La Défense nationale et le problème forestier

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La Défense nationale et le problème forestier
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 540-556).
LA
DÉFENSE NATIONALE
ET
LE PROBLÈME FORESTIER

En présence de la guerre déchaînée par l’Allemagne, l’attention publique se concentre sur la Défense nationale, et chacun voit nettement combien il est nécessaire d’en renforcer constamment tous les élémens, au premier rang desquels figurent : le chiffre de la population, dont dépend le nombre des poitrines opposées à l’assaillant ; la richesse générale, réserve des ressources financières qui sont le nerf de la guerre. Ces deux élémens de résistance, auxquels ne sauraient suppléer ni la supériorité intellectuelle, ni la force morale d’une nation, sont intimement liés a la prospérité forestière dont les données sont familières aux lecteurs de cette Revue[1], et c’est du concours de la prospérité forestière à la.Défense nationale qu’il doit être aujourd’hui question.

En ce qui concerne l’importance tactique ou stratégique des forêts, c’est un sujet d’étude réservé à l’armée que ne saurait aborder un simple volontaire de 1870.


I. — LA POPULATION

Ce n’est un mystère pour personne que le chiffre de la population reste stationnaire en France, pendant qu’il augmente rapidement dans les pays voisins, et qu’une grande commission comptant une quarantaine d’anciens ministres, avec autant de membres de l’Institut, travaille depuis plusieurs mois à la recherche des mesures législatives susceptibles d’augmenter la natalité, comme de diminuer la mortalité. Aucun forestier n’ayant été appelé à y siéger, elle ne semble pas avoir encore signalé au flanc de la France une plaie béante : la dénudation du sol, par laquelle disparait au cours de chaque siècle la population de plusieurs départemens, plaie dont il est urgent de chercher le remède, afin de l’appliquer au plus vite.

C’est surtout dans nos montagnes que la dénudation du sol est une cause accélérée de dépopulation, signalée par Surell depuis plus de soixante-dix ans.

La déglaciation des montagnes. — Les montagnes de France présentent quelques forêts et d’immenses pâturages plus ou moins rocheux, parcourus par des troupeaux qui sont pour les montagnards le principal élément d’existence. Si ces pâturages étaient sagement administrés, s’ils ne recevaient que la quantité de bétail qu’ils peuvent nourrir sans s’épuiser, si quelques travaux d’entretien remédiaient en temps utile à leur dégradation par les eaux pluviales, leur fertilité resterait constante et la situation économique des montagnards se maintiendrait stationnaire ; elle pourrait même être améliorée facilement par la mise en valeur du domaine pastoral.

Il en est malheureusement tout autrement.

La plupart de ces pâturages, qui appartiennent aux communes et sont livrés à la vaine pâture des usagers, reçoivent bien plus de bétail qu’ils n’en peuvent nourrir ; ce bétail exagéré les surcharge et les bergers, dont chacun cherche à occuper le premier les parties les moins abîmées, sans se préoccuper des dégradations que cause son troupeau sur un sol encore détrempé par la fonte des neiges, s’y livrent à une véritable course à la destruction. Souvent même les communes cherchent à augmenter leurs revenus en louant pendant l’été une partie de leurs pâturages aux propriétaires de troupeaux éloignés, qu’on appelle transhumans parce qu’ils émigrent pendant une partie de l’année à grande distance de leur région habituelle ; quand on a vu circuler ces immenses troupeaux affamés, dont chaque animal arrache « ne touffe d’herbe et piétine l’emplacement dépouillé par son chef de file, on se rend compte que là où ils ont passé il ne reste rien ; quand on les voit pacager en traversant les parties dépouillées du sol, découronnant les talus qui limitent l’érosion et faisant rouler les cailloux qui la tapissent, on est épouvanté des ravages qu’ils commettent. Chaque fois que survient une période de sécheresse, les moutons arrachent l’herbe en la broutant ; la place dépouillée de végétation est ravinée par la première pluie d’orage, qui entraine la précieuse terre de la montagne ; le passage des troupeaux élargit ces ravines, et l’on ne tarde pas à voir des pelouses fertiles transformées en rochers dénudés. La surface et la qualité du pâturage diminuent en même temps, et la quantité de bétail qu’il peut nourrir va toujours décroissant.

Mais le montagnard ne réduit le nombre de ses troupeaux que le plus tard possible, quand il lui est déjà depuis longtemps impossible de les alimenter sans dégât. Bien souvent, appauvri par cette réduction de son bétail, il fuit un sol qui disparait sous ses pas et va chercher fortune au loin, généralement à l’étranger.

