La Défense de l’Indo-Chine

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La Défense de l’Indo-Chine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 789-814).
LA
DÉFENSE DE L’INDO-CHINE

L’Indo-Chine est évidemment notre colonie la plus menacée. C’est aussi la plus belle : sous le gouvernement de M. Doumer, elle a pris un essor qui a dépassé les espérances les plus ambitieuses ; son budget s’est établi sur des bases fermes ; elle paye maintenant toutes ses dépenses civiles et 14 millions de ses dépenses militaires ; son commerce est de 400 millions ; la colonie consomme pour 100 millions par an de produits français ; son réseau ferré atteint un millier de kilomètres et sera doublé dans peu de temps. C’est le grenier à riz de l’Extrême-Orient, qui alimente les pays surpeuplés, comme la Chine méridionale et le Japon, les pays de faible production comme les Philippines, les pays de culture riche comme Java. Sa richesse s’accroît avec son outillage économique et avec le développement des cultures variées (thé, tabac, abaca, etc.).

L’Indo-Chine n’est pas seulement une base d’opérations militaires et navales qui nous permet d’intervenir efficacement en cas de troubles en Extrême-Orient : on n’a pas oublié le rôle qu’ont joué nos troupes d’Indo-Chine en 1900 pendant la révolte des Boxers, au siège de Tientsin, puis dans la délivrance des Légations. C’est aussi un centre de rayonnement pacifique dans la Chine méridionale : la colonie entretient près de chacun de nos consulats une maison d’école, un bureau de poste et un dispensaire ; des institutions comme l’hôpital Paul Doumer à Canton donnent à notre influence un caractère pratique et humanitaire très propre à la servir aux yeux des Chinois.

On voit que l’Indo-Chine est pour la France une possession très précieuse et sa valeur augmente tous les jours. Nous devons donc la protéger contre tout ennemi extérieur. Mais avant d’examiner les conditions militaires de cette tâche, il importe d’étudier la situation politique de la colonie et en particulier les sentimens de la population à notre égard. Nous pourrons en déduire l’attitude probable de nos protégés en cas de guerre ; c’est de cette attitude que dépendent la liberté de nos opérations et le recrutement des troupes indigènes qui forment la principale force de notre corps d’occupation.

Il faut donc chercher avant tout à savoir ce que pensent de notre domination nos sujets d’Indo-Chine, et les hommes les mieux renseignés éprouvent quelque hésitation à nous répondre. En effet l’Annamite, qui forme le fond de la population indochinoise, soumis à tous les pouvoirs forts, est réservé jusqu’à la dissimulation dans ses rapports avec l’autorité ; travailleur, très attaché à la terre, indifférent à la politique et à la religion, il paraît uniquement préoccupé des intérêts matériels, et cependant il reste respectueux des anciens rites et pratique le culte des ancêtres. Il veut que l’autorité soit forte, et pourtant il la critique volontiers par derrière, parfois non sans esprit. Son sens pratique est très développé, et sa crédulité est sans bornes. Capable d’apprécier les avantages matériels de notre civilisation et d’en profiter, l’Annamite reste avant tout attaché à la tradition.

Il n’est pas douteux que notre domination soit plus douce que celles qui l’ont précédée, qu’elle ait réalisé de grands progrès matériels et moraux, et qu’au Tonkin, par exemple, elle ait été accueillie avec joie. Après une longue période de troubles et de guerre, elle a donné au pays une paix profonde dont il nous a été reconnaissant. Mais il faut ajouter que le souvenir de ce bienfait est déjà lointain pour les populations annamites et qu’il s’éloigne tous les jours. Nos chemins de fer profitent dans une très large mesure aux régions qu’ils traversent, puisqu’ils couvrent leurs frais avec le seul transport des voyageurs indigènes ; ils ouvrent au surcroît de population des débouchés dans des régions presque inhabitées qui lui inspiraient une horreur superstitieuse. On l’a fort justement dit : le lien qui attache l’Annamite au tombeau de ses ancêtres s’est allongé de toute la longueur du rail. Nos travaux d’irrigation, encore que trop peu nombreux, donnent à la culture des espaces considérables et accroissent la richesse du pays. Mais leur utilité, bien qu’aidant certainement à la prospérité générale, n’apparaît qu’aux populations riveraines. Quand les embranchemens se seront développés et que le réseau ferré sera complété par un réseau routier qui fait encore défaut, l’effet utile des chemins de fer sera complet et visible à tous. Actuellement leur établissement n’a sur nos administrés qu’une action restreinte. Les travaux d’hydraulique agricole, — digues contre les inondations et canaux d’irrigation, — sont de la plus haute importance dans un pays où la culture presque unique est le riz. Nous n’avons vraiment pas assez fait à cet égard.

La question des impôts a été bien souvent controversée. On a affirmé que nous demandions à l’indigène plus qu’il ne peut donner et que notre fiscalité tracassière atteignait les dernières limites de l’oppression. Le parti pris de telles affirmations est évident et ne supporte pas un examen rapide et une comparaison avec le rendement des colonies voisines : Philippines, Indes anglaises et néerlandaises. Évidemment, le budget général de l’Indo-Chine a, dès son établissement, donné des recettes inespérées qui ont permis à la colonie de payer toutes ses dépenses civiles et 14 millions de dépenses militaires tout en gageant un emprunt de 200 millions nécessité par son outillage économique. Mais ces magnifiques résultats, qui sont l’œuvre de M. Doumer, ont été obtenus d’abord par une meilleure répartition des charges, puis par les douanes et par l’établissement d’impôts indirects qui frappent surtout les produits de luxe tels que l’opium et l’alcool. Sans doute, l’établissement de ces taxes n’a pas été populaire : mais quel est le nouvel impôt qui est populaire ? Le retour des Bourbons en 1814 et 1815 fut salué du cri universel : « À bas les Droits réunis ! » et leurs partisans avaient obtenu des princes la promesse d’abolir un système odieux qui sous le Consulat avait rétabli la régie générale de Necker, dernier vestige de l’ancienne ferme générale. Le gouvernement de la Restauration s’empressa donc de changer lui aussi l’étiquette du système, l’appela Contributions indirectes, maintint les monopoles et aggrava tous les tarifs ; les gouvernemens qui suivirent ont continué, si bien que cet impôt est maintenant le plus producteur de tous et celui qui se paye le plus facilement. Et tous les pays civilisés ont suivi la France dans cette voie.

Un faible impôt sur le sel a été également établi, il est vrai ; mais ceux qui le critiquent négligent de nous dire qu’il existe dans tous les pays voisins, et de remarquer qu’en France même, il est assez lourd pour nous faire, sans difficulté, payer le double de sa valeur une denrée de première nécessité.

L’impôt foncier n’est pas exagéré et il est établi suivant une échelle qui tient compte de la valeur des terres. La carte du Delta dressée par les officiers du service géographique rend de grands services à l’administration locale dans la répartition de cette charge. En résumé, nous ne pouvons trouver exagérées les charges de l’impôt et sa répartition est judicieuse dans son ensemble. Néanmoins, il est certain que la régie de l’opium et de l’alcool donne lieu à des mécontentemens qui viennent plutôt du personnel de surveillance que des droits en eux-mêmes. Il conviendrait de recruter et de contrôler nos agens subalternes avec plus de soin : leur contact forcé avec la population dans un rôle d’allure inquisitoriale nécessiterait un personnel d’une honnêteté parfaite et beaucoup de tact. Enfin, les dernières mesures prises en matière de recouvrement de taxes paraissent également par trop draconiennes.


