil une rare touche reposante ; sur faire ronde, les petits chevaux tournent sans arrêt, battent les gerbes de blé dur ou d’orge ; mais la monotonie poussiéreuse fait cercle, jusqu’à l’horizon abrupt des montagnes, coupée seulement des des tondus de moutons noirs ou des mufles levés de buffles vautrant dans les flaques leur poitrail ras. Telle est la scène coutumière de la saison des récoltes. Cependant la terre n’est point inféconde. Il y a quelques années, la production en céréales, qui atteint à peine 100 000 tonnes pour la Macédoine entière, s’élevait à 500, à 700 000 tonnes. L’insécurité, les incursions des comitadjis bulgares, la guerre, qui devenait endémique, ont dévasté les champs, enlevé les bras : les hommes sont enrôlés ou émigrent. Mais, voici les armées alliées qui imposent l’ordre, encouragent les agriculteurs, donnent elles-mêmes l’exemple, mettent en valeur des terres neuves. Anglais dans la Macédoine orientale, Français dans les campagnes de Salonique. de Kozani, de Monastir, de Koritza, Serbes dans la Karadjova, tous, — poursuivant sans doute d’abord l’intérêt de l’armée que les sous-marins isolent, — défrichent et enrichissent le pays.

Dès leur arrivée du reste, en 1915, leurs bateaux alimentent la population affamée ; puis la « Commission mixte de ravitaillement » de Salonique, où des officiers des armées alliées et les administrateurs locaux siégeaient côte à côte, prit en mains la répartition des vivres, et, en face de l’indifférence du gouvernement d’Athènes, nourrit la Macédoine durant les trois ans d’occupation.

Ce fut surtout l’armée française, forte de ses méthodes coloniales, qui entreprit la mise en valeur. Le général Guillaumat, de la lignée des Bugeaud, des Faidherbe, des Galliéni, débarque en décembre 1917. Ce cartésien soldat ne vit point au jour le jour : il pose ses règles, déduit ses méthodes, se prescrit des devoirs, répartit les fonctions, crée les organes. Dans cette guerre coloniale, contre ces ennemis, la maladie, la faim, la soif, la distance, il importe d’abord de faire vite. Il faut dresser ses plans, ses officiers, ses troupes. Une direction de l’arrière est créée qui aura la haute main sur tous ces organes de combat contre la nature. En France, l’arrière qui reçoit tout de l’intérieur n’est qu’un instrument de distribution. En Orient, c’est un organe créateur. La guerre sous-marine menace plus que jamais de trancher le lien fragile qui unit Salonique à la France : déjà on doit créer pour les évacués, les permissionnaires, les renforts, la voie de fer, de terre, de merde Salonique-Bralo-Itea-Tarente. Le tonnage diminue sans cesse et l’expédition devra peut-être se contenter de ses seules ressources. Au surplus, la nourriture de conserve ne vaut rien durant les mois chauds : les aliments frais, fruits, légumes sont, sous ce soleil, la santé du soldat d’Europe ; le foin est indispensable aux nombreux convois, chevaux et mulets. Il faut donner de l’eau potable, purifier les sources infectieuses ; il faut construire pour l’hiver de pluie, de boue et de neige, des cantonnements hygiéniques et chauds, les approvisionner de combustibles ; il faut choisir pour les bivouacs d’été des sites de repos dans la montagne saine, dresser, pour les divisions anémiées dans les tranchées de l’avant, des baraquements légers, à l’abri des miasmes. Telles sont les tâches de l’arrière : créer des potagers et des jardins, des abreuvoirs et des sources, des gîtes d’étapes et des cantonnements, enfin, dans la montagne rocailleuse comme sur les marécages de la plaine, des rubans de routes empierrées.

En 1916-1917, l’armée a édifié le camp retranché et délivré la Macédoine ; elle a eu autre chose à faire qu’à organiser des exploitations. En 1917-1918, sous l’impulsion du général Henrys, un colonisateur du Maroc, que le général Guillaumat appelle, dès janvier 1918, au commandement de l’armée française, plus de 1 000 hectares sont cultivés en légumes pour les seuls besoins de cette armée (300 hectares en cultures maraîchères, 460 en pommes de terre, 170 en maïs, etc.), et chaque division a, en outre, dans sa zone de stationnement, son exploitation horticole ; dans la seule zone des étapes, furent récoltés, durant l’été 1918, 42 000 quintaux de foin, 113 000 quintaux de paille ; en août 1918, le service agricole livre 339 000 kilos de légumes divers, soit plus de 10 tonnes par jour.

Les indigènes eux-mêmes, à qui l’on achète les produits des champs à des prix rémunérateurs, se mettent avec ardeur à l’ouvrage. La récolte des céréales en 1918 est, sur celle de 1917, en augmentation de 30 pour 100 ; le rendement des prairies est accru de 50 pour 100. Le service agricole ne s’est pas contenté d’une réquisition avantageuse, il aide de ses conseils, de ses exemples, le paysan arriéré : il nivelle, il débroussaille, il écobue les prés ; il reconnaît les terres en friche, il organise des fermes modèles (quatorze fermes de 1 000 hectares chacune dans les plaines du Vardar, de Kozani, de Monastir) pour le blé et les fourrages, accessoirement l’élevage (à l’origine, on y parque des troupeaux de 200 moutons) ; il fait venir de France des machines ; à Vatilouk (Nord-Ouest de Salonique, sur la rive gauche du Vardar), une école de motoculture est fondée et ses élèves, moniteurs français des autres centres agricoles, répandront les méthodes nouvelles à l’intérieur de la péninsule. Déjà, les procédés se perfectionnent : les indigènes, qui semaient le maïs à la volée, s’initient au semis en ligne ; ils plantent la pomme de terre qu’ils ignoraient jusqu’alors.

L’œuvre la plus remarquable fut accomplie à Koritza.


Emmurée dans les grandes chaînes blanchâtres d’entre Albanie et Macédoine, s’allongeant du Nord au Sud depuis les mamelons herbeux du Tomor jusqu’aux palis de croupes sèches, dernières ramifications du Pinde, se déploie une large plaine couverte de tabac et de céréales, encadrée de fontaines, d’arbres à fruits, de vignobles et de villages : c’est la plaine de Koritza. Les cassures profondes des hauts escarpements calcaires, occupés encore par des lacs (Okhrida), par des marécages (Malik), ou bien déjà colmatés, fertilisés, comme la plaine de Koritza elle-même, s’ouvrent au trafic du Midi grec (par la Vistritza supérieure) ou aux invasions du Nord albanais (par la vallée du Drim noir). D’un autre côté, les plis montagneux, s’abaissant par endroits à près de 1 000 mètres, laissent place d’Ouest en Est à des seuils, à des passages, à des grand’routes : celle de Santi-Quaranla et Ianina à Monastir franchit à 1 073 mètres (col d’Ersek) les crêtes du Gramos, à 1 090 mètres (col de Giavat) celles de la Baba. Au carrefour des routes de Strouga Dibra-Kastoria et de l’Adriatique ou l’Epire vers Florina et Monastir, s’est établie une ville de 40 000 âmes, lieu d’échange des produits des montagnes voisines, des champs et jardins des abords, bois, peaux, laines, fromages, grains, tabacs, vins, prunes, amandes, petit centre industriel qui fabrique tapis, couvertures, qui dresse près de la montagne calcaire comme sur la plaine argileuse ses plâtreries, ses briqueteries, agglomération bourgeoise, ouverte aux influences européennes dans ses maisons de pierre blanches et hautes, ses rues régulières, pavées et larges, son église orthodoxe et ses écoles grecques, double foyer de culture hellénique dans un milieu albanais.