C’est ainsi que le département des Hautes-Pyrénées, par exemple, a pendant les années 1846-1901 perdu 34021 habitans de ses arrondissemens en montagne, alors qu’augmentait encore la population de ses plaines.

Au cours de cette période, la diminution a été :


Pour la population en montagne 23, 3 p. 100
Pour la race bovine 4, 9 —
Pour la race ovine. 55, 4 —

et la coïncidence de ces réductions dans le chiffre de la population, du gros bétail et du petit bétail montre nettement, en même temps que les misères locales, la corrélation du dépeuplement avec la décadence pastorale produite par la dégradation des montagnes.

Ce déplorable résultat n’est malheureusement pas une exception.

Les statistiques et les tableaux graphiques de l’Etude sur l’aménagement des montagnes dans la chaîne des Pyrénées, publiés le 1er mai 1904 dans la Revue Philomatique de Bordeaux, ont montré que les arrondissemens en montagne de cinq départemens pyrénéens avaient perdu 161 479 habitans, près du quart (23, 4 pour 100) de leur population, pendant la période 1846-1901.-Comme un inspecteur des Eaux et Forêts, M. L.-A. Fabre, a fait connaître dans de nombreuses publications, et notamment dans La Question des Montagnes depuis Cézanne (La Montagne, février 1912), que la dépopulation atteignait la même proportion du quart au cinquième dans les Alpes et le Plateau Central, la perte en habitans de nos cinquante départemens montagneux représente sensiblement dix fois la dépopulation des 161 479 montagnards enlevés à ces cinq départemens pyrénéens ; elle est d’environ 1 600 000 montagnards en un demi-siècle et dépasse ainsi le chiffre des 1 500 000 Alsaciens-Lorrains arrachés à la France en 1871.

Tous ces montagnards, sans doute, n’ont pas quitté la France pour l’étranger. Près de la moitié ne se sont pas complètement expatriés, et ont seulement émigré vers les villes où les guettaient la misère, la tuberculose et toutes les épidémies contre lesquelles l’air pur qu’ils sont habitués à respirer ne les avait pas mithridatisés. Si une moitié de ces citadins improvisés, un quart de l’ensemble déraciné, a pu survivre, c’est aux trois quarts des montagnards émigrés, à 1 200 000 Français, que peut être évaluée la dépopulation résultant de la dégradation pastorale.

Il est navrant d’avoir à constater la perte en un demi-siècle de 1 200 000 montagnards français, et l’on ne peut se dispenser d’envisager dans toutes ses conséquences cet affaiblissement de la Défense nationale.

Les 1 500 000 Alsaciens-Lorrains momentanément détachés de la France lui seront rendus par l’héroïsme de son armée et de ses alliés, tandis que les 1 200 000 montagnards enlevés à la mère-patrie en ont disparu pour toujours. Et nous ne saurions oublier que ces vaillantes populations de nos hautes vallées, avec leurs solides poumons et leurs jarrets d’acier, sont une incomparable pépinière de nos troupes alpines, qu’elles sont entraînées d’avance pour les campagnes d’hiver par de longs séjours annuels au milieu des neiges.

Non seulement leur disparition a creusé dans notre recrutement un sérieux déficit, mais ce déficit est périodique ; il doublera pendant le premier demi-siècle, triplera dans le suivant, et ira toujours s’aggravant ainsi, tant qu’on n’aura porté remède à la dégradation des montagnes. C’est la population de plus de deux départemens dont la Défense nationale s’appauvrira chaque demi-siècle, tant que la France n’aura pas résolu le grave problème de conserver à ses montagnes leur terre et leur population.

Le déboisement en plaine. — La suppression des forêts en plaines ou coteaux et leur appauvrissement, qui constituent deux formes distinctes du déboisement, sont également une cause de dépopulation. L’exploitation régulière des forêts bien aménagées procure en effet aux populations rurales, par l’abatage, le bûcheronnage, l’écorçage et le transport aux gares, un travail d’hiver qui augmente leur bien-être sans gêner la main-d’œuvre agricole et contribue à les attacher au sol. Quand ce travail supplémentaire, qui représente une vingtaine de francs par an et par hectare boisé, se trouve supprimé par le défrichement de la forêt ou par une coupe précipitée, décorée du nom barbare de déforestation, qui supprime tous les grands arbres et suspend pendant une longue période les exploitations régulières, les habitans privés d’une partie de leurs ressources émigrent vers les villes ; et cet exode des campagnes, généralement suivi d’une crise agricole correspondant au manque de bras, est un acheminement vers la dépopulation du pays lui-même.