Si les bases du régime financier pourraient donc être meilleures, on peut dire qu’il ne donne lieu qu’à des critiques de détail, mais nous devons faire des réserves plus sérieuses au sujet du régime administratif. Nous avons eu le tort de multiplier les fonctionnaires ; et le jeu naturel de notre administration a presque annihilé l’autorité indigène. Le remède n’est pas, comme on paraît le croire, de remplacer progressivement les fonctionnaires européens par des fonctionnaires indigènes dans les fonctions inférieures qui peuvent être confiées à des agens subalternes ; c’est une excellente mesure dans les services techniques comme les postes, les télégraphes, les travaux publics, les chemins de fer ; elle relève à la fois l’Européen, qui n’apparaît plus que dans la direction et le contrôle supérieurs, et l’indigène, qui voit se développer utilement toutes ses facultés ; mais cette mesure ne peut s’appliquer à l’administration proprement dite du pays. En dehors de l’autorité mandarinale alternativement chinoise et annamite, il y avait en Indo-Chine une organisation séculaire, la commune, représentée par le conseil des notables que composaient les personnages les plus importans. Les mandarins, fonctionnaires indigènes incorporés dans notre administration, ont continué à ne recevoir qu’un traitement dérisoire, mais les ressources plus ou moins licites qu’ils trouvaient dans l’exercice de leurs fonctions ont été considérées comme abusives et entièrement supprimées ; parallèlement à eux fonctionnait notre hiérarchie d’administrateurs qui, au lieu de se faire leur guide, — il est plus facile d’agir que de diriger, — les a en fait peu à peu remplacés. Nos administrateurs se sont alors trouvés vis-à-vis des communes, et, leur activité continuant à s’exercer dans le même sens, ils ont empiété de plus en plus sur les attributions des conseils de notables, leur enlevant l’autorité et ne leur laissant que la responsabilité. En Cochinchine, où notre domination date de 1860, l’autorité des conseils n’existe plus.

En même temps, toutes les branches de nos services pesaient sur eux ; les notables, déjà responsables de la répartition et de la perception des impôts, furent également chargés de la police ; ils durent faire des enquêtes judiciaires, veiller à l’exécution des jugemens, à la contrebande, aux fraudes contre la régie de l’opium, de l’alcool et du sel ; ils assurèrent le recrutement des troupes indigènes, le service des prestations, etc. En somme, pendant qu’on les dépouillait de toute autorité sur leurs administrés que notre système d’individualisme protège jalousement, on chargeait leur responsabilité en qualité d’agens de tous les services qui compliquent l’administration française. Et ces fonctions, qui ne sont nullement rémunérées, les obligent à de fréquens déplacemens au chef-lieu où ils sont mandés successivement par chaque chef de service.

Le résultat, signalé par nos administrateurs, est déplorable : en Cochinchine, où le système fonctionne depuis le plus longtemps, le conseil des notables est déserté par tous les indigènes offrant quelque garantie et quelque surface ; comme il faut présenter à notre administration toujours la même façade, on improvise des conseils composés des plus misérables, payés par les véritables chefs de la commune, en sorte que nous avons devant nous des hommes de paille et qu’en dehors de nous, dans certaines communes, un conseil occulte se réunit et a seul un peu d’influence. Sur certains points, c’est l’anarchie ; sur d’autres, c’est l’organisation d’un pouvoir dont l’esprit et les actes nous échappent entièrement. Nous avons donc perdu toute influence réelle en méprisant l’antique institution de la commune et les cadres de la société annamite profondément hiérarchisée.

Somme toute, notre administration, dont l’institution seule devait créer une situation délicate vis-à-vis du mandarinat et de toute la classe des lettrés, nous a aliéné toute cette partie de la nation, en se substituant aux mandarins privés de leurs ressources illicites et payés d’une façon dérisoire ; d’autre part, la classe bourgeoise, représentant la grande et la moyenne propriété, qui formait les conseils des notables, a été également atteinte : elle a abdiqué toute influence ou l’exerce à notre insu. Nous nous trouvons donc en présence de la masse annamite, privée de tous ses chefs naturels, mandarins ou notables, et elle nous apparaît comme un ensemble inorganique qui n’offre aucune prise.

Le mal est signalé, de louables efforts sont faits actuellement pour y remédier, et il est temps encore de l’enrayer au Tonkin et en Annam ; mais il faudra malheureusement de longues années pour ressusciter en Cochinchine l’organisme que nous avons tué. Les courageux aveux de M. Rodier, lieutenant-gouverneur de Cochinchine, ont depuis longtemps signalé cette situation. M. Beau, gouverneur général de l’Indo-Chine, dans le discours qu’il a prononcé le 11 décembre 1905 à l’ouverture de la session du Conseil supérieur, reconnaissait la nécessité de restaurer l’autorité mandarinale et exposait les mesures prises pour le recrutement des fonctionnaires indigènes dans chaque colonie du groupe indo-chinois. Ces mesures vont rendre possible cette politique de collaboration préconisée par le précédent ministre des Colonies, M. Clémentel. Elles seront complétées par la restauration de la commune annamite, et nous pouvons peut-être espérer qu’un esprit nouveau vivifiera tout l’ensemble de nos administrations. Elles doivent comprendre, sous peine d’être plus nuisibles qu’utiles, qu’elles sont faites pour l’indigène, dont la mentalité est différente de la nôtre. Notre organisme judiciaire en particulier est mené au rebours du sens commun, et notre procédure, obligatoire dans un trop grand nombre de cas (chaque fois qu’un Chinois ou tout autre étranger est mêlé à un procès quel qu’il soit), devrait s’alléger considérablement. L’instruction a été trop négligée et mal comprise. Nous avons oublié que la culture chinoise est indispensable au prestige de nos fonctionnaires. Il nous faut aider la langue annamite courante à devenir polysyllabique et propre par conséquent à exprimer nos Idées ; enfin on nous reproche fort justement de négliger l’éducation des indigènes : à notre contact immédiat ils perdent le respect des vieilles coutumes, des anciennes lois, du culte des ancêtres, en lia mot leur moralité, et ils ne prennent que nos vices. Un corps d’instituteurs indigènes est à créer de toutes pièces, pour poursuivre, non une brusque transformation de la race, mais une élévation morale conforme à son idéal, un perfectionnement intellectuel dans l’ordre d’idées qu’elle admet ; et alors, ces progrès une fois accomplis, une évolution vers notre civilisation ; mais c’est là l’œuvre de plusieurs générations.

Nous commençons à nous servir de la presse indigène, c’est un puissant moyen d’action : il ne faut pas en laisser le monopole à nos ennemis du dehors, dont il importe au plus haut point de surveiller les agissemens.


En résumé, quelques mesures s’imposent immédiatement : atténuer l’application de notre régime français ; rétablir l’autorité des mandarins mieux recrutés et mieux payés ; restaurer la commune annamite ; simplifier le régime administratif et surtout l’administration de la justice.

La plupart de ces mesures sont en voie d’exécution et on peut espérer que les autres suivront ; notre administration paraît en grand progrès et détruit les barrières qu’elle avait laissées s’élever entre elle et nos protégés. On verra alors disparaître les quelques symptômes de désaffection que des observateurs attentifs ont déjà signalés, mais dont il ne faut pas exagérer la portée. Le fond de la population nous reste très fidèle et nous pouvons compter sur lui en cas de danger extérieur, même représenté par des étrangers de race très voisine.

