La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/Le Myrthe des Amants (1460)

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LE MYRTHE DES AMANTS

(1460)

C’était un mercredi-saint florentin, joyeux comme un premier mai allemand. Je foulais cette ravissante prairie, près Florence, nommée Strozzini, emporté par le flot multicolore et bruyant des promeneurs, aux côtés d’une belle jeune femme qui, en vraie Italienne, incommodée par la chaleur, s’était, sans se gêner, déchargée de sa lourde pelisse sur mon bras, et baignait ses formes, deux fois graciles sous la robe de velours de soie qui les moulait, dans la blonde lumière du soleil.

Ses yeux étincelaient de malice et d’esprit et elle me décochait des mots mélodieux, comme autant de flèches d’amour. Soudain, interrompant sa marche, elle s’arrêta devant un buisson de myrthe, en détacha un rameau qu’elle brisa en deux, et me les tendit avec un sourire d’une indéfinissable espièglerie.

— Voulons-nous jouer au jeu del Verde ?

— Excusez-moi, je ne le connais pas.

— Eh bien, alors, il me faut vous conter la jolie aventure qui lui donna naissance.

C’était au temps de la Florence des Médicis. À cette époque, les Hébreux étaient relégués au Ghetto, dont les portes demeuraient closes depuis le coucher jusqu’au lever du soleil. Durant les heures de la nuit, aucun juif n’avait permission de quitter cet asile. Ceux qui avaient affaire aux chrétiens, se hâtaient de finir avant la tombée du crépuscule pour revenir auprès de leur famille, dans leurs maisons solidement fermées. Leurs femmes et leurs filles n’en sortaient que rarement, le jour du sabbat, pour se promener aux Cascines. Durant les seuls jours gras, les derniers du carnaval, les portes du Ghetto demeuraient ouvertes la nuit.

Un soir, le jeune Lorenzo, issu de la souche patricienne des Altoviti, traversait le Ghetto avant la fermeture. C’était l’heure où les belles filles d’Israël se tenaient aux fenêtres grillées, épiant le retour des frères, des pères et des époux. Lorenzo était un bel adolescent, ayant à peine atteint ses vingt ans. Son visage fier et doux s’encadrait d’opulentes boucles blondes et un léger duvet couleur d’or ornait ses lèvres et son menton. Le costume un peu étroit, souple et collant de l’époque, l’habillait avec grâce et comme il cheminait, l’épée au côté, faisant résonner ses éperons énormes sur le pavé, plus d’un œil noir de jeune fille se fixait sur le passant.

Soudain, comme tombée du ciel, une éclatante rose pourpre glissa à ses pieds. Il la releva et chercha d’où lui venait ce don, mais en vain. Tout paraissait comme mort autour de lui. Il reprit sa route, mais la gracieuse aventure hanta son esprit. Aussi, le jour suivant, revint-il à la même heure, et, comme il passait, la même fleur, gage d’amour et de bonheur, lui fut lancée. Cette fois, l’œil au guet, il vit la fenêtre et, attrapant la fleur au vol, devina derrière les barreaux une claire silhouette de femme, qui s’esquiva. La rue allait en se rétrécissant à cet endroit. Lorenzo recula d’un pas, et dissimulé dans l’ombre, attendit.

Au bout de quelques minutes, une merveilleuse tête de jeune fille parut, évoquant l’image de la Sulamite, avec son opulente chevelure nocturne entrelacée de perles. Elle se pencha, cherchant au loin, de ses grands yeux de velours sombre, la forme de celui qui se trouvait si proche.

Doucement, le jeune homme sortit de sa cachette et, ôtant son béret, salua la belle.

Elle s’effraya grandement en le voyant surgir, si près que leurs mains pouvaient se toucher. Son premier mouvement fut de fuir ; mais elle demeura.

— Excusez mon audace, gentille demoiselle, commença Lorenzo, je ne pouvais partir sans vous avoir remerciée.

— C’est à vous, repartit la jeune fille, à excuser une Juive qui ose importuner un chrétien, et de plus un noble à ce qu’il me paraît.

