La Défense de mon oncle/Édition Garnier/Chapitre 21

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CHAPITRE XXI.

des sentiments théologiques de feu l’abbé bazin. de la justice qu’il rendait à l’antiquité ; et des quatre diatribes composées par lui à cet effet.

Pour mieux faire connaître la piété et l’équité de l’abbé Bazin, je suis bien aise de publier ici quatre diatribes de sa façon, composées seulement pour sa satisfaction particulière. La première est sur la cause et les effets. La seconde traite de Sanchoniathon, l’un des plus anciens écrivains qui aient mis la plume à la main[1] pour écrire gravement des sottises. La troisième est sur l’Égypte, dont il faisait assez peu de cas (ce n’est pas de sa diatribe dont il faisait peu de cas, c’est de l’Égypte). Dans la quatrième, il s’agit d’un ancien peuple à qui on coupa le nez, et qu’on envoya dans le désert. Cette dernière élucubration est très-curieuse et très-instructive.


PREMIÈRE DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
SUR LA CAUSE PREMIÈRE.

Un jour le jeune Madétès se promenait vers le port de Pirée ; il rencontra Platon, qu’il n’avait point encore vu. Platon, lui trouvant une physionomie heureuse, lia conversation avec lui ; il découvrit en lui un sens assez droit. Madétès avait été instruit dans les belles-lettres ; mais il ne savait rien, ni en physique, ni en géométrie, ni en astronomie. Cependant il avoua à Platon qu’il était épicurien.

« Mon fils, lui dit Platon, Épicure était un fort honnête homme ; il vécut et il mourut en sage. Sa volupté, dont on a parlé si diversement, consistait à éviter les excès. Il recommanda l’amitié à ses disciples, et jamais précepte n’a été mieux observé. Je voudrais faire autant de cas de sa philosophie que de ses mœurs. Connaissez-vous bien à fond la doctrine d’Épicure ? »

Madétès lui répondit ingénument qu’il ne l’avait point étudiée. « Je sais seulement, dit-il, que les dieux ne se sont jamais mêlés de rien, et que le principe de toute chose est dans les atomes, qui se sont arrangés d’eux-mêmes, de façon qu’ils ont produit ce monde tel qu’il est.

PLATON.

Ainsi donc, mon fils, vous ne croyez pas que ce soit une intelligence qui ait présidé à cet univers dans lequel il y a tant d’êtres intelligents ? Voudriez-vous bien me dire quelle est votre raison d’adopter cette philosophie.

MADÉTÈS.

Ma raison est que je l’ai toujours entendu dire à mes amis et à leurs maîtresses, avec qui je soupe ; je m’accommode fort de leurs atomes. Je vous avoue que je n’y entends rien ; mais cette doctrine m’a paru aussi bonne qu’une autre ; il faut bien avoir une opinion quand on commence à fréquenter la bonne compagnie. J’ai beaucoup d’envie de m’instruire ; mais il m’a paru jusqu’ici plus commode de penser sans rien savoir. »

Platon lui dit : « Si vous avez quelque désir de vous éclairer, je suis magicien, et je vous ferai voir des choses fort extraordinaires : ayez seulement la bonté de m’accompagner à ma maison de campagne, qui est à cinq cents pas d’ici, et peut-être ne vous repentirez-vous pas de votre complaisance. » Madétès le suivit avec transport. Dès qu’ils furent arrivés, Platon lui montra un squelette ; le jeune homme recula d’horreur à ce spectacle nouveau pour lui. Platon lui parla en ces termes :

« Considérez bien cette forme hideuse qui semble être le rebut de la nature ; et jugez de mon art par tout ce que je vais opérer avec cet assemblage informe, qui vous a paru si abominable.

« Premièrement, vous voyez cette espèce de boule qui semble couronner tout ce vilain assemblage. Je vais faire passer par la parole, dans le creux de cette boule, une substance moelleuse et douce, partagée en mille petites ramifications, que je ferai descendre imperceptiblement par cette espèce de long bâton à plusieurs nœuds que vous voyez attaché à cette boule, et qui se termine en pointe dans un creux. J’adapterai au haut de ce bâton un tuyau par lequel je ferai entrer l’air, au moyen d’une soupape qui pourra jouer sans cesse ; et bientôt après vous verrez cette fabrique se remuer d’elle-même.

« À l’égard de tous ces autres morceaux informes qui vous paraissent comme des restes d’un bois pourri, et qui semblent être sans utilité comme sans force et sans grâce, je n’aurai qu’à parler, et ils seront mis en mouvement par des espèces de cordes d’une structure inconcevable. Je placerai au milieu de ces cordes une infinité de canaux remplis d’une liqueur qui, en passant par des tamis, se changera en plusieurs liqueurs différentes, et coulera dans toute la machine vingt fois par heure. Le tout sera recouvert d’une étoffe blanche, moelleuse et fine. Chaque partie de cette machine aura un mouvement particulier qui ne se démentira point. Je placerai entre ces demi-cerceaux, qui ne semblent bons à rien, un gros réservoir fait à peu près comme une pomme de pin : ce réservoir se contractera et se dilatera à chaque moment avec une force étonnante. Il changera la couleur de la liqueur qui passera dans toute la machine. Je placerai non loin de lui un sac percé en deux endroits, qui ressemblera au tonneau des Danaïdes : il se remplira et se videra sans cesse ; mais il ne se remplira que de ce qui est nécessaire, et ne se videra que du superflu. Cette machine sera un si étonnant laboratoire de chimie, un si profond ouvrage de mécanique et d’hydraulique, que ceux qui l’auront étudié ne pourront jamais le comprendre. De petits mouvements y produiront une force prodigieuse : il sera impossible à l’art humain d’imiter l’artifice qui dirigera cet automate. Mais, ce qui vous surprendra davantage, c’est que cet automate s’étant approché d’une figure à peu près semblable, il s’en formera une troisième figure. Ces machines auront des idées ; elles raisonneront, elles parleront comme vous ; elles pourront mesurer le ciel et la terre. Mais je ne vous ferai point voir cette rareté si vous ne me promettez que, quand vous l’aurez vue, vous avouerez que j’ai beaucoup d’esprit et de puissance.