Le plan de défense de l’Indo-Chine a été élaboré par le Comité consultatif de défense des colonies, d’après des données que lui a soumises le ministre des Colonies. Les détails en ont été arrêtés sur place par le Conseil de défense de l’Indo-Chine, conformément aux projets établis par le Comité consultatif.

Il a été admis tout d’abord que nos ressources financières ne nous permettaient pas de défendre simultanément et efficacement nos possessions coloniales réparties sur toutes les mers ; organiser des points d’appui de la flotte sans défense complète, c’est préparer à l’ennemi de faciles trophées et d’efficaces ravitaillemens ; il faut donc concentrer nos efforts sur les colonies les plus riches et les plus menacées, et l’Indo-Chine a été classée en première ligne.

En étudiant les forces des adversaires qui pouvaient nous être opposés, le Comité consultatif a reconnu l’impossibilité d’entretenir constamment dans la colonie les troupes nécessaires à la protéger entièrement. Nous ne pouvons maintenir en tout temps dans les mers de Chine la flotte suffisante pour nous assurer la maîtrise de la mer contre le Japon, par exemple : la place de nos escadres est sur nos côtes. Mais il est dans nos moyens de constituer les flottes de torpilleurs et surtout de sous-marins qui assurent la défense maritime de nos bases d’opérations navales. Ces flottilles doivent être assez fortes, sinon pour défendre toute l’étendue de nos côtes contre un débarquement, du moins pour entamer sérieusement l’adversaire et gêner efficacement ses transports. A terre, les moyens de défense doivent permettre à la résistance de gagner le temps nécessaire à nos escadres pour reprendre la maîtrise de la mer et à nos renforts pour venir de la métropole.

La défense de l’Indo-Chine a donc été considérée comme celle d’une place assiégée, forcément prise si elle n’est secourue. Il a paru nécessaire d’y organiser deux réduits, l’un en Cochinchine, l’autre au Tonkin, et de faire appel pour leur défense à toutes les ressources de la fortification moderne, afin d’obliger l’adversaire au déploiement d’un matériel considérable, dont le transport sera gêné par notre défense mobile à la mer, et ensuite à d’importans travaux, dont notre défense mobile à terre doit retarder l’ouverture. La résistance de Port-Arthur, qui a duré onze mois, dont sept de siège régulier, nous montre le parti qu’on peut tirer de places fortes convenablement armées et défendues.

Nous examinerons rapidement les conditions actuelles de notre défense navale, le choix et l’état présent des deux réduits, puis la défense de nos frontières terrestres.


Si notre défense mobile à la mer ne réussit pas à empêcher un débarquement de l’adversaire, elle doit, en tout cas, pouvoir entamer sérieusement ses unités de combat et harceler sa flotte de transport : c’est le rôle des flottilles de torpilleurs et de sous-marins, qui ne le peuvent efficacement remplir sans l’installation décentres fortifiés et de postes de refuge où ils trouvent abri, rechanges, force motrice. Une défense fixe doit s’opposer au forcement des passes : torpilles, barrages, etc., et cette défense inerte sera facilement éventée et annihilée si elle n’est protégée par le fou : d’où la nécessité de canonnières de rivières, qui concourent à la défense fluviale.

Il reste beaucoup à faire, tant pour la défense mobile que pour la défense fixe ; le plan même n’en est pas arrêté. Mais l’exécution des décrets du 3 novembre 1905 vient de permettre d’organiser le commandement de la Marine en Indo-Chine. Un contre-amiral exerce son autorité sur tout le personnel et le matériel appartenant au département de la marine en service dans la colonie ; il relève du gouverneur général pour tout ce qui concerne la défense de la colonie ou sa préparation. En même temps, la défense mobile de Saigon a été renforcée ; elle comprend maintenant 2 contre-torpilleurs, 12 torpilleurs de haute mer, 8 torpilleurs vedettes pour les rivières, 4 sous-marins. La défense mobile de Hongay a été créée, comprenant 1 contre-torpilleur et 6 torpilleurs de haute mer ; malheureusement elle ne comprend pas encore de sous-marins, mais on peut espérer que cette lacune regrettable sera prochainement comblée par l’envoi de submersibles du dernier modèle.

Il reste à pourvoir aux insuffisances d’effectifs des unités qui composent la défense fluviale, et au remplacement de certaines vieilles canonnières absolument sans valeur au point de vue militaire, dont les coûteuses réparations absorbent inutilement des crédits ; il reste aussi à déterminer le plan de notre défense mobile, à faire choix des refuges qui lui sont nécessaires, et à en étudier l’installation.


L’organisation de la défense terrestre est compliquée par ce fait que les deux régions riches et peuplées, la Cochinchine et le Tonkin, celles qu’il faut préserver de l’invasion, sont à 1 200 kilomètres l’une de l’autre, et forment deux deltas séparés par la région montagneuse de l’Annam. Nous avons donc à envisager deux théâtres d’opérations très distincts, qui ne peuvent se prêter un mutuel appui, et qui doivent être défendus indépendamment l’un de l’autre.

En Cochinchine, le réduit de la défense est formé par le point d’appui Saïgon-cap Saint-Jacques. Il n’y a jamais eu d’hésitation sur ce choix.

Il importe donc de pousser très activement les défenses de ce point d’appui en même temps que celles du front de terre de Saigon ; le plan est complet dans toutes ses parties, et, tel qu’il est établi et approuvé par le Comité consultatif de défense, ne souffre aucun changement et aucun retard.

Nous avons encore beaucoup à faire à ce point d’appui. Au cap Saint-Jacques, l’alerte de Fachoda a fait improviser sur le front de mer une défense qui, étant donnés les faibles moyens d’action dont la colonie disposait sur place, témoigne d’une magnifique activité. Mais ni remplacement des batteries, ni surtout leur armement, ne sont actuellement satisfaisans. Un grand effort y est nécessaire ; quant au front de terre, il réclame une réorganisation complète.

On se heurte à de très grandes difficultés dans l’emplacement et la construction des batteries destinées à protéger les deux rivières qui permettent l’accès de Saigon. Il s’agit d’établir sur la vase des ouvrages bétonnés et chargés d’une artillerie très lourde. C’est à 14 et même à 20 mètres de profondeur qu’il faut aller chercher le sol résistant. Ces constructions reviennent donc fort cher. Mais ces forts de rivière sont indispensables. Les études en ont été poussées jusqu’au dernier détail.

Le personnel technique est actuellement suffisant ; il convient donc d’activer l’exécution des travaux. Quant au front de terre de Saïgon, son organisation s’impose, et elle est aussi urgente que celle du front de rivière. Tout se tient dans un tel ensemble et on n’a rien fait tant qu’il reste quelque chose à faire.

