La Démission de M. de Bismarck et l’Opinion allemande

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La Démission de M. de Bismarck et l’Opinion allemande
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 669-680).
LA
DÉMISSION DE M. DE BISMARCK
ET
L’OPINION ALLEMANDE

La retraite inopinée de M. de Bismarck a causé, dans tous les pays étrangers, une vive émotion mêlée d’un grand étonnement. À vrai dire, personne n’a été surpris qu’une fois de plus le chancelier de l’empire allemand eût offert sa démission ; c’est un jeu auquel il avait accoutumé l’Europe. Ce qui a surpris tout le monde, et lui-même peut-être, c’est que cette démission ait été acceptée. Jadis, en mainte circonstance, il avait imposé ses volontés à l’empereur Guillaume Ier en lui mettant le marché à la main, en le menaçant de s’en aller, et toujours l’empereur avait répondu : « Jamais ! » Au mois de novembre 1879, il eut un long entretien confidentiel avec notre ambassadeur à Berlin, M. le comte de Saint-Vallier, à qui il prit la peine d’expliquer les raisons qui l’avaient déterminé à se rendre à Vienne pour y concerter un accord avec l’Autriche. — « Nous avions décidé, Andrassy et moi, ajouta-t-il, que nous donnerions connaissance de notre accord au cabinet de Saint-Pétersbourg ; mais nous avions compté sans les accès de sentimentalisme irréfléchi de mon vénéré maître et seigneur. Il crut que cette notification serait regardée comme une provocation et une offense par l’empereur Alexandre II, et plusieurs jours durant il s’est refusé à la faire. J’ai dû recourir aux grands moyens et donner ma démission. Il l’a refusée, mais il y a répondu par l’offre de son abdication. J’ai refusé à mon tour, et nous avons fini par nous entendre ; la notification a eu lieu, et huit jours plus tard, comme je l’avais prophétisé, on devenait beaucoup plus doux à Saint-Pétersbourg. »

Cette fois encore, M. de Bismarck a recouru aux grands moyens, et selon toute apparence, il comptait que l’empereur-roi Guillaume II s’arrêterait au bord du fossé, que ses conditions seraient acceptées, qu’on finirait par s’entendre. Le conseil des ministres qu’il avait réuni fit son possible le lundi 17 mars pour ménager un raccommodement. Un des journaux auxquels le prince envoie des communications annonça qu’on exagérait la gravité de la crise, qu’en tout cas les choses demeureraient dans l’état jusqu’à la fin de la conférence ouvrière ou même de la session du Reichstag, qu’alors peut-être, aux termes d’un arrangement à l’amiable, M. de Bismarck renoncerait à ses fonctions dans le ministère prussien, mais qu’il resterait chancelier. Ce journal et celui qui l’inspire s’étaient trompés. Depuis le 20 mars 1890, date mémorable de l’histoire, M. de Bismarck n’est plus président du ministère prussien, ni ministre des affaires étrangères, ni chancelier de l’empire allemand ; il n’est plus rien que M. de Bismarck. A la vérité, c’est encore quelque chose.

Ce qui a semblé étrange, extraordinaire, c’est que le jeune souverain n’a éprouvé dans cette grave occurrence ni hésitation, ni scrupule. Ce dénoûment ne lui a point fait peur, il l’a cherché. Il n’a pas balancé à se priver des conseils de l’homme d’État hors de pair qui a créé l’Allemagne nouvelle et qui, pendant plus d’un quart de siècle, avait mis au service de son pays et de ses souverains sa prodigieuse activité et les ressources inépuisables de son génie politique. La Gazette de l’Allemagne du Nord s’est chargée de nous apprendre qu’aucune démarche n’a été tentée pour faire revenir M. de Bismarck sur sa résolution. « Il m’est échu d’être l’officier de quart sur le vaisseau de l’État, écrivait l’autre jour Guillaume II au grand-duc de Saxe-Weimar. La route reste la même, et maintenant à toute vapeur, en avant ! »

