La Démocratie devant la science/Livre II, chapitre III

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CHAPITRE III

LA LUTTE DE LA DIFFÉRENCIATION ET DE LA COMPLICATION SOCIALES

Sur quels points au juste la démocratie s’oppose-t-elle de nos jours à la différenciation ? Et dans quelle mesure est-il vrai, lorsque les idées égalitaires font effort pour intervenir dans l’organisation économique, qu’elles contrarient par leurs « tendances socialistes » les exigences de la division du travail ? — Les réflexions qui précèdent nous aideront peut-être à préciser les termes du problème. Elles nous indiqueront du moins quelle sorte de renseignements il faudrait avoir réunis pour opter, en connaissance de cause, entre défenseurs et adversaires de l’organisation actuelle, et décider si vraiment, pour ce procès toujours pendant, on peut continuer à faire état des analogies biologiques.

I

Nous avons marqué l’importance sociologique d’une distinction que l’étude des corps vivants était incapable de nous suggérer, et dont on peut même dire qu’elle n’a pas de sens, appliquée au monde organique — la distinction entre les formes techniques et les formes juridiques de la division du travail. Cette analyse ne vient-elle pas à point pour justifier les efforts de ceux qui critiquent notre organisation économique ? Et si on les accuse d’oublier les nécessités de la production, n’auront-ils pas à répondre qu’ils en veulent, non pas aux spécialisations proprement dites, sans doute nécessaires, mais aux véritables différenciations, inutiles ou nuisibles ?

À vrai dire, cette distinction ne devait jouer qu’un rôle effacé dans la théorie des classes élaborée par le socialisme « scientifique ». Nous avons rappelé que la philosophie de l’histoire matérialiste semble confondre systématiquement les formes techniques et les régimes sociaux. Du moins affecte-t-elle de considérer ceux-ci comme de simples reflets de celles-là. C’est ainsi que, pour expliquer la formation et l’évolution des classes, les auteurs du Manifeste communiste se garderont d’admettre que les règles juridiques, par lesquelles la situation des personnes est déterminée, puissent être les causes propres de quelque changement historique, et varier indépendamment des habitudes préalablement imposées par l’état de l’économie. Si les hommes se sont distingués en patriciens et en plébéiens, en barons et en serfs, les nécessités de la production en sont responsables. Toutes les classes dont la lutte mène l’histoire ne sont jamais que « les produits du mode de production ». La différenciation sociale résulte, à chaque époque, de la technique régnante. De leurs rapports avec les choses dérivent les rapports des hommes entre eux : la distinction des conditions ne fait que décalquer la distinction préalable des métiers. Et ainsi, au fond de la division de la société en classes, c’est la loi même de la division du travail que nous retrouvons[1].

Il semble bien, quand ils esquissaient cette théorie, que les fondateurs de socialisme scientifique se laissaient encore guider par quelque schème d’origine biologique. Dans la genèse des castes, où l’on voit les différents métiers devenir héréditaires, Marx signale l’opération de la même loi naturelle qui spécifie les animaux et les plantes[2]. Il ajoute, il est vrai, une différence : un certain développement une fois atteint, l’hérédité dans les castes n’est plus simple tendance ; elle passe à l’état d’obligation ; elle devient « loi sociale ». Mais les tenants et les aboutissants spéciaux de ces « lois sociales », leurs réactions propres, et comment elles interviennent dans le jeu des lois naturelles grâce auxquelles le travail se divise, c’est ce que Marx négligeait de mettre en relief.

L’analyse historique devait attirer l’attention sur ces distinctions laissées dans l’ombre. À vrai dire certaines recherches, relevant l’empreinte déposée par la division des métiers sur l’ensemble de l’organisation sociale, semblaient apporter, à la théorie matérialiste des classes, des confirmations inattendues. C’est ainsi qu’on essayait récemment d’expliquer, par de simples phénomènes économiques, la genèse et la hiérarchie des castes elles mêmes[3]. Les différents modes de production leur auraient servi de noyaux. Elles ne seraient que des cercles professionnels plus rigides, des ghildes pétrifiées. Suivant que leur genre d’activité est primitif ou compliqué, — suivant que l’apparition en a précédé ou suivi l’âge de la métallurgie, — elles s’élèveraient plus ou moins haut dans l’échelle sociale. L’histoire naturelle de l’industrie humaine donnerait en un mot la clef de la gradation comme de la formation des castes.

Mais une analyse plus attentive l’a fait observer : si les besoins et les découvertes de l’industrie ont entraîné, dans la civilisation hindoue, la formation de tant de petits groupes qui se repoussent les uns les autres en même temps qu’ils se superposent, cela tient sans doute aux moules sociaux que la technique y rencontrait, préparés par des forces d’une tout autre nature, — survivances de l’exclusivisme familial, antagonismes ethniques, purismes religieux. Préexistant à l’organisation de l’industrie hindoue, ces « impondérables » ont contribué à la constitution des groupements élémentaires et contribuent encore à leur fixer leurs rangs. Une différenciation sociale stricte, rattachée elle-même à des idées religieuses impératives, domine ici, bien loin qu’elle en découle, la spécialisation technique[4].

Or la remarque veut être généralisée. Les principes séparateurs des hommes peuvent être très divers ; des causes variées fondent les catégories sociales en vertu desquelles telle sorte de métiers se trouve, a priori, réservée ou interdite à telle sorte d’hommes. Mais il est rare qu’on n’aperçoive pas, aux premières phases des civilisations, de pareilles catégories. Dans l’histoire primitive de la civilisation égyptienne comme de l’hindoue, de la romaine comme de la grecque, M. Gumplowicz n’aperçoit que des « luttes de races ». La race la plus forte asservit les autres à ses fins ; elle ne les laisse libres qu’en les forçant au travail ; elle leur impose les besognes basses et s’adjuge les nobles. Ainsi la domination politique serait l’instrument universel des premières spécialisations. Jamais, suivant notre auteur, le travail ne se serait divisé librement : toujours la force, sous une forme quelconque, jette son poids dans la balance et intervient dans la distribution des tâches[5]. De fait, là même où l’on ne perçoit pas d’opposition ethnique bien tranchée, il est de règle dans presque toute l’histoire, jusqu’aux temps modernes, que l’entrée des professions soit ouverte ou barrée par des distinctions anté-professionnelles : au lieu qu’on appartienne à telle classe parce qu’on a pris tel métier, bien plutôt on prend tel métier parce qu’on appartient à telle classe. En ce sens, Duhring avait raison contre Engels : la hiérarchie des situations commande la répartition des fonctions[6].