Si la défense en Cochinchine n’est pas complète, elle est du moins en bonne voie. Mais au Tonkin rien n’a été fait. La nécessité d’une place est reconnue de tous : ministère des Colonies, Comité consultatif et Conseil de défense local sont d’accord sur ce point. Le choix de l’emplacement a donné lieu à quelques tâtonnemens. On a songé d’abord à organiser une ligne de défense intérieure englobant la capitale avec ses ressources, les magasins d’approvisionnement de la colonie, et en même temps le nœud de voies ferrées et de communications fluviales : c’eût été la base Hanoï-Dapcau. Mais cet ensemble eût exigé un périmètre de 90 kilomètres qui, à raison d’un homme par mètre courant, nécessiterait des effectifs inadmissibles. La défense d’Hanoï comme camp retranché a été ensuite envisagée ; il a fallu aussi y renoncer, car le terrain imposerait encore une ligne de défense de 35 à 40 kilomètres, soit une garnison de 35 000 hommes au minimum ! Le gros de nos forces serait ainsi immobilisé. La position Bacninh-Dapcau était tentante contre un ennemi venant de Chine, et avait l’avantage d’être relativement centrale, tout en couvrant les régions les plus riches et les plus peuplées ; mais elle pourra être transformée rapidement, le cas échéant, en place du moment : un ennemi venant de Chine ne saurait disposer d’un matériel de guerre très puissant et les ressources de la fortification passagère ou semi-permanente suffiraient contre lui. On a donc préféré, après mûres réflexions, une solution qui, avant tout, rendît un débarquement difficile et qui, dès le début des opérations, obligeât l’adversaire à une guerre de siège ; et l’on se propose d’organiser la défense de Haïphong, qui se lie à la base maritime Hongay-Fort-Courbet, et qui en augmente singulièrement la valeur défensive. Le premier avantage de cette solution est de défendre l’abri de notre défense mobile, — torpilleurs et sous-marins, — qui, si elle est solidement constituée, gênera beaucoup les opérations du débarquement. Les quais et l’outillage de Haïphong étant interdits à l’adversaire, il devra opérer dans des conditions plus que médiocres ; après avoir pris pied dans le pays, il ne pourra s’y avancer en laissant sur ses derrières ou sur ses flancs les 15 ou 20 000 hommes qui auront pris Haïphong comme base de manœuvre. Ainsi placés, nous protégeons admirablement l’arrière-pays.

Nous sommes obligés d’ajouter que rien n’a été fait jusqu’à présent pour l’exécution de ce projet, qui date du 25 juin 1904. Non seulement ce réduit indispensable à la défense du Tonkin n’est même pas commencé, mais les propositions faites par la colonie, sur l’invitation du Comité consultatif de défense, n’ont reçu aucune solution de la part du département.


La défense de nos frontières terrestres du côté de la Chine n’est pas assurée. Nos postes actuels sont très suffisans contre les bandes, de pirates qui en ont motivé la construction, et même ils auraient pu faire bonne figure contre les réguliers chinois avant 1900. Mais ils ne peuvent désormais être d’aucun secours contre l’ennemi que nous attendons.

Il convient d’organiser dans le Haut-Tonkin quelques centres de résistance qui couvrent les approvisionnemens de nos troupes mobiles ; et ces troupes mobiles, il faut les constituer, ou plutôt les reconstituer. Car nous les avions ; c’étaient des bataillons de chasseurs de frontière, recrutés parmi les populations montagnardes de la haute région, lesquelles n’ont rien de commun avec la race annamite. Cette création nouvelle permettrait de renvoyer dans le Delta nos tirailleurs tonkinois qui vivent mal dans la montagne ; c’était la défense du pays par le pays, la certitude de harceler l’ennemi terrestre dès le passage de la frontière, d’inquiéter l’ennemi maritime qui serait en opération dans le Delta, tout en sauvegardant nos lianes contre les bandes qui ne manqueraient pas de franchir la frontière chinoise ; et, en cas de revers sur le fleuve Rouge, c’était le pavillon continuant à garder les sommets… C’était tout cela, la création des chasseurs de frontière en 1903. Mais le département ne semble pas l’avoir compris, et, en 1905, malgré les protestations du général commandant supérieur, appuyées par le gouverneur général, ils ont été supprimés.

Donc, tout est à créer sur nos frontières terrestres, fortification et troupes mobiles. La première mesure qui s’impose est le l’établissement des chasseurs de frontière. La seconde est la création d’un bataillon de tirailleurs laotiens encadré au début par nos gradés annamites et recruté parmi les montagnards Khas ; ce bataillon de 800 fusils remplacerait en grande partie les 1 400 miliciens que nous entretenons dans le Laos, qui font très médiocre figure en face de 3 000 Siamois armés à l’européenne et instruits par des officiers japonais.

Le général de division commandant supérieur des troupes du groupe de l’Indo-Chine a sous ses ordres : 1° en Cochinchine, un général de division commandant les troupes de Cochinchine dont le commandement comprend deux brigades (2 régimens de tirailleurs annamites, 2 régimens d’infanterie coloniale et un régiment d’artillerie mixte) dont une commandée par un colonel ; 2° dans l’Annam-Tonkin, deux brigades, dont l’une de 4 régimens, l’autre de 3 régimens (4 régimens de tirailleurs tonkinois, 2 d’infanterie coloniale, 1 de légion étrangère, 1 régiment d’artillerie, 1 escadron de chasseurs, annamites, 1 bataillon indigène du génie. De plus, une brigade, réserve du corps expéditionnaire de Chine, stationne au Tonkin sous les ordres d’un colonel. Cette brigade, par une anomalie que nous sommes obligés de trouver heureuse, dépend directement du ministre de la Guerre : elle est pourvue de son artillerie indépendante, de ses mitrailleuses et de tous ses services ; elle est sensiblement mieux organisée que le reste de nos troupes stationnant aux colonies.


Le commandement est suffisamment organisé en Cochinchine, car il n’y a aucun inconvénient à placer un colonel à la tête d’une brigade normale ; mais il n’en est pas de même au Tonkin, où les brigades ont respectivement 2, 3, et 4 régimens, et les régimens 2, 3, 4 et 5 bataillons. Les créations nouvelles doivent permettre de concentrer 3 bataillons à chaque portion centrale, les 4e bataillons seulement étant détachés en Annam, à Quang-tchéou-Wan ou dans les territoires militaires ; c’est fait depuis 1904 pour les régimens de tirailleurs tonkinois : il faut que les régimens européens puissent être placés de même. Ce résultat obtenu, les états-majors des brigades et des divisions devront être constitués : celui de la place de Haiphong, dont l’organisation ne peut tarder, de la base maritime Hongay-Fort-Courbet : et même de la place du moment à prévoir à Bacninh-Dapcau. Nous ne réclamons pas la nomination immédiate des deux généraux de division et des quatre ou cinq généraux de brigade qui seraient actuellement nécessaires en Indo-Chine : il y a des dépenses plus urgentes. D’ailleurs l’attribution du commandement effectif, sans l’éclat du grade correspondant, indique l’esprit de devoir et d’abnégation, la recherche des réalités plus que des apparences et, dans la direction supérieure, la préoccupation d’éprouver les hommes avant de leur confier des responsabilités effectives ; c’est une excellente école pour les cadres supérieurs et l’avantage de rajeunir le commandement est surtout appréciable dans la guerre coloniale dont les fatigues seront particulièrement pénibles. Mais encore faut-il que le commandement soit constitué dès le temps de paix et muni de tous ses organes, qu’il puisse se préparer à sa tâche et préparer ses subordonnés à la leur, qu’il les connaisse et soit connu deux. La part de l’improvisation dans une telle guerre sera forcément très grande ; il importe de la réduire le plus possible : le succès est à ce prix.

Actuellement l’ensemble de nos forces, y compris la brigade de réserve de Chine, comprend 18 bataillons européens, 25 bataillons indigènes, 26 batteries mixtes, — soit, en y comprenant tous les autres corps, — escadron de chasseurs annamites, compagnies d’ouvriers bataillon du génie, — environ 38 000 hommes sur le pied de paix. L’appel des réserves portera ces forces à environ 60 000 hommes. Mais il restera un grand nombre de réservistes non encadrés, et ce nombre ira croissant.