— Ne parlez pas ainsi, reprit l’adolescent, profondément ému par le son de cette voix. Il me faudrait croire que vous voulez vous moquer et j’aimerais à penser…

— Quoi donc, noble Seigneur ?

— Que je vous inspire confiance, et quelque chose de plus.

— Mon père va rentrer, fit la Juive en baissant la voix. Mais, s’il est vrai que vous ne me méprisiez point, venez demain au bord de l’Arno, où je passerai avec les femmes de ma tribu, et faites-moi un signe. Pour aujourd’hui, adieu !

Elle lui tendit la main à travers les barreaux. Avant qu’elle n’eût pu l’en empêcher, il la porta à ses lèvres.

Le jour suivant, les femmes et filles des Hébreux, vêtues d’étoffes précieuses, se promenaient, selon leur coutume, sur la rive droite de l’Arno, entre le pont-vieux et celui de la Trinité. Les patriciennes évitaient alors ces parages ; mais la jeunesse masculine accourait en nombre pour admirer les beautés de l’Orient et, si possible, nouer quelque intrigue amoureuse. La présence du jeune Altoviti parmi les curieux, ne pouvait donc surprendre.

Il eut de la peine à reconnaître la donatrice de la rose, entourée de tout le luxe de l’Asie. Ce n’était plus le doux et ingénu visage de vierge, qui lui souriait, modeste, derrière la grille de la fenêtre. Une superbe femme, aux formes opulentes, s’avançait avec la démarche d’une souveraine, sous ses vêtements brodés d’or et son caftan de damas orné des plus nobles fourrures, un diadème de rubis et de diamants couronnant sa sombre chevelure.

Il n’osa pas la saluer, mais leurs yeux se remplirent de toute l’éloquence interdite à leurs lèvres. En passant, il la frôla et lui glissa un billet dans la main. La belle enfant le remercia d’un sourire, et le jeune homme sentit s’arrêter un moment les battements tumultueux de son cœur.

Rentrée au Ghetto, la Juive se hâta de déchiffrer le billet, à la lueur rougeâtre de la lampe sainte.

Le message était ainsi conçu :

« Je t’aime, belle Juive. Si tes intentions sont aussi loyales que les miennes, j’irai te demander pour femme à ton père. Au cas où tu approuves mon projet, trouves-toi demain, après la grand’messe, dans la cathédrale.

« Lorenzo Altoviti. »

La jeune fille lut et relut le billet, puis le glissa sous sa pelisse et sous les rangs de perles que soulevait son sein virginal.

Le lendemain, après la messe, Lorenzo épiait, masqué par un pilier, l’arrivée de son idole. Les fidèles avaient évacué l’église, quand elle parut, vêtue de couleur sombre, et voilée. Elle alla droit à un confessionnal dissimulé dans l’ombre, et s’assit à l’intérieur. Lorenzo comprit et alla s’agenouiller devant la grille, comme pour une confession.

Ce fut elle qui parla la première. Elle s’appelait Rachel, était originaire de Livourne et n’habitait Florence que depuis peu, avec son père, un riche banquier. Puis, elle lui avoua l’impression profonde qu’il lui avait faite et qu’elle l’aimait de toute l’ardeur d’un cœur innocent, prête à devenir chrétienne, pour lui appartenir devant Dieu et les hommes.

À son tour, il laissa tomber tout bas, à travers la petite grille, les douces paroles d’un amour sincère et les serments sacrés de fidélité éternelle, jusqu’à ce qu’elle se levât pour partir.

Alors, quittant le confessionnal, il l’entoura de ses bras, la conduisit à l’autel le plus proche où ils s’agenouillèrent, et passa au doigt de l’aimée un anneau représentant deux mains fermées, symbole d’union indestructible, à la vie, à la mort.

En se relevant, Rachel, avec un élan de passionnée tendresse, jeta ses bras autour du cou du jeune homme, et leurs lèvres s’unirent en un interminable baiser.

— Que Dieu te protège, Rachel, dit le jeune homme.