MADÉTÈS.

Si la chose est ainsi, j’avouerai que vous en savez plus qu’Épicure, et que tous les philosophes de la Grèce.

PLATON.

Hé bien ! tout ce que je vous ai promis est fait. Vous êtes cette machine, c’est ainsi que vous êtes formé, et je ne vous ai pas montré la millième partie des ressorts qui composent votre existence ; tous ces ressorts sont exactement proportionnés les uns aux autres ; tous s’aident réciproquement : les uns conservent la vie, les autres la donnent, et l’espèce se perpétue de siècle en siècle par un artifice qu’il n’est pas possible de découvrir. Les plus vils animaux sont formés avec un appareil non moins admirable, et les sphères célestes se meuvent dans l’espace avec une mécanique encore plus sublime : jugez après cela si un être intelligent n’a pas formé le monde, si vos atomes n’ont pas eu besoin de cette cause intelligente. »

Madétès, étonné, demanda au magicien qui il était. Platon lui dit son nom : le jeune homme tomba à genoux, adora Dieu, et aima Platon toute sa vie.

Ce qu’il y a de très-remarquable pour nous, c’est qu’il vécut avec les épicuriens comme auparavant. Ils ne furent point scandalisés qu’il eût changé d’avis. Il les aima, il en fut toujours aimé. Les gens de sectes différentes soupaient ensemble gaiement chez les Grecs et chez les Romains. C’était le bon temps.

SECONDE DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
DE SANCHONIATHON.

Sanchoniathon ne peut être un auteur supposé. On ne suppose un ancien livre que dans le même esprit qu’on forge d’anciens titres pour fonder quelque prétention disputée. On employa autrefois des fraudes pieuses pour appuyer des vérités qui n’avaient pas besoin de ce malheureux secours. De zélés indiscrets forgèrent de très-mauvais vers grecs attribués aux sibylles[2], des lettres de Pilate, et l’histoire du magicien Simon, qui tomba du haut des airs aux yeux de Néron. C’est dans le même esprit qu’on imagina la donation de Constantin et les fausses décrétales. Mais ceux dont nous tenons les fragments de Sanchoniathon ne pouvaient avoir aucun intérêt à faire cette lourde friponnerie. Que pouvait gagner Philon de Byblos, qui traduisit en grec Sanchoniathon, à mettre cette histoire et cette cosmogonie sous le nom de ce Phénicien ! C’est à peu près comme si on disait qu’Hésiode est un auteur supposé.

Eusèbe de Césarée, qui rapporte plusieurs fragments de cette traduction faite par Philon de Byblos, ne s’avisa jamais de soupçonner que Sanchoniathon fût un auteur apocryphe. Il n’y a donc nulle raison de douter que sa Cosmogonie ne lui appartienne.

Ce Sanchoniathon vivait à peu près dans le temps où nous plaçons les dernières années de Moïse. Il n’avait probablement aucune connaissance de Moïse, puisqu’il n’en parle pas, quoiqu’il fût dans son voisinage. S’il en avait parlé, Eusèbe n’eût pas manqué de le citer comme un témoignage authentique des prodiges opérés par Moïse. Eusèbe aurait insisté d’autant plus sur ce témoignage que ni Manéthon, ni Cheremon, auteurs égyptiens, ni Ératosthène, ni Hérodote, ni Diodore de Sicile, qui ont tant écrit sur l’Égypte, trop occupés d’autres objets, n’ont jamais dit un seul mot de ces fameux et terribles miracles qui durent laisser d’eux une mémoire durable, et effrayer les hommes de siècle en siècle. Ce silence de Sanchoniathon a même fait soupçonner très-justement à plusieurs docteurs qu’il vivait avant Moïse.

Ceux qui le font contemporain de Gédéon n’appuient leur sentiment que sur un abus des paroles de Sanchoniathon même. Il avoue qu’il a consulté le grand prêtre Jérombal. Or ce Jérombal, disent nos critiques, est vraisemblablement Gédéon. Mais pourquoi, s’il vous plaît, ce Jérombal était-il Gédéon ? Il n’est point dit que Gédéon fût prêtre. Si le Phénicien avait consulté le Juif, il aurait parlé de Moïse, et des conquêtes de Josué. Il n’aurait pas admis une cosmogonie absolument contraire à la Genèse : il aurait parlé d’Adam ; il n’aurait pas imaginé des générations entièrement différentes de celles que la Genèse a consacrées.