A l’automne 1916, l’avance française, qui conquiert Florina, amène nos flanc-gardes de gauche aux rives orientales des Lacs. Des bandes albanaises, payées et menées par des officiers grecs royalistes ou des officiers autrichiens, menacent les derrières des troupes qui s’engagent entre les lacs de Prespa et d’Okhrida. Nous nous installons à Koritza (17 novembre 1916). Depuis quatre ans, la région avait été soumise à trois régimes successifs : les troupes grecques l’avaient occupée à la fin de 1912 ; le protocole de Florence l’avait donnée au prince de Wied (fin 1913) ; l’armée hellénique y était rentrée en octobre 1914. En octobre 1916, la colonisation militaire italienne avait fait son apparition à l’Ouest, le long de la route venue de Santi-Quaranta. Entre ces influences rivales que servait un vigoureux prosélytisme scolaire, rançonnés tour à tour par les libérateurs éphémères, las de quelques centaines d’agités qui voulaient jeter musulmans et orthodoxes dans l’anarchie albanaise ou les révolutions helléniques, les marchands de Koritza aspiraient surtout à la paix. Nos administrateurs tâtonnèrent d’abord. Il fallut le clair bon sens et l’énergie froide du général Guillaumat pour refuser de prendre parti dans les querelles locales, pour établir une administration exclusivement militaire, gérante neutre et impartiale des intérêts du pays. Les officiers français se firent les tuteurs de l’administration indigène : un budget régulier tira ses ressources (46 000 francs par mois pour le « territoire » compris entre l’Albanie et la Grèce) de contributions ponctuelles qui semblèrent légères à la suite des exactions passées : dîmes sur les récoltes payables en six échelons, impôt sur le revenu progressif avec dégrèvement à la base « au-dessous de 5 000 francs) qui visait les gros bénéfices que valaient aux commerçants les importations italiennes ou grecques, taxes sur les actes judiciaires, les marchés et les octrois. Des caravanes acheminèrent les denrées de Verria à Koritza par Kogani ou Kastoria, quand les camionnettes italiennes n’apportaient pas, depuis Santi Quaranta ou Vallona, le vermouth, les vins, le chocolat, les allumelles, les huiles, les objets usuels du colporteur. En décembre 1915, le trésor de Koritza avait 4 000 francs en caisse ; le budget de 1917 se solda par un bénéfice de 1 250 000. Lorsqu’à l’automne 1917, la 57e division eut donné de l’air à la ville, repoussé les Autrichiens au delà du Malik, atteint le lac d’Okhrida, le pays délivré fut gouverné selon les mêmes règles : la première année de cette administration française, les finances du territoire de Pogradets eurent 180 000 francs d’excédent.

En septembre, les récoltes des territoires s’entassent dans les greniers de la ville : le blé, le seigle, l’orge, l’avoine, sont réquisitionnés, monopolisés par l’administration de Koritza ; chaque oke (1 280 grammes) de céréales, que le cultivateur dépose, lui rapporte de 0 fr. 70 pour le seigle à 1 fr. 20 pour le blé. Les dimiers entassent les achats aux quatre entrepôts de la ville. Ce sont petites boutiques basses et noires où des casiers à jour laissent ruisseler les grains lourds du blé, les grains acérés de l’orge, les grains légers de l’avoine. Le jour du marché, les consommateurs se présentent : paysans au fez blanc d’Albanie, les jambes gainées dans la bure noire, la vareuse sombre ouverte sur le gilet de laine blanche, paysannes vêtues de noir de la jupe au fichu de tête. Chacun doit présenter sa carte : le campagnard a droit à 640 grammes, le citadin à 450 ; un minime bénéfice (0 fr. 10 par oke) couvre les frais de nettoyage et d’entrepôt. En même temps, on amasse, dans des magasins municipaux, du bois et du charbon pour le rigoureux hiver à venir : les riches se les procurent moyennant finances, les pauvres avec les bons de l’Assistance publique. L’Assistance de Koritza dispose de 100 000 francs chaque année.

Ainsi la France apporte le pain et la paix. Sans doute la police équitable, dans ces confins albanais où le moyen âge survit, ne fait-elle pas la joie de tous. « L’homme brave qui a des armes et des fils, déclarait un notable avec humeur, est devenu l’égal du berger. » Mais les regrets des féodaux constatent la tranquillité des campagnes. Pendant l’été 1918, dans les villages de la montagne, le passant ne peut rien acheter : l’indigène n’éprouve point le besoin de vendre. Le prolétaire trouve comme terrassier du travail sur les routes, que trace le génie français, et un suffisant salaire (5 francs par jour, plus une boule de pain, de la graisse, du sel, du sucre, du café et des légumes) ; même les enfants, engagés comme casseurs de cailloux, reçoivent, outre ces vivres, une demi-boule et 1 franc. Koritza respire un air prospère : dans la rue des Marchands, des quartiers de viande, d’agneau surtout, pendent à l’étal des bouchers ; sur les trottoirs, les vendeurs exposent oignons et aulx, melons et pastèques, et l’inévitable paprika. Les récoltes s’accumulent dans les greniers administratifs ; le pain est assuré à la population entière, nos troupes garantissent la sécurité. Jamais cette ville, rançonnée jadis par toutes les armées, ne s’est trouvée si heureuse. Chrétiens et musulmans. Grecs et Albanais y vivent en parfaite intelligence, et, dans le conseil des notables qu’alternativement ils président sous la tutelle désintéressée des officiers français, l’un et l’autre sont insoucieux de prosélytisme religieux, de propagande nationale. Exemple topique de la « paix française. »


Après le pain, assurer l’eau est l’indispensable besogne. La Macédoine littorale et la Macédoine intérieure subissent les étés secs du littoral méditerranéen ; la Campanie salonicienne réédite la Mitidja d’Alger du milieu du XIXe siècle ; les plaines élevées de Macédoine rappellent par leur climat les Hauts Plateaux steppiques de l’Afrique mineure. Sans doute les granits, gneiss et schistes, dont sont formées les montagnes qui ceignent la Campagne ou les bassins intérieurs, sont propices au ruissellement ; sans doute, à la base des calcaires de la région des Lacs, les eaux sourdent en toute saison ; dans la Karadjova, autour de Monastir, les canaux d’irrigation sont associés au moindre champ ; la houille blanche alimente les filatures de coton de Vodena. Cependant, à part les exceptions des oasis du pied des pentes, l’eau, abondante en hiver, était perdue durant l’été : les indigènes se contentaient de l’eau infecte des rivières boueuses, des mares croupissantes, et dans les montagnes mêmes le manque de pluies, de juin à septembre, tarissait les sources ou en diminuait singulièrement le débit. Les monts pelés, qui bornent au Nord-Ouest l’horizon de Monastir ou qui couvrent l’intérieur de la boucle de la Tcherna, sont particulièrement déshérités à cet égard.

Ce fut précisément sur ces hauteurs qu’après l’offensive de 1916 stoppa l’armée victorieuse. Il fallait donc creuser la plaine jusqu’à la nappe aquatique, capter et aménager les sources de la montagne, édifier ici des puits, là des réservoirs, et partout, pour sauver les équipages muletiers de cette armée alpine, installer des abreuvoirs. Ce fut la tâche d’un service des eaux créé en octobre 1916. Salonique, base de l’armée, agglomération des dépôts, centre hospitalier et Grand Quartier Général, n’avait pas d’eau potable à l’automne 1916. Les hôpitaux des « Campagnes, » quartier Sud de la ville, consomment entre 30 et 40 mètres cubes d’eau saine par jour ; les camps de Zeitenlik, aux portes Ouest de Salonique, ont besoin quotidiennement de 600 mètres cubes. A Zeitenlik, nos hydrauliciens du génie remettent en état douze puits artésiens de l’époque turque, en forent un treizième de plus fort débit, dressent une machine élévatoire. A l’Est, instruits, grâce aux découvertes du nouveau service archéologique, par l’exemple romain et l’expérience byzantine, ils construisent un aqueduc jusqu’au Hortiatch, qui, à 11 kilomètres de la ville, à l’entrée de la Chalcidique, ferme l’horizon de son faite boisé. Grâce à cette adduction, Salonique disposera chaque jour de l’été 1918 de 2 000 à 2 500 mètres cubes. Quand la base annexe d’Itea fut établie sur le golfe de Corinthe, en trois mois (janvier-mai 1918) une canalisation de 9 kilomètres vint distribuer au camp, au port, dans le village, les eaux de Delphes captées à 2 500 mètres d’altitude. Toutes les villes, gîtes d’étapes, furent dotées d’un service des eaux. Après deux ans (1916-1918), l’armée d’Orienta laissé sur le sol macédonien l’empreinte de son activité bienfaisante : 600 sources ont été aménagées par elle, 240 puits ont été forés ; 4 000 abreuvoirs ou lavoirs utilisés par les troupes passent en héritage aux indigènes ; 1 000 réservoirs restent en place, dont quelques-uns de 5 à 6000 litres, et pas moins de 220 kilomètres de tuyaux.