— Et toi, Lorenzo, répliqua la jeune fille, qui disparut.

Le père de Rachel était assis dans une petite chambre au plafond voûté, occupé à poser des pièces d’or sur une minuscule balance, afin de vérifier si l’un ou l’autre de ses coreligionnaires, dans un excès de zèle, ne les avait pas circoncises. Quand Lorenzo parut, le vieux Juif supposa que le jeune homme était en quête d’argent, et se leva, empressé, pour lui offrir un siège.

— En quoi puis-je vous servir, Excellence ? demanda-t-il d’un ton doucereux et nasillard.

— Je veux vous parler franc et sans détour, commença Lorenzo, et je vous prie de me répondre de même.

— Selon mon pouvoir, gémit le banquier, mais les temps sont durs et l’argent se fait rare.

— Je ne veux pas de votre argent, répliqua Lorenzo avec vivacité. J’aime votre fille Rachel, et je viens vous prier de me la donner pour femme.

— Seigneur ! ma fille ! s’écria le vieillard. Dieu vous a-t-il privé de votre raison ? Ne savez-vous pas qu’aucune Juive ne peut devenir la femme d’un chrétien, et moins encore d’un patricien ?

— Une Juive non, en effet, repartit Lorenzo, très calme ; mais Rachel m’aime et est disposée à recevoir le saint baptême.

— Le baptême ! ma fille ! ma Rachel ! se lamenta le Juif. Maudite soit l’heure où elle est née ! Vous avez ensorcelé ma fille, seigneur, vous avez séduit son esprit à l’aide de la magie. Ô ma Rachel !

— Tranquillisez-vous, fit Lorenzo, d’un ton conciliant. L’union de votre fille avec l’héritier d’une ancienne famille de Florence peut avoir des suites inappréciables pour le bonheur de votre peuple.

— Et les fiers Altoviti recevront une Juive dans leur maison, fût-elle dotée comme une princesse ?

— Je ne leur en ai pas encore parlé ; mais j’espère.

— Vous espérez ! reprit le Juif, soudain rasséréné. Eh bien, noble Seigneur, écoutez ce que j’ai à vous dire.

Il fit une pause, pendant laquelle il considéra la manche de son caftan de soie et souffla sur les poils de la précieuse fourrure qui l’ornait.

— Allez parler à vos parents, et, s’ils vous donnent leur bénédiction, je vous donnerai la mienne.

Lorenzo voulut remercier, mais le vieillard l’arrêta :

— Ne me remerciez pas, dit-il avec un fin sourire. Parlez d’abord à vos parents.

Le jeune homme prit en hâte le chemin du palais Altoviti, enjamba les marches du haut escalier de pierre et se jeta aux pieds de ses parents, occupés à jouer aux échecs. Avec des paroles enflammées, il leur confessa son amour et son espoir.

Son père l’écouta stupéfait, tandis que sa mère se tordait les mains et sanglotait sur l’égarement de son fils.

— Jamais une Juive, eût-elle reçu le saint baptême, ne passera le seuil de ma maison, dit enfin le vieux Altoviti, sans mouvoir un muscle de son visage. C’est là ma volonté inébranlable, Lorenzo. Pas un mot de plus sur cette affaire.

Lorenzo, qui connaissait le caractère de fer du patricien, s’en retourna, désespéré, vers le Juif.

— Ne vous avais-je pas dit de ne pas me remercier ? commença le banquier. Je le savais. Jamais les Altoviti ne consentiront. Mais, dites-leur bien ceci : s’ils estiment leurs armoiries trop bonnes pour une fille d’Israël, moi, je trouve mon argent trop bon pour un chrétien. Allez et ne poursuivez plus mon enfant.

Rachel connut de tristes jours. Son père la tenait sous une étroite surveillance. Elle ne voyait Lorenzo qu’à la promenade ou lorsqu’il passait sous la fenêtre grillée et que, par hasard, elle s’y trouvait.