Mais si cette constatation s’accorde mal avec les postulats scientifiques du socialisme, il semble qu’elle soit bien faite pour seconder ses tendances pratiques : elle coupe court, en tous cas, à certains plaidoyers naturalistes en faveur de la différenciation sociale, grâce auxquels on essaie d’éluder les réclamations du prolétariat.

Où cherche-t-on en effet les « bases naturelles de l’ordre social » sinon dans la diversité fondamentale des individus, la variété de leurs aptitudes, l’inégalité de leurs facultés ? Le premier théoricien moderne de la division du travail avait laissé ce fait dans l’ombre. Les différences d’aptitudes résultaient à ses yeux d’habitudes acquises bien plus que de dons innés ; elles étaient des conséquences plutôt que des causes de la spécialisation. Pas plus qu’Helvétius ou que d’Holbach, Adam Smith ne tenait grand compte des diversités natives. Mais le xixe siècle, averti par la biologie, a ouvert les yeux sur l’essentielle hétérogénéité des êtres. Les espèces végétales et animales voient pulluler les variétés individuelles qui luttent pour se fixer. L’humanité n’échappe pas à cette loi. Non seulement ses membres sont différenciés par les milieux auxquels ils s’adaptent, et acquièrent des qualités différentes suivant qu’ils habitent le Nord ou le Sud, la montagne ou la plaine, le bord des fleuves ou les rivages de la mer ; mais les « idiosyncrasies » qu’ils apportent en naissant sont d’une extrême variété. Croire qu’ils naissent tous capables des mêmes travaux, voilà bien la proposition « risible au point de vue scientifique » que dénonçait Huxley. La diversité des aptitudes individuelles est le fait indéniable ; et c’est ce fait qui montre le chemin à la spécialisation. La raison d’être de la division du travail n’est-elle pas, comme le rappelle St. Mill, de classer les individus d’après leurs facultés, et de mettre, conformément à la formule anglaise « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » ? Chacun cherche naturellement une fonction adaptée à ses talents, proportionnée à ses forces. Ainsi les hommes sont-ils amenés à se distinguer, à s’étager, à « s’organiser », en un mot pour le plus grand bien de l’ensemble. En ce sens, bien loin qu’elle ne soit qu’une combinaison purement artificielle, la division du travail, avec les conséquences sociales qu’elle comporte, apparaît comme fondée en nature, elle découle immédiatement de la coexistence des diversités innées.

Mais si ce que nous avons dit de la prédominance des « lois sociales » dans la répartition des tâches est exact, on comprend que cette apologie pèche par la base. Il est désirable, il est utile que les fonctions soient distribuées suivant les facultés, et que la hiérarchie sociale exprime les inégalités réelles : cela est conforme aux intérêts de l’ensemble et aux vœux de la nature. Mais l’histoire ne montre-t-elle pas que ces vœux sont loin d’être toujours écoutés ? Nombre d’institutions, par les privilèges qu’elles sanctionnent et les prohibitions qu’elles formulent, n’ont-elles pas précisément pour résultat d’empêcher les capacités naturelles de chercher leur voie et de donner leur mesure ? La division du travail ne s’opère-t-elle pas plus souvent sous les coups de fouet de la force que sous l’aiguillon des tendances spontanées ? Ainsi arrive-t-il qu’il n’est tenu nul compte des suggestions les plus claires de la nature. Dans nombre de sociétés conjugales les besognes les plus fatigantes sont le lot du sexe le plus faible. Si l’homme se réserve les activités nobles, capables de se manifester par des exploits, il dédaigne et laisse à la femme celles qui font peiner. Simple abus de la force, ou conséquence de croyances religieuses, qui déclarent telle occupation tabou pour tel sexe, le phénomène est fréquent : la répartition des tâches, dans la famille, est loin d’être toujours calquée sur la diversité des aptitudes naturelles[7].

Or cette « division du travail contrainte[8] » n’est nullement propre aux sociétés conjugales. Le plus souvent, la situation qui lui est faite dans l’organisation politique décide du genre d’occupations d’un homme. Nombre de vocations individuelles, moins marquées sans doute par la nature que les différences sexuelles, mais dont le libre développement eût été aussi important pour le bien de l’ensemble, ne doivent-elles pas être écrasées en germe par de pareils systèmes ? Toujours est-il que, sous les couches d’influences accumulées par les institutions, il est difficile de mesurer quel rôle revient, dans la répartition des tâches, à la diversité des facultés naturelles, — à ce que Spencer appelle dans sa théorie de la division du travail le « facteur psycho-physique ». Préoccupé pourtant de mettre au jour les bases naturelles de la spécialisation, l’auteur des Institutions professionnelles et industrielles est obligé d’avouer[9] que les effets de ce facteur sont à tel point contrariés, par les effets des autres, qu’il est le plus souvent impossible de délimiter avec précision la part de la différenciation naturelle dans l’organisation de l’industrie.

Ainsi l’histoire pèse lourdement sur la nature. Les barrages « artificiels » de toutes sortes empêchent les fonctions de se répartir suivant la pente des différences natives. Si donc on veut qu’enfin les situations se mesurent aux dispositions, au lieu que l’inverse soit vrai, il importe de ne pas « laisser faire » mais de maîtriser au contraire l’opération des privilèges. Si l’on veut que la division du travail, au lieu d’être contrainte, devienne vraiment libre, il faut que d’égales possibilités soient ouvertes aux puissances inégales. En un mot, puisque partout où il y a des classes, nous constatons que leur inégalité presse, directement ou indirectement, sur la distribution des professions et l’organisation subséquente des conditions, la démocratie vise légitimement à la suppression des classes. En poursuivant cette fin elle n’oublie pas plus les nécessités de la production que les données de la nature ; elle ne méconnaît ni la diversité inévitable des facultés, ni la diversité indispensable des fonctions ; elle proteste contre les inégalités de situation qui précisément rendent très difficile l’exacte adaptation des fonctions aux facultés.