Contrairement aux idées qui avaient orienté Malthus vers de si déplorables conclusions à une époque où l’homme craignait la disette d’alimens, où l’industrie des transports était encore dans l’enfance et où l’agriculture n’était pas encore devenue intensive pour multiplier les produits du sol, les 6 225 000 hectares incultes révélés par les statistiques françaises montrent que ce n’est pas la terre qui manque à la population, mais la population qui fait défaut pour la culture de la terre. Il suffit de rapprocher le chiffre de 6 225 000 hectares incultes avec celui des 5 882 000 hectares déboisés à la fin du XVIIIe siècle[2], et signalés par l’inspecteur des Forêts Antonin Rousset, pour penser à la part considérable que ces grands déboisemens purent avoir dans la crise qui s’est manifestée, moins d’un demi-siècle après, sur l’accroissement de la population.

Une dizaine d’années avait cependant suffi pour cette destruction : « Dans les premières années qui suivirent l’épopée révolutionnaire, alors qu’on avait abandonné la réglementation du domaine forestier, disait le ministre de l’Agriculture au Sénat le 14 mars 1910, nous assistons à une véritable dévastation des forêts, aussi bien dans le domaine de l’État que dans celui des communes et des particuliers. » Malheureusement la France n’a réparé au XIXe siècle qu’une faible partie des destructions forestières du siècle précédent.

L’augmentation de 600 000 hectares, apportée pendant ce siècle à l’aire forestière d’après le rapport du Directeur général.des Eaux et Forêts sur l’inondation de Paris, n’a en effet réparé qu’un dixième à peine de ces destructions. Si cette réparation n’était accélérée, il faudrait la continuer pendant mille ans sans interruption pour reconstituer le reboisement normal, et les pertes par inondation dépasseraient de beaucoup au cours d’une aussi longue période ce qu’on croirait avoir économisé par l’ajournement.

L’œuvre forestière du XIXe siècle a cependant été spécialement intéressante, car c’est alors que la France a donné le premier exemple des grands reboisemens d’utilité publique, et ils comprennent plus d’un million d’hectares, savoir :


hectares
Dans les dunes de Gascogne, sous la direction de Brémontier, environ 50 000
Dans les landes de Gascogne, en exécution de la loi du 19 juin 1857, due à Chambrelent 500 000
Dans la Sologne et les Dombes, en vertu de lois analogues faites à la même époque 200 000
Dans les périmètres de montagne (travaux obligatoires prévus par les lois de 1860 et 1882) 147 025
En montagne, hors des périmètres, travaux facultatifs subventionnés : sur les terrains communaux 54 254
« Sur les terrains particuliers 53 576
1 004 855

Ces reboisemens d’utilité publique dépassent de plus de 360 000 hectares l’accroissement total de 600 000 hectares apporté à l’aire forestière ; de sorte que, sur le reste du territoire, le jeu naturel des reboisemens et défrichemens particuliers s’est traduit depuis un siècle par la suppression de 360 000 hectares de bois ; et, comme aucune loi n’a été depuis longtemps préparée pour de nouveaux reboisemens d’utilité publique, comme les causes de déboisement persistent, si même elles n’augmentent, il est fort à craindre que le siècle suivant n’assiste à une réduction des surfaces boisées, et que les perles forestières de la Révolution ne soient jamais réparées.

La surface boisée d’un pays n’est d’ailleurs qu’un élément de sa prospérité forestière, où le bon aménagement des massifs et l’abondance de leurs réserves en bois de futaie n’a pas un rôle moins considérable. Depuis que les combustibles minéraux, la houille et le pétrole, se sont substitués aux menus bois pour le chauffage des habitations et pour la métallurgie, depuis que l’immense développement de l’industrie a fait augmenter dans d’énormes proportions l’emploi des gros bois, l’avilissement des bois de feu et la hausse constante des bois d’œuvre ont précipité la spéculation sur l’exploitation exagérée des grands arbres. L’insuffisance de la production du bois d’œuvre dans le monde, que Mélard signalait en 1900, va toujours en s’accentuant, les coupes prématurées par lesquelles on s’efforce d’y remédier au jour le jour suppriment la production à venir et ne font qu’empirer la situation prévue par Sully depuis plus de quatre siècles : « La France périra faute de bois. »

Pendant le siècle qui vient de s’écouler, la plupart des forêts privées, qui forment en France deux tiers de l’aire forestière, ont été dépouillées de leurs grands arbres et transformées en maigres taillis ; d’importans capitaux se sont groupés pour ces exploitations soi-disant scientifiques, dont le ministre de l’Agriculture a montré le péril à la Chambre dans la séance du 13 février 1908.