Le Comité consultatif estime le minimum nécessaire pour la défense de l’Indo-Chine à 20 bataillons européens, 32 bataillons indigènes, 31 batteries. Il resterait donc à créer 2 bataillons européens, 7 bataillons indigènes et 5 batteries. Le Comité estime également que l’effectif des compagnies indigènes pourrait être réduit au minimum de 125 hommes, ce qui permettrait d’incorporer 20 000 réservistes, et de porter à 75 000 nos effectifs de guerre. Or nous aurons 30 000 réservistes dans peu d’années. Il faudra vraisemblablement prévoir des cadres complémentaires pour des formations analogues à nos régimens de réserve. Des écoles régimentaires d’enfans de troupe, et des écoles de sous-officiers auront permis alors de dépasser cette proportion de trois indigènes pour un Européen qu’il semble sage de maintenir en ce moment ; nous aurons militarisé nos gardes civils ; et comme leur effectif actuel de 11 000 hommes est beaucoup trop considérable pour une colonie pacifiée où le gouverneur général dispose en tout temps de la force armée, nous en aurons transformé une partie en troupes régulières sans nouvelles dépenses ; nous nous acheminerons donc vers l’effectif de 90 000 combattans sur le pied de guerre en Indo-Chine.


Que valent ces troupes indigènes, dont l’effectif de 20 000 hommes en temps de paix serait en temps de guerre doublé et bientôt triplé ? Quel fond pouvons-nous faire sur cette armée active et sur ses réserves ? Comment ces troupes sont-elles recrutées, soldées, instruites ?

La race annamite, qui fournit la presque-totalité de ces contingens, est conquérante ; venue du Tonkin, elle s’est emparée par la force de l’Annam et de la Cochinchine ; c’est notre arrivée en Indo-Chine qui a arrêté son essor. Les mandarins militaires étaient honorés à la cour d’Annam. L’Annamite est batailleur, querelleur, beaucoup plus combatif que le Chinois ; au régiment, il est fier de son uniforme, discipliné, et prend rapidement un esprit de corps très prononcé. Le tirailleur tonkinois ou annamite n’a évidemment pas la folle bravoure et le mordant de nos incomparables Sénégalais ; son courage est plus calme, mais très réel. Il a lutté avec nos soldats contre les réguliers et les pirates chinois, et même contre les bandes annamites qui défendaient contre nous l’indépendance de son pays : ces longues luttes, parfois très rudes, ont montré toutes ses qualités militaires. En dernier lieu, les auxiliaires indigènes de nos batteries d’artillerie se sont distingués au Petchili en 1890 contre les troupes chinoises. Vigoureusement encadrées, comme elles le sont actuellement, côte à côte avec nos troupes européennes de l’infanterie coloniale et de la légion étrangère, nous ne pouvons douter que nos troupes indigènes fassent bonne figure quel que soit l’ennemi.

Revenu dans son village, le soldat annamite garde l’empreinte militaire. Il répond à tous les appels quand il est convoqué comme réserviste, et la proportion des manquans est moindre en Indo-Chine qu’on France. Évidemment, si les sentimens de la population se faisaient nettement hostiles à notre égard, l’appel des réserves pourrait donner des mécomptes. Pour avoir une bonne armée indigène, il faut faire une bonne politique indigène ; mais nous avons vu que notre administration, après de fâcheux erremens, s’était ressaisie, et le danger paraît s’éloigner. Une fois dans le rang, les réservistes reprennent rapidement le pli militaire et ne se distinguent plus du soldat de l’armée active. Nous pouvons donc compter sur nos réserves, et il faut ajouter que la France est la seule puissance coloniale qui ait pu les organiser : l’Angleterre dans l’Inde, la Hollande à Java, quoique établies dans leurs possessions bien avant que nous eussions songé à nous emparer de l’Indo-Chine, n’ont pas cette précieuse ressource ; et ces nations, dont nous avons tant à apprendre au point de vue administratif, nous sont certainement inférieures au point de vue militaire. Nous devons cette supériorité à la façon dont nos troupes indigènes sont commandées par nos cadres de l’armée coloniale, qui savent comprendre l’indigène, l’assimiler, adapter à ses mœurs la discipline militaire, — et pallier les fautes que nous allons avoir à signaler dans le recrutement et l’administration de nos troupes.

Le service militaire est de cinq ans au Tonkin, et de trois ans en Cochinchine. Le contingent annuel est réparti proportionnellement au chiffre de la population, par province, puis par canton, et enfin par commune. Les notables de chaque commune désignent alors un certain nombre d’hommes à présenter aux commissions de recrutement, composées d’officiers et d’administrateurs civils, qui choisissent les hommes à incorporer. On voit donc qu’en définitive les notables fournissent le contingent, sous leur responsabilité. Au Tonkin, où leur autorité est effective, ce système, conforme aux mœurs du pays et au mode de recrutement de tout temps en vigueur dans l’empire d’Annam, donne de bons résultats ; une part de rizières prise sur les biens communaux indemnise la famille de l’homme incorporé : les désertions sont extrêmement rares et les coupables presque toujours retrouvés et punis. Mais en Cochinchine, où notre administration directe a eu pour résultat la destruction de l’autorité communale, les notables ne peuvent plus imposer le recrutement ; ils fournissent des vagabonds ou les plus pauvres des habitans, et les décident à se laisser incorporer, grâce à une somme assez forte, — qui constitue pour la commune une lourde charge, — puis à la promesse de subsides dont le paiement cesse au bout d’un mois ou deux ; l’homme déserte alors et cette plaie de la désertion a pris de telles proportions qu’elle atteint un cinquième de l’effectif et nécessite des recrutemens trimestriels dont les opérations troublent sans cesse le pays et dérangent l’instruction des troupes.

