La Dévastation, épisodes et souvenirs de la guerre d’Orient/01

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La Dévastation, épisodes et souvenirs de la guerre d’Orient
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 13 (p. 582-614).
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LA DÉVASTATION
ÉPISODES ET SOUVENIRS DE LA GUERRE D’ORIENT.

I.

UNE BATTERIE FLOTTANTE DE CHERBOURG À SÉBASTOPOL.



I. — la mise a la mer et le départ.

Écrites sans prétention aucune, même sans arrière-pensée de publicité, les pages qu’on va lire auraient pu aisément se transformer en une sorte de récit romanesque, au lieu d’offrir de simples notes consignées presque jour par jour dans les loisirs monotones d’une longue traversée. Peut-être préférera-t-on cependant à une mise en scène plus savante les confidences familières d’un journal de bord. Peut-être aussi trouvera-t-on à lire ces feuilles volantes un peu du plaisir que j’ai eu à les écrire tantôt en pleine mer, tantôt dans les escales du curieux bâtiment qui sera le principal héros de cette histoire.

Un sous-ingénieur du port de Cherbourg, M. Eugène Antoine, commençait, le 5 septembre 1854, les premiers travaux de construction de la batterie flottante la Dévastation. À cette époque, tandis que la guerre se poursuivait en Crimée avec un acharnement sans exemple, une escadre anglo-française attendait, en vue de Cronstadt, que les flottes du tsar, moins promptes à engager la lutte que son armée de terre, quittassent enfin leur mouillage. La batterie flottante que l’on construisait à Cherbourg allait, de concert avec quelques autres bâtimens du même modèle, réaliser une pensée de l’empereur Napoléon III[1] et introduire dans la stratégie navale une importante innovation. Blindées en fer forgé et disposant d’une artillerie formidable, les nouvelles machines de guerre étaient appelées, assurait-on, à renverser les plus fortes murailles. Aussi l’ordre de les construire avait-il été promptement donné dans nos ports militaires, et l’Angleterre s’était-elle engagée à mettre sur ses chantiers cinq de ces bâtimens, destinés à opérer dans la prochaine campagne de la Baltique.

Une telle invention justifiait largement, par les résultats qu’on s’en promettait, l’attention générale dont elle était l’objet. Chaque jour, de nouveaux détails sur les batteries flottantes, sur la Dévastation en particulier, étaient mis en circulation par les feuilles de Paris et de la province. On décrivait avec complaisance les formes colossales de la batterie nouvelle ; on lui prêtait un aspect effrayant, on en faisait un vrai monstre marin, auquel ne manquaient même pas les griffes. De hauts personnages se succédaient autour du berceau où la Dévastation, construite d’après les plans et devis d’un célèbre ingénieur, M. Guieysse, attendait avec confiance ses destinées. Tous les maîtres en l’art de la construction navale venaient la visiter, et, faut-il le dire ? presque tous s’accordaient à déclarer que les mers effrayées rejetteraient de leur sein un pareil phénomène.

Qui le croirait ? Ce mastodonte aux muscles d’acier, aux flancs d’airain, mit moins de neuf mois à venir au monde. Après sept mois et treize jours de travaux habilement dirigés, la Dévastation était prête à entrer en possession de son nouvel élément. Le 17 avril 1855 fut le jour marqué pour la cérémonie de la mise à la mer.

Il y a toujours dans ce qu’on appelle le lancement d’un navire un curieux spectacle, et celui même qui a plus d’une fois assisté à de semblables opérations ne peut voir sans une émotion profonde la masse énorme qui, sans perdre l’équilibre, et au milieu d’épais tourbillons de fumée, glisse lentement vers la mer. Un intérêt plus vif encore que d’habitude s’attachait à la mise à l’eau d’un bâtiment à fond plat, de dimensions particulières et d’un poids considérable, comme la Dévastation. Cette batterie flottante comptait 51m05 de long, 13m14 de large, et 2m36 de profondeur. Le poids de la coque, blindage compris, atteignait le chiffre fabuleux de 1,167,304 kilog. Le poids du bâtiment armé et prêt à prendre la mer devait s’augmenter encore de 483,872 kilog. Tous ces détails avaient reçu une grande publicité. Aussi une foule immense était-elle accourue sur les quais de Cherbourg, pour assister avec une attention inquiète à une opération de lancement accomplie dans des conditions si nouvelles.

La Dévastation n’était plus recouverte de la toiture qui l’avait si souvent abritée du soleil et des pluies : elle pouvait maintenant respirer l’air à pleins sabords. Les madriers qui l’entouraient avaient disparu. Elle était là, nonchalamment assise sur sa large base, exposant hardiment à tous les regards sa tournure fière et martiale, retenue seulement par un réseau de câbles qui devaient, quelques instans plus tard, l’arrêter dans sa course. Les ingénieurs réunis n’attendaient plus que l’arrivée des autorités pour lui donner toute liberté. Elle aussi attendit avec calme pendant quelques minutes ; mais bientôt, inquiète, impatiente, frémissante, on la vit tendre ses lisières comme un enfant furieux contre l’obstacle qu’on oppose à ses premiers pas et menacer de tout rompre. Cet acte de rébellion n’avait rien de très rassurant, et les ingénieurs se consultèrent. Le bâtiment glissait imperceptiblement ; encore une seconde peut-être, et l’ingrat allait abuser de sa force contre ceux-là même à qui il devait l’existence. Il fallut céder. La clé fut enlevée, et l’énorme masse partit lentement, mais sans hésitation. À ce moment solennel, un silence profond se fit de tous côtés : je l’ai dit, devant ce spectacle on ne peut se défendre d’une vive émotion, le cœur bat plus vite, et lorsque le bâtiment flotte librement, lorsque tout s’est terminé sans encombre, il semble qu’on a un poids de moins sur la poitrine ; au sentiment presque pénible qu’on vient d’éprouver succède un mouvement d’admiration pour le génie et la science qui mènent à bien d’aussi gigantesques travaux.

La Dévastation soulevait sur son passage une fumée épaisse et jaunâtre qui montait le long de ses flancs et formait autour d’elle comme une ceinture de nuages. C’était une apothéose moins les feux du Bengale. Enfin elle toucha l’eau de son avant arrondi, elle la refoula violemment avec la force incalculable que lui donnait son poids, encore augmenté de la vitesse qu’elle avait acquise ; la mer s’ouvrit devant elle, bouillonnante, troublée, écumante, et lorsque les autorités convoquées arrivèrent, la batterie flottante, remorquée par un bateau à vapeur qui l’avait attendue en rade, rentrait dans le bassin du port militaire, déployant déjà fièrement à son arrière les couleurs nationales.

Huit jours après, la Dévastation entrait en armement. Alors commença pour elle une nouvelle période ; à mille bras qui l’étreignaient, mille autres bras succédèrent. On mit en place ce qui manquait encore du blindage dans les parties courbes ; les chaudières et l’appareil moteur furent montés ; le mâtage, le gréement et l’embarquement de l’artillerie suivirent de près ces divers travaux, et grâce à cette incroyable activité on fut bientôt en mesure de commencer les expériences de la machine. Les premières eurent l’insuccès le plus complet. L’appareil fonctionnait bien, il est vrai ; mais l’hélice, trop petite, tournait avec une rapidité effrayante, faisant bouillonner l’eau sans rencontrer une résistance suffisante pour donner l’impulsion au bâtiment, qui ne parvint pas à roidir ses amarres. C’était un poisson sans nageoires ! L’hélice trop faible fut remplacée par une autre aux branches plus larges et de plus grande dimension (1m 30 de diamètre). Cette fois la commission nommée pour suivre les expériences trouva le bâtiment moins rétif, et il fut décidé qu’il sortirait du port. Quelques jours plus tard, il se promenait gravement, — et surtout lentement, — le long de la digue de Cherbourg ; mais, hélas ! cette nonchalante promenade devait être de courte durée, et là encore allaient surgir de nouvelles entraves. L’appareil moteur, de la force de 225 chevaux, à haute pression, construit au Creuzot, d’après les plans de cet établissement, refusa tout à coup son concours. On orienta aussitôt la voilure pour remplacer l’action de la machine, et l’on ne tarda pas à se convaincre de l’impuissance des voiles même pour défendre le bâtiment contre le roulis. Des quais où on l’observait, la Dévastation paraissait peu préoccupée de son sort ; on eût dit, — et sa couleur grise prêtait à l’illusion, — un monstrueux cétacé endormi sur les eaux : elle se laissait mollement caresser par de traîtres flots qui, d’accord avec les courans, commençaient déjà à l’entraîner. Sans l’arrivée d’un bateau à vapeur qui la ramena à son point de départ, on ne sait trop ce qui serait advenu.