« Nous sommes menacés aujourd’hui, disait le ministre, d’une déforestation des plus inquiétantes, puisqu’il est démontré que les inondations, avec leurs terribles conséquences, sont dues à des déboisemens généralisés. D’autre part, le régime des sources et des cours d’eau est en relation directe avec l’état boisé, et l’on a pu constater que le débit de certains grands fleuves a singulièrement diminué depuis quelques années, depuis qu’on procède à une véritable déforestation dans les régions supérieures de leurs bassins. C’est, pour les modestes ouvriers de nos campagnes, bûcherons, charretiers, etc., qui vivent de la forêt, une cause d’avilissement de prix et une source de misère qui peuvent avoir pour conséquence d’accentuer le mouvement d’exode des campagnes. »

L’influence du déboisement sur la dépopulation, signalée par le ministre, avait compté sans doute parmi les mobiles qui ont fait participer si activement les Allemands à la « traite internationale des forêts françaises » pour affaiblir notre pays et utiliser, en outre, ce prétexte à l’envoi de légions d’ouvriers, à la préparation de leurs opérations ouvrières et à l’encombrement des quais militaires, remarqué et déjoué à la veille du « coup d’Agadir. : » La campagne menée par les professeurs allemands contre les expériences de Belgrand et des forestiers sur l’atténuation des inondations par le reboisement était d’ailleurs de nature à endormir notre vigilance, et bien peu nombreux sont ceux qui discernèrent dans cet ensemble de faits une manœuvre de « l’avant-guerre » dont la découverte récente d’assises cimentées pour canons, des tranchées-abris et des dépôts de munitions dissimulés aux abords de nos places fortes a révélé tant de détails insoupçonnés. Mais les déforestations de l’avant-guerre ne devront pas être perdues de vue quand le moment sera venu de fixer le chiffre d’une indemnité pour réparer tant de ruines accumulées.

On ne saurait trop se rappeler que, en plaine comme en montagne, le déboisement par défrichement ou par déforestation collabore avec la dénudation du sol pour enlever à la France pendant chaque demi-siècle la population de plus de deux départemens, pour affaiblir la défense nationale autant que le démembrement périodique de deux départemens arrachés à son territoire.


II. — LA RICHESSE GÉNÉRALE

L’augmentation de richesse générale que le reboisement rationnel apporterait à la France a déjà fait l’objet d’une évaluation dans la Défense forestière et pastorale, éditée en 1911 par la librairie Gauthier-Villars, qu’il convient de résumer ici.

Le bilan est établi pour la période des soixante années 1847-1907, dans l’hypothèse où sa situation forestière et pastorale aurait été prospère pendant toute sa durée :

D’une part, la France aurait alors possédé en plus quatre millions d’hectares boisés, dont la production supplémentaire -eût établi l’équilibre entre les importations et les exportations de bois, et qui auraient rapporté chacun trente francs par an.

D’autre part, l’aménagement antérieur de trois millions d’hectares de pâturages en montagne leur aurait, d’après les données développées par M. Audiffred, à la tribune du Sénat, fait rapporter chacun quarante francs par an pendant cette période.

Dans ce cas, la somme de 6 946 900 000 francs que les Français ont dû payer pendant cette période à des étrangers comme excédent des importations de bois (8 910 900 000 francs) sur les exportations (1 964 000 000 seulement) aurait été dépensée en France et aurait augmenté d’autant la richesse générale.


francs.
Soit 6 946 900 000
Les forêts supplémentaires auraient rapporté : 60 x 4 000 000 x 30 francs 7 200 000 000
Les pâturages aménagés auraient rapporté : 60 x 3 000 000 x 40 francs 7 200 000 000
Le désastre des inondations eût été réduit de 1 000 000 000
On y devrait ajouter la plus-value du réseau navigable et des forces hydrauliques pour mémoire.
Accroissement périodique de la richesse générale 21 946 000 000

La dépense qu’il faudrait faire une fois pour toutes afin d’apporter à la richesse publique cette augmentation de près de 22 milliards, est évaluée dans le même ouvrage à 1 milliard 730 000 000 de francs, savoir :


francs
Reboisement de 4 000 000 d’hectares à 200 francs l’un 800 000 000
Préservation des forêts actuelles par achats et encouragemens 500 000 000
Aménagement intensif des montagnes : 3 000 000 x 100 fr. 300 000 000
Arrêt de la dégradation sur les terrains montagneux non périmètres 15 000 000
Restauration en montagne dans les périmètres 1 150 000 00
1 730 000 000

D’après les considérations développées dans ce livre, il suffirait d’une bonne politique forestière pour que les capitaux privés pussent s’appliquer a plus de moitié de cette dépense et que, dans les circonstances les plus défavorables, la participation de l’État n’excédât pas un milliard.