L’autorité militaire et l’autorité administrative sont donc tombées d’accord avec les notables et la population elle-même pour demander un autre mode de désignation : le sort, devant lequel l’Annamite s’incline toujours, a paru le plus juste et le plus conforme aux mœurs indigènes. En 1901, le Conseil colonial de Cochinchine émit un vœu dans ce sens, sur la proposition de conseillers indigènes élus ; une commission mixte, composée d’administrateurs civils et d’officiers, fit une enquête qui conclut à son adoption ; le conseil supérieur de l’Indo-Chine, saisi de ces résultats par le gouverneur général, s’y associa unanimement. Si bien que le gouverneur général, ayant à former le 2e régiment de tirailleurs annamites, dont la création nécessitait l’incorporation immédiate de 3 000 recrues, crut pouvoir prendre, le 24 septembre 1903, un arrêté provisoire prescrivant le tirage au sort comme mode de désignation pour les contingens à venir, et soumit l’arrêté au département pour qu’il fût transformé en décret. Mais cette question si simple donna lieu entre le département et le gouverneur général à une discussion qui dure encore et qui n’est pas près de finir : les deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue. Tous deux admettent qu’il nous faut une armée indigène, que les engagemens volontaires ne peuvent la créer parmi des populations pacifiques au fond et que nous avons déshabituées de la guerre ; et qu’en conséquence les communes doivent être astreintes à fournir un contingent partiel. Toute la querelle porte donc sur la façon dont le contingent imposé par nous sera désigné par les communes. Le ministre trouve parfaitement juste que cette désignation soit faite arbitrairement par les notables, et injuste que le sort en décide ; il trouve plus commode d’avoir affaire à la commune qu’aux individus ; il s’étonne que les mêmes principes, bons au Tonkin, soient mauvais en Cochinchine ; il pense qu’on va substituer un système de recrutement national à un système de recrutement régional ; il dit que le tirage au sort établit le principe de l’impôt du sang et du service militaire obligatoire pour tous, et, incidemment, chemin faisant, prouve qu’il ignore tout du pays et de la situation, même l’établissement de l’état civil, qui fonctionne depuis 1875, tenu en double par les communes et les greffes des tribunaux. Le gouverneur général et le Conseil de défense, sans se permettre de discuter une conception de la justice que nous oserons trouver singulière, essaient vainement de présenter l’état des faits auxquels quelques tirades hors de propos ne peuvent remédier ; ils s’efforcent de ramener la question à son véritable objet, un mode de désignation dans l’intérieur de la commune, conformément au vœu des populations et des notables, des autorités civiles et militaires, de tous les corps élus et assemblées délibérantes : Conseil colonial, Conseil supérieur, Conseil de défense. Pas de principe en jeu, pas de changement de système ; quant au recrutement par engagemens volontaires, il est déjà employé par la marine, qui engage ses indigènes et arrive à les payer plus cher que les Européens : le résultat est déplorable et la marine demande avec insistance que les matelots indigènes soient recrutés comme les tirailleurs par voie de tirage au sort parmi les populations côtières ; donc ce système a fait ses preuves, il est très coûteux et son application abaisserait encore le niveau de nos troupes indigènes. Rien n’y fait. Le ministre continue à regarder dans les sphères élevées des principes intangibles, et se refuse à parler faits. Il ne tient aucun compte des réponses à ses copieuses dissertations et les réédite imperturbablement, il prescrit des séries d’enquêtes et refuse d’en examiner les résultats tous concordons ; sa lettre du 30 octobre 1905 répète celle du 28 septembre 1903 ; en deux ans la question n’a pas l’ait un pas. Jamais l’entêtement des incompétences administratives ne s’est enveloppé plus hors de propos d’une phraséologie plus prétentieuse.

On le voit, la question du recrutement reste à résoudre en Cochinchine ; mais la solution est prête ; il ne manque que la volonté pour l’appliquer.

À un point de vue plus général, il convient d’élargir la base de notre recrutement et d’utiliser les qualités guerrières des races qui peuplent le Haut-Tonkin, l’Annam et le Laos : les Thos, Nungs, Mans et Meos, d’une part, les Mois et les Khas d’autre part doivent nous fournir d’excellens contingens qui nous permettent de défendre nos frontières terrestres, par des troupes mobiles se recrutant dans la région et encadrant des réservistes et des troupes de partisans. Nous avons indiqué plus haut la nécessité de rétablir les bataillons de chasseurs de frontière créés en 1903 et supprimés en 1905, et de créer un bataillon de tirailleurs laotiens en face des troupes régulières du Siam.


Au début de notre occupation, nos troupes indigènes de nouvelle création reçurent, une solde et touchèrent des vivres en nature, comme toutes les troupes du monde. Puis, la pacification se faisant, on s’aperçut que, dans un pays riche, il était très avantageux pour l’État de remplacer les vivres par une indemnité en argent : c’était supprimer de nombreux magasins, des frais de transport, et tout un personnel de manutention. Cette indemnité se confondit bientôt avec la solde qui fut payée avec la monnaie d’argent du pays, la piastre. La piastre valait alors 5 francs.

Mais comme le cours de l’argent allait sans cesse en s’avilissant, la piastre tomba de 5 francs jusqu’à 1 fr. 94 ; elle oscille maintenant entre 2 francs et 2 fr. 40. Afin de pouvoir établir le budget et de payer aux indigènes la même solde, nous-avons été amenés à donner à la piastre un taux fictif que nous avons maintenu très supérieur au taux réel, et que nous l’avons fixé à 3 francs. La baisse continue de la piastre nous amenant à donner pour 3 francs une monnaie qui n’en valait que deux, c’était une diminution d’un tiers dans la solde déjà très modique de nos soldats et agens indigènes ; les représentations des autorités obtinrent que le taux officiel fût fixé à 2 fr. 50, et nos troupes eurent presque de quoi vivre, mais le département, malgré les protestations des mêmes autorités, releva le taux officiel de la piastre, tandis que le taux réel continuait à s’abaisser, si bien que le tirailleur de 2e classe vit sa solde mensuelle varier de la façon suivante : 1902 : $ 6 43 ; 1903 : $ 7 50 ; 1904-1905 : $ 6 00. Le conseil de défense de la colonie, présidé par le gouverneur général, a protesté inutilement contre de pareilles mesures et réclamé en vain la solde de $ 9 qu’il estime indispensable à la nourriture des tirailleurs.

Ainsi, c’est $ 6 par mois, soit 12 ou 14 francs, que nous payons un tirailleur sans le nourrir ; nos 20 000 soldats indigènes, maintenus de trois à cinq ans sous nos drapeaux, ont pour la plupart femme et enfans ; ils meurent de faim à notre service. Cette situation, signalée depuis longtemps par le commandement et les autorités locales qui ne cessent de protester, est exposée longuement dans plusieurs documens officiels et n’a pas encore été réglée. Nous avons cherché quelques points de comparaison : nos tirailleurs sénégalais sont payés 15 francs par mois et touchent une ration de grain, de viande et de sel, qui, quand elle est perçue en argent, donne lieu à une indemnité de 0 fr. 80 par jour ; c’est donc 39 francs par mois qu’ils perçoivent quand ils ne sont pas nourris. Les puissances étrangères traitent leurs troupes indigènes à peu près sur ce pied, sauf l’Amérique, qui, particulièrement généreuse, dépense 75 francs par mois pour chacun de ses Native Scouts. Même l’économe Espagne donnait à ses soldats indigènes des Philippines 12 fr. 50 par mois et une ration journalière de deux livres de riz, ce qui équivalait à une solde de 15 fr. 90 par mois.

Il nous est donc permis d’affirmer que jamais aucune puissance civilisée n’a infligé à ses troupes le traitement que la France fait subir à son armée indigène en Indo-Chine. C’est un danger qu’il faut faire cesser immédiatement.

Nous avons vu que l’affluence des réservistes sera bientôt telle que nos effectifs indigènes dépasseraient cette proportion de trois indigènes pour un Européen, qui paraît actuellement le maximum compatible avec la solidité. En améliorant les cadres subalternes, dont l’effectif et l’instruction sont insuffisans, nous pourrons augmenter sans danger cette proportion et accroître considérablement nos forces sans dépenses nouvelles.

Le décret du 25 septembre 1905, dont les efforts du ministre de la Guerre ont enfin obtenu la promulgation, a étendu aux troupes indigènes la retraite proportionnelle à quinze ans de service ; cette mesure, demandée depuis si longtemps par leurs officiers, va certainement augmenter le nombre des rengagés, surtout si la solde atteint le minimum qui est réclamé par le commandement local. Mais il ne faut pas que l’ancien tirailleur, revenu dans son village, s’y trouve étranger à la vie sociale : il garde, — et nous devons nous en féliciter, — l’empreinte militaire ; il répond sans hésiter aux convocations dont il est l’objet comme réserviste ; mais les autorités communales lui reprochent de les méconnaître ; la discipline militaire est devenue son unique loi. Selon sa condition sociale, il sera craint ou méprisé, mais restera en marge de la société annamite, qui est profondément hiérarchisée. Il faut donc que le régiment fortifie au lieu de détruire son éducation civique, et que les chefs militaires de l’Annamite, qui ont su le façonner à ses devoirs de soldat, lui enseignent le respect des autorités civiles, les anciens du village, les mandarins et les administrateurs français ; au moral, nous devons affermir le sentiment de solidarité et les vertus familiales qui sont les grandes forces de cette race, de même que nous combattons ses penchans à la servilité et à la dissimulation. L’ascendant que l’ensemble de nos cadres a su prendre sur nos troupes indigènes leur crée une responsabilité que beaucoup de nos officiers coloniaux ont déjà comprise ; il convient d’entrer plus résolument encore dans cette voie et d’aller jusqu’au bout dans notre rôle d’éducateurs.