Cette première sortie démontra clairement : d’abord que la voilure devenait un luxe pour les batteries flottantes, puis que deux gouvernails latéraux devaient être ajoutés pour aider au premier, enfin que, les fourneaux manquant d’air, il était urgent de saborder le pont de la batterie. Je ne parle pas des deux dérives qu’on ajusta sur les hanches du bâtiment, espèces d’ailes disgracieuses qui ne pouvaient lui être d’aucune utilité, mais devaient en revanche accroître sa laideur. Enfin, après de nouvelles expériences et des vicissitudes de toute sorte, la Dévastation fut mise en rade le 21 juin 1855. On avait obtenu les résultats prévus. Que demandait-on en effet ? Qu’elle pût se conduire sans le secours d’un remorqueur sur le lieu du combat, afin de ne point exposer celui-ci au feu de l’ennemi. Quant à la traversée, elle devait s’effectuer toujours à la remorque d’une frégate ou d’un vaisseau, les batteries flottantes ne pouvant, à cause de leur construction particulière, tenir seules la mer.

La Dévastation était depuis quelques semaines mouillée dans la rade de Cherbourg, rendant matin et soir les honneurs militaires au drapeau de la France ; matin et soir aussi, ses canots, montés par d’athlétiques rameurs, portant à leur chapeau son terrible nom, venaient prendre ou conduire aux cales du bassin du commerce l’état-major et le commandant. Une décision ministérielle du 4 juin 1855 avait assimilé la batterie flottante la Dévastation à une frégate de troisième rang. Cette décision fixait en même temps l’effectif de l’équipage[2], — effectif spécial à ces sortes de bâtimens, — à deux cent quatre-vingts hommes, commandant et état-major compris. Quarante tirailleurs d’infanterie de marine devaient augmenter ce chiffre sur le lieu du combat et le porter à trois cent vingt hommes. Le but qu’on se proposait en embarquant des tirailleurs était celui-ci : les établir sur une galerie extérieure au bâtiment, du côté, — cela va sans dire, — opposé à l’action. Munis de carabines à tige, ces soldats devaient tirer au-dessus du pont, rendu complètement ras, débarrassé même de ses bastingages, et s’efforcer d’enlever aux Russes leurs servans ou chefs de pièces. Le commandement de la Dévastation était confié à M. de Montaignac de Chauvance, capitaine de frégate. L’état-major, laissé entièrement au choix du commandant, — contrairement à l’usage établi, — se composait d’un lieutenant de vaisseau, second, M. Dutemple, de deux lieutenans de vaisseau, MM. de Saint-Phalle et Testu de Balincourt, d’un enseigne, M. Raffin, et de deux chirurgiens, MM. Couffon et Beuzelin. J’étais moi-même attaché à cet état-major en qualité d’officier d’administration.

Le remorqueur de la Dévastation était à son poste. À plusieurs mètres derrière la Dévastation, une frégate aux formes élégantes, ayant deux immenses tambours blancs, qui attestaient la puissance de ses roues, paraissait déjà suivre celle-ci d’un œil paternel dans les évolutions que, sous l’action capricieuse des vents, elle faisait sur ses ancres. Cette frégate s’appelait l’Albatros. Elle était chargée de la délicate et difficile mission de conduire une batterie flottante sur le chemin des combats. Mais pourquoi les deux bâtimens restaient-ils ainsi au mouillage ? Le temps semblait propice ; pas un souffle de vent ne ridait la mer, et le ciel chaque jour paraissait plus pur. Ces heures d’inaction n’étaient-elles pas précieuses ? Encore une fois, qu’attendaient-ils ? Ils attendaient ce que personne n’eût osé prévoir, et ce qui arriva pourtant : un changement de destination. La Dévastation n’allait plus troubler les eaux tranquilles de la Baltique ni faire trembler les hautes murailles crénelées de Cronstadt ; le théâtre de ses exploits venait d’être considérablement reculé ; on l’envoyait dans la Mer-Noire, c’est-à-dire à quinze cents lieues environ de son port d’armement !

À cette nouvelle, il n’y eut qu’un cri dans la ville. Marins ou non, tous déclaraient que nous n’atteindrions pas notre destination. Cette opinion avait pris de si solides racines, qu’on regardait comme un être curieux celui qui osait avouer son embarquement sur la Dévastation. Si les mers trop clémentes se décidaient à niveler leurs flots sur notre passage, ajoutait-on, nous ne devions pas échapper à une asphyxie bien autrement terrible que la tempête, et qui ne manquerait pas de réduire notre équipage à l’état de jambons. On ne se préoccupait ni de la mitraille, ni des éclats d’obus : la fumée de nos propres pièces, de l’aveu d’hommes compétens, saurait éviter de la besogne à nos ennemis.

Le combat cesserait faute de combattans.

Ces lamentations se terminaient invariablement par quelques mots de commisération et par le refrain sacramentel : mourir si jeunes ! Heureusement les officiers et l’équipage ne s’émurent pas trop de ces fâcheuses prédictions. Ils laissèrent le public faire de leur batterie flottante un bateau à soupape renouvelé des noyades de Nantes, et, au lieu de quelques bonnes paroles de reconnaissance et d’espoir, ne donner que de funèbres présages aux trois cents hommes qui partaient pour aller servir au loin la cause de leur pays.

Le 10 août 1855, vers sept heures du matin, les échos de la rade répercutaient deux sons bien bruyans et bien distincts : l’un, aigu comme le sifflement d’une locomotive ; l’autre, plus creux, plus sonore, imitant les notes basses de l’orgue. C’étaient les tuyaux de vapeur de la Dévastation et de l’Albatros, qui, laissant échapper le trop plein de leurs chaudières, annonçaient aux Cherbourgeois que l’heure du départ était enfin venue.

Les fourneaux brûlaient avec activité, mêlant leur épaisse et opaque fumée noire aux flocons blancs, coquettement festonnés, de l’eau vaporisée. La rade avait pris ce jour-là un aspect plus animé : les canots se croisaient en tous sens, effleurant la mer comme des hirondelles par un temps d’orage ; l’Albatros avait levé ses ancres pour venir se placer devant la batterie flottante, à laquelle déjà il passait ses remorques, plus capables qu’Atlas de soulever le monde, tandis que celle-ci faisait résonner ses écubiers sous le lourd frottement de ses chaînes de mouillage. De temps en temps, un pavillon montait flottant jusqu’à la pomme du grand mât pour appeler quelque canot en retard ou presser l’embarquement des dernières provisions. La température était douce et la brise légère. Le ciel avait bien parsemé son manteau d’azur de petits nuages gris moutonnés, frangés de dentelles éclatantes, mais le soleil se glissait à travers, et ses rayons, disparus un moment, reparaissaient aussitôt dorés et joyeux. Le ciel nous envoyait, en même temps que des lèvres amies, un sourire d’encouragement et d’adieu.

Lorsque tous les préparatifs furent achevés, qu’on se fut assuré de la bonne installation des remorques, à un ordre donné, canots et baleinières firent leur ascension sous les porte-manteaux plus rapidement qu’une décoration féerique de l’Opéra. Les grandes roues de la frégate couvrirent la mer d’un ruban d’écume sous les battemens précipités de leurs longues pelles. Le pavillon français s’abaissa et remonta trois fois pour saluer le port, et la Dévastation ne tarda pas à perdre de vue les lieux témoins de sa naissance et de ses premiers pas.


II. — LES PREMIERS JOURS DE NAVIGATION. — CADIX ET GIBRALTAR. — LE CONTRE-MAITRE LAMY.

La frégate déploya bientôt toutes ses forces. De chacun de ses vastes tambours sortait une cascade éblouissante qui venait, en murmurant, heurter l’avant circulaire de la Dévastation et glisser sur les côtés, où elle s’arrêtait, bouillonnant encore sur les gouvernails latéraux. Ce spectacle a quelque chose qui fascine, et j’ai souvent passé des heures entières sans pouvoir en détacher mes yeux.