Tout labeur qui assure à l’armée son bien-être n’est point perdu pour le pays. La chaux dont on enduit les murs de torchis rougeâtre ou de granit noir étale un uniforme sur les masures bigarrées des hautes vallées ou des plaines. Le pittoresque y perd ; mais les villages sont assainis. Des baraquements hygiéniques sont construits de côté et d’autre. Inquiet des difficultés de l’approvisionnement dues à la guerre sous-marine et à la distance qui s’accroît, préoccupé du repos de ses soldats qui ne trouvent aucun des conforts qu’offrent à l’arrière les villages de France, désireux de leur fournir au moins un logement salubre, à l’écart en été des plaines paludéennes, garanti en hiver des neiges et des vents, le général Guillaumat crée le 24 février 1918 le service industriel des Armées Alliées d’Orient, qui vise, dit la note originelle, à « coordonner tous les efforts actuellement accomplis, créer de nouvelles organisations, et, partons les moyens possibles, produire, pour diminuer les apports de l’arrière et les demandes à la métropole. » Au lieu des bivouacs, dont la tente basse ne prémunit ni contre le soleil torride, ni contre neiges hivernales, ni contre l’acre vent du Vardar, les ateliers d’armée construisent des cantonnements de briques et surtout des baraques légères, dont les bois sont hissés aux premières hauteurs dans les vallées protégées. Chaque semaine du printemps et de l’été 1918, ils livrent 320 mètres de planches pour baraquements, soit les matériaux du logement de 1 200 hommes, 175 000 briques, plus de 7 000 tuiles pour l’avant ; en même temps, dans la zone des étapes on cuit par mois 800 000 briques. Les nouveaux fours brûlent par semaine la pierre de 50 tonnes de chaux. Des explorations minutieuses amènent la découverte d’une demi-douzaine de mines de lignite dont, en juillet 1918, on put extraire plus de 2 000 tonnes : celles de Mboria aux portes de Koritza produisaient journellement de 10 à 20 tonnes, de celles d’Orchovo (5 km. Sud de Banitza) on tira plus de 400 tonnes par jour. Un service forestier arpentait la Macédoine orientale et même le Nord de la Vieille Grèce, entassait les coupes dans la Chalcidique, principalement dans l’Athos : les réserves de bois de construction, de chauffage, allaient permettre aux relèves de mieux endurer, l’hiver 1918-19, ce climat excessif dont les premiers pionniers avaient subi toutes les rigueurs.


Dans un pays qui pouvait promettre, mais qui n’offrait encore que d’insuffisantes ressources, presque toute la vie de cette armée de 300 000 hommes était liée à sa base. Le front s’était stabilisé dès la première année le long de la Strouma et dans la zone du Vardar ; dans la région de la Tcherna et de Monastir, il resta près de deux ans immuable (décembre 1916 — septembre 1918) ; à l’Ouest, dans l’Albanie koritzéenne et okhridienne, où la ligne de tranchées ne fut jamais continue, il fut repoussé vers l’Ouest et le Nord en deux élans (septembre 1917-juillet 1918). Or, à chaque étape, et pour la reliera la précédente, la route faisait défaut.

Nous savons quelles difficultés durent vaincre les premières brigades qui débarquèrent à l’automne 1915. La carte ne dessinait que quelques voies carrossables de Salonique à Monastir, de Prilep à Kozani, mais sur les trois quarts de leur parcours, dans les plaines marécageuses, et pendant six mois au moins, ce n’étaient que fondrières, où les convois ne passaient plus. L’outillage et le temps manquaient pour empierrer les pistes, pour rendre praticables aux automobiles les mauvais chemins existants : ainsi, faute de moyens et de semaines, au moment de la retraite serbe, dut-on renoncer même aux travaux de première urgence, et nos divisions avancées dans la pointe Tcherna-Vardar ne purent utiliser la route informe qui, de Negotin par Kavadar et Vozartzi vers Prilep, eût facilité le repli. Nos troupes n’eurent, pour rentrer à Salonique, que la voie du chemin de fer du Vardar, ou bien sur la montagne les sentiers de chèvres encore secs, dans les fonds le lit encore guéable des torrents.

Dès que le général Sarrail eut établi le dessin du camp retranché de Salonique, la nécessité imposa de suite la construction de chaussées solides qui rayonneraient vers le front. Les Anglais se chargeaient de la route de Serrès. Notre lot fut le secteur Nord (vers Narech, vers Dogandji) ; des ponts de bois furent jetés sur le Galiko et sur le Vardar, la grand’route de Monastir fut empierrée jusqu’à Ienidjé. Quand, au printemps 1916, fut résolue l’offensive de l’aile gauche, en trois mois le génie, les bataillons d’étapes et la main-d’œuvre civile retournèrent de fond en comble 65 kilomètres de routes, 250 kilomètres de pistes. La route de Verria-Kozani, indispensable au mouvement prévu, inaccessible aux camions par son profil et son étroitesse, fut de mai à août réparée sur 150 kilomètres. Quand, après l’avance victorieuse, la ligne se stabilisa en arrière de Monastir, le chemin de fer n’apporta les munitions et les vivres qu’à Ekchissou d’abord (où la voie était coupée), plus tard à Florina, à Sakoulevo, à Holeven. De là, les camions partaient pour ravitailler l’avant : quatre, puis deux divisions serbes, la forte division italienne, l’armée française presque tout entière (3, 4, puis 7 divisions). Depuis le fil ténu du chemin de fer qui les reliait à Salonique, des routes nouvelles rayonnent vers les secteurs de la Tcherna, de Monastir ou des Lacs. Pour atteindre le front de la Boucle, l’armée serbe franchit, construit 10 kilomètres de chaussée en plaine, 20 kilomètres en montagne. Elle s’attelle à cette besogne de Sakoulevo à Brod, puis au delà de la Tcherna : là, des ravins profonds éventrent les croupes, l’érosion taille des précipices, les aiguilles schisteuses hérissent de leurs arêtes vives les flancs granitiques et ronds ; pas un mur dressé ; pas un arbre ; de rares et basses maisons qui, à l’abri des vents, se recroquevillent dans les conques. C’est dans ce paysage de désolation que les Serbes taillèrent celle moulée de 20 kilomètres, de Slivitza sur la Tcherna aux cahutes d’Iven, à 1 200 mètres d’altitude.

A l’opposé de la plaine, les Français doublent la grand’route plate que l’ennemi arrose sans cesse par ses avions et ses batteries, et, sur 30 kilomètres, au pied des pentes, ils en aménagent une seconde. Vers l’extrême Ouest, c’est un long ruban, qu’au col de Pisoderi les neiges d’hiver interrompent, sur lequel les camions roulent pour approvisionner l’aile gauche ; des téléfériques sont construits afin d’éviter les neiges, et la route devient Carrossable jusqu’à Koritza (80 kilomètres de Florina) et Liaskoviki (90 kilomètres de Koritza). Là, à la rencontre de nos travailleurs, arrivent les corvées italiennes, qui s’étaient chargées d’équiper la route de Liaskoviki à la mer (122 kilomètres) : une mission militaire française y a effectué les reconnaissances dès février 1917. C’est la ligne de communication idéale, raccordée aux huit heures de mer de Santi-Quaranta à Brindisi. L’armée italienne occupe l’Albanie du Sud et, le 21 août, au Nord d’Ersek, elle effectue sa liaison avec notre extrême-gauche. Nous renonçâmes à cette voie.

Nous nous rejetons alors (août 1917) sur la route d’Itea, plus longue, mais qui raccourcissait pourtant la traversée maritime (un jour de mer à lo nœuds de Tarente à Itea, au lieu de cinq jours de Marseille à Salonique). La Grèce de Vénizélos nous offre son chemin de fer d’Athènes, dont le tronçon Ekaterini-Salonique vient seulement d’être achevé ; de Bralo, sur les plaines béotiennes, une piste contournant le Parnasse grimpe dans les grès dénudés, puis sur un col de 1 000 mètres, enfoui dans les sapinières, enfin gagne dans les olivettes, après 60 kilomètres, la large rade d’Itea : l’armée anglaise sur un versant, l’armée française sur l’autre, firent de ce chemin antique une route large de 6 mètres, apte à recevoir les courants du rapatriement et des renforts.

En deux ans, nos soldats avaient manié la pelle autant et plus que le fusil ; des grand’routes reliaient Salonique aux centres de ravitaillement. Aux obstacles dressés par la nature, s’étaient jointes, pour entraver le labeur, les difficultés techniques, politiques et militaires ; ce n’avait pas été sans résistance qu’on avait pu obtenir de la Grèce royaliste les hommes, les bœufs de trait et les chars qui portaient la pierre des montagnes aux chantiers des plaines inondées. En décembre 1917, le général Guillaumat paraît : sa méthode élabore un nouveau programme ; son plan des liaisons exige des communications plus rapides, plus faciles, plus nombreuses. Une carte routière est dressée : c’est là le point de départ, hommage à l’œuvre passée, mais aussi vision des lacunes qui détermine la besogne, Un service routier autonome prend place parmi les autres administrations de l’arrière et est dolé de puissants moyens : 13 000 travailleurs militaires, 12 000 ouvriers civils, 250 camions, 750 arabas, 500 chars à bœufs, 80 cylindres à vapeur ou à essence, 8 perforatrices, 7 concasseurs, 400 wagonnets, 40 kilomètres de voie de 0.60. Songeons qu’un kilomètre de route camionnable large de 5 mètres et empierrée nécessite 100 journées de 100 travailleurs, 2 camions, 4 arabas, 2 wagonnets, 100 mètres de voie Decauville.