Cet ancien auteur phénicien avoue en propres mots qu’il a tiré une partie de son histoire des écrits de Thaut, qui florissait huit cents ans avant lui. Cet aveu, auquel on ne fait pas assez d’attention, est un des plus curieux témoignages que l’antiquité nous ait transmis. Il prouve qu’il y avait donc déjà huit cents ans qu’on avait des livres écrits avec le secours de l’alphabet ; que les nations cultivées pouvaient par ce secours s’entendre les unes les autres, et traduire réciproquement leurs ouvrages. Sanchoniathon entendait les livres de Thaut, écrits en langue égyptienne. Le premier Zoroastre était beaucoup plus ancien, et ses livres étaient la catéchèse des Persans. Les Chaldéens, les Syriens, les Persans, les Phéniciens, les Égyptiens, les Indiens, devaient nécessairement avoir commerce ensemble ; et l’écriture alphabétique devait faciliter ce commerce. Je ne parle pas des Chinois, qui étaient depuis longtemps un grand peuple, et composaient un monde séparé.

Chacun de ces peuples avait déjà son histoire. Lorsque les Juifs entrèrent dans le pays voisin de la Phénicie, ils pénétrèrent jusqu’à la ville de Dabir, qui s’appelait autrefois la ville des lettres. « Alors Caleb dit : Je donnerai ma fille Axa pour femme à celui qui prendra Eta et qui ruinera la ville des lettres. Et Othoniel, fils de Cenès, frère puîné de Caleb, l’ayant prise, il lui donna pour femme sa fille Axa. »

Il paraît par ce passage que Caleb n’aimait pas les gens de lettres ; mais, si on cultivait les sciences anciennement dans cette petite ville de Dabir, combien devaient-elles être en honneur dans la Phénicie, dans Sidon et dans Tyr, qui étaient appelés le pays des livres, le pays des archives, et qui enseignèrent leur alphabet aux Grecs !

Ce qui est fort étrange, c’est que Sanchoniathon, qui commence son histoire au même temps où commence la Genèse, et qui compte le même nombre de générations, ne fait pas cependant plus de mention du déluge que les Chinois. Comment la Phénicie, ce pays si renommé par ses expéditions maritimes, ignorait-elle ce grand événement ?

Cependant l’antiquité le croyait, et la magnifique description qu’en fait Ovide est une preuve que cette idée était bien générale : car, de tous les récits qu’on trouve dans les Métamorphoses d’Ovide, il n’en est aucun qui soit de son invention. On prétend même que les Indiens avaient déjà parlé d’un déluge universel avant celui de Deucalion. Plusieurs brachmanes croyaient, dit-on, que la terre avait essuyé trois déluges.

Il n’en est rien dit dans l’Ézour-Veidam, ni dans le Cormo-Veidam, que j’ai lus avec une grande attention ; mais plusieurs missionnaires, envoyés dans l’Inde, s’accordent à croire que les brames reconnaissent plusieurs déluges. Il est vrai que, chez les Grecs, on ne connaissait que les deux déluges particuliers d’Ogygès et de Deucalion. Le seul auteur grec connu qui ait parlé d’un déluge universel est Apollodore, qui n’est antérieur à notre ère que d’environ cent quarante ans. Ni Homère, ni Hésiode, ni Hérodote, n’ont fait mention du déluge de Noé ; et le nom de Noé ne se trouve chez aucun ancien auteur profane.

La mention de ce déluge universel, faite en détail et avec toutes ses circonstances, n’est que dans nos livres sacrés. Quoique Vossius et plusieurs autres savants aient prétendu que cette inondation n’a pu être universelle, il ne nous est pas permis d’en douter. Je ne rapporte la Cosmogonie de Sanchoniathon que comme un ouvrage profane. L’auteur de la Genèse était inspiré, et Sanchoniathon ne l’était pas. L’ouvrage de ce Phénicien n’est qu’un monument précieux des anciennes erreurs des hommes.

C’est lui qui nous apprend qu’un des premiers cultes établis sur la terre fut celui des productions de la terre même ; et qu’ainsi les oignons étaient consacrés en Égypte bien longtemps avant les siècles auxquels nous rapportons l’établissement de cette coutume. Voici les paroles de Sanchoniathon : « Ces anciens hommes consacrèrent des plantes que la terre avait produites ; ils les crurent divines : eux et leur postérité, et leurs ancêtres, révérèrent les choses qui les faisaient vivre ; ils leur offrirent leur boire et leur manger. Ces inventions et ce culte étaient conformes à leur faiblesse et à la pusillanimité de leur esprit. »

Ce passage si curieux prouve invinciblement que les Égyptiens adoraient leurs ognons longtemps avant Moïse ; et il est étonnant qu’aucun livre hébraïque ne reproche ce culte aux Égyptiens. Mais voici ce qu’il faut considérer. Sanchoniathon ne parle point expressément d’un Dieu dans sa Cosmogonie : tout, chez lui, semble avoir son origine dans le chaos : et ce chaos est débrouillé par l’esprit vivifiant qui se mêle avec les principes de la nature. Il pousse la hardiesse de son système jusqu’à dire que « des animaux qui n’avaient point de sens engendrèrent des animaux intelligents ».