Vinrent les fêtes du carnaval. Les palais des patriciens s’éclairèrent de milliers de lumières, et, dans les rues, le peuple se livra à tous les plaisirs. Lorenzo profita de la liberté de ces jours de folie et de bruit, pour passer à maintes reprises, avec ses amis masqués, par le Ghetto. Mais en vain ils firent leurs lazzis devant la demeure de Rachel. Son père, chaque fois, l’appelait auprès de lui, dans la chambre du fond, où elle pleurait en silence. Mais un hasard heureux força le banquier à se rendre à Livourne pour recouvrer une créance. Confiant sa fille à la surveillance d’une vieille et fidèle servante, il partit.

Rachel parvint bien vite à attendrir la vieille par ses prières et ses larmes, et lorsque, le lundi gras, Lorenzo s’approcha masqué, de la fenêtre, elle lui fit signe d’entrer. Mais il ne leur était accordé que quelques moments d’entretien.

— Demain, dit Rachel, est le dernier jour du carnaval, la dernière nuit où les portes du Ghetto demeurent ouvertes. Je veux, Lorenzo, voir avec toi le veglione. Sous quel déguisement paraîtras-tu ? Dis-le-moi pour que je puisse te reconnaître ?

— Je serai en Sarrasin, et toi ?

— Moi ? demanda Rachel, et en un ravissant accès de coquetterie, elle laissa tomber à terre sa lourde chevelure, qui l’enveloppa tout entière d’un manteau protecteur.

— Ainsi, mon bien-aimé, ne suis-je pas suffisamment méconnaissable ?

Lorenzo entoura la délicieuse créature de ses bras, couvrant ses mains et son visage de fougueux baisers.

— Et cela s’appelle ?

— Une bohémienne. D’ailleurs, tu me reconnaîtras à ta bague.

— Donc, à demain.

— À demain, après le coucher du soleil.

Le veglione est une redoute masquée, qui se donne encore de nos jours dans la plupart des villes italiennes, la veille du carême. Bianca Capello qui, de courtisane ayant pratiqué le meurtre et le vol, devint l’épouse légitime de François II de Médicis et fille de la République, l’introduisit à Florence. Comme l’aube du mercredi des cendres inaugurait la longue et, à cette époque, vraiment triste période du carême, la folle joie de cette nuit de plaisir atteignait au paroxysme. Tout le monde sans exception, semblait avoir perdu la raison : vieux et jeunes, pauvres et riches se livraient aux plus incroyables extravagances.

C’est au milieu de ce désordre bachique que se retrouvèrent nos deux amoureux. Il ne manquait, dans la foule, ni bohémiens, ni sarrasins, mais aucun n’avait la haute et élégante silhouette de Lorenzo, aucune, la chevelure d’ébène entrelacée de perles et tombant jusqu’à terre, de Rachel.

— Donne le signe convenu, dit Lorenzo en lui prenant la main.

Elle montra sa bague.

— C’est bien toi, murmura Lorenzo.

— Et toi, répliqua Rachel. Et maintenant allons danser. Je languis du désir de reposer dans tes bras et de glisser au son de la musique, comme les bacchantes vêtues de peaux de panthères et coiffées de feuilles de vignes, dansent sur les vases étrusques de mon père.

— Oui, viens, dit-il, nous allons danser.

Elle reposa, éperdue d’amour et de plaisir, contre son épaule, les yeux mi-clos, vraie fille de l’insouciant midi.

Ils ne s’arrêtaient que pour reprendre haleine et s’embrasser à la dérobée, ou pour prendre quelque léger rafraîchissement ; après quoi ils se remettaient à danser de plus belle, en un vertige passionné, jusqu’à ce que les longues pattes de la juive se dénouèrent et qu’elle sembla une ménade prise de saint délire, sous le désordre de ses cheveux nocturnes éparpillés au vent.

La cloche de la Seigneurie sonna minuit.

Au dernier coup, le carnaval prenait fin et tout le monde devait se démasquer. Aussi nos deux amoureux s’empressèrent-ils de quitter la salle de danse dès le premier coup, se hâtant à travers la foule, vers l’air libre.