En même temps que nous relevons le niveau moral de nos tirailleurs, et que nous complétons leur instruction, nous devons aux meilleurs d’entre eux, en les rendant à la vie civile, un rang proportionnel aux services qu’ils nous ont rendus. Il n’est pas admissible que tels vieux serviteurs, parfois blessés, rentrent après de longs services dans leur village pour y retrouver la situation d’hommes de peine de la commune, soumis de préférence à toutes les corvées : ce fait se produit trop souvent, et c’est là une injustice dont le spectacle est très préjudiciable à notre influence Nous avons le moyen de la faire cesser en rétablissant Je mandarinat militaire dans ses anciennes prérogatives ; il sera la récompense des actions d’éclat et des excellons services. Cette mesure complétera les effets du décret du 25 septembre 1905 qui donne une retraite à nos soldats indigènes à quinze ans de service. Il conviendrait également de nous montrer envers eux moins avares des décorations coloniales que nous ne prodiguons que dans la métropole ; — aux yeux de nos protégés de l’Indo-Chine, elles ont gardé une grande valeur.

La seule tentative pour relever le niveau de nos cadres indigènes est due à l’initiative des colonels commandant les régimens. Ils ont créé des écoles d’enfans de troupe, entretenus, faute d’autres ressources, par les retenues réglementaires opérées sur la solde des hommes punis de prison. Ces retenues devraient être versées à l’ordinaire, qui n’existe pas dans nos troupes indigènes ; et, en invoquant ce règlement inapplicable, un inspecteur des Colonies avait provoqué leur suppression par un câblogramme ministériel. Sur un avis du Conseil de défense, le ministre a bien voulu les maintenir provisoirement ; mais cette institution précaire a besoin d’être réglementée, développée et dotée de crédits réguliers, La création d’une école de sous-officiers compléterait heureusement ces écoles régimentaires.

Les tableaux annexés à la loi du 19 septembre 1900 ont réduit à 4 par compagnie le nombre des sergens indigènes ; nous pensons qu’en vue de l’encadrement de nos réserves le nombre de huit sous-officiers indigènes devrait être rétabli. Quand ce relèvement de nos cadres subalternes sera obtenu, nous pourrons songer à rétablir les officiers indigènes en Indo-Chine en créant une école militaire qui remplisse pour l’armée le rôle de nos écoles de médecine et de nos écoles professionnelles pour les carrières civiles.


En résumé, notre armée indigène est bien instruite et bien commandée. Notre discipline militaire y est suffisamment souple pour s’adapter aux mœurs du pays tout en façonnant des soldats ; les traditions de nos régimens de tirailleurs sont assez fortes pour créer l’esprit de corps sans supprimer les initiatives personnelles, très généralement heureuses. Le seul vœu que nous ayons à exprimer est de voir se généraliser l’instruction morale — nous oserons dire civique — de nos soldats, afin que, revenus dans leurs villages ils reprennent rang dans la société annamite pour y être d’utiles agens de notre influence.

Mais cette armée, bien commandée sur place, est déplorablement administrée par le département métropolitain. La question primordiale du recrutement en Cochinchine doit être tranchée au plus tôt, et conformément au vœu des populations appuyé par toutes les autorités de la colonie ; il est inconcevable qu’elle ait traîné si longtemps. Le rétablissement des chasseurs de frontière et la création des tirailleurs laotiens s’imposent avec une égale nécessité. Nous avons montré que la solde de nos soldats indigènes n’était pas suffisante pour les nourrir ; nous répétons qu’aucune puissance civilisée n’a soumis ses troupes à ce régime de famine, qui est intolérable et sans excuse. Enfin l’organisation régulière des écoles d’enfans de troupe et la création d’une école de sous-officiers sont nécessaires à la solidité de nos cadres indigènes, qui devraient être augmentés pour l’encadrement de nos réserves.


Rappelons brièvement ce qui reste à faire pour l’exécution du plan conçu par le Comité consultatif de défense, sur les indications du ministre des Colonies.

L’achèvement des travaux de défense du point d’appui Saigon-cap Saint-Jacques, réduit de la défense de la Cochinchine, conformément au plan arrêté définitivement, s’impose absolument. Nous ne pouvons admettre l’amputation de ce plan, que fait malheureusement prévoir une note du département des Colonies communiquée à l’honorable rapporteur du budget qui parle de « prendre, dans les propositions du Comité, celles qui paraissent répondre à une nécessité plus particulière. »

L’outillage de l’arsenal de Saigon est en bonne voie ; la coopération de la colonie lui est assurée. Le stock de charbon actuellement prévu reste insuffisant.

L’organisation de la base Haïphong-baie d’Along, se liant au centre de défense mobile placé à Hongay (qui doit être complétée par un groupe de sous-marins), s’impose au même degré que la défense de Saigon. C’est le réduit du Tonkin que nous ne pouvons négliger pour la Cochinchine.

Mais la mesure la plus urgente est le renforcement en munitions et particulièrement en cartouches d’infanterie, car des fusils sans cartouches valent moins que des bâtons. Les fixations du Comité consultatif, antérieures à la guerre russo-japonaise, doivent être majorées dans de très fortes proportions.

Or nos stocks actuels n’atteignent pas la moitié de la réserve prévue pour permettre à notre armée d’Indo-Chine de résister en attendant les renforts : nos troupes devraient mettre bas les armes après les premiers combats, fussent-elles victorieuses.

Donc, construisons à Saigon et à Haïphong les magasins du type reconnu nécessaire pour assurer la conservation des munitions dans les pays de chaleur humide, et remplissons-les aussitôt construits. Il n’est malheureusement pas inutile de rappeler qu’aux colonies nous devons employer le matériel d’artillerie le plus perfectionné, puisque le département des Colonies, sous prétexte d’économie, s’obstine à demander à celui de la Guerre la cession d’un matériel démodé pour armer ses batteries de côte et de place. Souhaitons également que le canon de montagne dont l’établissement est à l’étude soit promptement donné à notre défense coloniale.

L’envoi de mitrailleuses est très urgent. La guerre russo-japonaise a montré toute l’importance de cet engin ; il est particulièrement nécessaire en Indo-Chine, pour suppléer à l’insuffisance de nos effectifs et aux difficultés de manœuvre que rencontre l’artillerie dans les plaines inondées des Deltas. Chaque bataillon d’infanterie doit avoir son groupe de deux mitrailleuses, et il est bien évident que le modèle adopté doit être celui auquel nos cadres et nos hommes de l’infanterie coloniale sont exercés en France. Nous n’ignorons pas que le département des Colonies en avait décidé autrement, et quelle incroyable légèreté, quel particularisme coupable, ont présidé à la commande faite à la manufacture de Puteaux, il y a deux ans, et naïvement payée d’avance 360 000 francs ; le modèle, choisi sans aucune des précautions les plus élémentaires, n’est pas encore au point. Il convient de passer l’éponge sur cette perte sèche et de nous assurer rapidement du modèle en usage dans l’armée française.