II

Mais, dira-t-on peut-être, si l’argumentation vaut contre les anciens régimes, qui multiplient les barrières, vaut-elle encore contre celui qui prédomine aujourd’hui dans notre civilisation, et qui les abaisse toutes ? Aujourd’hui les incapacités juridiques ne sont plus que des souvenirs. La loi ne reconnaît plus de classes. Toutes les voies sont ouvertes : chacun peut donner la mesure de ses forces, et chercher fonction à sa taille. D’autre part, une fois que l’homme a choisi sa profession, il n’y est pas enfermé : il possède, nous l’avons vu, d’autres points d’attaches, il peut nouer des relations dans vingt autres cercles que le cercle professionnel. Les « incompatibilités » s’effacent ; et avec elles disparaît tout ce qui limitait les ambitions, tout ce qui étouffait les virtualités. Les effets de la complication sociale viennent en un mot limiter heureusement, ici, les effets de la différenciation, pour le plus grand développement des individualités. Sous un pareil régime, les hommes ne jouissent-ils pas de toute la liberté et de toute l’égalité conciliables avec les exigences de la production et les tendances de la nature ? Demander davantage, c’est vouloir effacer les sociétés des cadres de la vie.

Ainsi paraissent raisonner les sociologues qui greffent, à la manière de Spencer, l’individualisme sur le naturalisme. M. Novicow, par exemple, fout en proclamant la nécessité de la différenciation sociale, déclare déraisonnable toute institution qui rappellerait le régime des castes[10]. Il tient, à vrai dire, que dans toute société, si démocratique qu’elle soit, non seulement les fonctions doivent être dûment spécialisées — car la démocratie n’est sans doute pas « le droit pour tout bottier de diriger les navires en pleine mer » — mais encore qu’une élite doit être constituée, sorte de sensorium commune, où se concentrent les pensées maîtresses et où se préparent les volontés directrices de la société tout entière[11]. Mais il entend bien qu’il ne doit être a priori interdit à personne d’exercer telle fonction, ni de pénétrer, s’il en est capable, au sein de cette élite dirigeante. Pour que la différenciation sociale soit parfaite, il importe que les individus soient aussi bien adaptés que possible à leur fonction, et pour que cette adaptation soit parfaite à son tour, il importe que rien n’entrave les vocations naturelles. L’état social le plus conforme aux vœux bien entendus de la nature est donc « celui où tout individu, possédant des aptitudes pour exercer une fonction quelconque, n’est empêché de l’exercer par aucun obstacle. »

C’est pourquoi tous les privilèges seront logiquement éliminés : il faut donner tout le champ possible aux libertés individuelles. Mais tout effort pour restreindre ces libertés, au nom d’une égalité illusoire, toute intervention de l’État dans l’ordre économique, tout « protectionnisme » ne serait qu’un gaspillage inutile. Les protectionnismes, externes ou internes, étiolent toujours les organismes sociaux. En abaissant les barrières juridiques des classes la démocratie a favorisé le libre jeu des lois naturelles ; mais à vouloir réglementer plus justement l’activité économique, elle heurterait ces lois et s’y briserait. Le naturalisme confirme en un mot le libéralisme orthodoxe ; mais il ne saurait faire la moindre concession aux tendances socialistes. — Toutes les argumentations de ce genre se réduisent au même thème : « l’institution des classes séparées est sans aucun doute défavorable à la répartition des tâches la plus naturelle, et par suite la plus féconde. Mais du moment que ces séparations sont tombées, de quoi la démocratie se plaint-elle encore ? Il n’y a plus de classes. »

C’est contre cette affirmation répétée que le socialisme s’insurge, au nom des réalités économiques. S’il distingue insuffisamment, nous l’avons vu, entre les formes techniques de la division du travail et les régimes juridiques auxquels elle peut être soumise, il distingue au contraire avec la plus grande netteté entre l’aspect juridico-politique et l’aspect juridico-économique de ces mêmes régimes. La condition des hommes n’est pas définie seulement, nous rappelle-t-il, par les rapports directs qui les relient les uns aux autres, par les lois qui règlent l’attitude de la justice civile ou pénale à leur égard, leur admission aux diverses carrières, leur participation au gouvernement ; elle se définit encore par les rapports qui les relient aux choses, par les modes d’appropriation que les lois consacrent. Que le régime de la propriété permette l’accumulation des biens aux mains des uns, et le dénûment progressif des autres, alors des fossés se creusent fatalement, qu’aucune « déclaration » théorique de l’égalité des droits ne saurait combler. Égaux en principe, et par là-même « déclassés » officiellement, les hommes ont bientôt fait de se reformer en groupes séparés par leurs intérêts ; des classes économiques prennent seulement la place des classes juridiques. Et la lutte continue.

Il est donc vrai que les hommes ne sont plus distribués par la loi, en groupes officiellement étagés, comme l’étaient les différentes couches de la cité antique ou du régime féodal. Mais pour n’être qu’un contre-coup de la distribution des richesses, l’antagonisme des classes n’en est pas moins tragique. Derrière la façade égalitaire, les forces économiques continuent leur travail fatal d’opposition. Et bien loin qu’elle ait effacé les luttes de classes, tout l’effort de la société démocratique n’a abouti, jusqu’ici, qu’à simplifier ces luttes en les aggravant.