Dans la Via Calzaioli, ils se heurtèrent à une bande de masques. Leur chef saisit la Juive par les cheveux, en s’écriant :

— Cela, c’est Rachel, je parie ma tête. Aucune autre, dans la ville, ne possède ce sombre manteau pour voiler ses charmes divins.

— Laissez-nous passer, fit Lorenzo avec autorité.

— Le fiancé de la noire colombe ! cria un autre masque en riant. Si nous lui disputions son noir butin ?

— Tu as raison, fit le chef. Ôte-toi de là, Hébreux, la fille est à moi.

— La rue est libre, faites-nous place, commanda Lorenzo en s’emportant.

— Cela n’est pas un Juif, murmurèrent quelques, voix, laissons-le passer.

— Nous allons bien voir, cria le chef. Il est passé, minuit : À bas les masques !

Ses compagnons et lui enlevèrent leurs masques et Lorenzo reconnut Stephano, neveu du duc.

— À bas les masques ! répéta la bande joyeuse. Et déjà l’un des jeunes gens avait arraché le loup du visage de Rachel.

Alors Lorenzo, aussi, se démasqua et, simultanément, tira son épée. Ses adversaires imitèrent son exemple. Un combat furieux s’ensuivit. Mais le vaillant Altoviti savait se défendre, et blessa, l’un après l’autre, tous ses agresseurs. Un mouvement malheureux étendit Stéphano à ses pieds. Tandis que les amis du mort s’empressaient autour de son cadavre, Lorenzo, entraînant Rachel, réussit à se réfugier dans l’église San Michele.

— Je suis perdu, furent les premières paroles du Jeune patricien. J’ai tué un proche parent des Médicis. Il me faut fuir ou attendre, ici, la hache du bourreau.

— Le bonheur ne nous est pas destiné ici-bas, dit Rachel en s’enlaçant à lui avec une indéfinissable tendresse. Mourons ensemble. Dieu nous sera plus propice que les hommes.

— Est-ce là ton sérieux, Rachel ? demanda Lorenzo entraîné.

Elle hocha la tête en signe d’assentiment.

— Alors, c’est un bon ange qui nous a conduits. Je connais le prêtre de ce lieu. Il nous bénira, puis nous mourrons.

— Comme tu voudras, murmura la jeune fille.

Lorenzo alla quérir le prêtre. Celui-ci alluma les cierges de l’autel et donna le saint baptême à Rachel. Puis, unissant leurs mains, il les bénit. Comme ils ne possédaient qu’une bague, Lorenzo la passa au doigt de Rachel, et celle-ci, prenant une boucle de ses cheveux, en forma un anneau qu’elle remit à Lorenzo, avec ces mots :

— Maintenant, tu es mon époux.

— Et toi, mon épouse, répondit-il.

Protégés par la nuit, ils s’échappèrent de la ville. Sur la petite prairie qui porte le nom de Strozzini, il y avait alors un grand myrthe dont les branches frémissaient, nuptiales, au vent de la nuit. Là ils s’arrêtèrent, et Lorenzo attira sa femme sur son cœur, pour la première et la dernière fois.

— Rachel, fit Lorenzo, voici l’aube qui blanchit.

— Oui, il est temps de mourir, répondit-elle.

— L’orient s’éclaire, l’air est vif, je frissonne, murmura le jeune homme.

— Ceci suffira pour deux, dit-elle en dénouant ses tresses et l’enveloppant de ses cheveux. Ainsi, tu n’auras plus froid.

— Non, ma bien-aimée.

Le ciel s’illuminait. De-ci, de-là, un oiseau se secouait dans les branches ; un son de cloches se fit entendre, venant de la ville.

— Voici l’heure, dit Lorenzo. Est-ce à moi de te tuer ? ou veux-tu être généreuse et me faire mourir de ta douce main ?

— Et comment ? demanda-t-elle naïvement, comme s’il s’agissait d’un jeu.

— Prends ce poignard et enfonce-le-moi dans le cœur.

Elle prit l’arme et la fit étinceler à la lumière pâle du matin. Puis, passant les bras autour de l’aimé, elle baisa sa bouche, en posant le poignard sur son cœur.