Durant la guerre russo-japonaise l’emploi constant de la fortification rapide, In nécessité de remuer la terre pour pouvoir avancer et de s’accrocher au terrain pour attendre les réserves, ont montré qu’il fallait donner à chaque homme son outil de campagne.

Un autre enseignement de la même guerre, c’est la nécessité d’installer des communications téléphoniques et télégraphiques, jusque sur le champ de bataille.

Les lignes de feu prennent aujourd’hui des dimensions telles que c’est de l’arrière seulement qu’on peut espérer les diriger ; le commandement doit donc rester en arrière des ligues, vers leur centre, à portée des réserves dont il dirige froidement l’action successive d’après les renseignemens qu’il reçoit des divers points de la ligne. Les communications téléphoniques du champ de bataille sont beaucoup plus sûres, plus rapides que l’emploi d’estafettes, qui en outre causerait des pertes inutiles. Il faut donc prévoir le matériel nécessaire à leur installation.

La conservation de nos effectifs européens est liée à la création de sanatoria où ils puissent se refaire. Le Langbiang, après avoir été discuté sans mesure, paraît définitivement adopté pour la Cochinchine, dont le climat est particulièrement anémiant. Mettons-nous enfin à l’ouvrage ; après huit ans d’études, la question doit être au point.

Les casernemens sont insuffisans, surtout en Cochinchine, et leur approvisionnement en eau potable n’est pas assuré. D’assez fortes dépenses sont nécessaires sous ce rapport.

On le voit, il s’en faut de beaucoup que la défense de l’Indo-Chine soit assurée dans de bonnes conditions. Un certain nombre de mesures urgentes peuvent être prises immédiatement et sans dépenses nouvelles ; quelques économies sur le budget militaire des Antilles et du Pacifique, économies qui auraient dû être faites depuis au moins deux ans, suffiraient pour donner à nos troupes indigènes une solde leur permettant de vivre. Mais il faut bien constater qu’une forte dépense s’impose pour doter l’Indo-Chine des moyens de défense qui lui sont indispensables. L’exécution complète du plan établi par le Comité consultatif de défense coûterait 160 millions environ, 45 pour la marine et 115 pour les colonies. En déduisant les 9 millions nécessaires à l’achèvement des travaux de Dakar, il reste encore 40 millions disponibles sur les 97 millions votés en 1900 et 1901 pour l’organisation des points d’appui de la flotte aux Colonies ; il s’agit donc d’une dépense nouvelle de 120 millions environ.

Avec l’honorable M. Messimy (rapport sur les points d’appui de la flotte à la commission extra-parlementaire de la Marine), avec l’honorable M. Deloncle (rapport sur la défense de l’Indo-Chine à la même commission), avec l’honorable M. Le Hérissé, rapporteur du budget des Colonies pour 1906, nous pensons que les dépenses doivent être pour une large part supportées par la colonie elle-même. Nous admettons que le budget métropolitain doit contribuer à cette dépense pour 30 millions et celui de l’Indo-Chine pour 90 millions, et qu’un délai de six années est nécessaire à la bonne exécution du plan. On ne peut songer à imposer aux finances de l’Indo-Chine un surcroît de dépenses de 15 millions par an ; c’est donc à l’emprunt que la Colonie doit faire appel. Cet emprunt est justifié par l’urgence de la dépense, et par son caractère momentané et extraordinaire : la dette motivée par l’outillage économique de la Colonie est actuellement de 200 millions, elle sera de 290 ; ce chiffre n’est pas exagéré pour un budget annuel de 115 millions ; il s’agit d’une augmentation de dépenses d’environ 500 000 francs par an pendant six ans, soit 3 millions au total à partir de la sixième année. Cette charge sera d’autant plus facilement supportée que les récentes constructions de chemins de fer augmentent la richesse du pays ; si contre toute attente elles se trouvent trop fortes, des économies correspondant aux nouvelles charges s’imposeraient absolument. Mais nous sommes persuadé que l’équilibre se trouvera facilement ; d’ailleurs, les ressources des caisses de réserve, dont le total dépasse 15 millions, assurent l’élasticité et mettent à l’abri d’un mécompte momentané.

Quant aux charges métropolitaines, elles ne doivent pas paraître dans le budget. En effet, le budget des Colonies comprend actuellement 7 millions pour l’achèvement du programme de 1900 ; les dépenses de la Marine sont très variables, en moyenne 6 millions et demi. D’ailleurs l’achèvement de Bizerte, qui, avec l’arsenal de Sidi-Abdallah, a coûté déjà environ 38 millions à la Marine, laissera disponibles les crédits annuels destinés à l’exécution de la loi de 1900 : cette moyenne de 6 millions et demi pour six années est donc un minimum. Sans charges nouvelles, le budget métropolitain dépensera donc 13 millions et demi par an pour la défense coloniale. En six ans, le total serait de 81 millions ; additionnée aux 90 millions de l’emprunt indo-chinois, nous obtenons 171 et nous avons vu que 160 millions suffisent pour assurer l’exécution complète du plan de la défense navale et terrestre de l’Indo-Chine et 9 millions à celle de Dakar, soit un total de 169. Il reste donc 2 millions de marge pour l’imprévu, dont la part est dans le cas présent très restreinte. Les économies à réaliser dans les colonies du Pacifique et des Antilles se montent à plus de 2 millions, elles serviront à l’entretien des unités nouvelles, des fortifications, des stocks de munitions qui devront être renouvelés tous les dix ans ; il est néanmoins prudent de prévoir un relèvement de crédit d’environ 2 millions et demi.

Récapitulons. L’Indo-Chine contracte un emprunt de 90 millions réalisable en six annuités de 15 millions en moyenne ; le budget métropolitain continue à dépenser pendant ces six années 13 millions et demi pour la défense de l’Indo-Chine, sans augmenter en rien son budget général ; à l’expiration de ce terme de six années, le plan de défense est achevé ; le budget de l’Indo-Chine est grevé d’environ 3 millions de dépenses supplémentaires nécessaires au paiement des annuités de l’emprunt, le budget métropolitain est déchargé d’environ 11 millions de dépenses supplémentaires sur 13 millions et demi qui lui incombent actuellement. Nous venons d’indiquer les moyens financiers qui procureraient les ressources nécessaires à la défense de l’Indo-Chine ; le détail en peut varier à l’infini ainsi que le rapport entre la part contributive de la métropole, — représentée dans notre projet par la continuation pendant six ans des crédits consentis actuellement, — et la part de la Colonie, représentée par l’emprunt. Mais il importe d’insister sur la nécessité d’une solution rapide.

L’exécution intégrale du plan établi en 1902 et 1903 par le Comité consultatif, où le ministre des Colonies est représenté par le chef de son bureau militaire, s’impose absolument ; on ne peut remettre à des agens visiblement incompétens le soin d’improviser un « programme réduit, » qui mutile les plans primitifs, transforme les projets de chemins de fer en projets de batterie, et n’aboutit pas. Plus encore que la guerre continentale, la guerre coloniale à laquelle nous sommes exposés est une question de préparation ; au ministère des Colonies, l’œuvre de cette préparation subit depuis deux ans un retard d’autant plus inexplicable qu’il coïncide avec un redoublement d’activité militaire chez nos voisins. Il faut sortir de cette stagnation et réparer le temps perdu et les fautes commises. Si l’Indo-Chine reste une proie trop facile, elle sera inévitablement attaquée ; préparons sa défense : la paix du monde est à ce prix.