Considérons en effet le résultat vers lequel conspirent et le régime juridico-économique qui pèse sur notre monde et les formes techniques qui s’y épanouissent. Ce régime, c’est celui de la propriété privée ; cette technique, c’est celle de la grande industrie. De plus en plus la production par les machines tend à se substituer aux autres modes de production. Elle rassemble, dans les fabriques, des foules sans cesse plus nombreuses de travailleurs détachés des petits ateliers ; en ce sens on peut dire que de plus en plus la production prend une forme collective. Mais les moyens de production restent propriété individuelle. C’est aux mains de particuliers que la richesse créée par cette production collective vient affluer. Les capitaux se concentrent donc en même temps que le machinisme se complique. Contre les grands possesseurs de machines, les petits producteurs indépendants ne peuvent plus soutenir la lutte. Un à un ils sont obligés, pour vivre, de venir offrir leurs bras à la grande usine.

En un mot, pendant que diminue mécaniquement le nombre des détenteurs de la richesse, le nombre augmente mécaniquement « de ceux qui n’ont pour vivre que leur travail, et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital[12] ». Et c’est ainsi qu’il ne reste plus en présence que deux groupes, mais plus séparés peut-être que ne l’ont jamais été les classes légalement définies : l’immense armée des prolétaires en face du petit état-major des capitalistes.

On comprend, si cette description est exacte, que la plupart des droits théoriquement reconnus à tous doivent souvent rester, en fait, à l’état théorique, et que ce soient armes de panoplies, dont beaucoup n’ont le temps ni les moyens de se servir.

On proclame, par exemple, que toutes les carrières sont ouvertes à tous sans autre distinction que celle des talents. Mais ne savons-nous pas qu’en fait, l’extrême inégalité économique trace souvent, autour des efforts individuels, les mêmes cercles infranchissables que l’inégalité juridique avouée ? Ainsi s’explique sans doute que sur bien des points, dans nos sociétés, une sorte « d’hérédité des professions » réapparaisse, qui tient vraisemblablement moins à la transmission physique des facultés qu’à la transmission sociale des situations. Il faut entendre sans doute cette « hérédité des professions » au sens large : il n’est pas rare que le fils du grand propriétaire devienne avocat, le fils du pasteur médecin, le fils du forgeron relieur, le fils du boulanger brasseur. Mais il est à remarquer que les professions entre lesquelles de tels passages s’établissent, — si elles supposent d’ailleurs chez le fils des aptitudes assez différentes de celles du père, — représentent d’ordinaire un même rang social et correspondent à une même situation de fortune. Il y a en un mot comme des étages de professions, et il devient de plus en plus difficile, lorsque l’inégalité économique augmente, de s’élever sans secours extérieur d’un étage à l’autre[13].

Combien le développement de la grande industrie doit augmenter ces difficultés, c’est ce que le socialisme s’efforce de mettre en relief. N’a-t-elle pas pour résultat ordinaire de diminuer l’importance du travail qualifié, et de multiplier, autour de ses machines, les besognes monotones, qui peuvent être exécutées par des enfants ? Les enfants, dont le travail coûte moins cher, seront donc enrôlés le plus tôt possible par l’usine. Les voilà encastrés dans son mécanisme, avant qu’ils aient eu le temps de recevoir quelque éducation professionnelle, a fortiori d’acquérir quelque culture générale, — avant qu’il leur ait été possible, en un mot, de chercher leur voie et de donner leur mesure. Qu’on se rappelle les tristes résultats des enquêtes anglaises sur l’instruction des enfants des mineurs[14]. C’est une tendance fatale du machinisme, que de rogner ainsi la part de l’apprentissage et celle de l’instruction. Et c’est pourquoi l’on peut soutenir que les chances, pour le fils de l’ouvrier, de « devenir son maître » et de se hausser à quelque situation indépendante se font de plus en plus rares : de plus en plus les prolétaires semblent rivés, de père en fils, à leur condition de salariés.

Si du moins cette condition leur permettait, dans le métier même ou en dehors du métier, de faire passer à l’acte leurs puissances intellectuelles et morales, de prendre leur part des aliments de l’esprit, de mener enfin une vie vraiment humaine ? L’important n’est pas que quelques rares favorisés puissent, grâce à des points d’appui inattendus, s’élever, c’est-à-dire s’évader de leur classe ; c’est que cette classe, sans cesser de jouer son rôle dans la production, cesse d’en être prisonnière, et que ses membres puissent continuer à « s’élever » en effet, dans la mesure de leurs moyens naturels. Or les modes dominants de la division du travail dans nos sociétés se prêtent-ils à cet idéal ?

On sait avec quel optimisme l’économie politique orthodoxe, qui voit le monde à travers les idées et pour ainsi dire avec les yeux de la grande industrie naissante, célèbre les bienfaits des grands ateliers, où les ouvriers se concentrent et où les travaux se décomposent. Cette organisation abaisse au minimum les frais, et porte au maximum le rendement des forces humaines. Les pertes de temps inséparables du transport des objets et du changement des occupations sont diminuées, pendant que sont raccourcies les périodes d’apprentissage. L’adaptation non seulement des organes mais des instruments aux tâches diversifiées devient chaque jour plus intime. C’est grâce à ces économies de toutes sortes que la grande industrie, inondant le marché de produits chaque jour plus nombreux et moins coûteux, entretient « l’opulence générale ». Mais, on s’en aperçoit aisément, cette apologie tient compte surtout des choses jetées sur le marché, de leur quantité et de leur prix. Que si l’attention remonte des choses aux hommes, des produits aux producteurs, et si l’on considère quelles répercussions cet admirable mécanisme, fait supporter à ceux-ci dans leur chair et dans leur âme, on sentira cet optimisme vaciller.