Il n’est pas étonnant, après cela, qu’il reproche aux Égyptiens d’avoir consacré des plantes. Pour moi, je crois que ce culte des plantes utiles à l’homme n’était pas d’abord si ridicule que Sanchoniathon se l’imagine. Thaut, qui gouvernait une partie de l’Égypte, et qui avait établi la théocratie huit cents ans avant l’écrivain phénicien, était à la fois prêtre et roi. Il était impossible qu’il adorât un ognon comme le maître du monde, et il était impossible qu’il présentât des offrandes d’ognons à un ognon : cela eût été trop absurde, trop contradictoire ; mais il est très-naturel qu’on remerciât les dieux du soin qu’ils prenaient de sustenter notre vie, qu’on leur consacrât longtemps les plantes les plus délicieuses de l’Égypte, et qu’on révérât dans ces plantes les bienfaits des dieux. C’est ce qu’on pratiquait de temps immémorial dans la Chine et dans les Indes.

J’ai déjà dit ailleurs[3] qu’il y a une grande différence entre un ognon consacré et un ognon dieu. Les Égyptiens, après Thaut, consacrèrent des animaux ; mais certainement ils ne croyaient pas que ces animaux eussent formé le ciel et la terre. Le serpent d’airain élevé par Moïse était consacré ; mais on ne le regardait pas comme une divinité. Le térébinthe d’Abraham, le chêne de Mambrès, étaient consacrés, et on fit des sacrifices dans la place même où avaient été ces arbres jusqu’au temps de Constantin ; mais ils n’étaient point des dieux. Les chérubins de l’arche étaient sacrés, et n’étaient pas adorés.

Les prêtres égyptiens, au milieu de toutes leurs superstitions, reconnurent un maître souverain de la nature : ils l’appelaient Knef ou Knufi ; ils le représentaient par un globe. Les Grecs traduisirent le mot Knef par celui de Demiourgos, artisan suprême, faiseur du monde.

Ce que je crois très-vraisemblable et très-vrai, c’est que les premiers législateurs étaient des hommes d’un grand sens. Il faut deux choses pour instituer un gouvernement : un courage et un bon sens supérieurs à ceux des autres hommes. Ils imaginent rarement des choses absurdes et ridicules, qui les exposeraient au mépris et à l’insulte. Mais qu’est-il arrivé chez presque toutes les nations de la terre, et surtout chez les Égyptiens ? Le sage commence par consacrer à Dieu le bœuf qui laboure la terre ; le sot peuple adore à la fin le bœuf, et les fruits mêmes que la nature a produits. Quand cette superstition est enracinée dans l’esprit du vulgaire, il est bien difficile au sage de l’extirper.

Je ne doute pas même que quelque schoen d’Égypte n’ait persuadé aux femmes et aux filles des bateliers du Nil que les chats et les ognons étaient de vrais dieux. Quelques philosophes en auront douté, et sûrement ces philosophes auront été traités de petits esprits insolents, et de blasphémateurs : ils auront été anathématisés et persécutés. Le peuple égyptien regarda comme un athée le Persan Cambyse, adorateur d’un seul dieu, lorsqu’il fit mettre le bœuf Apis à la broche. Quand Mahomet s’éleva, dans la Mecque, contre le culte des étoiles, quand il dit qu’il ne fallait adorer qu’un Dieu unique dont les étoiles étaient l’ouvrage, il fut chassé comme un athée, et sa tête fut mise à prix. Il avait tort avec nous, mais il avait raison avec les Mecquois.

Que conclurons-nous de cette petite excursion sur Sanchoniathon ? Qu’il y a longtemps qu’on se moque de nous ; mais qu’en fouillant dans les débris de l’antiquité, on peut encore trouver sous ces ruines quelques monuments précieux, utiles à qui veut s’instruire des sottises de l’esprit humain.


TROISIÈME DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
sur l’égypte.

J’ai vu les pyramides, et je n’en ai point été émerveillé. J’aime mieux les fours à poulets, dont l’invention est, dit-on, aussi ancienne que les pyramides. Une petite chose utile me plaît ; une monstruosité qui n’est qu’étonnante n’a nul mérite à mes yeux. Je regarde ces monuments comme des jeux de grands enfants qui ont voulu faire quelque chose d’extraordinaire, sans imaginer d’en tirer le moindre avantage. Les établissements des Invalides, de Saint-Cyr, de l’École militaire, sont des monuments d’hommes.

Quand on m’a voulu faire admirer les restes de ce fameux labyrinthe, de ces palais, de ces temples, dont on parle avec tant d’emphase, j’ai levé les épaules de pitié ; je n’ai vu que des piliers sans proportions, qui soutenaient de grandes pierres plates ; nul goût d’architecture, nulle beauté ; du vaste, il est vrai, mais du grossier. Et j’ai remarqué (je l’ai dit ailleurs[4]) que les Égyptiens n’ont jamais eu rien de beau que de la main des Grecs. Alexandrie seule, bâtie par les Grecs, a fait la gloire véritable de l’Égypte.

À l’égard de leurs sciences, si, dans leur vaste bibliothèque, ils avaient eu quelques bons livres d’érudition, les Grecs et les Romains les auraient traduits. Non-seulement nous n’avons aucune traduction, aucun extrait de leurs livres de philosophie, de morale, de belles-lettres, mais rien ne nous apprend qu’on ait jamais daigné en faire.

Quelle idée peut-on se former de la science et de la sagacité d’un peuple qui ne connaissait pas même la source de son fleuve nourricier ? Les Éthiopiens, qui subjuguèrent deux fois ce peuple mou, lâche et superstitieux, auraient bien dû lui apprendre au moins que les sources du Nil étaient en Éthiopie. Il est plaisant que ce soit un jésuite portugais[5] qui ait découvert ces sources.