Louis XIV s’était soumis patiemment jusqu’à la mort de Mazarin à une tutelle despotique qui lui pesait. Le lendemain, on lui demanda : « A qui nous adresserons-nous ? » Il répondit : « A moi ! » Comme l’a remarqué un historien, la reconnaissance l’empêcha de secouer le joug, et s’il avait remporté une grande victoire sur sa passion en consentant à se séparer de Marie Mancini, il en remporta une plus forte et plus difficile encore en laissant le cardinal maître absolu. Guillaume II n’a point remporté cette victoire sur lui-même. Il est vrai que Louis XIV n’avait alors que vingt-trois ans, et qu’il lui échappa de dire : « Je ne sais ce que j’aurais fait s’il avait vécu plus longtemps. » Au surplus, ce n’était pas un mystique ; quand son orgueil ne l’aveuglait pas, il se laissait gouverner par son bon sens naturel. Debout sur le pont du navire qui l’emmenait au Pirée, Guillaume II, dans ses rêveries nocturnes, a longuement causé avec les étoiles ; il l’a raconté lui-même à la diète de Brandebourg. Ce que les étoiles lui ont dit a peut-être plus d’influence sur sa conduite que ce que les hommes peuvent lui dire. Il a des raisons d’agir dont son cœur a le secret et que son esprit ne connaît pas.

Si l’Europe s’est étonnée de la promptitude qu’a mise le jeune empereur à se décider, elle n’a pas été moins surprise de la facilité avec laquelle l’Allemagne a pris son parti d’un événement qui devait, pensait-on, la remuer jusque dans ses entrailles. On s’attendait à la voir inquiète, perplexe, anxieuse, troublée comme l’équipage d’un bâtiment dont le maître-pilote vient de tomber à la mer. Elle a fait preuve, tout au contraire, d’une placidité vraiment philosophique. Son émotion, si elle en a eu, n’a point paru sur son visage ; mais tout porte à croire qu’elle n’était point émue ; que, comme on l’a dit, « elle est restée froide jusque dans le fond du cœur, kühl bis ans Herz hinan. » Quelques journaux, dont on connaît les attaches gouvernementales, ont poussé un cri d’alarme et d’angoisse. L’un d’eux disait : « Ce que nous a donné l’homme qui s’en va est inscrit en lettres ineffaçables dans l’histoire ; ce qui viendra après lui, c’est l’inconnu. En vérité, la question sociale nous coûte cher. » Ce même journal flétrissait l’indigne indifférence, die unwürdige Gleichgültigkeit, d’une partie de la nation et sa noire ingratitude. — « La bourgeoisie allemande, lisait-on dans une feuille socialiste, a assisté sans s’émouvoir à la chute de son idole. La reconnaissance n’a jamais compté au nombre de ses vertus, et dans ces dernières années, Bismarck n’avait plus la main heureuse. » — « Les gens qui tremblaient jadis devant le grand homme et adoraient ses caprices, a dit un autre journaliste, secouent la poussière de leurs genoux, redressent la tête et se frottent les mains. En recouvrant leur fierté, ils recouvreront la parole, et nous pouvons nous attendre à de piquantes révélations. » Les uns étaient enchantés, ravis de l’aventure, et poussaient un soupir de soulagement ; ceux qui n’avaient pas sujet de se réjouir se sont inclinés devant l’arrêt du destin : « Après tout, disaient-ils, cela devait arriver. On faisait mauvais ménage, on a rompu ; un raccommodement n’eût été qu’un replâtrage. Peut-être le moment était-il venu d’essayer d’autre chose ; nous n’en mourrons pas. Es will ein Neues werden ; es geht auch so. »

Cette résignation presque enjouée de l’Allemagne a semblé d’autant plus singulière qu’on se souvenait de la violente agitation qu’elle avait ressentie assez récemment, lorsque à propos d’un mariage projeté, le chancelier rompit en visière à l’empereur Frédéric et lui offrit sa démission. La presse ouvrit aussitôt une campagne, les adresses succédaient aux adresses, et l’empereur moribond eut la main forcée. Ce contraste, si étonnant qu’il puisse paraître, s’explique aisément. Le projet de mariage que combattait alors le chancelier pouvait, selon lui, amener des difficultés avec la Russie. « Je me suis fait garant de la paix du monde, disait-il ; si vous la troublez, si vous dérangez mes savantes combinaisons, je n’entends pas répondre des conséquences, et je m’en vais. » C’était sa politique étrangère qui était en jeu, et cette politique s’est fait agréer de toute l’Allemagne. Après avoir agrandi la Prusse par des conquêtes et fondé l’unité allemande, M. de Bismarck ne s’est plus occupé que de conserver à son pays les glorieux avantages que lui avaient procurés son habileté et son audace, et il a employé son guerroyant génie à maintenir le statu quo envers et contre tous. Ses vues s’accordaient pleinement avec les désirs de la nation, qui, résolue à garder tout ce qu’elle a acquis sans en rien abandonner, est disposée aussi à ne pas courir de nouvelles aventures et à jouir en paix de sa gloire et de son bonheur.