Déjà Adam Smith dénonçait, avec une vigueur qui n’a pas été dépassée, l’avilissement probable de la vie de l’esprit par la division, du travail dans la manufacture : « Un homme dont toute la vie se passe à répéter un petit nombre d’opérations simples dont les effets sont peut-être aussi toujours les mêmes, ou très approchants, n’a pas lieu de développer son intelligence ou d’exercer son imagination à chercher des expédients pour des difficultés qui ne se rencontrent jamais. Il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ces facultés et devient en général aussi stupide ou aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir. Quant aux grands intérêts et aux grandes affaires du pays, il est totalement hors d’état d’en juger… Or cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre, c’est-à-dire la masse même du peuple, doit nécessairement tomber dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions qui préviennent le mal. »

C’est ce thème que les socialistes devaient reprendre, pour le développer inlassablement. Suivant eux, en effet, depuis Adam Smith, et par le progrès même de la grande industrie, le mal n’aurait fait qu’empirer. Sur nombre de points la machinofacture n’a-t-elle pas chassé la manufacture ? C’est dire que dans nombre de cas l’ouvrier n’a même plus besoin d’habileté professionnelle. Il se servait de son outil ; maintenant il sert la machine. Tout l’esprit s’est incorporé en elle, et il ne reste plus à l’homme que les besognes monotones, fastidieuses, qui, comme elles exigent de moins en moins d’apprentissage, permettent de moins en moins d’initiative.

Le travail n’a plus ici à aucun degré le caractère de l’art ; l’ouvrier n’y met plus rien de lui-même ; il n’est plus qu’une sorte d’appendice du mécanisme général qui commande ses actes. Dans ces conditions, à quoi la vie de l’esprit se prendrait-elle ? « La fastidieuse uniformité d’un labeur sans fin occasionnée par un travail mécanique toujours le même ressemble, écrivait Engels, au supplice de Sisyphe ; comme le rocher, le poids du travail retombe toujours et sans pitié sur le travailleur épuisé. » « En même temps que le travail mécanique, continue Marx, surexcite au plus haut point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l’esprit. La facilité même du travail devient une torture, en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais dépouille tout travail de son intérêt. »

Ainsi se vérifient les imprécations des poètes. « Tout ce qui devait être un, s’écriait Schiller, a été violemment séparé. Éternellement enchaîné à une fraction du tout, l’homme ne se développe aussi que comme une fraction : au lieu d’empreindre l’humanité dans sa nature, il ne devient qu’une simple empreinte de ce qu’il fait. » Et Urquhardt : « Subdiviser un homme, c’est l’exécuter s’il a mérité une sentence de mort : c’est l’assassiner s’il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple. »

Les formes techniques de la division du travail qui dominent aujourd’hui tendraient donc à faire une réalité, pour une masse croissante de travailleurs, de la fable de Ménénius Agrippa, qui réduit un homme à n’être plus qu’une partie de lui-même. Vainement cherche-t-on ici « l’individu intégral « capable de développer harmonieusement toutes ses virtualités ; l’individu lui-même est morcelé ; il est d’autant plus parfait qu’il est plus borné et plus incomplet. Ce n’est plus qu’un organe, un instrument, un accessoire de la machine[15].

Dira-t-on que cette situation ne pèse sur l’ouvrier qu’à l’intérieur de l’usine, mais qu’au dehors il est libre de développer toutes ses puissances, en participant à toutes les formes qu’il lui plaira de la vie sociale ? Il se peut que la machine le condamne pour un temps à un service fastidieux ; mais ne diminue-t-elle pas aussi le temps pendant lequel il est « de service » ? L’asservissement est donc partiel et momentané : au vrai la liberté y gagne.

Telles étaient bien en effet les perspectives entr’ouvertes par l’apparition des « esclaves de fer et d’acier ». Ne devaient-ils pas rendre inutiles les esclaves de chair et d’os ? Du moins la machine, en décuplant la production, accroîtrait les loisirs du producteur. C’est ainsi que des pasteurs invitaient les ouvriers de fabriques à rendre grâce à la Providence, « parce qu’au moyen des machines elle leur procure des loisirs pour méditer sur leurs intérêts éternels[16] ».

On n’oubliait qu’un point : la pression du régime juridico-économique sur les formes techniques, les effets exercés par l’appropriation privée sur les conditions de la production machinofacturière. Et en effet, observeront les socialistes, les propriétaires des moyens de production talonnés par la concurrence sont avant tout préoccupés de faire valoir leurs capitaux, c’est-à-dire d’obtenir de leurs ouvriers la plus grande « plus-value » possible. De là ce « resserrement des pores de la journée » dont parle Marx, cette « prolongation des séances » que Proudhon prédisait déjà comme une des premières conséquences de la décomposition du travail dans les fabriques. Les capitaux privés tendent fatalement à faire travailler le prolétaire le plus de temps possible pour le moindre salaire possible. L’usine ne renvoie les salariés qu’après en avoir extrait toute l’énergie disponible.

Dans ces conditions, comment le prolétaire en dehors de l’usine pourrait-il continuer à s’élever ? « La part du loisir dans la vie, a-t-on dit[17], c’est la part du cœur, de l’imagination, de la famille, de la sociabilité à la fois et de l’individualité originale sous leurs formes les meilleures ». Si cette part est réduite au minimum, comment empêchera-t-on l’imagination de se dessécher, les cœurs de se racornir, les êtres humains de devenir à la fois impersonnels et insociables ? Déjà, à ce régime, les groupements les plus naturels risquent de se dissoudre. La famille du prolétaire n’est-elle pas comme écartelée aux quatre coins de l’industrie ? La vie du foyer n’existe plus guère pour celui qui, séparé des siens tout le jour, ne rentre qu’épuisé. Comment pourrait-il encore prendre une part active à la vie des diverses sociétés partielles ? Quel que soit leur but, il n’a pas le plus souvent les moyens d’y concourir ; le temps, les forces, les ressources, tout lui manque.

À la dernière exposition universelle, une maison exposante, en publiant la monographie d’une famille ouvrière dont le salaire était un peu supérieur à la moyenne générale de la France (son budget était de 1 200 francs), se félicitait en ces termes du résultat obtenu : « Les dépenses de cette famille pour plaisirs, jeux, amusements, voyages, lectures, associations, sont absolument nulles. Cette famille échappe donc à toute propagande par le journal, la brochure, le livre[18]… » N’était-ce pas avouer que la faculté de participer à la vie civilisée sous toutes ses formes se trouve en de pareils milieux, singulièrement réduite ?