Cette armée de pioches, de pelles, de machines se répandit sur 450 nouveaux kilomètres, routes existant sur le papier, mais hors d’état de servir, routes à tracer et à construire : en six mois (février-juillet 1918), 300 kilomètres étaient terminés. Ce sont des voies stratégiques qui doivent porter rapidement sur le futur point d’attaque les troupes de rupture et de relève : route Topsin-Karassouli qui longe la rive gauche du Vardar ; route Ienidjé-Vardar-Gumendjé établie sur la rive droite au delà des marais de la basse vallée ; route de Verlekop à Pojar qui, de 200 mètres, du fond de la vallée de la Meglenitza s’élève aux pieds mêmes des massifs de 1 800 mètres de la frontière serbe ; à l’extrémité occidentale du front, les deux routes gigantesques, qui, depuis le lac d’Okhrida jusqu’au Skoumbi supérieur ou par les gorges du Devoli, s’infiltrent entre les arêtes gréseuses d’où nos postes avancés barrent le passage aux Autrichiens. De grandes communications transversales coupèrent de part en part la Macédoine, qui ne possédait d’Ouest en Est que la route de Koritza à Salonique par Florina et Vodena : la route Poustets-Rembi-Zelova relia les deux rives du Prespa et les grandes voies Nord-Sud descendant du front albanais sur Koritza, du front de Monastir sur Kastoria. Les routes longitudinales de la plaine de Monastir furent unies par des traverses, de Klechtina à Sakoulevo par Kalenik.de Florina-Station à la route de Monastir par le raccourci de Borechnitza, et au Sud du chemin de fer par une piste rendue carrossable qui aboutit à Banitza. Au Sud enfin, furent jointes les routes de Florina-Koritza et de Monastir-Kozani : 25 kilomètres communs de Fioula à Kastoria, un tronçon de 92 kilomètres qui monte à Vlahoklissoura à plus de 1 200 mètres, redescend à 600 mètres dans les étangs du Roudnik, un autre de 75 kilomètres de Kastoria à Bogacko, Lapsisla et Kozani, qui nécessitera de gros travaux, des ponts entre autres dans la vallée de la Vistritza. Cette route, qui traverse les confins de Thessalie et de Macéjoine, fait aussi partie du système qui doit faciliter les liaisons avec la Grèce. C’est le même but que visent le tracé nouveau Vertekop-Verria, parallèle au chemin de fer, les travaux entre Iaïladjik et Verria, qui rendirent cette vieille route praticable durant l’hiver, enfin une nouvelle chaussée littorale qui, se détachant de la précédente à Guida, s’avança vers Ekaterini au-devant de la Grèce centrale. On laissa à l’armée grecque le soin de compléter ce réseau en perçant les montagnes du Sud, refuge des bandes royalistes, par les routes Kozani-Larissa, Lapsista-Grevena-Kalabaka, Kalabaka-Larissa, Ekalerini-Elassona.

Au total, l’armée française laisse sur le sol de la Macédoine 900 kilomètres de routes neuves, son œuvre propre, 300 autres kilomètres de routes anciennes entretenues, sans compter les 400 kilomètres construits par l’armée anglaise dans le secteur oriental. Mais le climat excessif peut vite effacer ces traces, si fécond qu’ait été l’effort. Pour peu cependant que les maîtres de ces terres veuillent entretenir ces travaux, c’est la Macédoine, hier encore champ de bataille des nationalités balkaniques, devenant demain le champ de pacifiques échanges, où les rivaux de l’Occident importeront les produits de leurs fabriques, les marques de leur civilisation.


La France, qui, plus qu’une autre, a besoin de créer et de vendre, doit rester l’initiatrice. Le commerce suit le drapeau. Dès 1916, quand notre occupation parut stable, quelques chefs, quelques ouvriers ont pensé à l’avenir. Bien que la guerre accaparât les énergies pour de plus pressantes besognes, ils songèrent à préparer les voies au commerce qui réapparaîtrait à la paix, à informer les maisons françaises des débouchés macédoniens. Ce fut un office des renseignements et un bureau des commandes futures que fondèrent, le 1er août 1916, sous le nom de Bureau commercial des importations françaises, le général en chef et ses collaborateurs dans cette tâche : l’intendant Bonnier et un jeune industriel lyonnais, alors officier de réserve, qui joignait à l’expérience des affaires la culture organisatrice d’un ancien élève de l’École normale. Le lieutenant Laurent Vibert fut, durant plus de deux années, l’âme du Bureau commercial : il ouvrit pour les marchands de Salonique une salle d’échantillons et de catalogues, mis à sa disposition par les fabricants de France ; il enregistra pour ceux-ci dans un répertoire de 1 700 fiches les firmes saloniciennes, publia un bulletin mensuel, qui instruisait les chambres de commerce de France des besoins de la Macédoine ; il provoqua la formation de groupements économiques, qui centralisaient dans chaque région les offres des industriels, étudiaient les modes de transport, tentaient de faciliter les sorties, enquêtaient sur les frets de retour et les exportations macédoniennes : les comités Lyon-Macédoine, Marseille-Salonique et leurs congénères des autres grandes villes de France, Dijon, Grenoble, Bordeaux, Angoulême, établirent la liaison, n’attendant pour agir que la fin des hostilités et de la pénurie des transports.

Six mois après la création du Bureau commercial, 73 p. 100 des commandes du marché de Salonique étaient passées aux maisons françaises. La semence était faite : il s’agit de récolter.

N’est-ce point encore préparer l’avenir qu’ouvrir, l’intelligence des enfants au charme des mots, au goût des idées de France ? Déjà à Salonique les deux écoles des Pères Lazaristes, le lycée et le cours de jeunes filles de la Mission Laïque accueillaient plusieurs milliers de jeunes Grecs, Turcs, Israélites, futurs clients de nos librairies et de nos manufactures. Pourtant l’instituteur balkanique fut toujours, parmi les Grecs et les Slaves, un agent de propagande nationale, au même titre que le pope ou que le comitadji. Les Bulgares durant trente ans étaient passés maîtres dans l’art du prosélytisme scolaire ; l’Exarchat disposait de plus de 400 000 francs par an pour ses œuvres macédoniennes, et dans ses écoles, sans concurrentes, répandait tous ses dogmes, le catéchisme, la langue, l’histoire de la Bulgarie ; de 1895 à 1905, affirment ses statistiques, il quintupla le nombre de ses élèves, qui s’éleva à 45 000, Quand, après trois ans d’interruption en 1915, ces Bulgares réapparaissent dans la Macédoine du Nord, les livres serbes sont détruits, les écoles serbes fermées. L’éphémère conquête de 1916 dans la Macédoine du Sud introduit les mêmes méthodes. Les Serbes y avaient respecté le rituel patriarchiste. Les Bulgares n’admettent que la messe bulgare, et, comme les popes ne connaissent que le macédonien ou le grec, les églises sont fermées. Ainsi en fut-il à Tepavtzi, Stivitza, Dobroveni, Bistritza, Holeven, Lajets, Velouchina, Ostrets, Gradechnitza, Dragoch et tous les villages de Pélagonie. Une seule exception, à Monastir où il fallait se concilier l’importante colonie grecque. Partout ailleurs, ce fut la bulgarisation par la force. Le vainqueur nationalise même les cimetières, où sur les croix orthodoxes les désinences des morts sont martelés, modifiées.

Quel autre exemple apporte la tolérance des Alliés ! Lorsque les Grecs chassés de Thrace, de Macédoine orientale et d’Asie-Mineure eurent cherché, aux portes mêmes de Salonique, la protection de l’armée française, celle-ci ouvrit aux enfants des réfugiés des baraques et les bras de ses soldats-instituteurs : ainsi fut fondée en juin 1916 l’école franco-grecque de Lembet, où 600 élèves trouvèrent l’enseignement de deux langues, un terrain d’apprentissage agricole, des ateliers enfin ; il en sortit des ouvriers pour l’aéronautique française, qui leur offrait un gagne-pain. Quand, depuis mars 1918, les familles serbes, traînant leur patrie à leurs semelles, passent de Corfou à Salonique pour y attendre, derrière l’armée, l’entrée de la Terre Promise, 250 enfants reçurent à l’école franco-serbe du Champ de Mars la même instruction élémentaire et pratique, qui devait fournir plus tard à l’Arsenal maritime une main-d’œuvre d’apprentis. D’autres écoles bilingues furent, l’été 1918, organisées dans les grands centres : à l’entrée de Salonique, dans le village neuf d’Aghia Paraskevi qui abritait les victimes de l’incendie d’août 1917, à Vodena, arrière des armées serbes, à Florina, à Monastir. Mais la victoire même de septembre allait tarir leur recrutement.


V. — LA GESTE LIBÉRATRICE

L’EFFRACTION DES PORTES SERBES ET L’EFFONDREMENT

DES VASSAUX DANUBIENS DE L’ALLEMAGNE

La Serbie, la Grèce préparées à la reprise de la lutte, la Macédoine délivrée, assainie, sillonnée de routes : œuvre lente et silencieuse, qui n’a point sollicité de réclame des angoisses de la mère-patrie, lutte patiente de trente mois contre l’hostilité des éléments et le scepticisme des hommes, acte de foi des exilés. Mais, une fois que les troupes d’assaut furent prêtes, que fut garnie la place d’armes, que fut creusée la tranchée de départ, restait le but à atteindre, rompre le front macédonien, enlever à l’Allemagne l’enjeu balkanique, et, écartant le Bulgare, surgissant sur le Danube en libérateurs des Roumains, des Slaves, faire écrouler l’Autriche, abattre la coalition.