Pendant toute la journée du 10 août et celle qui suivit, nous filâmes sept nœuds. La mer était si belle ! Elle n’était pas tranquille pourtant, comme on la voit quelquefois dans les beaux jours d’été ; elle soulevait une quantité de petites lames clapotantes qui reflétaient dans d’innombrables facettes les rayons obliques du soleil. On eût cru voir une immense plaine d’escarboucles. Nous n’eûmes pas, il est vrai, à nous féliciter longtemps de notre marche. Un regrettable accident vint nous faire perdre des momens précieux. Nos remorques, usées par le frottement, se rompirent vers dix heures du soir, et nous séparèrent brusquement de la frégate. La nuit était assez sombre, par suite d’un léger brouillard, et l’on ne pouvait songer à réparer cette avarie qu’en risquant peut-être d’en faire de plus graves, Il fallut en changer et continuer de marcher à l’aide de nos faibles moyens en attendant le lever de l’aurore. L’Albatros ne nous rejoignit que le lendemain. Une partie de la journée se passa à installer de nouveaux câbles, opération qui ne se fît pas sans quelque difficulté et sans contusions pour notre complaisant guide. Quant à nous, tous les abordages d’une flotte n’auraient pu déranger un boulon de notre solide armure. C’eût été l’histoire renouvelée du pot de terre contre le pot de fer.

Une heure s’était à peine écoulée depuis que nous avions repris notre route, et la mer avait tout à coup changé d’aspect. Une houle qui ne s’était pas encore fait sentir nous assaillit ; d’abord légère, elle ne tarda pas à devenir plus intense. Le vent souffla avec force, et voilà la Dévastation, tout à l’heure si fière de son poids, remuée, secouée, ballottée comme la plus frêle embarcation, roulant et tanguant tour à tour, et donnant de violentes secousses à ses nouvelles remorques.

Nous venions d’entrer dans le golfe de Gascogne. Notre commandant, M. de Montaignac de Chauvance, ne quitta pas le pont tant que dura cette bourrasque nocturne ; il fit allumer les feux qu’on venait d’éteindre dans un moment d’imprudente confiance inspirée par la trompeuse sérénité du ciel, et notre machine à haute pression recommença son bruit de vapeur assourdissant et saccadé, assez semblable aux coups cadencés des marteaux d’un forgeron sur une enclume. Couché dans ma cabine, qu’on décorait à bord du nom pompeux de chambre d’officier, — cabine lambrissée en toile, comme l’étaient du reste tous les emménagemens des batteries flottantes, — je reçus par les drosses du gouvernail, qui grinçaient au-dessus de ma tête, de fréquentes et très fraîches aspersions. Je retins non sans peine, tantôt d’une main, tantôt de l’autre, mes meubles, qui s’entre-choquaient à chaque secousse du bâtiment. Moi-même je perdis souvent mon centre de gravité. Heureusement, malgré le bruit de la machine et les sifflemens du vent, mon cerveau resta calme, grâce peut-être aux douches qui se succédèrent jusqu’au matin du 15 août. La mer, revenue alors à de meilleurs sentimens, s’aplanit comme un lac aussi promptement qu’elle s’était agitée. La patronne des marins voulait-elle qu’on se souvînt de cet anniversaire ?

S’il est quelque chose qui surprenne l’homme soumis pour la première fois aux hasards d’une longue navigation, c’est assurément l’inconstance du temps. Qui penserait que cette immense nappe d’eau, dont pas un souffle de vent ne trouble la surface, roulera dans une heure des vagues d’une hauteur effrayante, et brisera comme une coquille le plus solide navire ? Tels sont cependant les caprices de la mer, caprices terribles presque toujours, et qui mettent trop souvent en défaut la prévoyance des marins les plus expérimentés.

Une vapeur bleue, qui paraissait sortir de l’eau, se dessina faiblement devant nous ; elle prit peu à peu plus de consistance, rompant sur deux points différens la ligne grisâtre de l’horizon ; elle revêtit ensuite le ton et les formes bizarres d’un nuage chassé par le vent, pour prendre enfin son aspect véritable. Nous étions le long des côtes du Portugal. L’atmosphère tiède et lourde nous annonçait que dans peu d’heures nous aurions sur nos têtes le beau ciel de l’Andalousie. Le 18 août, nous passions devant le cap Saint-Vincent. Quarante lieues nous séparaient encore de notre premier point de relâche. La Dévastation longeait la terre de si près, que l’œil pouvait distinguer les majestueuses découpures des hautes falaises de l’Espagne. Tantôt j’apercevais sur des plateaux élevés quelques habitations coquettes, entourées de massifs d’arbres dont la riante verdure contrastait avec la couleur sombre des rochers ; tantôt un couvent de moines dessinait sur le ciel éclatant ses ogives blanches et sa croix de pierre. Ce fut en côtoyant cet agréable panorama que nous arrivâmes dans la vaste rade de Cadix le 19 août, à cinq heures du soir.

L’Espagne et Cadix ! on ne prononce pas ces deux noms sans évoquer mille rêves et mille souvenirs. J’avais commencé par songer aux Phéniciens et aux Carthaginois qui fondèrent Cadix, aux Romains qui la prirent, aux Anglais qui la pillèrent, aux Français qui la bloquèrent sous les ordres du duc d’Angoulême, pendant qu’un roi d’Espagne s’était retiré dans ses murs. Puis, la fantaisie se jetant au travers de l’histoire, les refrains de romance, les Andalouses, les hidalgos et les toréadors, me plongèrent dans une rêverie dont je ne fus tiré qu’au moment où la Dévastation jetait l’ancre à peu de distance de la terre.

Notre bâtiment était à peine mouillé depuis quelques heures en vue de Cadix, qu’un essaim d’embarcations chargées à couler bas bourdonna autour de nous. Quelques curieux montèrent à bord. Ils se demandaient avec une surprise peu flatteuse pour nous comment un bâtiment aussi disgracieux osait arborer les couleurs françaises. Ils regardaient étonnés nos canons, dont le plus léger pesait au-delà de 4,500 kilogrammes. Les dames touchèrent de leurs doigts mignons les plaques du blindage comme pour en vérifier la solidité. De tous côtés se croisaient les exclamations, les interrogations, et, pour mettre fin à ce bruyant concert, il fallut toute l’intempérante ardeur du soleil d’Espagne à son midi. Sous le ciel de l’Andalousie, on fuit le soleil à peu près comme en France on se disperse devant la pluie.

Ce fut au moment où chacun se retirait que nos officiers sortirent pour visiter la ville. Ces promenades que les Français ne craignent pas de faire en plein soleil étonnent beaucoup les Espagnols, qui nous comparent assez peu courtoisement à la race canine toujours errante. Pour moi, sans me soucier beaucoup des railleries auxquelles je m’exposais, je descendis seul à terre. J’avais espéré rejoindre quelques officiers qui connaissaient Cadix, mais je n’aperçus personne. Mon air préoccupé, ma démarche hésitante attirèrent l’attention de plusieurs hommes étendus à l’ombre d’une toile sous laquelle se prélassaient des melons énormes, des pastèques au cœur frais et rose, et des pyramides de fruits. Après s’être dit quelques mots, ils se levèrent, et l’un d’eux vint à ma rencontre. Il m’offrit en très bon français d’être mon guide, « jugeant, disait-il, que j’entrais dans Cadix pour la première fois. » C’était un homme d’une cinquantaine d’années, petit et maigre ; sa figure décharnée était hérissée de poils gris menaçans. Sa mise assez malpropre ne pouvait appartenir qu’à une classe peu choyée de la fortune. Il portait un chapeau rond à larges bords, une veste ronde en étoffe de laine ayant aux manches des trous qu’on eût pu prendre, — l’imagination aidant, — pour des crevés a l’espagnole, et une culotte soutenue par une ceinture rouge. Sa chemise ouverte laissait voir sa poitrine velue. J’acceptai sa proposition, et le suivis sans lui demander où il allait me conduire, et sans qu’il se préoccupât de ce que je désirais visiter.

Je n’ai point l’intention de promener le lecteur à travers Cadix, de décrire ces belles maisons, blanches comme des vierges, qui ont toutes de gracieux balcons surmontés d’un vitrage orné de stores de toutes couleurs, ces rues étroites, propres et bien alignées, mais complètement désertes. Une seule de ces maisons, d’assez belle apparence, me fut particulièrement désignée par mon guide. Le balcon était soutenu par deux têtes d’ange. « De ce balcon, me dit mon cicérone, il y a dix ans à peu près, s’élevait chaque jour vers Dieu une voix harmonieuse comme celle du rossignol, fraîche et pure comme la brise. Rosario était là, elle travaillait et chantait avec l’insouciance d’un cœur de seize ans. » Ce début me paraissait bien vulgaire, mais je ne jugeai pas à propos d’interrompre mon guide, qui, croyant trouver en moi un auditeur attentif, me raconta avec une prolixité toute méridionale l’histoire dont voici en quelques mots le résumé.