Si c’était un dissentiment sur la politique étrangère qui eût causé la rupture du souverain avec son grand ministre, l’Allemagne se serait émue sans doute autant qu’il y a deux ans. Mais l’empereur a protesté plus d’une fois de ses intentions pacifiques, et le dissentiment n’a porté, en apparence du moins, que sur la politique intérieure. Guillaume II et M. de Bismarck n’avaient pas la même façon d’envisager la question sociale, ils ne s’entendaient pas sur la conduite à tenir avec les partis, sur la méthode à suivre pour procurer au gouvernement une majorité parlementaire. Or dans les dernières élections, l’Allemagne a condamné la politique intérieure du chancelier. Les partis qu’il patronnait ont essuyé de cruelles défaites, ceux qu’il frappait d’anathème ont obtenu d’éclatans succès. L’heure et l’occasion ont paru bonnes au jeune empereur pour reconquérir sa liberté. Sous le règne si court de l’empereur Frédéric, la nation s’était prononcée pour le ministre contre le souverain ; aujourd’hui, elle se prononce pour le souverain, et tout en se réservant le bénéfice d’inventaire, elle ne demande pas mieux que de lui donner carte blanche. La vieille pièce qu’on jouait devant elle depuis vingt ans lui paraissait usée et médiocrement récréative ; on lui a fait plaisir en renouvelant l’affiche. Si avant d’exécuter son coup de théâtre et de choisir son moment et son prétexte, Guillaume II a consulté les étoiles, il faut convenir qu’elles l’ont heureusement conseillé.

Appliquée aux choses du dedans, la politique très réaliste de M. de Bismarck a toujours consisté à sacrifier les principes aux affaires et toutes les questions à la raison d’État, et son procédé constant a été de se créer une majorité par un marchandage perpétuel avec les partis. Toujours il a dit : « Donnant donnant, » et toujours il a donné très peu pour recevoir beaucoup. Il y a un parti auquel il n’a jamais fait l’honneur de négocier avec lui ; c’est celui des progressistes, qui prétendent introduire en Allemagne le vrai régime parlementaire. Hors de là, sa grande indifférence lui a permis de traiter avec tout le monde ; mais il n’y avait que les forts qui comptassent à ses yeux. Les alliés avec lesquels il avait fait campagne, qui s’étaient compromis pour lui, qui pensaient avoir acquis des titres à sa reconnaissance et à sa fidélité, tombaient dans sa disgrâce ou dans son mépris et n’étaient plus qu’une quantité négligeable le jour où la fortune du scrutin leur était contraire ; les abandonnant à leur triste destinée, il faisait des propositions à ses ennemis de la veille. On l’a vu jadis, après avoir rudement malmené l’église, renoncer du jour au lendemain au kulturkampf et se réconcilier avec le centre catholique, en qui il cherchait son appui pour faire triompher sa politique douanière. Cette année, les partis du cartel, qui se réclamaient de lui, ont éprouvé de grands mécomptes électoraux, et il a vu le parti du centre catholique revenir de la bataille plus nombreux, plus compact que jamais. Il y a quelques jours à peine, il proposait un marché à M. Windthorst, et à la vive satisfaction des libéraux nationaux, l’empereur y a mis bon ordre. « Les services rendus, disait la Gazette de Cologne, ne suffiraient pas pour faire accepter à la nation une politique clérico-conservatrice ; le génie du peuple allemand se voilerait la tête. » Si les progressistes, à qui l’ex-chancelier prodiguait les sarcasmes et les mépris, ont bruyamment applaudi à sa chute, si M. Eugène Richter respire à l’aise et fait éclater sa joie, faut-il s’étonner que les libéraux nationaux n’aient ressenti qu’un faible chagrin en perdant un patron qui leur faisait payer très cher ses faveurs intermittentes et leur tournait le dos quand ils étaient malheureux ? M. de Bismarck a toujours considéré le malheur comme un vice rédhibitoire, ou comme une tache, ou comme une maladie contagieuse.