Dans les Balkans, pendant quarante ans la Bulgarie est l’instrument du Drang nach Osten, la servante de l’Empire allemand. Berlin pourtant en 1878 détruit le rêve de San Stefano. Mais la Grande Bulgarie aurait été une vassale. Pour s’affranchir du joug russe, Stamboulof après Battenberg, Ferdinand après Stamboulof, orientaient la Bulgarie sur les voies de l’Europe centrale ; la coalition de 1912 interrompit à peine un an (octobre 1912-juillet 1913) l’évolution germanophile ; le traité de Bucarest, les visées des Sazonof, des Milioukof sur les Détroits, les espoirs du Piémont serbe attirant 12 millions de Yougoslaves, poussent définitivement les Bulgares dans les bras des Austro-Allemands. Depuis 1912, l’Allemagne jetait sur la Bulgarie le filet de ses sociétés « danubiennes, » « balkaniques, » « bulgaro-allemandes ; « à la fin de 1914, ses banques versent au gouvernement bulgare 250 millions, en promettent 250 autres, tandis qu’au ministère de la guerre s’installent des officiers de Berlin. Dès l’entrée en ligne de l’armée bulgare, et surtout depuis l’échec de septembre 1916, l’Allemagne se saisit de l’armée, des communications, du marché, du travail bulgares. En 1916, la Mittelleuropa encore théorique de Naumann incorpore la Bulgarie. La XIe armée allemande est reconstituée, un général allemand est placé à la tête du groupe d’armées de Macédoine, 21 bataillons allemands, des détachements de mitrailleuses, de minenwerfer, viennent étayer les troupes bulgares sur les positions les plus délicates où la ligne a précédemment fléchi, l’artillerie lourde allemande double l’artillerie bulgare, des techniciens allemands exploitent les chemins de fer, les 9/10 des camions de l’armée bulgare viennent d’Allemagne, et toutes les escadrilles moins une, et les munitions et le matériel ; enfin, le 30 octobre 1917 les régiments bulgares sont refondus sur le type allemand. Des expositions, des représentations, des journaux, des bibliothèques se rendent maîtres pour l’Allemagne de l’opinion publique bulgare. Des germanophiles notoires dirigent le ravitaillement ; l’Office d’alimentation a partie liée avec l’administration allemande ; le traité du 17 août 1917 confie les mines de charbon aux autorités impériales ; le trésor bulgare ne s’emplit que par les avances des Centraux : à la fin de 1917, l’Allemagne lui a versé 1 400 000 000 de levas.

La Bulgarie n’est pour sa suzeraine qu’une colonie d’exploitation. Sans doute l’Allemagne commence par acheter la récolte : le paysan bulgare s’enrichit (les dépôts des banques bulgares passent entre 1913 et 1918 de 40 à 80 millions) ; mais le pays peu à peu se vide. Au printemps 1918, des émeutes éclatent dans les villes, à Sofia, à Stara-Zagora, à Sliven, à Philippopoti, à Tirnovo : les femmes saccagent les dépôts de vivres, lapident les magasins, réclament « du pain et la paix ; » le général Protoguerof, directeur de l’Office d’alimentation, compromis par ses tractations avec les autorités allemandes, doit donner sa démission. Des rixes éclatent entre soldats allemands et bulgares : en juin 1918, un train de farine, dont les wagons fermés sont étiquetés « grosse artillerie, » part de Sofia pour l’Allemagne, mais est arrêté, pillé en gaie de Nich ; les assaillants, des soldats bulgares, tuent le mécanicien, le chef de gare, des Allemands. Des Bulgares gagnent la Suisse, fuient la tutelle militaire et économique de l’Allemagne. Les mutineries s’étendent aux régiments du front, où des soviets apparaissent ; les désertions, dont le nombre toujours imposant avait pourtant décru quand eurent cessé les opérations actives « plus de 2 000 en 1916, 1500 dans les dix-huit mois qui suivirent), recommencent de plus belle. Un jour se rendant à nos hommes, inconscient ou houleux, un de leurs officiers affirme : « C’est là-bas que nous étions prisonniers. »

La faim aidant, le jour vint où l’alliance allemande sembla de moins bon rapport. Le Bulgare se vante d’être réaliste. « Il faut traire la vache qui donne le plus de lait, » énonce cyniquement Liaptchef. C’était du reste l’Allemagne qui avait trait la vache bulgare. Sans doute les victoires de Mackensen reconstituaient la Grande Bulgarie, mais ces victoires mêmes orientaient le pays sur une voie nouvelle. La révolution maximaliste, les traités de Brest-Litovsk (9 février, 3 mars) démolissent l’épouvantail érigé à San-Stefano ; les Russes sont écartés des Détroits. Aux préliminaires de Buftea (5 mars) l’ombre allemande se profile aux bouches du Danube : le Bulgare, qui se croyait déjà maître de la Dobroudja entière, voit imposer à ses appétits sur la basse vallée du Danube le frein du condominium (7 mai) et l’aiguillon des ambitions turques qui réclament la Maritza. Czernin, le 2 avril, prononce une offensive pacifique, admet le rapprochement de l’Autriche et de la Serbie ; l’Allemagne ne réagit pas contre le réveil hellénique : ce sont d’autres sujets d’inquiétude. Le malaise ne troublera pourtant les rapports germano-bulgares que dans la mesure de la faiblesse de l’Allemagne.

Or, en ce printemps 1918, l’Allemagne rassemble ses forces, fait flèche de tout bois pour son assaut sur le front français : le 15 janvier, il y a encore en Macédoine, intimement mêlés à l’armée bulgare, 19 bataillons allemands ; le 15 juin, il n’en reste que 2 en ligne ; une partie de l’artillerie lourde allemande s’en va aussi à l’Occident. L’élève sent moins la férule. L’ami, l’agent de l’Allemagne, Radoslavof, est renversé (19 juin).

Ce n’est encore qu’un chantage : il faut acquérir la Dobroudja, conserver la Thrace orientale, et Radoslavof à Berlin va se concilier l’arbitre. Le Bulgare n’est point rassasié. En tout cas, il tient ferme sa part de dépouilles : les journaux de Malinof excitent le sentiment populaire, montrant les conquêtes menacées par la résurrection, à Salonique, de la Serbie, de la Grèce. A Sofia, les responsables de l’impérialisme bulgare, les Macédoniens, sont encore les maîtres : Radef conduit les affaires étrangères, Liaptchef est le second du nouveau Premier, Malinof. Et surtout ses origines allemandes, ses tendances d’autocrate, ses sympathies personnelles, tout rive Ferdinand aux empires du Centre. Sans doute dans le pays la gêne, le mécontentement sont des ferments révolutionnaires : la révolution peut jaillir de la défaite. Encore faut-il montrer au Prussien des Balkans, incorrigible, que l’Allemand, dont la maison brûle, ne pourra sauver l’écurie bulgare. Le 13 juillet 1918, une feuille socialiste bulgare revendique encore toute la Macédoine ; Malinof lui-même n’a cessé dans son journal d’exalter la force allemande, d’applaudir les sous-marins, de crier des Vae Victis : « Vive la poigne sacrée, » entonne le poète national Vazof. Tous ne connaissent que la force. Ils ne peuvent renoncer à leurs appétits, à leurs complices qu’une fois leur armée et leurs alliés vaincus.


C’est ce que comprirent et la perspicacité du général Guillaumat et la ténacité de son successeur. Alors qu’en juillet les conseils de l’Entente, absorbés par la tension allemande, étaient moins résolus à combattre les Bulgares qu’à négocier avec eux, le général Guillaumat, se dégageant des soucis de l’heure, fondant sa conviction sur l’expérience heureuse des dernières attaques partielles qu’il avait conçues et menées, sur ses connaissances de la force et du moral bulgares, se fit, avec la clarté charmante de son regard, la netteté précise de ses paroles, l’apôtre de l’offensive balkanique à Paris, à Londres, à Rome. Le 18 juin, le général Franchet d’Espérey a débarqué à Salonique. Le 28 a été arrêté le plan de l’offensive générale. Durant deux mois, avec une énergie obstinée, implacable, le général en chef va ancrer la manœuvre dans l’esprit des exécutants, imposer l’audace, s’en tenir aux objectifs, aux obstacles, s’entêter sur la date choisie, crier sa foi dans le succès, revendiquer pour soi les responsabilités techniques, réclamer pour l’armée le droit de vaincre.