Chaque soir, sur la place de la Constitution, à Cadix, un orchestre militaire fait entendre les plus délicieuses symphonies. Le père de Rosario, honnête banquier, figurait, il y a quelques années, parmi les auditeurs les plus assidus de ces concerts quotidiens, et on le voyait presque régulièrement venir s’asseoir avec sa fille sur les chaises qui entourent la place. Un jeune hidalgo, nommé don Fernando d’Alcantara, se trouva un jour près de la belle Andalouse au moment où celle-ci, lassée, cherchait un siège pour se reposer. Il lui offrit sa chaise, et cet acte de courtoisie lui valut le plus gracieux sourire. Dès lors don Fernando se crut autorisé à se présenter chez la jeune fille aux heures où son père s’absentait pour ses affaires. Ces heureux tête-à-tête ne pouvaient pas toujours cependant se dégager de toute pensée importune sur l’avenir. « Fernando, dit un jour Rosario à son amant, j’ai songé à mon père : il ignore notre affection, et lorsqu’il la connaîtra !… oh ! je doute qu’il me permette jamais de vous appartenir ! » Après quelques momens d’un trouble douloureux, Fernando se montra plein d’ardeur et de confiance : il semblait frappé d’une idée subite. Que Rosario suivît ses instructions, et il répondait du succès. Rosario promit tout ce qu’il voulut, et Fernando s’éloigna. Quelques instans après, le jeune hidalgo se présentait dans un salon encombré de tables à tapis vert, d’étagères chargées de cartons, et une conversation assez animée s’engageait entre lui et un homme à physionomie bienveillante, qui travaillait au milieu de plusieurs registres à dos de cuir rouge. Après quelques minutes de conversation banale, le commerçant offrait ses services à Fernando en termes des plus encourageans. « Quelle que soit la nature des demandes que vous ayez à m’adresser, disait-il, agissez, je vous prie, en toute confiance. » Ainsi mis à l’aise, Fernando n’hésitait pas à profiter de la position, « J’ai, monsieur, quelque chose à réclamer de vous en ce moment même… Il ne s’agit point d’une demande d’argent, ni d’une demande d’emploi : c’est un bon conseil que je viens solliciter. » Et Fernando, sans remarquer la surprise du bon commerçant, qui l’écoutait de toutes ses oreilles, lui avouait qu’une jeune fille belle comme les anges avait touché son cœur. « Son père, car il faut que je vous dise toute la vérité, ajoutait-il, ne connaît point encore notre amour, et lorsqu’il en sera instruit, une idée qui le poursuit, qui tient peut-être à des considérations bien puissantes, me fera repousser. Il dira : Non, même au prix du bonheur de son enfant. Maintenant vous savez tout ; dites-moi, monsieur, je vous en supplie, que dois-je faire ? Votre cœur et votre expérience sauront, j’en suis convaincu, me dicter un bon conseil. » Le commerçant était resté presque abasourdi de la question. Il lui parut qu’une demande d’argent l’eût moins embarrassé. Quoiqu’il eût promis de répondre sans hésiter, il quitta son fauteuil, se promena avec agitation dans son bureau, souffla la poussière d’un registre, trempa sa plume dans l’encrier et la remit sur son oreille ; puis il dit enfin à Fernando, qui l’observait curieusement : — C’est grave, mon ami, très grave ; il faudrait… Non, ce n’est pas cela… — Et, se frappant le front soudain : — Oui, cette idée est admirable… Il n’y a que ce moyen de réussir… Il faut…

— Il faut… répéta Fernando.

— Il faut l’enlever…

Dix minutes après, l’hidalgo volait plutôt qu’il ne marchait vers la demeure de Rosario, et une riche voiture emportait presque aussitôt nos deux amans à travers la ville. Quand le père de Rosario rentra le soir, il ne vit plus sa fille venir à sa rencontre. Les appartenons étaient tristes et déserts, une lettre seule frappa ses regards ; elle portait pour suscription : A mon père. Le pauvre homme l’ouvrit précipitamment ; ses mains tremblaient, il pressentait un malheur. Voici ce qu’il lut :


« Mon père,

« J’ai besoin d’implorer votre pardon, car ce que je fais est mal, bien mal. Vous m’aimez tant que je vais vous causer un chagrin cruel ; mais moi aussi, mon père, j’aime, et c’est cet amour qui me fait commettre une action blâmable. J’ai fui votre maison pour suivre celui à qui j’ai donné ma vie. Me le pardonnerez-vous jamais ? »

Suivaient la signature et une adresse. Ému et pâle de douleur, le père ne se laissa pas dominer par l’émotion. Il se dirigea à la hâte vers l’endroit que lui désignait sa fille, serrant dans ses doigts crispés la lettre fatale. Rosario, dès qu’elle l’aperçut, se jeta à ses genoux : il la releva et la pressa tendrement dans ses bras ; mais, lorsqu’il vit devant lui don Fernando d’Alcantara respectueusement incliné, ce ne fut pas la colère qui anima ses traits, ce fut la surprise. Il venait de reconnaître dans l’amant de sa fille le jeune homme qui, le matin même, s’était présenté dans son bureau au nom du señor Lopez. Le père de Rosario n’était autre que le commerçant, il avait lui-même, sans le savoir, donné le conseil d’enlever sa fille !

À ce dénoûment imprévu, je partis d’un franc éclat de rire. Je m’attendais à une histoire d’amour bien compliquée, à quelque imbroglio digne d’inspirer Lope de Vega ou Calderon, et je rencontrais une scène de vaudeville. Mon guide ne riait pas, lui ; il conservait un sérieux qui me surprenait. — Ce que vous ne savez pas encore, monsieur, c’est que je viens de vous raconter un chapitre de l’histoire de ma vie. Rosario était ma fille.

Je ne ris plus du tout, et je m’aperçus que les yeux du vieillard étaient humides.

— Je les ai aimés tous deux pendant cinq ans, acheva-t-il. Le ciel me les a pris, monsieur, et d’heureux, de riche que j’étais, il m’a fait ce que vous voyez.

Ces dernières paroles changèrent complètement ma disposition d’esprit. Je quittai tout soucieux ce brave homme, et je regagnai mon bâtiment. La Dévastation et l’Albatros s’étaient pourvus du charbon nécessaire pour continuer leur route. Il fallait dire adieu à l’Espagne après l’avoir à peine entrevue, et, obéissant à la voix impérieuse du devoir, nous diriger de Cadix vers l’Algérie.

Dans ce trajet, la Dévastation se comporta sagement. Elle se permit bien quelques chasses-croisés de tribord à bâbord et de gauche à droite ; mais le mentor qui la tenait en laisse sut résister à ces joyeuses et fréquentes embardées, et la remettre dans le droit chemin. Ces espèces de mouvemens de libration avaient pour cause la stabilité de l’hélice. Aussitôt que la machine cessait d’agir, le bâtiment obéissait difficilement à ses gouvernails. Les timoniers étaient dans la position d’un cavalier montant un cheval qui ne sent plus son mors. Le commandant à qui l’état confie un bâtiment neuf est comme un écolier devant un problème à résoudre : il n’arrive à trouver le mot de l’énigme que par une étude approfondie. C’est à cette étude que M. de Montaignac de Chauvance, qui jouit à si juste titre de la réputation d’excellent marin et de bon manœuvrier, dut de conduire si habilement la Dévastation dans ses différens mouillages, et plus tard sur le lieu du combat.

Le trajet de Cadix à Alger nous prit cinq jours. Nous eussions pu faire la route plus rapidement, mais l’Albatros dut ralentir sa vitesse. Le loch ne donnait plus que cinq nœuds et plusieurs dixièmes. Il m’est arrivé quelquefois, — ayant une longue course à faire, et pressé d’en atteindre le terme, — d’user de toute la souplesse de mes jambes : je courais ainsi pendant quelques minutes, puis, à bout de souffle, je m’arrêtais ; mes articulations fatiguées refusaient de fonctionner. J’ai calculé que ce moyen d’aller vite n’en est pas un, et qu’au lieu de gagner du temps, j’en perdais presque toujours. La frégate me sembla avoir commis la même faute : essoufflée, haletante, énervée par nos tiraillemens continuels, elle fit prendre à ses roues une rotation lente, réfléchie, et nous mena plus modestement.

La vie de mer se révélait à nous enfin dans toute sa triste monotonie. Sait-on bien ce que peut souffrir l’homme condamné à ne voir pendant de longs jours que la ligne interminable et muette de l’horizon, à n’avoir que la mer, toujours la mer, sous ses pieds et le ciel sur sa tête, à se rencontrer journellement face à face avec les mêmes individus, à vivre avec des caractères aigris, maussades, insociables, à supporter leurs ridicules et leurs déclamations jalouses, aussi pleines de fiel que dénuées de bon sens ! Le carré des officiers à bord d’un bâtiment, a dit l’auteur d’un spirituel ouvrage sur la Grèce, est un bureau de renseignemens. Hélas ! quels renseignemens on y recueille parfois et de quel jour fâcheux la vie de bord éclaire trop souvent la sottise humaine !