Les grands politiques réalistes ne professent qu’une médiocre estime pour la nature humaine, et ils sont peu enclins à l’optimisme. M. de Bismarck s’est vanté souvent d’être un bon chrétien ; il l’est surtout par sa foi profonde et immuable dans la déchéance et la corruption originelle de l’homme. Il regarde les peuples comme de méchans animaux, qui demandent à être sans cesse surveillés, contenus, matés, et dont les instincts pervers ne peuvent être comprimés que par l’action mystérieuse de la grâce et par la puissance coercitive des gouvernemens. Le chancelier de l’empire avait une trop haute intelligence pour concevoir la politique conservatrice à la façon de M. de Metternich et pour vouloir condamner le monde à l’immobilité ou au piétinement sur place. Résolu à ne rien concéder au libéralisme, à n’octroyer aux chambres aucun droit dangereux, il a reconnu la nécessité de faire quelque chose pour les déshérités, pour les classes travailleuses et souffrantes. Mais son socialisme d’État était fort autoritaire, et dans le même temps qu’il s’occupait d’améliorer le sort des ouvriers, il proposait et faisait voter des lois de rigueur, des mesures d’exception contre la démocratie sociale. Les menaces accompagnaient les bienfaits, et c’est la verge à la main qu’il entendait faire le bonheur du peuple.

Il avait recommandé sa méthode à Guillaume Ier, qui l’avait comprise et goûtée. Il a rencontré plus d’opposition dans Guillaume II. Le jeune souverain se fait une si noble idée de la mission des rois, du secours qu’ils reçoivent d’en haut, qu’il leur attribue le pouvoir de désarmer par des moyens doux les rébellions et les passions perverses. La souveraineté, telle qu’il la comprend, ressemble à ce Dieu de Platon, qui comme un aimant attire invinciblement à lui par une secrète influence les actions et les pensées de toutes les créatures, lesquelles reconnaissent en lui leur fin suprême. Guillaume II aime à parler, et il croit à la puissance magique de sa parole. Depuis quelque temps déjà, il avait condamné dans son cœur les lois d’exception contre les socialistes. Il a dit un jour, paraît-il, « que des lois si rigoureuses ne sont bonnes que si on ne compte qu’avec les mauvais élémens sociaux, que mieux vaut compter sur le concours empressé de la partie honnête de la nation, et que la confiance qu’on accorde est le gage de celle qu’on réclame. » M. de Bismarck l’accusait sans doute d’avoir l’esprit chimérique, de se bercer d’illusions, de prendre ses rêves pour des réalités, et toute utopie lui fait pitié. On prétend qu’il n’attendait rien de bon de la conférence internationale, qu’il en a parlé plus d’une fois sur un ton cavalier, qu’il a même agi secrètement pour la faire avorter, et que l’empereur l’a su. On ne doit pas s’étonner que la nation ait pris parti pour le souverain contre le ministre. Rassasiée de politique réaliste, elle a cru trouver un peu d’idéalisme dans son nouveau maître, et cette rosée tombant dans son désert lui a paru bonne à boire. Elle était lasse de la verge de fer ; au risque de se préparer des repentirs, il lui plaît de croire quelque temps à la vertu miraculeuse de la baguette des magiciens, qui fait jaillir l’eau du rocher.

Dans sa politique étrangère, M. de Bismarck a montré souvent autant de souplesse que de modération relative. Plus d’une fois il s’est donné l’air de consulter quand il pouvait commander. Il s’abstenait de toute provocation inutile, il évitait d’offenser et de blesser. Il a eu quelques ménagemens pour ses voisins, même pour ceux qu’il aimait le moins. Dans les incidens survenus sur notre frontière, il a paru accommodant, il est allé au-devant de nos justes réclamations. Dans son démêlé avec l’Espagne, il a réclamé l’arbitrage du Saint-Père et s’est soumis à la sentence d’un juge sans états et sans armée. Mais dans sa politique intérieure, il n’a ménagé personne, ni senti le besoin de sauver les apparences, de faire accepter son pouvoir exorbitant en mettant quelque grâce dans ses procédés, en conciliant l’air de grandeur avec les égards. Il a ressemblé à ces gens qui, courtois envers les étrangers, sont des tyrans domestiques, traitent leurs proches de haut en bas, les désobligent par la rudesse de leur humeur et remplissent leur maison du bruit de leur tonnerre. Comme ministre des affaires extérieures, il observait les formes ; comme chancelier de l’empire et président du ministère prussien, il faisait tout plier sous son impérieuse et inflexible volonté, ne souffrait aucune représentation. Il exigeait que rien ne se fît que par ses ordres, et son contrôle s’étendait aux moindres choses. Les grandes affaires n’absorbaient pas les petites, aucun détail ne lui semblait indifférent, les peccadilles étaient des péchés, les péchés étaient des crimes.