Quelle que soit d’ailleurs la répartition de cette dépense entre l’État et les particuliers, une dépense initiale de un milliard trois quarts suffirait à augmenter périodiquement la richesse générale de vingt-deux milliards tous les soixante ans. L’opération nécessaire pour empêcher la France de perdre chaque demi-siècle la population de deux départemens serait donc extrêmement profitable au point de vue financier, et l’on peut s’étonner qu’elle ne soit pas depuis longtemps entreprise.

Les États-Unis ont fait bien plus, avec le président Roosevelt et le forestier Gifford Pinchot, en augmentant leurs forêts domaniales d’une surface plus grande que la France entière et inscrivant plus d’un milliard par an à leur budget forestier.

Ce n’est certes pas la faute du personnel des Eaux et Forêts, si l’effort forestier n’a pas pris en France un développement semblable, car ce personnel, dont la science et le dévouement sont au-dessus de tout éloge, n’a cessé de signaler les dangers qu’entraînait l’oubli des questions forestières.

Mais jusqu’à présent, — le ministre de l’Agriculture le disait en 1908, — « l’Administration ignorait les Forêts particulières, » qui couvrent cependant en France les deux tiers de l’aire boisée, les officiers forestiers étaient exclusivement chargés de gérer les forêts de l’État et des communes, aucun Conseil ou Comité spécial permanent n’était consulté sur la préparation des lois concernant la sylviculture privée, et la politique forestière flottait au hasard des conceptions parlementaires ou des expédiens financiers.

C’est seulement quand un règlement d’administration publique aura précisé les conditions dans lesquelles devra s’appliquer la loi du 2 juillet 1913, « tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées, » que le personnel forestier pourra contribuer à la gestion des bois particuliers, compris pour la première fois dans un remarquable inventaire publié en 1912, par l’administration des Eaux et Forêts. La résolution de la Chambre votée le 13 mars 1908, qui a été le point de départ de cette belle publication, peut être considérée comme clôturant la longue période où l’Administration considérait les forêts particulières comme absolument étrangères à ses attributions.


III. — LA POLITIQUE FORESTIÈRE

Les opérations de la sylviculture diffèrent essentiellement, par leur longue échéance et par la périodicité de leurs produits, des opérations de l’Agriculture qui sont annuelles et donnent des produits annuels. Les résultats s’en font attendre pendant de longues périodes, plus d’un siècle parfois, et l’on peut dire que la prospérité forestière des nations est la mesure de leur prévoyance.

Cette prospérité ne peut être que le fruit d’une politique forestière extrêmement prévoyante, dont les élémens sont peu connus du public, car les particularités de la propriété forestière, la formation et le caractère juridique de son capital en particulier, ont souvent déconcerté le législateur et l’économiste.

L’ancienne politique forestière, instituée en 1669 par l’Ordonnance de Colbert avec un caractère nettement coercitif, a cessé d’être appliquée quand la loi des 20 août et 27 septembre 1791 supprima toute surveillance de l’État dans les bois appartenant aux particuliers, et c’est seulement la loi du 2 juillet 1913, tendant à favoriser le reboisement, qui vient d’ouvrir une ère nouvelle en fixant la première assise d’une politique forestière libérale. Pendant plus de cent ans, les lois faites au jour le jour n’ont eu pour objet que les forêts domaniales, communales ou de montagnes, et les officiers des Eaux et Forêts n’ont pu qu’attendre l’effet de leurs bons exemples en déplorant la décadence des forêts privées, dont aucun organe administratif n’avait spécialement à connaître les intérêts et les doléances. Lorsqu’au milieu du XIXe siècle les conditions économiques furent universellement transformées par l’emploi de la vapeur, la sylviculture privée fut désorientée par l’avilissement des petits bois et le renchérissement des gros bois qui résultaient de cette transformation, et la sylviculture officielle n’était encore qu’une Régie financière. Les sylviculteurs, confondus parmi les agriculteurs, s’adressèrent d’abord aux organes agricoles, où dominait la préoccupation des récoltes annuelles, et les desiderata spéciaux aux récoltes périodiques y trouvèrent peu d’écho ; on s’explique ainsi comment les allocations budgétaires pour les dépenses forestières d’intérêt général ont pu subir une diminution de près d’un million, détaillée dans la Revue politique et parlementaire du 10 mars 1912, pendant une période de vingt-cinq ans (1887-1912), où les crédits du ministère de l’Agriculture étaient augmentés de 14 millions. Puis, après avoir vu longtemps leurs doléances ballottées entre les Eaux et Forêts, seuls dépositaires de la science forestière qui légalement ignoraient les forêts particulières, et les bureaux de l’Agriculture, plus éclairés sur les cultures annuelles que sur ces ardues questions, ils commencèrent, vers 1890, à se grouper dans des associations forestières ; et ces Associations, se heurtant aux mêmes obstacles administratifs, appliquèrent surtout leurs efforts à la propagande et à l’éducation du public, spécialement à celle des jeunes générations, pour lesquelles elles s’attachent à propager les fêtes de l’arbre et les sociétés scolaires forestières-Dans les montagnes, dont le déboisement provoquait l’inondation des plaines, où le problème forestier est infiniment plus difficile qu’en plaine, à cause de son enchevêtrement avec le problème pastoral, l’Etat est intervenu directement à l’appel de Surell, et grâce aux lois de 1860, 1864 et 1882 l’Administration des Eaux et Forêts a dépensé une centaine de millions en admirables travaux qui servent d’exemple à toutes les nations.