Ce qu’on a vanté du gouvernement égyptien me paraît absurde et abominable. Les terres, dit-on, étaient divisées en trois portions. La première appartenait aux prêtres, la seconde aux rois, et la troisième aux soldats. Si cela est, il est clair que le gouvernement avait été d’abord, et très-longtemps, théocratique, puisque les prêtres avaient pris pour eux la meilleure part. Mais comment les rois souffraient-ils cette distribution ? Apparemment ils ressemblaient aux rois fainéants ; et comment les soldats ne détruisirent-ils pas cette administration ridicule ? Je me flatte que les Persans, et après eux les Ptolémées, y mirent bon ordre ; et je suis bien aise qu’après les Ptolémées les Romains, qui réduisirent l’Égypte en province de l’empire, aient rogné la portion sacerdotale.

Tout le reste de cette petite nation, qui n’a jamais monté à plus de trois ou quatre millions d’hommes, n’était donc qu’une foule de sots esclaves. On loue beaucoup la loi par laquelle chacun était obligé d’exercer la profession de son père. C’était le vrai secret d’anéantir tous les talents. Il fallait que celui qui aurait été un bon médecin ou un sculpteur habile restât berger ou vigneron ; que le poltron, le faible restât soldat ; et qu’un sacristain, qui serait devenu un bon général d’armée, passât sa vie à balayer un temple.

La superstition de ce peuple est, sans contredit, ce qu’il y a jamais eu de plus méprisable. Je ne soupçonne point ses rois et ses prêtres d’avoir été assez imbéciles pour adorer sérieusement des crocodiles, des boucs, des singes, et des chats ; mais ils laissèrent le peuple s’abrutir dans un culte qui le mettait fort au-dessous des animaux qu’il adorait. Les Ptolémées ne purent déraciner cette superstition abominable, ou ne s’en soucièrent pas. Les grands abandonnent le peuple à sa sottise, pourvu qu’il obéisse. Cléopâtre ne s’inquiétait pas plus des superstitions de l’Égypte qu’Hérode de celles de la Judée.

Diodore rapporte que, du temps de Ptolémée Aulètes, il vit le peuple massacrer un Romain qui avait tué un chat par mégarde. La mort de ce Romain fut bien vengée quand les Romains dominèrent. Il ne reste, Dieu merci, de ces malheureux prêtres d’Égypte qu’une mémoire qui doit être à jamais odieuse. Apprenons à ne pas prodiguer notre estime.


QUATRIÈME DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
SUR UN PEUPLE À QUI ON A COUPÉ LE NEZ ET LAISSÉ LES OREILLES.

Il y a bien des sortes de fables ; quelques-unes ne sont que l’histoire défigurée, comme tous les anciens récits de batailles, et les faits gigantesques dont il a plu à presque tous les historiens d’embellir leurs chroniques. D’autres fables sont des allégories ingénieuses. Ainsi Janus a un double visage qui représente l’année passée et l’année commençante, Saturne, qui dévore ses enfants, est le temps qui détruit tout ce qu’il a fait naître. Les muses, filles de la Mémoire, vous enseignent que sans mémoire on n’a point d’esprit, et que, pour combiner des idées, il faut commencer par retenir des idées. Minerve, formée dans le cerveau du maître des dieux, n’a pas besoin d’explication, Vénus, la déesse de la beauté, accompagnée des Grâces, et mère de l’Amour, la ceinture de la mère, les flèches et le bandeau du fils, tout cela parle assez de soi-même.

Des fables qui ne disent rien du tout, comme Barbe bleue et les contes d’Hérodote, sont le fruit d’une imagination grossière et déréglée qui veut amuser des enfants, et même malheureusement des hommes : l’Histoire des deux voleurs qui venaient toutes les nuits prendre l’argent du roi Rampsinitus, et de la fille du roi, qui épousa un des deux voleurs ; l’Anneau de Gygès, et cent autres facéties, sont indignes d’une attention sérieuse.

Mais il faut avouer qu’on trouve dans l’ancienne histoire des traits assez vraisemblables qui ont été négligés dans la foule, et dont on pourrait tirer quelques lumières. Diodore de Sicile, qui avait consulté les anciens historiens d’Égypte, nous rapporte que ce pays fut conquis par des Éthiopiens : je n’ai pas de peine à le croire, car j’ai déjà remarqué[6] que quiconque s’est présenté pour conquérir l’Égypte en est venu à bout en une campagne ; excepté nos extravagants croisés, qui y furent tous tués ou réduits en captivité, parce qu’ils avaient à faire, non aux Égyptiens, qui n’ont jamais su se battre, mais aux mameluks, vainqueurs de l’Égypte, et meilleurs soldats que les croisés. Je n’ai donc nulle répugnance à croire qu’un roi d’Égypte, nommé par les Grecs Amasis, cruel et efféminé, fût vaincu, lui et ses ridicules prêtres, par un chef éthiopien nommé Actisan, qui avait apparemment de l’esprit et du courage.

Les Égyptiens étaient de grands voleurs ; tout le monde en convient. Il est fort naturel que le nombre des voleurs ait augmenté dans le temps de la guerre d’Actisan et d’Amasis. Diodore rapporte, d’après les historiens du pays, que le vainqueur voulut purger l’Égypte de ces brigands, et qu’il les envoya vers les déserts de Sinaï et d’Oreb, après leur avoir préalablement fait couper le bout du nez afin qu’on les reconnût aisément s’ils s’avisaient de venir encore voler en Égypte. Tout cela est très-probable.