Et encore la famille citée peut-elle compter parmi les privilégiées. Si l’on en veut des preuves, diront les socialistes d’aujourd’hui, point n’est besoin de remonter aux enquêtes d’Engels sur la situation des ouvriers anglais. De nos jours, après des hausses de salaire incontestables, dans un des pays où l’industrie est encore le plus florissante, on a montré que plus d’un vingtième de la population ne gagne pas le minimum nécessaire à la vie matérielle ; 28 pour 100 des habitants le gagnent tout juste[19].

Qu’est-ce à dire, sinon que la civilisation se réduit en effet, pour ceux qui vivent dans ces conditions, à un dressage qui les transforme en machines ? Après avoir exercé tout le jour des activités purement mécaniques, ils ne peuvent plus satisfaire, — quand encore ils les satisfont, — que strictement les besoins organiques.

On exagérait donc l’heureuse influence actuelle de la complication sociale. Il est vrai qu’elle est bien une des tendances maîtresses de notre civilisation ; mais elle est perpétuellement contrariée dans ses effets normaux par une tendance toute différente, qui naît de la coalition de certaines formes de notre droit avec certaines formes de notre industrie. Pour enrayer les conséquences fâcheuses d’une spécialisation intensive, on comptait avec raison sur les rapprochements extra-économiques, sur la participation des individus à un nombre croissant de cercles sociaux ; mais beaucoup de ces rapprochements restent superficiels, si même ils ne restent pas à l’état de purs possibles. Ils ne peuvent exercer réellement, sur un nombre croissant d’hommes, l’influence émancipatrice que nous leur reconnaissions en principe.

M. Novicow[20] nous fait entendre que dans toute société où les groupements partiels et unilatéraux se multiplient, où les domaines des différentes activités sont nettement séparés, où la politique, par exemple, n’empiète pas sur l’économie, ni la justice sur la culture intellectuelle, là règne toute la liberté désirable. Mais à quelle condition cette liberté sera-t-elle une réalité ? Sans doute à la condition que les individus puissent en jouir. Or imaginons que certains d’entre eux soient comme emprisonnés dans un des cercles ainsi distingués et, par exemple, que le mode d’activité économique qui leur est imposé épuise leur temps, leurs forces et leur vie ; pouvons-nous dire encore qu’ils jouissent de toute la liberté désirable ? Ils en jouissent, suivant M. Novicow, si la puissance politique n’intervient, pas pour gêner le déploiement de leur pensée. Bel avantage, si le même déploiement est quotidiennement entravé par la nécessité économique !

Dans un état social où de telles inégalités subsistent, toutes les portes peuvent être ouvertes : la circulation de la foule est arrêtée par des chaînes invisibles. En principe, « n’importe qui peut devenir n’importe quoi » et entrer n’importe où. En fait, pour le plus grand nombre, la condition entraîne la profession, qui enchaîne à son tour toute la vie.

Il n’est pas étonnant dès lors, si différentes qu’aient été leurs formes premières, que presque tous les groupements vivants où les prolétaires se rencontrent, deviennent en leurs mains des organes de résistance ou d’attaque pour le maintien ou l’amélioration des conditions du travail[21]. La lutte pour la transformation de leur situation économique réclame et absorbe toute l’énergie, tout le temps, tout l’argent qui leur reste. Plus tard, une fois libérés, il leur sera loisible de se grouper, en vue de fins diverses, suivant leurs diverses affinités, développant ainsi toutes leurs puissances personnelles. Aujourd’hui leurs intérêts de classe priment tous les autres. La « conscience de classe » relègue dans l’ombre toutes les autres affinités. La force des choses travaille à constituer un prolétariat chaque jour plus nombreux, plus distinct, plus cohérent : processus nécessaire pour que l’institution des classes s’écroule enfin, et que l’immense majorité transforme le droit au profit de l’immense majorité. Et ce droit nouveau n’empêchera pas sans doute la technique industrielle de spécialiser, dans les limites nécessaires, les activités productives ; mais du moins le régime économique cessera-t-il de réduire, pour toute leur vie, un certain nombre d’hommes à l’état d’outils. Toute survivance de la différenciation étant balayée, le champ sera ouvert au libre jeu de la complication sociale, pour le plus grand bien de l’émancipation individuelle.

III

Si c’est bien en ces termes que le problème social se pose aujourd’hui devant la démocratie, on comprend de quel mince secours doit nous être en pareille matière la théorie organique. C’est à de tout autres sources qu’il nous faudra puiser des raisons d’opter pour ou contre les tendances que nous venons de dégager.

Que le travail se divise en effet et doive se diviser dans les sociétés comme dans les organismes, personne n’en disconvient. Et ceux qui réclament une réorganisation du régime économique ne demandent nullement que les activités productives, indispensables pour alimenter la civilisation, cessent d’être spécialisées. Ils font seulement remarquer que, grâce à ce régime, un nombre croissant d’hommes, ceux à qui sont réservées les besognes les plus fastidieuses et les plus déprimantes, sont pris tout entiers par elles et comme « mécanisés » eux-mêmes ; et qu’ainsi une des tendances directrices de nos sociétés, — celle par laquelle leur évolution s’opposait le plus nettement à celle des organismes, — se trouve manifestement contrariée. Nous soutenions que si le travail s’y divise de plus en plus, nos sociétés pourtant se prêtent de moins en moins aux différenciations proprement dites : pendant que la spécialisation technique se raffine, les inégalités et les incompatibilités juridiques s’effacent. Mais si cela est vrai, nous dit-on, des distinctions juridico-politiques, officiellement reconnues, cela n’est pas vrai de celles, inavouées de la loi, qui reposent sur notre régime juridico-économique. Sur ces fondements de nouveaux murs s’élèvent, où viennent se briser toutes les tendances égalitaires de la complication sociale.

Telle est la protestation essentielle que nous venons de dégager de la théorie « sociale-démocratique ».

Pour discerner ce qu’il y a de vrai et de faux dans la théorie ainsi présentée, quels renseignements faudrait-il avoir rassemblés ?