Pour faciliter l’urgente exécution de ces travaux, le législateur s’était efforcé d’abord d’écarter la question pastorale, dont les complications économiques sont à peu près inabordables aux services publics, et il se trouva conduit par étapes successives à l’achat des terrains très dégradés compris dans les périmètres de restauration obligatoire. Ces terrains étaient forcément dépeuplés par le seul fait de leur acquisition, mais cette dépopulation pouvait paraître un mal nécessaire et limité à des étendues restreintes, car il était impraticable d’attendre pour protéger les plaines contre l’inondation que les montagnards eussent abandonné des pratiques pastorales remontant à des milliers d’années.

La loi du 2 avril 1882 a cependant prévu la réglementation du pacage communal ; mais, en présence de l’opposition des montagnards, le décret du 11 juillet 1882 a limité cette réglementation aux communes contenant des périmètres de restauration. La zone montagneuse se trouvait ainsi divisée en deux parties : l’une, comprenant environ 70 000 hectares très dégradés, devait être acquise et restaurée par l’Etat : l’autre, seulement en voie de dégradation et évaluée par Demontzey à trois millions d’hectares, restait provisoirement abandonnée à la dévastation des troupeaux. Un service des améliorations pastorales fut d’ailleurs organisé en 1897 pour accélérer la conversion des habitans des montagnes a des habitudes moins destructives.

Après vingt-deux ans d’application, la loi du 4 avril 1882 avait fait progresser les périmètres de restauration obligatoire, caractérisés par le danger né et actuel, de 70 313 hectares qu’ils occupaient en 1889 à 315 062 hectares ; et l’on pouvait craindre que l’État ne se trouvât entraîné, par une dégradation de plus en plus accentuée des terrains compris dans l’intervalle des périmètres, à l’acquisition successive de toutes les montagnes non encore périmétrées, à la suppression complète de leur population.

C’est alors qu’une œuvre désintéressée, l’Association Centrale pour l’aménagement des montagnes, se fonda en 1904 pour conserver aux montagnes leur terre et leur population, et résuma son programme dans la devise : « Sauver la terre de la patrie. »

N’ayant pour arme que la persuasion et joignant l’exemple au précepte, elle adopta une organisation plus souple que celle des services publics, afferma en montagne des milliers d’hectares, les améliora par des procédés simples et peu coûteux sans gêner les populations pastorales, et ses leçons de choses transforment les montagnards en amis de l’arbre qui les plantent à son imitation. Ses opérations bienfaisantes, auxquelles elle a consacré déjà cent cinquante mille francs provenant de ses souscripteurs et des subventions de l’État, de départemens, de villes, de Chambres de Commerce, du Touring-Club et d’autres sociétés, ont été décrites dans la Défense forestière et pastorale. Les nations étrangères cherchent à les imiter, et l’Italie organise à cet effet une collaboration entre l’État et la Fédération Pro Montibus : à la suite de la mission officielle du professeur Pérona, Inspecteur général des forêts italiennes, sur les territoires affectés aux leçons de choses[3] et de leur visite par le président de la Fédération qu’accompagnait le professeur Lino Vaccari, le Gouvernement italien alloue une subvention annuelle de quatorze mille francs à Pro Montibus qui prépare son action sur le terrain en répandant par milliers dans ses fêtes de l’arbre la traduction italienne des conférences et des statuts de l’Association Centrale pour l’aménagement des montagnes. Tout en sachant que le reboisement en montagne présente des difficultés bien supérieures à celui des plaines, les merveilleux débuts de l’Association Centrale dans les Pyrénées comme dans les Alpes permettent de prédire à son initiative désintéressée et à celle de l’Italie qui y est similaire, des résultats comparables à ceux qui ont été obtenus en Danemark, où la Société cultivatrice des landes a reboisé en collaboration avec l’Etat danois plus de 48 000 hectares en moins de cinquante ans, dans des districts dont la population s’accroît aujourd’hui plus rapidement que celle des régions voisines[4].