Diodore remarque avec raison que le pays où on les envoya ne fournit aucune des commodités de la vie, et qu’il est très-difficile d’y trouver de l’eau et de la nourriture. Telle est en effet cette malheureuse contrée depuis le désert de Pharam jusqu’auprès d’Éber.

Les nez coupés purent se procurer, à force de soins, quelques eaux de citerne, ou se servir de quelques puits qui fournissaient de l’eau saumâtre et malsaine, laquelle donne communément une espèce de scorbut et de lèpre. Ils purent encore, ainsi que le dit Diodore, se faire des filets avec lesquels ils prirent des cailles. On remarque, en effet, que tous les ans des troupes innombrables de cailles passent au-dessus de la mer Rouge, et viennent dans ce désert. Jusque-là cette histoire n’a rien qui révolte l’esprit, rien qui ne soit vraisemblable.

Mais, si on veut en inférer que ces nez coupés sont les pères des Juifs, et que leurs enfants, accoutumés au brigandage, s’avancèrent peu à peu dans la Palestine et en conquirent une partie, c’est ce qui n’est pas permis à des chrétiens. Je sais que c’est le sentiment du consul Maillet, du savant Fréret, de Boulanger, des Herbert, des Bolingbroke, des Toland. Mais quoique leur conjecture soit dans l’ordre commun des choses de ce monde, nos livres sacrés donnent une tout autre origine aux Juifs, et les font descendre des Chaldéens par Abraham, Tharé, Nachor, Sarug, Rehu, et Phaleg.

Il est bien vrai que l’Exode nous apprend que les Israélites, avant d’avoir habité ce désert, avaient emporté les robes et les ustensiles des Égyptiens, et qu’ils se nourrirent de cailles dans le désert ; mais cette légère ressemblance avec le rapport de Diodore de Sicile, tiré des livres d’Égypte, ne nous mettra jamais en droit d’assurer que les Juifs descendent d’une horde de voleurs à qui on avait coupé le nez. Plusieurs auteurs ont en vain tâché d’appuyer cette profane conjecture sur le psaume lxxx, où il est dit que « la fête des trompettes a été instituée pour faire souvenir le peuple saint du temps où il sortit de l’Égypte, et où il entendit alors parler une langue qui lui était inconnue ».

Ces Juifs, dit-on, étaient donc des Égyptiens qui furent étonnés d’entendre parler au delà de la mer Rouge un langage qui n’était pas celui d’Égypte ; et de là on conclut qu’il n’est pas hors de vraisemblance que les Juifs soient les descendants de ces brigands que le roi Actisan avait chassés.

Un tel soupçon n’est pas admissible. Premièrement, parce que, s’il est dit dans l’Exode[7] que les Juifs enlevèrent les ustensiles des Égyptiens avant d’aller dans le désert, il n’est point dit qu’ils y aient été relégués pour avoir volé. Secondement, soit qu’ils fussent des voleurs ou non, soit qu’ils fussent Égyptiens ou Juifs, ils ne pouvaient guère entendre la langue des petites hordes d’Arabes bédouins qui erraient dans l’Arabie Déserte au nord de la mer Rouge ; et on ne peut tirer aucune induction du psaume lxxx, ni en faveur des Juifs, ni contre eux. Toutes les conjectures d’Hérodote, de Diodore de Sicile, de Manéthon, d’Ératosthène, sur les Juifs, doivent céder sans contredit aux vérités qui sont consacrées dans les livres saints. Si ces vérités, qui sont d’un ordre supérieur, ont de grandes difficultés, si elles atterrent nos esprits, c’est précisément parce qu’elles sont d’un ordre supérieur. Moins nous pouvons y atteindre, plus nous devons les respecter.

Quelques écrivains ont soupçonné que ces voleurs chassés sont les mêmes que les Juifs qui errèrent dans le désert, parce que le lieu où ils restèrent quelque temps s’appela depuis Rhinocolure, nez coupé, et qu’il n’est pas fort éloigné du mont Carmel, des déserts de Sur, d’Éthan, de Sin, d’Oreb, et de Cadès-Barné.

On croit encore que les Juifs étaient ces mêmes brigands, parce qu’ils n’avaient pas de religion fixe : ce qui convient très-bien ; dit-on, à des voleurs ; et on croit prouver qu’ils n’avaient pas de religion fixe, par plusieurs passages de l’Écriture même.

L’abbé de Tilladet, dans sa dissertation sur les Juifs, prétend que la religion juive ne fut établie que très-longtemps après. Examinons ses raisons.

1° Selon l’Exode[8] Moïse épousa la fille d’un prêtre de Madian, nommé Jéthro ; et il n’est point dit que les Madianites reconnussent le même dieu qui apparut ensuite à Moïse dans un buisson vers le mont Oreb.