Soudain, elle se redressa et jeta l’arme loin d’elle.

— Je ne puis pas, mon époux bien-aimé, je ne puis voir couler ton sang.

— Rachel, sois miséricordieuse, supplia Lorenzo en embrassant ses genoux.

— Je ne puis pas, sanglotait la jeune femme.

— Ne sois pas cruelle, tue-moi, implorait-il.

— Eh bien, soit. Tu mourras de ma main ; mais comme je le veux.

— Comme tu voudras.

Alors, saisissant les flots noirs de ses cheveux, elle les enroula en un lacet autour de son cou, et serra.

Puis elle se pencha vers lui, et, sans une larme, sans une plainte, posa la main sur son cœur qui ne battait plus. Il était mort.

Une fois encore, Rachel baisa les lèvres sans vie.

Puis, dénouant ses cheveux, elle les jeta autour de la plus forte branche de l’arbre hospitalier, et les passant à son cou, mourut à son tour.

La branche, plus pitoyable que les hommes, tombant à terre avec son funèbre fardeau, déposa la jeune femme sur le cœur de son époux, qu’elle couvrit du flot de ses cheveux, fidèle jusque dans la mort.

Le lendemain, mercredi des cendres, les Florentins, en se rendant à leur promenade favorite, trouvèrent les deux amoureux.

Bientôt les parents désespérés de Lorenzo et le malheureux père de Rachel se rencontrèrent, pétrifiés d’épouvante, devant les cadavres de leurs enfants. Le corps du jeune patricien fut transporté chez les frères de la miséricorde. Rachel fut enterrée au pied du myrthe où elle avait trouvé la mort.

La prairie reçut le nom de Strozzati, nom qui veut dire les « Étranglés », et qui, avec le temps, se transforma.

Les promeneurs se partagèrent la branche cassée du myrthe, en souvenir des fidèles amants. Hommes et femmes, époux et fiancés, s’offrirent réciproquement un rameau de l’arbre toujours vert, et chacun dut le porter sur soi jusqu’au dimanche des rameaux, jour où ils l’échangèrent contre un brin d’olivier, symbole de paix et de pardon.

— Et maintenant que vous connaissez l’histoire, dit la jeune femme en me regardant, je veux vous expliquer le jeu, cousin germain de votre Philippine. On partage en deux un rameau de myrthe, comme je viens de le faire, et on en offre la moitié à une personne de l’autre sexe.

Les deux partenaires se trouvent alors dans l’obligation de toujours la porter sur eux et de la produire à première réquisition. Qui manque à ce devoir, a perdu. Voulez-vous jouer avec moi ?

La charmante femme me tendait le brin de myrthe.

— Et quel sera l’enjeu ? demandais-je. Avec les femmes, comme avec le diable, il faut toujours être précis.

— Pour vous punir, ce sera une discrétion, fit-elle avec une moue. Le perdant satisfera aux vœux du gagnant, sans restriction.

— J’accepte. Et si vous perdez ?

— Je ne perdrai point.

Bien entendu, je fus assez galant pour me laisser surprendre. Nous étions dans son boudoir lorsqu’elle en fit la joyeuse découverte. La charmante femme éclata de rire comme une enfant, en me voyant livré en son pouvoir.

— Et maintenant, s’écria-t-elle, je puis faire de vous ce qui me plaira. N’avez-vous pas un peu peur ?

« Que diriez-vous, si je vous traitais comme votre héroïne, la Vénus en fourrure, traite le pauvre Sévérin : si je faisais de vous mon esclave ?

Avec une souplesse toute féline, elle s’était glissée dans sa pelisse et avait saisi une cravache posée sur la table.

— Si j’usais un peu de la même cruauté ? Si je vous cravachais ?

— Mais non, fit-elle, se ravisant, je serai clémente : je vous condamne à écrire pour vos compatriotes, la touchante histoire du myrthe des amants.

Je viens de payer mon enjeu et j’espère que mes lectrices n’estimeront pas que mon amie eût été moins cruelle en choisissant la cravache…