Tant qu’il a été en pleine possession de ses forces, il a pu suffire à son prodigieux labeur. Mais, si robuste qu’on soit, le jour vient où les forces déclinent. Depuis bien des années déjà, M. de Bismarck, pour se reposer l’esprit et l’humeur, faisait de longues retraites à Varzin ou à Friedrichsruhe et restait des mois entiers sans se montrer à Berlin. Du fond de ses forêts, cet éternel absent gouvernait par procuration, et il était rarement content de ses procurateurs fondés : il se plaignait que ses ordres étaient mal exécutés ou mal compris. Tout récemment, c’était M. de Bötticher qui remplissait le rôle peu enviable d’intermédiaire entre l’empereur et le chancelier, et plus d’une fois il a maudit son sort : le marteau était lourd, l’enclume était dure. Le chancelier s’en prenait à lui de tous les incidens fâcheux qui se produisaient, l’empereur lui en voulait de n’oublier jamais qu’il avait reçu un mandat impératif et de répéter une leçon soufflée. Aussi assure-t-on que cet homme jovial et d’abondante conversation en était venu à ne plus oser rien dire. Il est bien difficile de concilier l’absentéisme avec l’omnipotence. La machine se détraquait par les frottemens et l’Allemagne le sentait. « Le chancelier des Berlinois, disait un paysan franconien, veut mettre son nez partout, et il n’est jamais là. »

Ce chancelier, qui voulait tout faire, était infiniment jaloux de son autorité ; il avait pour devise, a-t-on dit : « Rien au-dessus de moi, rien à côté de moi. » Ce chêne gigantesque répandait sur la terre une ombre si épaisse qu’aussi loin que s’étendaient ses branches, aucun brin d’herbe ne pouvait pousser. Il estimait que la responsabilité reposant tout entière sur sa tête, son souverain ne devait consulter que lui, ne s’entendre qu’avec lui, et quiconque passait pour avoir l’oreille du maître était un ennemi qu’il s’appliquait à détruire. L’aigreur et la violence qu’il a déployées dans certains procès politiques ont fait tort à sa popularité ; les petits, qui sont candides, s’étonnent de découvrir des petitesses dans leurs grands hommes.

Au cours de l’entretien qu’il eut, en 1879, avec le très intelligent et très regrettable comte de Saint-Vallier, il s’épancha librement et s’avança jusqu’à dire : « J’ai un grand respect, un profond attachement pour l’empereur, et je crois lui avoir prouvé mon dévoûment plus souvent qu’il ne m’a montré sa reconnaissance Mais je dois dire que si j’ai dépensé mes forces, ma santé, ma vie pour son service, il ne m’épargne pas aujourd’hui les secousses pénibles et les causes d’irritation. Je me porterais beaucoup mieux sans les petites lettres écrites de sa main dont il m’honore. Je supporte bien la lutte contre des adversaires déclarés, contre une assemblée, contre des partis hostiles ; elle est inévitable, elle rentre dans les prévisions naturelles. Ce qui me brise, c’est la lutte secrète, ignorée et continuelle contre des inimitiés traîtresses, soigneusement dissimulées, contre des influences sans valeur s’exerçant sur un esprit naturellement honnête, mais timoré, têtu et imbu de préjugés. C’est une toile d’araignée à refaire chaque jour, c’est l’œuvre nocturne de Pénélope. Mes nerfs s’en ressentent et ma patience est mise à une rude épreuve. » Il a toujours fait une guerre implacable aux conseillers occultes, il n’a jamais admis que, dans les affaires de l’État, un homme qui ne répond de rien jouisse de quelque crédit, ait voix au chapitre.

Quoique ce ne soit pas écrit dans la constitution, M. de Bismarck posait en principe qu’un roi de Prusse, empereur d’Allemagne, n’a pas le droit d’avoir des amis. L’empereur Guillaume Ier, dont il se plaignait injustement, se l’était tenu pour dit. Ce vieillard pensait qu’un souverain, qui, par une insigne faveur de la fortune, a un grand homme pour premier ministre, ne peut payer trop cher un si précieux et si rare avantage, que pour le conserver, il doit prendre sur son humeur, sur ses habitudes, sur ses aises, s’imposer des assujettissemens, des privations, et il s’était fait une règle de sacrifier ses amitiés aux ombrageuses jalousies du chancelier. Son petit-fils a l’humeur beaucoup moins souple, beaucoup moins accommodante. Il prétend s’entourer des gens qu’il aime et demander des conseils à ceux qui possèdent sa confiance. Dès les premiers jours du nouveau règne, M. de Bismarck s’est trouvé aux prises avec des irresponsables, avec des influences occultes, et il a pu répéter ce qu’il disait à M. de Saint-Vallier : « Ma patience est mise à une rude épreuve. » On affirme que les fameux rescrits avaient été composés et rédigés par M. Hinzpeter, et que c’est aussi à l’instigation et par le conseil de cet ancien précepteur que M. de Berlepsch a été nommé ministre du commerce. Depuis ce moment, la crise était ouverte.