Les difficultés semblent insurmontables : il faut dompter simultanément la montagne et l’armée ennemie.

Entre les deux grandes voies de pénétration de la Macédoine, la vallée du Vardar et les plaines s’échelonnant de Prilep à Kozani, se dressent, parallèles à ces routes, les chaînes que coupent les gorges sombres de la Tcherna, que traversent, plus au Sud, dans une vallée accessible, sur les traces de l’antique via Egnatia, le chemin de fer et la route d’Ostrovo à Vodena. L’effondrement de la Campanie salonicienne échancre le versant oriental en un vaste arc de cercle de la Vistritza au Vardar ; au centre même, une cassure profonde y a marqué le petit bassin de Karadjova, affouillé encore par les ruisseaux que la Moglenitza rassemble. Le rempart montagneux le protège du vent âpre qui souffle du Nord ; les canaux irriguent ses steppes jaunâtres, bariolent la « plaine bigarrée » de cotonniers, de tabacs, de paprikas, de maïs, la parsèment, du pied des pentes à la rivière, de villages de jardiniers. Derrière cette oasis basse (200 m. d’altitude moyenne), qui en pleine guerre enclôt encore 46000 paysans, une muraille érige à 1 600 mètres en moyenne ses arêtes de gneiss ou ses chaos de granit : les éboulis escarpés du Sokol dont de rares sapins signalent la cime (1 800 mètres), la calotte chauve du Dobropolié que barrent à 1 700 mètres les dents de scie de la crête, le sommet abrupt du Vetrenik qui surplombe net la plaine de son front de 1 400 mètres et où seuls des sentiers de chèvres peuvent grimper le long des flancs, le Koziak dont les sommets blancs surgissent à 1800 mètres de hètraies touffues, les sapinières qui cernent le piton du Koutchkov-Kamen(1 800 mètres), et, au delà, les flancs moutonnés et ras du val de Rojden, les falaises que découpe en silhouettes fantasmagoriques le torrent de Gradechnitza. Vers le Nord, de douces ondulations cultivées descendent jusqu’à la plaine du Tikvech, Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/912 jusqu’au confluent de Vardar et de la Tcherna, au croisement des deux lignes de communication de l’armée bulgare, la voie ferrée et les routes qui mènent à Guevgueli par la vallée du Vardar. et, par les vallées de la basse Tcherna et du Raiets, les routes, le transporteur, la voie étroite qui relient Gradsko à Prilep et au front de Monastir.

Pour atteindre ces lignes vitales, pour scinder en deux l’armée ennemie, il faut d’abord franchir cette rébarbative barrière. Ce fut sur l’obstacle même qu’on résolut de foncer. La logique contraignait l’ennemi à entasser en profondeur les défenses artificielles, à préparer la riposte, la contre-attaque, l’afflux des réserves dans les trouées naturelles, derrière Monastir et sur le Vardar. La percée ne pouvait se faire que là où, se confiant aux géants de la frontière, il ne s’imaginait point qu’elle put se faire jamais.

L’ennemi dispose sur le front de Macédoine d’une force encore imposante. Au total, 1 103 compagnies (277 bataillons) : un peu plus de fusils que les Alliés (181 000 contre 177 000), un nombre de mitrailleuses presque égal au leur (2 530 contre 2 680), une aviation assez faible (80 aéroplanes contre 200 environ), une artillerie qui parait moindre à juger le chiffre des pièces (1 850 canons contre 2 060), mais par le calibre nettement supérieure. Si l’on excepte la IIe armée qui défend le secteur passif de la Strouma, toutes les troupes sont aux ordres du général allemand von Scholtz, la Ire armée bulgare qui couvre la vallée du Vardar, et, du cœur même de la zone d’attaque aux massifs de l’Albanie, tenant la plaine de Monastir, la XIe armée allemande : celle-ci, formée surtout de fantassins bulgares (mais groupés en 2 corps d’armée sous commandement allemand), comprend des troupes d’élite allemandes (2 bataillons de chasseurs en ligne ou réserve immédiate, plus tard 5 autres bataillons venant de Roumanie et d’Oukraine), une vingtaine de détachements allemands de mitrailleuses de montagne, une forte proportion d’artillerie allemande (150 pièces de montagne et de campagne, 200 canons lourds et mortiers de tranchée). Ces doux armées, il faut d’abord les séparer l’une de l’autre, en rompant en son plein centre la ligne de défense ennemie.

Ce front, stable depuis la fin de 1916, les Bulgares l’ont fortifié ; si, en plaine surtout, ils ont multiplié tranchées et batteries, ils n’ont point négligé les positions de la montagne ; les abris creusés à contre-pente en plein roc rendent tout pilonnage impossible, les précipices que taillent les rivières défient les tirs les plus courbes, les observatoires du Sokol, du Vetrenik dominent nos positions de départ, la plupart des chemins d’accès. Sur les 30 kilomètres du front choisi pour l’attaque, les Bulgares alignent 11 600 fusils, 245 mitrailleuses, 24 aéroplanes, 546 canons.

La dislocation de ces forces exige des Alliés sur ce point la supériorité numérique : pour l’exploitation du succès prévu comme pour l’assaut et la rupture, on concentre dans le secteur 36 000 fusils, 2 000 fusils-mitrailleurs, 81 avions, 580 canons, y compris l’artillerie de tranchée. Il faut, pour renforcer les batteries du secteur, hisser à plus de 1 000 mètres environ 80 pièces lourdes (105, 120, 150, 155), amonceler munitions et vivres pour les 8 divisions qui entameront la courtine, démoliront les bastions, feront irruption dans la citadelle, descendront sur le glacis pour courir droit au Vardar. Les routes supportaient à peine le passage des convois de quatre divisions : il faut en raffermir les chaussées actuelles, en ébaucher d’autres en hâte, doubler le rendement du chemin de fer de 0.60 qui relie les premières lignes aux arrières serbes de Vertekop, même établir des cartes nouvelles pour la zone inconnue que les artilleurs doivent battre, que les fantassins doivent, et au pas de course, franchir.

Tandis que toute l’armée serbe (6 divisions), accompagnée de deux divisions françaises, la 122e la 17e coloniale, appuyée de 40 batteries lourdes, s’assemble à la frontière pour l’assaut du rempart qui la sépare de la patrie, sont massées à droite et à gauche, devant les portes du Vardar et de la plaine de Monastir, les groupements qui élargiront la brèche, puis exploiteront le succès : devant la Dzéna, château-fort à près de 2 000 mètres, dont l’escarpement sombre domine de plus de 1 400 les derniers vergers de Karadjova, dont le glacis s’abaisse en mamelons granitiques sur la vallée du Vardar, le groupement franco-hellénique (la 16e division coloniale et 2 divisions grecques, soutenues de 10 batteries lourdes) ; de part et d’autre du fleuve et des collines de Doïran, que l’épaisseur des réseaux, l’échelonnement des tranchées, la densité des barrages défendent à la façon des secteurs de France, l’armée britannique presque entière (4 divisions et une brigade), assistée de 3 divisions grecques, de 22 batteries et d’un train blindé, accrochera la Ire armée bulgare ; le long de la Strouma, du Bélès à la mer, un corps d’armée grec (3 divisions) surveillera la IIe armée. ; A gauche du dispositif, à la XIe armée allemande l’armée française est opposée, prête à escalader les cimes de la Boucle, à lancer ses 3 régiments de cavalerie sur la route de Prilep, à se décrocher des lianes du Peristeri, des rives abruptes des Lacs, où elle est agrippée depuis dix-huit mois : à la 156e division, qui a vu les Dardanelles, se joignent les tard-venues de l’hiver 16-17, la 11e coloniale, la 30e la 76e la division italienne, une division hellénique ; 17 batteries lourdes les assistent. La tâche qui échoit à l’armée française est de se rabattre sur l’armée allemande, la devancer sur les voies de communication vers le Nord, l’acculer aux monts d’Albanie et la contraindre à se rendre. A l’extrême gauche, au delà du lac d Okarida, la 57e division, qui par deux fois (septembre 1917, juillet 1918) a bousculé les Autrichiens et n’a été arrêtée que par la prudence italienne, contient, avec 7 bataillons en ligne, 14 bataillons ennemis.

La manœuvre conçue par le commandement en chef fut réalisée à la lettre par les 916 compagnies alliées (292 bataillons).


Lo dimanche 15 septembre, montant avec des échelles à l’assaut du mur du Sokol, sous la pluie enflammée des grenades adverses, parvenant après treize heures de bataille à s’accrocher au haut des flancs, lâchant prise sous la violence de trois contre-attaques bulgares, ayant perdu 700 hommes, ayant combattu sans relâche depuis l’aube jusqu’à minuit, la 122e division prend pied enfin sur le piton du Sokol, sur le plan poli du Dobropjlié. Prolongeant l’attaque vers l’Est, les Coloniaux de la 17e, les Serbes de la Choumadia enlèvent, avec les futaies de la Kravilza et les cimes du Vetrenik où tombent 1 400 des leurs (1 200 Français, 200 Serbes), plus de 3 000 prisonniers, une trentaine de canons. Les Français ont ouvert aux Serbes la porte de la Serbie : dans la nuit du 15 au 16, au chant de la Marseillaise, devant les régiments d’assaut qu’elle dépasse, défile la division yougo-slave venue, après une anabase héroïque du front russe au Pacifique, coopérer à la délivrance des terres serbes irrédimées.