2° Josué, qui fut le chef des fugitifs d’Égypte après Moïse, et sous lequel ils mirent à feu et à sang une partie du petit pays qui est entre le Jourdain et la mer, leur dit, chapitre xxiv[9] : « Ôtez du milieu de vous les dieux que vos pères ont adorés dans la Mésopotamie et dans l’Égypte, et servez Adonaï.... Choisissez ce qu’il vous plaira d’adorer, ou les dieux qu’ont servis vos pères dans la Mésopotamie, ou les dieux des Amorrhéens, dans la terre desquels vous habitez. »

3° Une autre preuve, ajoute-t-on, que leur religion n’était pas encore fixée, c’est qu’il est dit au livre des Juges, chapitre ier[10] : « Adonaï (le Seigneur) conduisit Juda, et se rendit maître des montagnes ; mais il ne put se rendre maître des vallées. »

L’abbé de Tilladet et Boulanger infèrent de là que ces brigands, dont les repaires étaient dans les creux des rochers dont la Palestine est pleine, reconnaissaient un dieu des rochers et un des vallées.

4° Ils ajoutent à ces prétendues preuves ce que Jephté dit aux chefs des Ammonites, chapitre xi, v. 24 : « Ce que Chamos votre dieu possède ne vous est-il pas dû de droit ? De même ce que notre dieu vainqueur a obtenu doit être en notre possession. »

M. Fréret infère de ces paroles que les Juifs reconnaissaient Chamos pour dieu aussi bien qu’Adonaï, et qu’ils pensaient que chaque nation avait sa divinité locale.

5° On fortifie encore cette opinion dangereuse par ce discours de Jérémie, au commencement du chapitre xlix : «  Pourquoi le dieu Melchom s’est-il emparé du pays de Gad ? » Et on en conclut que les Juifs avouaient la divinité du dieu Melchom.

Le même Jérémie dit au chapitre vii[11], en faisant parler Dieu aux Juifs : « Je n’ai point ordonné à vos pères, au jour que je les tirai d’Égypte, de m’offrir des holocaustes et des victimes. »

6° Isaïe se plaint, au chapitre lvii[12], que les Juifs adoraient plusieurs dieux. « Vous cherchez votre consolation dans vos dieux au milieu des bocages ; vous leur sacrifiez de petits enfants dans des torrents, sous de grandes pierres. » Il n’est pas vraisemblable, dit-on, que les Juifs eussent immolé leurs enfants à des dieux dans des torrents sous de grandes pierres, s’ils avaient eu alors leur loi, qui leur défend de sacrifier aux dieux.

7° On cite encore en preuve le prophète Amos, qui assure, au chapitre v[13] que jamais les Juifs n’ont sacrifié au Seigneur pendant quarante ans dans le désert ; « au contraire, dit Amos, vous y avez porté le tabernacle de votre dieu Moloch, les images de vos idoles, et l’étoile de votre dieu (Remphan) ».

8° C’était, dit-on, une opinion si constante que saint Étienne, le premier martyr, dit au chapitre vii des Actes des apôtres[14] que les Juifs, dans le désert, adoraient la milice du ciel, c’est-à-dire les étoiles, et qu’ils portèrent le tabernacle de Moloch et l’astre du dieu Remphan pour les adorer.

Des savants, tels que MM. Maillet et Dumarsais, ont conclu des recherches de l’abbé de Tilladet que les Juifs ne commencèrent à former leur religion, telle qu’ils l’ont encore aujourd’hui, qu’au retour de la captivité de Babylone. Ils s’obstinent dans l’idée que ces Juifs, si longtemps esclaves et si longtemps privés d’une religion bien nettement reconnue, ne pouvaient être que les descendants d’une troupe de voleurs sans mœurs et sans lois. Cette opinion paraît d’autant plus vraisemblable que le temps auquel le roi d’Éthiopie et d’Égypte Actisan bannit dans le désert une troupe de brigands, qu’il avait fait mutiler, se rapporte au temps auquel on place la fuite des Israélites conduits par Moïse : car Flavien Josèphe dit que Moïse fit la guerre aux Éthiopiens, et ce que Josèphe appelle guerre pouvait très-bien être réputé brigandage par les historiens d’Égypte.

Ce qui achève d’éblouir ces savants, c’est la conformité qu’ils trouvent entre les mœurs des Israélites et celles d’un peuple de voleurs, ne se souvenant pas assez que Dieu lui-même dirigeait ces Israélites, et qu’il punit par leurs mains les peuples de Chanaan. Il paraît à ces critiques que les Hébreux n’avaient aucun droit sur ce pays de Chanaan, et que, s’ils en avaient, ils n’auraient pas dû mettre à feu et à sang un pays qu’ils auraient cru leur héritage.

Ces audacieux critiques supposent donc que les Hébreux firent toujours leur premier métier de brigands. Ils pensent trouver des témoignages de l’origine de ce peuple dans sa haine constante pour l’Égypte, où l’on avait coupé le nez de ses pères, et dans la conformité de plusieurs pratiques égyptiennes qu’il retint, comme le sacrifice de la vache rousse, le bouc émissaire, les ablutions, les habillements des prêtres, la circoncision, l’abstinence du porc, les viandes pures et impures. Il n’est pas rare, disent-ils, qu’une nation haïsse un peuple voisin dont elle a imité les coutumes et les lois. La populace d’Angleterre et de France en est un exemple frappant.

Enfin ces doctes, trop confiants en leurs propres lumières, dont il faut toujours se défier, ont prétendu que l’origine qu’ils attribuent aux Hébreux est plus vraisemblable que celle dont les Hébreux se glorifient.