Il est un autre point sur lequel M. de Bismarck n’a jamais transigé. Il s’est toujours arrogé le droit de choisir à son gré ses instrumens, ses outils, et de considérer ses collègues comme ses subordonnés. Un ordre de cabinet, datant de 1852, porte que les ministres prussiens, avant de faire un rapport au roi, doivent en conférer avec le président du conseil. L’empereur Guillaume II voulait modifier ou supprimer ce règlement et limiter les attributions de la présidence. C’était le plus sûr moyen d’acculer M. de Bismarck, de le mettre en demeure, de l’obliger à offrir sa démission.

En théorie, M. de Bismarck donnait une grande latitude aux droits de son souverain. En mainte occasion, il a déclaré bien haut qu’un roi de Prusse règne et gouverne. Mais dans la pratique, il avait singulièrement réduit l’exercice et le champ de cette souveraineté illimitée. Il entendait que le roi-empereur se désintéressât d’une foule de choses, que son office propre fût de s’occuper de son armée, qu’il s’en remît à son chancelier du soin d’administrer le reste. On put croire au début du nouveau règne que Guillaume II se prêterait complaisamment à ces exigences. Il commença par passer des revues, après quoi il voyagea, et les voyages sont encore une de ces occupations innocentes qu’on peut permettre aux rois. Sans doute le chancelier a lu sans froncer ses orageux sourcils les dépêches où ce touriste couronné lui vantait les douceurs du ciel de l’Attique et les merveilles du Parthénon. Mais on ne peut voyager toujours. Après avoir couru le monde, Guillaume II chassa avec fureur. Tout allait bien encore quand tout à coup il s’avisa que la question sociale était digne de l’intéresser et que Dieu lui commandait d’être l’empereur des ouvriers aussi bien que des soldats.

M. de Bismarck voulait que son souverain fût très discret, fort réglé dans le choix de ses occupations, et il n’est rien dont Guillaume II ne désire s’occuper. M. de Bismarck défend aux rois d’avoir des amis et il leur interdit aussi d’avoir des idées. Guillaume II se réveille tous les matins avec une idée fixe, qu’il entend appliquer. Dans sa tête à compartimens il y a place pour tout, et les contraires s’y assemblent quelquefois. Un jour il prend feu pour la question sociale, le lendemain il tient un conseil de généraux. Il convoque à Berlin des délégués français pour y conférer sur le travail des femmes et des enfans, et il les reçoit à merveille. Mais il profite de leur séjour pour porter au prince de Galles un toast où il rappelle Waterloo, le sang prussien mêlé au sang anglais et la défaite de l’ennemi commun.

Son imagination est une lanterne magique, dans laquelle les tableaux se succèdent avec une rapidité étonnante. Il a toutes les curiosités, et il est passionné dans tous ses goûts. Il fera bientôt une retraite à la Wartbourg, il ira se recueillir dans la chambre de Luther, en face d’une muraille tachée d’encre, qui témoigne qu’une nuit le grand réformateur lança sa lourde écritoire à la tête du diable. Après s’être recueilli, il chassera le coq de bruyère, et après avoir chassé le coq, il se passionnera pour quelque problème politique ou social, qu’il pense être seul en état de résoudre. De l’humeur dont il est, pouvait-il s’accommoder longtemps de la tutelle d’un maire du palais ? Il tient à ses amis et il tient encore plus à ses idées ; aussi n’a-t-il pas balancé un moment à accepter la démission de M. de Bismarck. C’est une opinion très répandue en Allemagne qu’il pensait au chancelier lorsqu’il a dit à la diète de Brandebourg : « Celui qui se mettra sur mon chemin, je l’écraserai : Wer mich in meinem Werke hindert, den zerschmeitere ich. » La question disent les Allemands, était de savoir qui devait gouverner du souverain ou du chancelier. Le chancelier gouvernait depuis vingt-huit ans ; si grand que soit leur fonds de patience, les Allemands ont comme tous les peuples l’amour des nouveautés.