Deux jours encore la lutte continue pour la possession des crêtes. Les meilleurs régiments bulgares, ceux qui comptent peu de déserteurs, un bataillon de chasseurs allemands sont accourus à la rescousse ; les pistes sont rares, les forêts épaisses, les contreforts coupés de ravins. Cependant les hauteurs tombent : le Koziak, le Koutchkov-Kamen sous les coups des Yougo-Slaves, le Topolets emporté par les Serbes du Timok. La brèche s’élargit à gauche et à droite : à l’Ouest, par-dessus les dalles et blocs granitiques, les Serbes de la Morava, de la Drina, du Danube, les coloniaux de la 11e D. I. C., atteignent le gouffre de la Tcherna ; à l’Est, la 16e D. l. C., aidée d’une division grecque, enlève les défenses avancées de la Dzéna, dont le talus oriental tient la vallée du Vardar. Sur 23 kilomètres de large, sur une profondeur de 15, le front bulgare est emporté (18 septembre).’

La brèche ouverte, il faut gagner l’ennemi de vitesse, il faut courir au Vardar. Tandis qu’à droite l’armée britannique, renforcée de divisions grecques, d’un régiment de zouaves, accroche, devant Doïran et au Nord du lac, la Ire armée bulgare, retient devant elle toutes les réserves ennemies, qu’à gauche les fantassins de la Ire armée serbe, portant eux-mêmes leurs bagages, soulevant leurs armes au-dessus des eaux, hissant leurs canons sur les précipices, établissent des têtes de pont au delà de la Tcherna, au centre, éclairée par sa cavalerie, dédaignant ses convois enlizés sur les vestiges effondrés des pistes, s’enfonçant elle-même, piétinant dans une bourbe de poussière, grignotant quelques tomates, quelques oignons, quelques piments, insoucieuse du butin qu’amoncelle la débandade bulgare, délaissant les dépôts et les villages qui brûlent, couvrant en 5 jours de marches forcées 50 kilomètres de montagnes, la 2e armée serbe s’est élancée vers le Nord.

Le 20, elle atteint la plaine du Tikvech. Le 21, elle tient Kivadar sur la route Prilep Negotin, elle s’empare du pont de Vozartzi sur la Tcherna et du Decauville Gradsko-Priîep, principale communication de l’armée ennemie de l’Ouest. Le même jour, bousculant la résistance de renforts allemands sur les collines du Dratchjvichko berdo, elle parvient au fleuve, occupe Demir-Kapou et la voie ferrée du Vardar, arrête le ravitaillement de l’armée ennemie de l’Est. Le 22, la cavalerie apparaît en vue de Gradsko, nœud <les deux routes, gare centrale, agglomération de hangars, de magasins, d’hôpitaux. Le 23 et le 24, le fossé Tcherna-Vardar est franchi conjointement par les deux armées serbes : à Gradsko qui tombe, elles recueillent des chargements entiers de farine, de sel, d’essence, trois trains complets, quelque cent voitures, 40 locomotives, 19 canons dont 13 lourds. L’armée bulgaro-allemande est frappée au cœur (24 septembre).

Dès lors se décollent les ailes du dispositif ennemi qui avaient jusqu’à ce jour oppose à notre pression une tenace résistance. A l’Est, dans la trouée du Vardar, s’appuyant au lac de Doïran, qui sert de pivot à sa conversion, la Ire armée bulgare s’attache aux collines du Vardar, aux pentes et à l’arête du Belès, puis, par le défilé de Kostourino, porte de la vallée de la Stroumitza, de la Bulgarie du Sud, s’écoule, talonnée par l’impatience du groupement franco-hellénique, par l’ordre immuable de l’armée britannique, dont la cavalerie entre le 26 à Stroumitza. A l’Ouest, dans la trouée de Monastir, pivotant autour du lac de Prespa, après avoir défendu jusqu’à la dernière minute et Monastir qu’elle détruit et Okhrida, la ville sainte de l’impérialisme bulgare, la XIe armée allemande n’arrive point à se décrocher.

Dans ce troisième acte de la bataille, l’armée française a son rôle : il s’agit de fermer successivement les défilés à l’ennemi qui tente de gagner le Nord, de le pousser dans les culs-de-sac des hautes vallées d’Albanie. Le 23, la cavalerie française, spahis marocains et chasseurs d’Afrique, entre dans Prilep et continue la moisson : 11 trains de grains, de munitions, de matériel. De ce carrefour, les colonnes s’avancent sur les chaussées divergentes, fondrières plutôt, que la poussière de quatre mois secs, les convois ou les destructions ennemies ont rendues presque impraticables : par la route de la Babouna la brigade de cavalerie accourt sur Vélès, la contourne par la haute montagne boisée de la rive droite du Vardar, et, malgré la résistance des renforts allemands, fait sa jonction avec la Ire armée serbe. Celle-ci, culbutant les défenses du Sud, emporte la ville le 27 septembre. Le 26, le corps expéditionnaire italien s’est emparé de Krouchevo, coupant aux pieds mêmes de la muraille albanaise un autre chemin venant de Prilep. Le 27, la gauche française atteint Resna, nœud de routes d’entre les Lacs. Le 28, par les deux étroits couloirs qui de Prilep et de Monastir convergent à Kitchevo, la droite et le centre français qui se rejoignent, parvenant à la voie ferrée de Kitchevo-Kalkandelen, acculent la XIe armée à la dernière porte de secours (29 septembre).

Pressée dans ce corridor du bassin de Tetovo, que barrent les 2 500 mètres du Char, l’armée allemande n’a qu’une issue : la route Kalkandelen-Onskoub sur les croupes adoucies de la haute vallée du Vardar. Le 29, la porte est fermée : la cavalerie, venue de Vélès, escaladant les fourrés rocailleux par dessus la cluse de Taor, débouche dans le bassin d’Ouskoub, et, maîtresse de la sortie du défilé de Kalkandelen, en liaison avec la Ire armée serbe qui tient ferme la rive gauche, embouteille les 100 000 hommes de la XIe armée. La IIe armée serbe, après la prise d’Ichtib le 25, oblique vers le Nord-Est, remontant la Bregalnitza : le 29, elle apparaît à Tsarevo-Selo sur les crêtes boisées de la frontière, va descendre sur la moyenne Strouma, menace Sofia et la retraite de la Ire armée bulgare ; celle-ci au Sud est pressée par les Anglais et les Hellènes. Les Alliés, rejetant en Bulgarie les régiments vaincus, qui se démobilisent d’eux-mêmes, achèvent de libérer la Macédoine du Nord.


Une armée étreinte entre la montagne et les vainqueurs, qui n’a d’autre alternative que capituler ou mourir de faim, une autre armée débandée rentrant dans son pays en désordre ; les garnisons de l’intérieur se retournant contre les maîtres, celle de Radomir marchant sur Sofia : en quinze jours s’est effondrée la force bulgare. Le gouvernement du Tsar envoie demander la paix. Le 28 au soir, les plénipotentiaires se présentent à Salonique au Grand Quartier Général : l’avocat Liaptchef, ministre des Finances, paysan trapu, gras et riche, endimanché dans son complet clair, une casquette grise à la main ; le général Loukof, commandant la IIe armée, qui vient derrière la Strouma de passer deux semaines tranquilles, blond et rose, boursouflé, voûté, courbé sur le poignard de sa cuisse gauche, l’ambassadeur Radef qui derrière son lorgnon s’efface, mais masque mal l’air finaud du diplomate inquiet. La catastrophe pèse sur les épaules tassées de Liaptchef, sur le dos accablé du général. Au mur de la salle, où ils attendent les volontés du maître de l’heure, une carte ethnographique de la Macédoine, qu’a publiée à Sofia Ivanof aux grands jours de l’impérialisme bulgare victorieux : et, devant ce témoignage tangible des appétits du passé, Liaptchef, désabusé, réprime un triste sourire.

Cependant les émissaires du Tsar, dont le trône oscille, prétendent rentrer désormais dans la neutralité de jadis. « Comment neutres ? » rétorque le général d’Esperey qui présente à leur agrément la convention militaire. « Vous n’êtes point des neutres, mais des vaincus. » Nul ne proteste. Les plénipotentiaires acceptent toutes les conditions imposées. A la dernière heure, pris de tardifs scrupules, désireux surtout de se décharger des responsabilités sur le « pouvoir civil », ils demandent à Sofia, par T. S. F., s’il peuvent signer l’armistice. « Si vous avez pleins pouvoirs, répond Malinof que les émeutes pressent, c’est pour traiter, et hâtez-vous ! » Le 29 septembre, à dix heures du soir, la Bulgarie se soumet.