Après avoir perdu de vue Cadix, on atteint assez vite le cap Trafalgar ; on entre alors dans un détroit d’un aspect étrange, le détroit de Gibraltar. Nous naviguions dans une eau jaunâtre, droite, unie comme celle d’un bassin, nuancée par places d’une couleur plus sombre, effet produit par un vent léger qui frappait inégalement sa surface. C’était un miroir dépoli par le contact d’une haleine. À l’aide d’une longue vue, je pus aisément distinguer la terre. À droite et à gauche s’élevaient des montagnes dont la crête se perdait dans les nues ; la teinte bleu tendre de ces hautes chaînes offrait des tons si fins, si vaporeux et si riches à la fois, que les plus habiles pinceaux auraient en vain, je le crois, essayé de les reproduire. Ces montagnes étaient entrecoupées de ravins profonds, de forêts et de villages. Je pus distinguer les fortifications et les maisons de neige de Tarifa, — encore un petit coin de l’Andalousie. De temps en temps, un brouillard épais se formait le long de la terre et m’arrêtait dans mes observations ; mais il disparaissait aussitôt, et après nous avoir enveloppés à notre tour, il s’éloignait comme un nuage honteux de se promener seul dans un ciel pur.

Ce passage dura quelques heures, puis je ne vis plus que l’horizon partout, — barrière impitoyable qui sépare le marin du monde vivant. À bord, les distractions sont rares, je l’ai dit ; aussi saisit-on les plus légères avec empressement. Lorsque nos yeux parcourent cet horizon que la pensée seule, a le droit de franchir pour rendre une silencieuse visite à ceux qui nous sont chers, ils s’arrêtent parfois sur un petit point noir qui va toujours grandissant. Ils le suivent, s’y attachent obstinément, et si ce point noir est un beau navire que des qualités supérieures font filer promptement, ils le voient passer avec plaisir, car c’est encore une grande satisfaction de songer qu’on n’est pas seul sur cette plaine infinie.

Je goûtais un véritable plaisir chaque fois que le commandant passait l’inspection du personnel. J’aimais à voir rangés sur une double ligne ces hommes robustes, d’une taille si colossale, que les titans ne les eussent pas reniés pour leurs descendans. Les ordres ministériels avaient été ponctuellement exécutés : la Dévastation était vraiment montée par un équipage d’élite. Dans ces inspections assez fréquentes, je remarquai souvent un quartier-maître portant sur la poitrine la croix de la Légion d’honneur. Un jour je le questionnai sur les circonstances qui lui avaient valu cette décoration, et voici ce que j’appris.

Jean-Charles Lamy avait été enrôlé, au début de la guerre d’Orient, dans le quartier maritime de Calais, auquel il appartient encore. Embarqué sur le Montebello, le jeune et vigoureux marin fut compris comme chef de pièce, parmi les marins détachés aux batteries de siège devant Sébastopol en septembre 1854. Lamy était donc au nombre des élus, comme disaient alors ceux que le sort laissait spectateurs. Quand il entendit pour la première fois l’assourdissante canonnade, Lamy se vit au comble de tous ses vœux. Peu s’en fallut qu’il ne bondît de joie. Il oublia presque entièrement Calais et sa vieille mère, qui l’avait vu s’éloigner tout éplorée. Pendant près d’un mois, employé aux batteries n° 1 et 2 de la marine, il eut à faire preuve d’autant d’activité que de sang-froid, car il avait en face de lui les terribles batteries de la Quarantaine. La médaille militaire fut la première récompense de sa brillante conduite.

Le 25 octobre 1854 cependant, l’ennemi se leva de plus mauvaise humeur que d’habitude. Il ouvrit le feu avec une rage frénétique qui, durant plusieurs heures, alla toujours croissant. Les boulets fouettaient l’air en tous sens ; ils passaient en sifflant comme des vipères irritées. Les bombes en tombant faisaient trembler le sol et lançaient au ciel une longue gerbe de flamme et d’étincelles ; elles projetaient à d’immenses hauteurs des éclats mortels, qui retombaient en pluie de fer sur nos marins. La mort était partout : elle planait sur leur tête, elle était devant eux, derrière eux, à leurs côtés, les enivrant de son haleine de soufre et de salpêtre ; Lamy, toujours calme, impassible, le dégorgeoir entre les dents, l’œil au curseur de sa pièce, pointait sans relâche. Il avait au suprême degré la conscience de ses devoirs ; rien de ce qui l’entourait ne pouvait l’en distraire. Ses servans de droite et de gauche tombaient sous ses yeux ; morts ou blessés, ils étaient enlevés aussitôt et aussitôt remplacés : Lamy n’avait pas un mot à dire, pas un ordre à donner.

Ce jour-là pourtant, l’heureuse chance qui l’avait constamment protégé devait lui faire défaut. À peine venait-il de mettre sa pièce en batterie, à peine avait-il porté l’œil au curseur, qu’un boulet rasa le canon dans sa longueur, enleva la masse de mire et brisa la culasse, laissant encore dans la fonte un sillon, trace ineffaçable de son passage. Lamy possédait le coup d’œil prompt et sûr d’un excellent pointeur. Il avait vu venir le projectile et s’était baissé, mais s’il échappa aux atteintes brutales du boulet, il ne put fuir les éclats du fer qui lui labourèrent l’épine dorsale. Il tomba baigné dans son sang. J’ai dit que Lamy vit venir le boulet qui le menaçait ; qu’on ne s’étonne pas trop de cette remarque : il est aussi facile de suivre un boulet lorsqu’il vient à nous que lorsqu’il sort de la pièce, et cela est facile surtout pour des hommes habitués aux exercices du tir.

On enleva immédiatement Lamy, et comme il ne donnait plus signe de vie, il alla augmenter le nombre des morts. S’il eût pu à ce moment se rendre compte de sa position, quelles tristes réflexions n’eût-il pas faites en sentant le contact des corps déjà froids de ses compagnons étendus à ses côtés ! Par bonheur, il était seulement évanoui, et ne reprit connaissance que vers le soir. Le chirurgien s’aperçut alors qu’il respirait encore ; ses blessures, très graves, reçurent un premier pansement, et l’on put, deux jours après, espérer qu’elles ne seraient pas mortelles. Avis de son décès avait néanmoins été donné abord de son vaisseau ; son sac était vendu, et, d’après le rôle d’équipage, le brave Lamy avait cessé d’appartenir à ce bas monde.

Envoyé à l’hôpital de Péra, la convalescence du brave enfant de Calais fut longue et douloureuse, puis il obtint de rentrer en France, où il jouit d’un congé de plusieurs mois, pour rétablir sa santé si rudement éprouvée. L’empereur à son passage à Boulogne voulut reconnaître une si belle conduite, et lui remit la croix d’honneur. L’inaction ne tarda pas cependant à peser au jeune marin ; le canon de Sébastopol grondait toujours à son oreille. Lamy rentra donc à Cherbourg avec les galons de quartier-maître, et son premier soin fut de demander la faveur d’embarquer sur la Dévastation, où il devait continuer dignement une carrière si bien commencée.


III. — UN ABORDAGE. — LA NAVIGATION DANS L’ARCHIPEL ET LE BOSPHORE.

La terre ! mot féerique qui suspend tous les rêves, détourne toutes les attentions arrête les conversations ou les travaux. La terre ! vite une longue-vue, qu’on puisse la reconnaître ! C’est bien elle. Alger est devant nous, elle sort de l’eau, on dirait un fantôme d’azur. Il me semble que le pont de la Dévastation est plus vaste que tout à l’heure, l’espace est moins resserré, et je m’y promène plus à l’aise. Nous entrons au port ; la frégate s’éloigne de nous, emportant nos remorques. Nous sommes mouillés.