« Vous convenez avec nous, leur dit M. Toland, que vous avez volé les Égyptiens en vous enfuyant de l’Égypte, que vous leur avez pris des vases d’or et d’argent, et des habits. Toute la différence entre votre aveu et notre opinion, c’est que vous prétendez n’avoir commis ce larcin que par ordre de Dieu. Mais, à ne juger que par la raison, il n’y a point de voleur qui n’en puisse dire autant. Est-il bien ordinaire que Dieu fasse tant de miracles en faveur d’une troupe de fuyards qui avoue qu’elle a volé ses maîtres ? Dans quel pays de la terre laisserait-on une telle rapine impunie ? Supposons que les Grecs de Constantinople prennent toutes les gardes-robes des Turcs et toute leur vaisselle pour aller dire la messe dans un désert : en bonne foi, croirez-vous que Dieu noiera tous les Turcs dans la Propontide pour favoriser ce vol, quoiqu’il soit fait à bonne intention ? »

Ces détracteurs ne se contentent pas de ces assertions, auxquelles il est si aisé de répondre ; ils vont jusqu’à dire que le Pentateuque n’a pu être écrit que dans le temps où les Juifs commencèrent à fixer leur culte, qui avait été jusque-là fort incertain. Ce fut, disent-ils, au temps d’Esdras et de Néhémie. Ils apportent pour preuve le quatrième livre d’Esdras, longtemps reçu pour canonique ; mais ils oublient que ce livre a été rejeté par le concile de Trente. Ils s’appuient du sentiment d’Aben-Esra, et d’une foule de théologiens tous hérétiques ; ils s’appuient enfin de la décision de Newton lui-même. Mais que peuvent tous ces cris de l’hérésie et de l’infidélité contre un concile œcuménique ?

De plus, ils se trompent en croyant que Newton attribue le Pentateuque à Esdras : Newton croit que Samuel en fut l’auteur, ou plutôt le rédacteur.

C’est encore un grand blasphème de dire avec quelques savants que Moïse, tel qu’on nous le dépeint, n’a jamais existé ; que toute sa vie est fabuleuse depuis son berceau jusqu’à sa mort ; que ce n’est qu’une imitation de l’ancienne fable arabe de Bacchus, transmise aux Grecs et ensuite adoptée par les Hébreux. Bacchus, disent-ils, avait été sauvé des eaux ; Bacchus avait passé la mer Rouge à pied sec ; une colonne de feu conduisait son armée ; il écrivit ses lois sur deux tables de pierre ; des rayons sortaient de sa tête. Ces conformités leur font soupçonner que les Juifs attribuèrent cette ancienne tradition de Bacchus à leur Moïse. Les écrits des Grecs étaient connus dans toute l’Asie, et les écrits des Juifs étaient soigneusement cachés aux autres nations. Il est vraisemblable, selon ces téméraires, que la métamorphose d’Édith, femme de Loth, en statue de sel, est prise de la fable d’Eurydice ; que Samson est la copie d’Hercule, et le sacrifice de la fille de Jephté imité de celui d’Iphigénie. Ils prétendent que le peuple grossier qui n’a jamais inventé aucun art doit avoir tout puisé chez les peuples inventeurs.

Il est aisé de ruiner tous ces systèmes en montrant seulement que les auteurs grecs, excepté Homère, sont postérieurs à Esdras, qui rassembla et restaura les livres canoniques.

Dès que ces livres sont restaurés du temps de Cyrus et d’Artaxerce, ils ont précédé Hérodote, le premier historien des Grecs. Non-seulement ils sont antérieurs à Hérodote, mais le Pentateuque est beaucoup plus ancien qu’Homère.

Si on demande pourquoi ces livres si anciens et si divins ont été inconnus aux nations jusqu’au temps où les premiers chrétiens répandirent la traduction faite en grec sous Ptolémée Philadelphe, je répondrai qu’il ne nous appartient pas d’interroger la Providence. Elle a voulu que ces anciens monuments, reconnus pour authentiques, annonçassent des merveilles, et que ces merveilles fussent ignorées de tous les peuples jusqu’au temps où une nouvelle lumière vînt se manifester. Le christianisme a rendu témoignage à la loi mosaïque, au-dessus de laquelle il s’est élevé et par laquelle il fut prédit. Soumettons-nous, prions, adorons, et ne disputons pas.

ÉPILOGUE.

Ce sont là les dernières lignes qu’écrivit mon oncle ; il mourut avec cette résignation à l’Être suprême, persuadé que tous les savants peuvent se tromper, et reconnaissant que l’Église romaine est seule infaillible. L’Église grecque lui en sut très-mauvais gré, et lui en fit de vifs reproches à ses derniers moments. Mon oncle en fut affligé, et, pour mourir en paix, il dit à l’archevêque d’Astracan : « Allez, ne vous attristez pas. Ne voyez-vous pas que je vous crois infaillible aussi ? » C’est du moins ce qui m’a été raconté dans mon dernier voyage à Moscou ; mais je doute toujours de ces anecdotes qu’on débite sur les vivants et sur les mourants.


  1. Voyez ci-dessus, page 371.
  2. Voyez tome XI, page 91.
  3. Voyez tome XI, page 67.
  4. Voyez tome XI, page 73.
  5. Le P. Paez.
  6. Tome XVII, page 286 ; XXV, 51.
  7. xii, 35, 36.
  8. ii, 21.
  9. 14, 15.
  10. 19.
  11. 22.
  12. 5.
  13. 25, 26.
  14. Versets 42, 43.