Évacuation des territoires grecs et serbes ; remise des prisonniers alliés ; reddition des éléments restés à l’Ouest du méridien d’Ouskoub, c’est-à-dire, de trois divisions de la XIe armée allemande, soit 90 000 hommes, 1 600 officiers, 5 généraux, 800 canons, des centaines de minenwerfer, des milliers de mitrailleuses, 30 000 animaux, 1 300 wagons, 200 locomotives, un butin énorme ; démobilisation des trois autres armées bulgares, à l’exception de trois divisions qui pourront garder les frontières de Dobroudja et de Thrace ; les Austro-Allemands expulsés de Bulgarie ; les dépôts d’armes, de munitions, de véhicules placés sous le contrôle des Alliés, des garnisons alliées aux points stratégiques, la libre disposition par les Armées Alliées des voies de communication et des ports, des moyens de transport, des chevaux : aucune humiliation, des garanties. Traité frappé au coin français, qui met les Bulgares hors d’état de nuire, mais n’entrave en rien leur labeur de paix.

Le 3 octobre, Ferdinand, « le premier espion de l’Allemagne, » comme le qualifiait un de ses officiers capturés, abdique sous la pression de ses ministres et les menaces de ses sujets.


Vainqueurs dans la course au Vardar, les Alliés courent au Danube : il reste à liquider les 50 bataillons allemands qui sont en Serbie ou y viennent en hâte ; il faut surtout, la lézarde ébréchant le mur de la Mitteleuropa germanique, faire crouler l’édifice qui branle. Au bord du Danube les peuples sous le joug frémissent, les Roumains, les Yougo-Slaves. « Je vis avec le souvenir de ce qui fut et dans l’espoir de ce qui sera, » écrivait en juin la reine de Roumanie, qui fut l’âme de la résistance nationale ; dès que l’armée française approche, les journaux germanophiles brûlent sur la place publique de Iassi. De l’autre côté du Danube, sur les collines boisées de la Slavonie, les déserteurs croates de la « Garde verte » amoncellent munitions et armes, réserves d’une révolution latente. Il suffira que nous apparaissions sur le Danube pour que s’écroule l’empire autrichien.

Mais il n’y a plus de routes : les Allemands qui se retirent détruisent scientifiquement les voies ferrées, les liaisons téléphoniques, télégraphiques, les ouvrages d’art ; le 5 octobre tombent les premières pluies de l’automne et les orages bouleversent les derniers chemins praticables ; enfin les Austro-Allemands envoient en hâte des renforts, le corps alpin retiré d’Alsace, la 217e division enlevée de Roumanie, la 219e qui accourt de la Crimée, la 9e division autrichienne. Infatigable, la Ire armée serbe se rue à la conquête de la patrie ; la cavalerie française l’éclaire ; l’artillerie lourde française l’appuie ; dévalant la vallée de la Morava, forçant les défilés qui la barrent, sautant de ville en ville et de bassin en bassin, le 3 octobre à 60 kilomètres d’Ouskoub, au Nord de Koumanovo, elle met sens dessus dessous les premières forces austro-allemandes ; le 4 elle est à Vrania (60 kilomètres de Koumanovo), le 7 à Leskovats (66 kilomètres de Vrania), le 12, après trois jours de bataille, à Nich (44 kilomètres de Leskovats).

Les difficultés s’accroissent : l’artillerie lourde, l’artillerie de campagne même ne peuvent plus suivre ce vertige : l’ennemi a raflé les bêtes de trait ; ils ne faut plus escompter le ravitaillement par l’arrière ; les chaussures s’éculent ; les vêtements de toile sont en lambeaux. Les divisions courent nu-pieds, un jour de feu avec elles, vivant de paprikas, d’oignons et d’eau claire. Les femmes, les enfants, les vieillards qui se soulèvent contre l’oppresseur en fuite sont les auxiliaires de l’armée. Du 14 au 22 octobre les masses serbes se déploient en éventail sur les chemins qui. partent de Nich : le 15 sont occupés Pirot d’un côté, Krouchevats de l’autre, le 22 les vallées du Timok et de la Morava de l’Ouest. A l’aile gauche, les colonnes françaises progressent sur Prizrend, sur Prichtina (où elles sont le 10 octobre), Mitrovitza (le 12), Novipazar (le 14), rejettent en Albanie les flanc-gardes impériales ; à l’extrême-gauche la 57e division est entrée à Béral et à Elbassan (8 octobre), puis laisse aux forces italiennes le soin de suivre les Autrichiens qui évacuent l’Albanie. A l’aile droite, la IIe armée serbe, en sentinelle à la frontière bulgare, attend la relève des Alliés pour glisser à gauche du dispositif, courir vers la Bosnie au secours de ses frères slaves. La cavalerie française, avant-garde de la 17e division coloniale, a quitté la route de la Morava pour gagner à toute allure le chemin de fer Sofia-Nich, couper la retraite aux éléments allemands qui, restant en Bulgarie en dépit de l’armistice, tentent de maintenir, par la ligne Belgrade-Sofia-Constantinople, la liaison de la Turquie et des empires du Centre ; le 14, à Pirot, elle atteint la voie ferrée : la Turquie, isolée, va à son tour demander grâce.

Nos cavaliers d’Afrique ne soufflent pas encore : par dessus les escarpements calcaires qui bornent de 1 300 mètres la dépression de 300 qui s’allonge de Pirot à Nich, par dessus les canons étroits de la haute vallée du Timok, ils sautent le 16 dans le bassin de Kniajevats (300 mètres), le 19 dans celui de Zaietchar, et, enjambant les dernières gorges, tombent le 23 Sur Négotin. Dès le 19, les régiments de la 76e division se sont installés à Lom Palanka, à Vidin, ont capturé un monitor autrichien, poussé des patrouilles sur la rive droite, cueilli des Allemands de Mackensen. 34 jours après l’assaut donné sur la frontière serbe, ayant franchi 500 kilomètres, les Français sont sur le Danube.

Le 30 octobre, la 122e division française paraissant sur la Maritza, le gouvernement turc désarme. Le 31, l’armée serbe, à Semendria, parvient à son tour aux rives du Danube. Le 3 novembre, les Autrichiens signent l’armistice sur le front alpestre. Le 4, les Hongrois, qui voient luire à leur frontière les baïonnettes alliées, expédient des parlementaires à Belgrade pour implorer la paix séparée.

La coalition dissipée, Mackensen reste seul : ses 150 000 hommes tiennent encore les terres roumaines. Les trois divisions de la Ire armée serbe, nos trois divisions françaises, après un mois de combats, de privations, de fatigues, sans l’artillerie lourde qui ne rejoint plus, ne conservant encore, sous les pluies et les froids précoces, que les effets d’été endossés à Salonique, lasses enfin des 600 kilomètres de poursuite, semblent incapables d’un nouvel effort. Pourtant il faut encore devancer cette armée allemande sur la route de son repli. Tandis que les Serbes traversent le Danube, se rendent maîtres du chemin de fer de Verchets à Temichvar, expulsent les Magyars du Banat, un groupement français (30e et 76e divisions, 16e division coloniale, une division britannique) se concentre en Bulgarie sur les rives du fleuve-frontière. Le 9 novembre commence le passage ; le 11, trois têtes de pont sont lancées, la jonction est obtenue avec l’armée roumaine qui derechef déclare la guerre. Les trois divisions de l’ « Armée du Danube » donnent la chasse aux 15 ou 15 divisions allemandes. En face de Mackensen qui, au bruit de l’armistice, lance des télégrammes affolés, clamant à Berlin son inquiétude sur sa retraite compromise, une vibrante proclamation du général Berthelot, envolée de nos postes de T. S. F., appelle les Roumains à nouveau aux armes : la persévérance, la patience roumaines, qui depuis six mois, n’ont jamais désespéré de la France, vont affranchir leurs frères, créer la Grande Roumanie : un autre peuple sauvé.

Le 13, à Belgrade, le voïvode Mirhitch, chef d’Etat-Major de l’armée serbe, le général Henrys, commandant l’armée française, signaient avec le représentant du gouvernement hongrois le troisième armistice imposé par les Armées Alliées dans une campagne de deux mois : des garanties militaires sont prises, les troupes magyares sont désarmées, les terres irrédimées rendues libres. Aux côtés de l’armée serbe, qui, désormais, va monter la garde aux nouvelles frontières de la patrie unifiée, l’« Armée de Hongrie, » trois divisions de l’armée française libératrice, viennent témoigner, sur le Danube, de la dernière geste due aux Francs.


JACQUES ANCEL.

  1. Voyez la Revue du 1er février