Je ne m’arrêterai point à décrire la capitale de notre belle colonie africaine. Cette population arabe et berbère circulant au milieu d’une ville devenue toute française, vivant déjà de nos mœurs sans avoir pu encore adopter notre costume, offre certainement un curieux spectacle ; mais le héros de cette histoire, je ne l’oublie pas, est le singulier bâtiment pour qui cette première campagne doit être une décisive épreuve. Je quitte donc Alger, ses palais, ses rues bâties en arcades, son jardin botanique, si vaste et si beau, pour retourner à bord de la Dévastation, qui se prépare à porter dignement son nom en exerçant le coup d’œil de ses canonniers sur un but mouillé dans la passe. Le bruit formidable de son artillerie résonne dans la ville et fait vibrer les vitres des maisons voisines. Chaque pièce recule sous les efforts de la poudre, tout tremble à bord, les cloisons en toile se disjoignent, les meubles mal assujettis roulent sur le plancher. Cependant les chefs de pièces tirent chacun à son tour ; que sera-ce donc quand les seize canons tonneront à la fois ? M. de Montaignac de Chauvance est là, jugeant de la valeur des coups et les rectifiant au besoin. Ses officiers, un colonel d’artillerie et plusieurs officiers du même corps sont près de lui. L’équipage déploie tout son talent ; il ne veut pas donner un démenti à sa réputation. L’acteur se prend d’émulation et interprète mieux son rôle lorsqu’il se sent observé par un public connaisseur.

Toucher un but placé à une distance de huit encablures (1,600 mètres), quand ce but est un tonneau visible seulement par le pavillon qui le surmonte, cela est plus difficile qu’on le pourrait croire. Le but fut touché pourtant ; les autres coups ne s’en éloignèrent que fort peu, et furent toujours tirés dans une bonne direction. Je dois dire que tous les chefs de pièces avaient été choisis parmi les meilleurs canonniers brevetés. Si la galerie n’applaudit pas au mérite des plus adroits pointeurs, elle n’oublia pas de leur témoigner sa satisfaction par de chaudes félicitations, et les noms de Chasle, Gédon, Letaillanter et Louis dit Mondo furent salués comme étant ceux de braves marins dignes de servir d’exemple aux canonniers présens et futurs.

La Dévastation reçut, comme à son premier point de relâche, de nombreuses visites, qui cessèrent forcément au bout de deux jours. Deux jours avaient suffi pour remplacer le charbon dépensé. Nous partîmes d’Algérie 31 août. Ainsi vingt et un jours s’étaient écoulés depuis que nous avions quitté Cherbourg, et, sauf le passage du golfe de Gascogne, nous avions été favorisés par des temps admirables. Que signifiaient donc les fâcheux pronostics qui nous avaient tant de fois importunés avant notre départ ? Les Cherbourgeois ne devaient-ils pas s’avouer qu’ils avaient compté sans la Providence ? Il est vrai que nous n’étions pas encore au terme du voyage.

À peine sortis du port d’Alger, un de ces accidens si graves et si communs à la fois dans la vie maritime vint nous prouver qu’il était sage de ne pas envisager l’avenir avec trop de confiance. J’eus en même temps l’occasion d’admirer l’homme de mer, non plus aux prises, comme dans une tempête, avec des élémens que ni l’adresse ni les plus savans calculs ne sauraient vaincre, mais déployant toute son énergie vis-à-vis d’un danger que le sang-froid et la pratique de la navigation peuvent éviter. Je veux parler d’un abordage. Les rencontres entre deux navires ont souvent des suites déplorables. Les deux bâtimens peuvent couler tous deux, ou l’un peut faire sombrer l’autre. L’abordage de la Dévastation et de son remorqueur n’entraîna heureusement aucune de ces terribles conséquences.

Sur le signal donné par l’Albatros, la Dévastation avait levé ses ancres, et, filant gravement ses quatre nœuds, s’était engagée seule dans la passe, laissant là frégate mouillée au fond du port d’Alger. En marine, la discipline veut que, de deux officiers supérieurs, ce soit le plus ancien, — à grade égal, — qui commande à l’autre, Le commandant d’un bâtiment remorqué peut donc ne pas être à l’entière disposition du commandant du bâtiment remorqueur, quoique, par le fait, ce soit ce dernier qui paraisse supporter tout le fardeau de sa mission. Le commandant de la frégate, plus ancien que M. de Montaignac de Chauvance, lui transmettait ses ordres.

La Dévastation franchit assez rapidement la distance qui la séparait de la pleine mer. L’entrée du port d’Alger est large et vaste. Nous en étions déjà fort éloignés, le soleil s’était caché derrière l’horizon, que l’Albatros ne paraissait pas encore. Nous marchions toujours. L’amiral commandant supérieur de la marine à Alger se trouvait à notre bord. Il avait voulu voir par lui-même comment gouvernait ce bâtiment, si intéressant au point de vue maritime. Il l’avait visité dans chacun de ses détails, et, pour compléter cette étude, il nous avait accompagnés. Une belle baleinière, blanche comme une mouette, nous suivait toujours, attendant l’amiral, qui, lui aussi, attendait qu’il plût à notre cicérone de venir nous mettre définitivement en route.

Enfin l’Albatros parut. M. de Montaignac de Chauvance donna l’ordre de stopper, et la Dévastation, aussi paresseuse qu’une batterie flottante, s’arrêta presque instantanément. S’il est vrai que les véloces élans de la tortue ne l’ont jamais fait culbuter, nous pouvions comme elle, sous ce rapport, jouir d’une tranquillité parfaite. Nous étions sûrs de ne point arriver sur un écueil sans l’avoir aperçu quelques heures à l’avance. L’Albatros gouverna pour passer tribord à nous, — qu’on nous permette cette expression maritime[3], — légère et gracieuse comme une dryade, — car c’est une élégante et majestueuse frégate. — Elle glissait si vite et avec tant d’aisance, qu’on eût dit qu’une puissance invisible ouvrait les eaux sur son chemin et lui traçait un passage. Elle arriva de la sorte si près de nous, que nous eussions pu converser avec les officiers postés à son avant. La manœuvre était hardie, et si elle eût réussi, elle plaçait d’un seul coup les deux bâtimens dans une position favorable, l’un pour donner les remorques, l’autre pour les recevoir. Malheureusement un faux coup de barre, dont les timoniers auront sans doute fait plus tard leur mea culpa, changea subitement la direction de la frégate. L’impulsion était donnée, nous ne pouvions échapper à un abordage. Notre machine souffla, grinça, martela bien fort pendant quelques minutes ; mais que pouvait-elle faire, la prétentieuse ? L’Albatros se laissa tomber sur nous. Mus par une même pensée, nous nous penchâmes tous au-dessus des bastingages pour voir quel sort attendait les canotiers de l’amiral. Auront-ils le temps de se dégager ? Leur baleinière va-t-elle se trouver broyée avec eux entre les deux bâtimens ? Au seul coup d’œil que nous pûmes jeter à ces malheureux, — car l’Albatros nous touchait de son arrière, faisait voler en éclats les deux canots du commandant, et tordait comme du fil de laiton les épais chandeliers en fer qui les supportaient, — nous ne vîmes plus que deux hommes sur huit, cherchant à couper, — je le croyais du moins, — l’amarre qui les retenait. Presque aussitôt, au bruit du choc des deux navires et du râle de nos pauvres embarcations vinrent se mêler les cris de l’équipage annonçant plusieurs hommes à la mer.

J’étais ému, — on le serait à moins, — mon cœur battait de crainte et d’espoir à la fois. Je regardai autour de moi, la mer était tranquille. S’était-elle si tôt refermée sur ses victimes ? Çà et là flottaient un chapeau, une gaffe, un aviron, les lambeaux épars de nos embarcations, et je n’apercevais pas une ride sur cette surface sombre, pas un mouvement qui pût me faire supposer la présence d’un homme. Tout à coup une idée poignante me saisit. À quelques mètres de l’arrière, mes regards s’arrêtèrent sur un aviron dont la pelle sortait de l’eau ; cette position oblique n’était évidemment pas naturelle : je me figurai que peut-être l’un des hommes s’était cramponné à sa poignée et qu’il se tenait entre deux eaux, attaché à ce faible point d’appui. Je restai sans voix pendant quelques secondes, cherchant à expliquer ce que je voyais, l’œil fixe, suivant avec angoisse ce bâton flottant, et ne songeant pas que mon inaction, mon silence arrachaient peut-être la vie à l’un de mes semblables qu’un prompt secours eût pu sauver. Fort heureusement mes suppositions ne se trouvèrent pas fondées. Les timoniers, plus habitués que moi à ces sortes d’événemens nautiques (car on ne les compte pas quand on a l’habitude de la mer), et surtout plus prestes, avaient déjà porté les secours nécessaires La baleinière de l’amiral était intacte, et son équipage eut bientôt fait disparaître les traces de son bain forcé. Quant aux deux canotiers, s’ils étaient restés calmes à leur poste, c’est qu’ils avaient pensé que le tambour de l’Albatros empêcherait les bâtimens de se joindre complètement, et qu’ils se trouveraient hors de tout danger. Ils couraient cependant les mêmes chances de périr, car un simple tour en arrière des colossales roues de la frégate les eût inévitablement engloutis.