« Le lion est mort, m’écrivait-on l’autre jour de Berlin, et les roquets sont en fête. » Il y a cependant une catégorie d’Allemands qui auraient bien tort d’être en fête : ce sont les princes régnans, et je ne doute pas que le prince-régent de Bavière ne fût très sincère quand il exprimait à M. de Bismarck le chagrin que lui causait sa mise à pied. C’est en diplomate que M. de Bismarck a fait la constitution allemande, et s’il a mené à bien ce travail, aussi compliqué que délicat, c’est qu’il s’est souvenu que la modération dans la violence était la marque distinctive de sa politique étrangère. Il s’est appliqué à concilier le principe de l’unité nationale avec les ménagemens dus à la dignité des petits souverains. Il a voulu que la maison ne leur fût pas trop désagréable, qu’elle ne ressemblât pas trop à une prison, qu’ils s’y trouvassent à leur aise, et à plusieurs reprises il a défendu leurs prérogatives contre les unitaires à outrance, tout en ajoutant qu’il ne savait pas trop ce qu’il en adviendrait quand il ne serait plus là. « Ce serait une grave erreur, a dit M. Bryce dans son beau livre sur le saint-empire germanique, que de regarder l’œuvre d’unification comme terminée et le nouvel empire allemand comme un État centralisé. Il convient plutôt de le considérer comme une fédération d’un genre particulier, étroite pour les petits États, mais pour les deux plus considérables, la Bavière et le Wurtemberg, extrêmement élastique. Jusqu’à quel point le fonctionnement d’une telle constitution peut être facile, c’est ce que l’expérience seule nous révélera. »

Cette constitution, somme toute, a bien fonctionné parce que le mécanicien qui l’avait construite était là pour la faire marcher. Mais il est possible qu’une machine où la symétrie n’a pas été observée, où la beauté des formes a été sacrifiée à certaines convenances, ne plaise qu’à moitié à un souverain idéaliste, qui aime à toucher à tout, et les princes allemands, pour peu qu’ils réfléchissent, doivent se demander avec quelque inquiétude si, parmi les amis qui le conseillent, il n’en est pas qui le pousseront à réviser la constitution ; si, parmi les idées qui lui sont chères, il n’en est point d’inconciliables avec leur dignité et leur repos. Guillaume II n’a jamais médité le proverbe afghan qui dit : « N’enfonce pas ton doigt dans tous les trous. »

M. Bryce a fait un remarquable et mélancolique portrait du jeune empereur qui, sous le nom d’Otton III, gouverna le saint-empire dans les dernières années du Xe siècle, et M. de Vogüé a cru trouver quelque ressemblance entre Guillaume II et ce jeune mystique, à l’âme généreuse, mais dont l’esprit de visionnaire, comme le dit M. Bryce, était trop ébloui par les magnifiques créations de sa pensée pour voir le monde tel qu’il est. Otton III était fort attaché à son précepteur, l' illustre Gerbert, archevêque de Reims, qui passait pour un magicien. Lui-même avait quelque foi dans les opérations de la magie blanche ; il croyait qu’un coup de baguette fait sortir de terre tout ce qu’on veut, et il aspirait à tout rajeunir, à tout renouveler, à tout réformer. Il voulait gouverner un empire « victorieux comme celui de Trajan, réglementé comme celui de Justinien, sacré comme celui de Constantin. » Pénétré du sentiment de sa mission, il s’intitulait le serviteur de Jésus-Christ. A des curiosités d’antiquaire, il joignait une imagination ardente et le souvenir toujours présent de la glorieuse puissance dont il était l’héritier. Le texte de ses lois témoignait de l’étrange confusion de ses idées. « Nous avons ordonné ceci, disait un de ses édits, afin que, l’Église de Dieu étant librement et fortement établie, notre empire puisse faire des progrès et la couronne de notre chevalerie triompher. Puissions-nous, de la sorte, après avoir vécu justement dans le tabernacle de ce monde, être jugé digne de sortir de la prison de cette vie et de régner très justement avec le Seigneur tout-puissant ! »