Aussitôt après avoir institué sur le terrain pastoral ses expériences économiques sans précédent, l’Association pour l’aménagement des montagnes étendit ses études aux forêts de plaine, en donnant comme point de départ à la politique forestière la nécessité pour le sylviculteur de produire des gros bois vendables au lieu de menus bois invendables. La sylviculture doit en effet devenir une industrie productrice de la matière première appelée « bois, » de même que l’industrie houillère produit la matière première appelée « houille » et doit mettre sa production en harmonie avec la consommation.

Il fallait tout d’abord préparer l’application aux forêts particulières des procédés perfectionnés de la sylviculture et des capitaux appartenant aux possesseurs impérissables, ce qui n’était facile ni pour les uns ni pour les autres, étant donnée la situation où se trouvait alors la législation.

L’Administration des Eaux et forêts n’ayant aucune latitude pour intervenir dans la gestion des forêts privées et la plupart des possesseurs impérissables n’ayant pas alors capacité légale de posséder des immeubles, il était indispensable de supprimer d’abord ces obstacles, et tel fut le but des vœux du 12 mai 1905 qui viennent d’aboutir à la loi du 2 juillet 1913, « tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées. » Grâce à cette loi, tous les propriétaires forestiers peuvent aujourd’hui confier leurs bois à la gestion éclairée du personnel des Eaux et Forêts, et diverses catégories de possesseurs impérissables, les Associations et les Caisses d’épargne, sont admises à comprendre dans leurs placemens l’achat de forêts ou de terrains à reboiser.

Il serait trop long d’énumérer ici tous les obstacles semés devant le reboisement, toutes les primes involontaires au déboisement qu’il reste encore à supprimer. Les mesures susceptibles d’aboutir à cette suppression sont des plus variées et mentionnées par la Commission des inondations, elles remplissent la page 516 du volume de ses Rapports et Documens publié en 1910 par le ministère de l’Intérieur. Le président de cette commission, l’ingénieur Alfred Picard, a d’ailleurs donné dans son rapport récapitulatif un aperçu lumineux de la politique forestière qu’il avait en vue pour servir l’intérêt général sans léser les intérêts particuliers ; il conviendrait de l’appeler politique économique, mais on la désigne sous le nom de politique libérale pour ne pas laisser croire qu’elle puisse être appliquée sans dépense initiale : « Une obligation impérieuse, disait-il, incombe aux pouvoirs publics, pour le bassin de la Seine de même que pour le surplus du territoire : conserver intacts les massifs boisés existans, encourager les plantations nouvelles, inculquer les bonnes méthodes d’exploitation, pousser à la production des bois d’œuvre en remplacement des petits bois, soulager les propriétaires forestiers qu’écrase l’impôt et qui sont entraînés à alléger leurs charges par l’abatage d’un plus grand nombre d’arbres de futaie.

«… Les funestes conséquences de l’inaction qui a suivi les catastrophes du passé doivent être un avertissement salutaire. Des résolutions promptes et courageuses honoreront la génération actuelle, attesteront sa sagesse et son esprit de prévoyance. »

On a peine à croire que cet éloquent appel, lancé après la désastreuse inondation de Paris par une voix si autorisée, n’ait eu jusqu’ici d’autre effet sur les pouvoirs publics que de faire élargir l’Administration des Eaux et Forêts par l’adjonction de l’Hydraulique agricole, de prévenir la destruction de la forêt d’Eu et de faire préparer par une Commission temporaire de réorganisation quelques projets de décrets pour la création d’un Comité consultatif des forêts, d’un Office de renseignemens forestiers et d’un Service scientifique des forêts, destinés à combler d’invraisemblables lacunes. De son côté, l’Association centrale a redoublé ses efforts, préparé les textes de lois complémentaires, étudié l’organisation d’un Crédit forestier, et entrepris d’initier le public à l’économie et à la politique forestière en créant à la Faculté des sciences de Bordeaux un cours libre de Sylvonomie[5], complément de la Sylviculture aussi indispensable que l’Agronomie l’est pour l’Agriculture.