Ainsi cet abordage, qui pouvait causer la perte d’une baleinière, — petit chef-d’œuvre des ateliers si renommés de Cherbourg, — nous laissa avec le canot du commandant défoncé et les chandeliers ou porte-manteaux tordus. Il fallut constater de plus les bris de notre gouvernail latéral de tribord, les bastingages démolis et plusieurs jambettes[4] cassées au ras du pont : toutes parties vulnérables. Notre armure cependant avait résisté : un bâtiment qui s’y fût attaqué ne pouvait que succomber dans le choc.

L’amiral nous quitta presque aussitôt, nous laissant entre les mains de ce tuteur brutal qui, sous le prétexte fallacieux de donner la main à son fils adoptif, venait de lui écraser les membres, et nous voguâmes de nouveau.

Le trajet d’Alger à Malte fut des plus heureux. Toujours beau temps, mais plus que jamais des chasses-croisés effrayans. L’Albatros avait maladroitement enlevé une partie de nos moyens de gouverner ; il en supporta les conséquences, et ce fut justice. L’oiseau à qui l’on retranche les plus belles plumes de son aile et la liberté tendra toujours à voler circulairement, au lieu de suivre la ligne droite.

Le 6 septembre, vers onze heures du soir, par une nuit bien sombre, nous jetions l’ancre dans le port de Malte. Comme la Dévastation n’y fit qu’un séjour de vingt-quatre heures, on me permettra de ne pas m’étendre sur Malte plus que sur Alger. Je me bornerai à noter un événement douloureux qui coïncida avec notre départ de cette île : un ouvrier chauffeur de la frégate eut la tête broyée dans la machine, et il fallut stopper pour arracher le cadavre de ce malheureux à l’instrument de son supplice. La mort avait été instantanée. Nous mîmes, à l’exemple de l’Albatros, notre pavillon en berne, et les deux navires en deuil reprirent leur marche pour ne plus s’arrêter qu’à Milo, et y déposer le corps de la victime.

Dans la matinée du 11 septembre, la Dévastation avait en vue le cap Matapan. Le soir, elle passait non loin de Cythère. L’Archipel fuyait devant nous à l’infini : vaste tapis du bleu le plus pur parsemé de distance en distance par une quantité innombrable d’îles que la fable et l’histoire ont rendues célèbres, s’annonçant par une teinte douce, vaporeuse, délicate, sur laquelle la vue s’arrêtait avec délices. Durant le jour, l’atmosphère était brûlante ; — malgré les tentes qui abritaient le navire des atteintes du soleil, on respirait péniblement un air chaud, lourd, énervant, que pas un souffle de vent ne venait rafraîchir. Les nuits étaient plus agréables, encore fallait-il rester fort tard sur le pont, car l’équipage, entièrement contenu dans la batterie, dont presque tous les sabords demeuraient fermés, empêchait de se renouveler l’air que viciaient, outre la chaleur du temps, les évaporations de la boulangerie et des cuisines. Lorsque la machine chauffait, — ce qui avait lieu chaque fois que nous touchions ou que nous laissions un point de relâche, — le thermomètre marquait dans ma chambre (située au-dessus de la machine) jusqu’à 45 degrés.

Nous fûmes rejoints et devancés par plusieurs transports du commerce affrétés par le département de la guerre. Rien n’était plus curieux que l’aspect de ces étroits vapeurs, déjà très élevés sur l’eau, et portant encore, montés sur les bastingages, dans les haubans, sur la dunette, accrochés aux manœuvres et perchés jusque sur le tambour en fer qui entoure le tuyau des fourneaux, des soldats de tous les régimens, riant, chantant, et saluant quand ils passaient près de nous. L’ensemble multicolore des uniformes produisait un effet singulier. Ces transports, écrasés sous le nombre de leurs passagers, ressemblaient à ces fruits énormes sur lesquels viennent s’abattre en bourdonnant des myriades de petites mouches diaprées qui reproduisent sous tant de couleurs différentes les rayons qu’elles reçoivent du soleil. Nous rencontrâmes également des vaisseaux anglais chargés de troupes. Le vêtement pourpre dont l’Angleterre habille ses soldats formait au-dessus des lignes blanches à dentelures des batteries un large liston écarlate se reflétant dans la mer comme une longue traînée de sang.

L’Albatros fit un arrêt d’une heure environ à Milo, la première des îles de l’Archipel, pour prendre un pilote et déposer le cadavre du malheureux chauffeur. La Dévastation prit aussi son pilote. Les deux vieux routiers qui connaissaient par cœur l’Archipel mieux qu’un cocher de fiacre ne connaît les rues de Paris devaient s’attacher à nos destinées jusqu’à Beïcos.

En deux jours, nous avions franchi la mer Egée. Paros, Syra, Andros, Chio, Scyros, Lemnos et Ténédos furent bientôt derrière nous. Les deux bâtimens allaient maintenant s’engager dans le détroit des Dardanelles. Ce détroit offre quelques beaux sites, quelques belles campagnes qui reposent agréablement les yeux du spectacle un peu monotone des îles grisâtres qui parsèment l’Archipel. Ces îles, si belles à voir de loin, ne sont de près pour la plupart que des montagnes abandonnées, sans végétation aucune, couvertes du sommet à la base de terres volcaniques et pulvérulentes.

C’est à mon avis le côté du détroit appartenant à la Turquie d’Europe qui présente, le plus splendide panorama. Il y a là des collines richement boisées, une verdure luxuriante, des fonds de ravin en culture, une profusion de plantes à larges feuilles, inutiles et gracieux ornemens d’une nature aussi coquette que prodigue. Nous passâmes devant deux petits villages bâtis pour ainsi dire en face l’un de l’autre, flanqués tous deux de menaçantes et formidables batteries rasantes que dominent de massives fortifications casematées et à barbette. Ces forts, bien armés et en très-bon état de défense, sont de terribles dragons préposés à la garde de ce nouveau jardin des Hespérides qu’on appelle Constantinople. L’Albatros et la Dévastation rendirent le salut de bienvenue que leur fit courtoisement le pavillon turc. Nous remarquâmes en passant les hauteurs de Gallipoli, couronnées par une infinité de tentes blanches qui tranchaient nettement sur le gazon, et devaient contenir des troupes françaises de réserve, peut-être aussi des blessés convalescens de l’armée de Crimée. Un peu plus loin, entourée d’épais massifs de sapins, ayant devant elle un magnifique jardin digne des conceptions de Lenôtre, s’élevait une maison vaste, élégamment construite, au faîte de laquelle flottait le drapeau de l’Angleterre. Était-ce l’habitation de quelque agent du gouvernement, ou bien celle d’un lord millionnaire et fantaisiste qui avait transporté ses dieux pénates sous le ciel pur de l’Orient ? C’est ce que je ne pus savoir.

Le détroit des Dardanelles franchi, les deux bâtimens entrèrent hardiment dans la jolie petite mer de Marmara. Nos avaries étaient alors complètement réparées, et le gouvernail latéral manquant avait repris sa place, fonctionnant d’une manière très satisfaisante, à la grande jubilation de l’Albatros, qui n’eut plus à souffrir de nos rudes secousses. Notre vitesse atteignit jusqu’à sept nœuds. Sept nœuds ! notre remorqueur ne nous avait pas habitués à cette désinvolture ; aussi fut-ce avec étonnement que nous vîmes la Dévastation, — étonnée elle-même, — refouler violemment les flots de l’ancienne Propontide. Les faveurs qu’on accorde rarement doublent de prix. Les souffleurs et les marsouins, qui abondent dans cette mer, fuyaient effrayés devant nous, montrant de loin en loin leur dos noir, plus brillant et plus poli que l’agate.