Un certain nombre de recherches de fait seraient d’abord nécessaires. La théorie suppose en effet la réalité d’un certain nombre de processus : la concentration des richesses et des entreprises capitalistes, — la mécanisation générale du travail producteur, — la prolétarisation du plus grand nombre, — le dénûment, l’abaissement, la dégradation croissante et inévitable du prolétariat.

Sur tous ces points, on sait que l’observation nous inviterait à formuler des réserves[22]. — Est-il légitime, par exemple, de conclure de la concentration des entreprises à la concentration des richesses ? Là où les usines sont la propriété commune d’actionnaires nombreux, assistons-nous à cette diminution du nombre des possédants que la théorie fait prévoir ? Et puis, quels que soient les progrès indéniables des grandes exploitations, les petites ne gardent-elles pas une large place, et non seulement dans l’agriculture, mais dans l’industrie proprement dite ? Il était donc excessif de soutenir que l’immense majorité des travailleurs se concentre dans les grandes usines, pour y être asservie à des besognes purement mécaniques. Beaucoup travaillent à domicile. Beaucoup cumulent des travaux d’espèces différentes. Le travail qualifié enfin conserve sa valeur. — D’ailleurs où prend-on que le service des machines dégrade fatalement l’homme ? Bien plutôt il semble, par la culture technique générale que ce service exige, qu’il ait contribué à élever le niveau mental de la classe ouvrière. — Est-il vrai enfin que le travail, dans la grande industrie, soit de plus en plus « dévorant » ? qu’il laisse de moins en moins de loisirs et procure de moins en moins de salaire ? Il a fallu atténuer ce pessimisme quasi mystique, qui prédisait que la classe ouvrière, avant de sauver l’humanité, descendrait de plus en plus au-dessous de sa propre condition. En réalité elle relève progressivement son niveau de vie. Elle conquiert à la fois plus de salaire et plus de loisirs. — Dès lors comment se réaliserait cette simplification et cette exaspération des antagonismes de classes que la théorie paraît supposer ? En fait, entre le groupe des capitalistes et le groupe des prolétaires, les intermédiaires se multiplient. Petits possédants ou grands salariés, le nombre s’accroît de ceux qu’on ne sait où classer au juste. À l’intérieur de chacun des deux groupes opposés, comme entre l’un et l’autre, se révèle une foule de degrés et de nuances. — La théorie socialiste serait donc une simplification violente de la réalité ?

Et nul doute que sur tous ces points les socialistes n’aient quelque chose à répondre. Ils se feraient fort de réparer toutes les brèches et d’opposer arguments à arguments. — Ils montreraient par exemple que dans nombre de cas, la dissémination des exploitations ne contrarie la concentration capitaliste qu’en apparence. Beaucoup de petits établissements ne sont que des succursales. La majorité tombe dans une dépendance de plus en plus étroite. Dans les branches dominatrices de la production, c’est indubitablement la grande industrie qui fait la loi. — Dans ces conditions il ne faut pas que la survivance des formes antérieures du travail nous fasse illusion. Le travail à domicile, distribué par la grande entreprise, n’est pas plus libre ni moins déprimant, au contraire, que le travail à l’usine. Le cumul des travaux dans les ménages n’est destiné le plus souvent qu’à fournir un salaire d’appoint rendu indispensable par l’insuffisance du salaire principal. En fait, tandis que le nombre des producteurs indépendants baisse relativement, le nombre des salariés continue de monter. — La tendance est donc indéniable. En dépit de tous les crans d’arrêts intermédiaires, les hommes sont entraînés vers l’un ou l’autre des pôles extrêmes. Les améliorations partielles que la classe ouvrière a pu conquérir ne changent rien à sa situation essentiellement précaire. Tant qu’une partie de la population aura son axe dans la propriété, et l’autre dans l’absence de propriété, la différenciation continuera son œuvre. — Sur les lignes dominantes et le mouvement fatal de notre organisation économique, la théorie socialiste ne s’est donc pas méprise.

Nous n’avons nullement la prétention de trancher cette discussion toujours pendante. Si nous avons brièvement rappelé les arguments échangés, c’était pour rendre manifeste le grand nombre de constatations historiques qu’ils supposent. En vain tournerait-on ici les yeux vers les organismes. Des enquêtes multipliées, sur l’évolution actuelle des formes techniques et des conditions économiques, permettront seules de décider s’il est vrai qu’une différenciation sociale nouvelle risque d’enrayer les tendances émancipatrices de notre civilisation.

Mais ce n’est pas tout. On sent bien que, pour départager adversaires et défenseurs de l’organisation économique actuelle, il y aurait autre chose à soupeser que des renseignements objectifs. Sous toutes les critiques, dressées contre cette organisation, il n’est pas malaisé de deviner l’action motrice et directrice d’un idéal plus ou moins nettement défini : une certaine notion de ce qui fait le prix de la vie humaine et l’élève au-dessus de la vie animale manifeste ici sa présence. « Les institutions doivent accomplir les destinées de l’espèce humaine ; elles atteignent d’autant mieux leur but qu’elles élèvent le plus grand nombre possible de citoyens à la plus haute dignité morale.  » C’était Sismondi qui s’exprimait ainsi. Ses héritiers, les fondateurs du « socialisme scientifique » parleront moins volontiers du but des institutions. Ils ont la prétention de substituer aux stériles proclamations de droits l’impassible enregistrement des faits. Mais il n’est personne qui ne sente dans leur œuvre, à travers leurs constatations, la vibration et comme le frémissement de l’idéal froissé. En particulier lorsque Marx dépeint les conséquences de la division du travail, il est trop clair qu’il a sous les yeux, pour l’opposer au travailleur parcellaire que la réalité lui découvre, l’image de ce travailleur intégral qu’avait prôné Hegel, capable de développer harmonieusement toutes les puissances de l’homme[23]. De là les doubles résonances sentimentales, — à la fois colère et pitié, — de tant de « constatations pures et simples », exploitées par le socialisme ; il lui suffit de les énoncer : la discordance éclate d’elle-même entre la vie imposée à la grande masse et les droits que la conscience moderne reconnaît à tous.