Si la politique forestière libérale à laquelle Alfred Picard faisait un magistral appel n’a pas été mise en pratique aussitôt après l’inondation de Paris, tous les détails de son application sont aujourd’hui préparés, et il suffira de quelques lois et décrets pour la faire rapidement aboutir. Son but et ses moyens ont d’ailleurs été définis à Madrid, en 1914, par le vœu du IXe Congrès international d’Agriculture :

« Que les États favorisent énergiquement par leurs exemples, par leur enseignement, par leurs appuis matériels et moraux, par leurs immunités fiscales et par l’adaptation de leur législation au concours des capitaux collectifs et particuliers, le maintien et l’amélioration des forêts existantes, l’aménagement sylvo-pastoral des montagnes et le reboisement des surfaces dénudées. »

Les voies sont ouvertes pour l’application de cette politique forestière, depuis que la loi du 2 juillet 1913, tendant à favoriser le reboisement, permet aux capitaux de s’orienter vers la sylviculture et à l’État de graduer ses encouragemens d’après les garanties de conservation offertes par les propriétaires, depuis aussi qu’une méthode pratique contrôlée par l’expérience de dix années permet de préserver les montagnes sans les dépeupler. Les bois créés avec le concours des initiatives et des capitaux français ne seront plus exposés à une destruction inconsidérée quand les populations des montagnes et des plaines sauront partout qu’elles sont les premières victimes du déboisement. Mais, faute de fonds alloués pour cette application, la Défense forestière et pastorale est encore dans la situation lamentable que M. Cyprien Girerd, ancien sous-secrétaire d’État au ministère de l’Agriculture, dépeignait le 22 février 1910, à la Société Nationale d’encouragement à l’Agriculture :

« L’exploitation forestière, disait-il, n’a que bien peu participé à l’enseignement et aux encouragemens officiels ; c’est un oubli, c’est une injustice, c’est une méconnaissance de ses services qu’il faut se hâter de réparer.

« Les pouvoirs publics n’interviennent auprès d’elle que pour lui créer des obstacles, des gênes, des entraves, par des prohibitions et des réglementations ; leur existence ne se manifeste que par des réquisitions d’impôts, et quels impôts ! On sait que par suite des bizarreries ou des erreurs des évaluations cadastrales, il y a des propriétés boisées dont les contributions aux charges publiques vont jusqu’à dépasser leurs revenus.

« En un mot, tandis que toutes les initiatives ont été provoquées, encouragées, récompensées dans les entreprises agricoles, elles ont été paralysées dans les exploitations forestières. »

Cette appréciation, si nettement énoncée par le président de la section forestière d’une Commission extra-parlementaire, par l’ancien chef direct de l’Administration des Eaux et Forêts, suffit à montrer combien fut insuffisante l’œuvre forestière du XIXe siècle, combien il est urgent de la compléter à tout prix !


IV. — CONCLUSION

Trop longtemps on a reculé devant l’ensemble du problème forestier et pastoral, en taxant d’exagération ceux qui signalaient son importance et son urgence comme on taxait d’exagération ceux qui pressentaient la sauvage agression dont nous étreignent aujourd’hui les sanglantes réalités.

Si certaine que soit la France du succès final, il lui faut regretter amèrement les 1 200 000 montagnards dont la dégradation pastorale a diminué sa population, les vingt-deux milliards dont l’ajournement du reboisement rationnel a diminué sa richesse.

La défense forestière et pastorale fait partie intégrante de sa défense nationale, qui chaque demi-siècle s’affaiblira encore de vingt-deux milliards, tant que ne sera pas fermée la plaie béante par laquelle s’écoulent sans répit la chair et l’or de la France.

Tous les remèdes sont préparés, et si leur effet n’est pas instantané, ce n’est qu’une raison de plus pour n’en pas différer l’application. Au moment prochain où notre Patrie réparera les ravages de la barbarie, la réfection de son outillage sylvo-pastoral ne devra pas être plus oubliée que celle de son outillage militaire.

Le relèvement pastoral et forestier est un élément essentiel de la préparation à la guerre, qui, sans lui, verrait constamment tarir la source des hommes et de l’argent indispensables à la Défense nationale.

Si vis pacem, para bellum.


PAUL DESCOMBES.

  1. Voyez la Défense des montagnes, dans la Revue du 15 juin 1907, et la Défense des forêts, dans la Revue du 15 novembre 1911.
  2. Antonin Rousset, Étude d’économie sociale forestière à propos du déboisement de la France. Cosmos, du 21 mai 1914.
  3. Perona. — L’opera della Association centrale pour l’aménagement des montagnes (L’Alpe, Revista florestale italiana, p. 219, Bologne, 1913).
  4. Ch. Dalgas. — Société cultivatrice des Landes, Aarhus, 1913.
  5. Les deux premières années de ce cours sont publiées en édition populaire sous le titre d’Élémens de Sylvonomie (Bordeaux, 1913, Librairie Féret) et de l’Evolution de la politique forestière (Paris-Nancy, 1914, Berger-Levrault).