Toutes les ressemblances sont imparfaites, toutes les comparaisons sont boiteuses ; mais comme Otton III, Guillaume II croit fermement à sa mission de réformateur ; comme lui, il aspire à tout renouveler, et s’inspirant à la fois des besoins du temps présent et des glorieux souvenirs qu’il a reçus en héritage, sa méthode est d’employer des matériaux antiques pour faire du neuf. On parle d’organiser à Berlin une Exposition universelle, dont la merveille sera une montagne de fer surmontée d’un château féodal ; cette montagne sera un symbole. Les princes allemands connaissent trop leurs intérêts pour goûter beaucoup les réformes ; ils n’ont rien à y gagner, et grâce à M. de Bismarck, il leur reste quelque chose à perdre. Sans doute ils se défient des projets de Guillaume II, sa fiévreuse activité leur donne du souci. N’y a-t-il pas quelque danger à remuer les eaux tranquilles, à faire des promesses qu’on n’est pas certain de remplir, à poser des questions inquiétantes que les sages désespèrent de résoudre, à évoquer les démons sans être sûr qu’on a le pouvoir de les exorciser ? M. de Bismarck n’a jamais fait que de la politique, et les petits souverains comprenaient sans peine la langue très nette et un peu sèche qu’il leur parlait. Réussiront-ils à apprendre celle qu’on leur parlera désormais ? Au surplus, quelle figure feront les rois de Bavière et de Wurtemberg en présence d’un empereur qui rêve d’exercer sur tout le monde civilisé une sorte d’hégémonie morale ? Ils disparaîtront comme des insectes dans le rayonnement de sa gloire, et leurs jours ne seront qu’un néant.

Ce n’est pas seulement dans certaines petites cours allemandes que le grand homme d’État a laissé des regrets ; on trouverait facilement hors d’Allemagne des capitales où sa chute a été regardée comme un malheur par des gens qui pourtant ne l’aimaient guère. Un homme était parvenu, contre toute attente, à se guérir de ses rhumatismes ; mais l’effet des remèdes fut de lui procurer une maladie de foie, et il regrettait son premier mal : « Mes rhumatismes et moi, disait-il, nous nous connaissions de vieille date ; ils me causaient mille ennuis et je les maudissais ; mais avec eux j’étais à l’abri des surprises. » L’Europe avait fini par s’accoutumer à M. de Bismarck, par le connaître et le comprendre. Pendant ces quinze dernières années, il lui avait donné par intervalles de vives alertes, lui avait fait passer de mauvais momens. A la longue elle s’était aperçue que ses incartades n’étaient, le plus souvent, que des manœuvres destinées à influencer les électeurs ou les votes du parlement, que son éloquence était plus noire que son âme, que tant qu’il vivrait et gouvernerait il n’y aurait plus de grande guerre européenne. Aujourd’hui tout est remis en question. Personne ne doute des excellentes et généreuses intentions de Guillaume II. Mais s’il venait à échouer dans ses tentatives de réforme, dans ses expériences d’alchimie politique ; si, au lieu d’apprivoiser ou de dompter la démocratie sociale, il ne réussissait qu’à l’exaspérer ; si, ayant semé le vent, il récoltait la tempête, peut-être se souviendrait-il que la guerre est un dérivatif auquel recourent dans l’occasion les gouvernemens embarrassés.

Un publiciste berlinois s’écriait, il y a quelques jours, dans un transport d’allégresse, que l’Allemagne venait d’en finir avec le gouvernement personnel. C’était pousser bien loin la candeur. Il serait plus vrai de dire que le gouvernement personnel d’un homme de génie et d’une prodigieuse expérience vient d’être remplacé par celui d’un jeune roi, entreprenant et agité, impatient de montrer tout ce qu’il peut faire et de gagner ses éperons. On assure qu’il sera dans le fait son propre chancelier, son président du conseil, son ministre des affaires étrangères, que désormais il traitera lui-même avec les chefs des partis, qu’il se propose d’instituer un régime d’autocratie libérale, en amalgamant le vieux système du gouvernement de cabinet avec un parlementarisme de sa façon. C’est ce que lui disent aujourd’hui les étoiles ; que lui diront-elles demain ? Il écrivait au grand-duc de Saxe-Weimar : « Mon cœur souffre comme si je venais de perdre une seconde fois mon grand-père. Mais Dieu l’a voulu ainsi. J’ai donc à m’y conformer, dussé-je y périr ! » Dieu est, de tous les grands personnages de ce monde, celui qu’il est le plus facile de faire parler, et voilà pourquoi l’Europe est inquiète.


G. VALBERT.