C’est en ce sens qu’on a pu dire du socialisme qu’il était l’héritier légitime de l’individualisme, qu’il était l’individualisme même, mais « logique et complet[24] ». Que les rapports d’affaires consacrés par nos lois annulent en fait, pour le plus grand nombre, les droits primordiaux de la personne, qu’ils forcent beaucoup d’êtres humains à se vendre eux-mêmes en détail, ni plus ni moins que des marchandises, et les excluent de la civilisation digne de ce nom, c’est ce que le socialisme ne se lasse pas de démontrer[25]. C’est cette démonstration qui est le nerf moral de sa propagande : c’est, de plus en plus, en insistant sur cet « aspect éthique » qu’il s’efforce d’entraîner les masses. « Le peuple doit éprouver, disait Liebknecht[26], que le socialisme n’est pas seulement la réglementation des conditions du travail et de la production, qu’il ne se propose pas seulement d’intervenir dans les fonctions économiques de l’État et de l’organisme social, mais qu’il a en vue le développement le plus complet de l’individu… et qu’il fait consister l’idéal civil et social à réaliser en tout homme autant que possible l’idéal de l’humanité. »

L’attitude que nous adopterons à l’égard des efforts actuels de la démocratie ne dépendra donc pas seulement des faits que nous aurons constatés, mais de l’idéal que nous aurons choisi. Si vous voulez la plus grande dignité du plus grand nombre, et que nul ne soit repoussé de la civilisation véritable, reconnaissez alors qu’il est urgent, nous dit-on, de modifier notre régime économique ; car il tend à écarter ceux qu’il asservit de toute vie spirituelle ; il tend à instaurer une nouvelle différenciation, fatale au libre épanouissement des personnalités humaines. Mais encore faut-il, pour que vous jugiez cette réforme urgente, que vous jugiez cet épanouissement désirable. Votre sévérité envers l’organisation actuelle sera le reflet de votre foi en cet idéal. Que si vous vous laissiez en effet séduire par quelque idéal oriental, et estimiez de peu d’importance que le plus grand nombre fût empêché d’exercer librement les activités qui sont le propre de l’homme, alors — un autre signe du progrès éclairant votre choix[27] — vous n’auriez pas les mêmes raisons de souscrire à nos réquisitoires. Tout dépend en définitive de la valeur que vous accordez à la vie de l’esprit.

Par où l’on voit clairement, au terme de cette analyse, quelle est l’illusion de ceux qui escomptent, pour nous départager, les enseignements de la biologie. Déjà, nous l’avons montré, elle est incapable de nous fournir un criterium objectif du progrès des organismes ; a fortiori des sociétés. Nous étions portés à louer la différenciation des organismes, parce que cette différenciation, opérant pour ainsi dire au-dessous de la personnalité humaine, nous semblait propice à l’apparition de la vie spirituelle. Nous serons portés à déplorer la différenciation des sociétés si cette différenciation, opérant pour ainsi dire au-dessus des personnalités humaines, nous paraît capable d’entraver, chez beaucoup d’entre elles, l’essor de cette même vie. Mais aucune loi naturelle ne nous autorise à distribuer ainsi l’éloge ou le blâme ; des jugements de valeur entrent ici en ligne de compte qu’aucune constatation biologique ne saurait confirmer ni infirmer. Au vrai la théorie organique ne nous apporte aucune lumière ni sur les conditions d’existence propres à nos sociétés, ni sur leur évolution caractéristique, a fortiori sur leurs fins particulières. Quoi d’étonnant, dès lors, si les partisans de la démocratie s’inquiètent peu de ses métaphores pessimistes ?


  1. V. la préface de 1883 au Manifeste communiste. Cf. Engels. Religion, Philosophie, Socialisme, p. 145.
  2. Capital, I, p. 145, 148.
  3. Nesfield, Caste System.
  4. V. Année sociologique, IV, mém. cit.
  5. Op. cit., p. 216, 204, 235. Cf. Ott, Éc. soc, I, p. 218.
  6. V. Duhring, Cursus, p. 78. Cf. Andler, Revue de métaph., 1897, p. 653.
  7. V. Bücher, Études, p. 30 sqq. Cf. Veblen, op. cit., 1er  chap. V. Pareto, Syst. soc., I, p. 118.
  8. C’est l’expression proposée par M. Durkheim, Div. du trav., liv. III, chap. ii.
  9. P. 205.
  10. Art. cité, Revue philos., 1900, p. 367.
  11. V. Consc. et Vol. soc., passim.
  12. Manifeste com., par. 15.
  13. V. Bücher, Études, p. 305 sqq. Cf. l’enquête citée de la Rev. intern. de sociologie.
  14. V. Engels, Die Lage et Marx, Capital.
  15. V. Capital, I, p. 150-160.
  16. Cité par Marx, loc. cit., p. 185.
  17. Tarde, Psychol. écon., I, p. 123.
  18. Cité par Gide. Rapports du Jury international. Introd. Tome V, 6e  part. Économie sociale, p. 65.
  19. V. Rowntree, Poverty, a study of town life, p. 295-305.
  20. Art. cité, p. 128.
  21. V. dans l’Année sociologique, IV, p. 550 sqq. et II, p. 490 sqq., les remarques de M. Simiand sur la publication de l’Office du travail : Les Associations professionnelles ouvrières, et sur le livre des S. Webb : Industrial Democracy.
  22. Nous résumons brièvement, dans les deux paragraphes qui suivent, les principaux arguments échangés par les adversaires et les défenseurs de la théorie socialiste classique. V. les ouvrages cités de Bernstein, Kautsky, Jaurès, Vandervelde, Millerand.
  23. Capital, p. 211, 185.
  24. V. Jaurès, Socialisme et Liberté, dans la Revue de Paris, 1er  décembre 1898. — Fournière, Essai sur l’Individualisme.
  25. Cf. Rauh, L’Expérience morale, p. 120, 145.
  26. Cité par Jaurès, Études soc., p. 83.
  27. V. p. 132.