Hélas ! à quoi sert de courir quand ce n’est pas pour arriver plus vite ? Dès que Constantinople put être reconnue, que sa forêt de minarets et de clochetons dorés par le soleil couchant nous apparut, la frégate reprit un pas plus modéré, — très modéré même, — afin, prétendait-elle, de ne point passer la nuit au mouillage dans le Bosphore, et de pouvoir le lendemain arriver à Beïcos sans avoir fait cette inutile escale. Il n’en fallut pas moins mouiller à un mille environ de Constantinople, en attendant le jour pour se remettre en route. Le commandant ordonna prudemment d’allumer les feux, car la mer de Marmara, quoique petite et tranquille, pouvait en peu d’instans se fâcher ni plus ni moins qu’une grande mer, et Dieu sait où serait allée s’échouer la Dévastation ; prise au dépourvu, n’ayant aucun moyen de résistance. « Il n’est pire eau que l’eau qui dort, » dit un proverbe qui n’est pas menteur. Je sais plusieurs de nos grands transports qui ont eu beaucoup à souffrir en traversant la mer de Marmara, et par contre peu à se louer de ses flots pacifiques. Il était écrit toutefois que nous aurions bonne chance jusqu’au bout. La nuit se passa calme et sereine, — si sereine que les hommes de quart ne cessèrent pas de distinguer la terre, — si calme que je ne me réveillai qu’au bruit de la machine, et au moment même où nous passions devant Constantinople. Il fallut se borner pour le moment à saluer du regard la Corne-d’Or, la tour du Séraskier, les dômes éclatans et les gracieux minarets. Nous ne devions nous arrêter qu’à Beïcos, l’Albatros du moins l’entendait ainsi, et le ciel qui se chargeait, le temps devenu froid, l’orage qui se préparait lentement, ne donnaient que trop raison à notre prudent remorqueur.

Que dire du Bosphore à qui ne l’a pas vu ? Comment en parler d’ailleurs sans rappeler mille descriptions avec lesquelles ces simples notes ne prétendent pas rivaliser ? Ces bords charmans déroulaient devant nous leurs aspects tour à tour rians et magnifiques avec une rapidité qui nous fit maudire plus d’une fois l’excellente marche de l’Albatros. Combien il eût été doux de s’arrêter quelque peu devant ces gracieuses maisons, propres, simples, bâties au pied de collines verdoyantes, assises littéralement sur les flots qu’elles regardent passer, aussi insouciantes qu’une troupe de cygnes endormis, devant ces riches palais dont les murs parés d’un joli badigeon vert et recouverts en tuiles rouges se détachaient si gracieusement entre la sombre verdure des cyprès et l’azur souriant des eaux murmurantes ! Notre remorqueur était impitoyable, et nous atteignîmes en quelques heures, sous les flots d’une pluie torrentielle, Beïcos, où la Dévastation rencontra l’une de ses sœurs, la batterie flottante la Lave, commandée par M. de Cornulier-Lucinière, capitaine de frégate : elle nous avait précédés de plusieurs jours.

C’est le 16 septembre que nous arrivions à Beïcos. La prise de la partie sud de Sébastopol était un fait accompli depuis le 8, lendemain de, notre départ de Malte. Cette grande nouvelle fit tomber d’un seul coup nos espérances de combat. — Restera-t-il, disait chacun, une part au gâteau quand nous arriverons ? Le terrible fort Constantin grondera-t-il encore ? — On nous assura qu’en abandonnant le sud, les Russes menaçaient de prolonger leur résistance dans le nord, considérablement fortifié par eux depuis un mois, et l’espoir revint.

Beïcos n’a été bien connu que depuis le commencement de la guerre d’Orient. C’est un petit village situé vis-à-vis de Thérapia, possédant tout au plus une soixantaine de maisons, habitées par une très grande, quantité d’Arméniens, de Grecs, et fort peu de Turcs. Avant que Beïcos devînt un point de relâche pour nos bâtimens, sa population ne se composait que de pêcheurs. Grâce à la guerre, Beïcos était devenu presque un marché qui faisait concurrence à Thérapia. Bon nombre même d’habitans de cette dernière ville étaient venus s’y établir avec des produits de toute sorte dont ils trouvaient le placement parmi nos équipages. Le Bosphore est tellement profond en cet endroit, que les vaisseaux jettent l’ancre à une vingtaine de mètres du rivage. Ils menaceraient volontiers de leur beaupré les fenêtres des maisons. Beïcos est le plus beau mouillage qu’on puisse voir à cause de la grande largeur du Bosphore et du coude qu’il forme.

Le lendemain de notre arrivée à Beïcos, je prenais place dans un des bateaux à aube qui desservent la ligne du Bosphore. Ces bateaux sont divisés en deux catégories de places, comme nos vapeurs ; les premières sont recouvertes et entourées de vitrages qui imitent assez bien, pour le voyageur assis dans ces espèces de serres-chaudes, un intérieur de diligence. On y fume, on y rit, on y lit, on y cause, et on y étouffe absolument comme dans un café trop étroit encombré de consommateurs. Les dames n’y sont pas admises ; elles prennent rang après nous, et restent au dehors exposées aux intempéries de la saison. Ce jour-là, il pleuvait encore ; l’orage de la veille voulait avoir son lendemain, et les passagères restaient exposées à la pluie sans qu’aucun passager daignât s’en préoccuper. Ces vapeurs remontent le Bosphore avec une rapidité d’autant plus étonnante, qu’ils ont à lutter contre un courant ayant une vitesse de quatre nœuds. Nous mîmes moins de trente minutes à faire le trajet, et, très heureux de pouvoir respirer un air plus pur, je débarquai à Galata.

La pluie cessa de tomber. Soit que le mauvais temps entrât pour quelque chose dans mes dispositions contemplatives, soit réalité, ce que je n’hésite pas à croire, je trouvai que Constantinople ne répondait guère à ses brillantes apparences. Je visitai la ville en tous sens ; je ne vis que des maisons sales et délabrées, des rues tortueuses et pavées d’un caillou pointu qui chatouille désagréablement la pointe des pieds, des Turcs couverts de haillons allant et venant par ce temps pluvieux d’un pas aussi indolent que sous un soleil de 30 degrés.

Dois-je dire que le Grand-Bazar tant vanté, ce palais de l’industrie turque et arménienne, me fit l’effet d’une halle, et que Sainte-Sophie elle-même, malgré les beautés de son intérieur, n’eut pas le pouvoir de mettre fin à mes déceptions ? Après une bonne journée de marche, après avoir vu, en courant bien entendu, le tombeau de Mahmoud, les mosquées, le Sérail, le petit champ des morts, la Corne-d’Or, la tour du Séraskier, où j’arrivai, non sans éviter soigneusement de déranger une centaine de chiens dormant dans la boue, je terminai ma promenade par une halte au café. Là on me servit très peu de café et beaucoup de marc dans un vase sans pied, ayant plutôt la structure d’un coquetier que celle d’une tasse ; je fumai un chibouck aux sons discordans d’un orchestre composé de deux Turcs accroupis sur leurs mollets, et je ne me fis nullement prier pour rejoindre le bateau à vapeur qui devait me ramener à bord de ma chère Dévastation. Quelques voyageurs, à qui je confiai ma surprise et dont j’accepte volontiers le jugement, me firent cette réponse : « Si vous tenez à ce que Constantinople reste à vos yeux une ville somptueuse, passez devant, mais n’y mettez jamais les pieds. »

Après avoir vu Constantinople, je voulus en parcourir les environs et mettre ainsi à profit le temps pendant lequel la Dévastation et l’Albatros gorgeraient leurs flancs de la houille indispensable pour atteindre Kamiesh. Nous partîmes du bord au petit jour, la gibecière au dos et le fusil sur l’épaule, suivis d’une chienne de chasse répondant au nom de Flore. Nous gravîmes une rue montueuse, pavée, à l’imitation de celles de Constantinople, d’un caillou anguleux et tranchant, véritable pierre à fusil recouverte de place en place de fumiers et de détritus nauséabonds. À l’extrémité de ce chemin, nous trouvâmes la riche et splendide vallée du Grand-Seigneur, plantée d’arbres séculaires dont les troncs creux servent tour à tour de salon, de chambre à coucher et de cuisine aux pâtres et aux bouviers des environs. Dans cette vallée, sur le gazon soyeux des pâturages que nous traversions, avait séjourné un camp de cavalerie : des écuries nombreuses, élevées à l’abri des ombrages d’une longue arcade de verdure, existaient encore. Hommes et chevaux durent respirer dans cette résidence champêtre un air bienfaisant qui efface bien des fatigues. Il ne restait jouissant de ce beau site qu’un hôpital militaire, au pied duquel passaient les eaux claires et toujours mobiles d’une étroite rivière. Le jardin, écrasé sous le poids des fruits, contourné par de ravissantes avenues, donnait envie de tomber malade, rien que pour habiter une couple de mois ce séjour asiatique.

Durant deux heures, nous suivîmes le cours sinueux de la rivière, ne songeant guère au gibier absent, et très préoccupés des admirables collines, des vastes pelouses, qui formaient autour de nous le plus splendide paysage. Les détours capricieux de la rivière, dont le lit resserré dégénérait en ruisseau, se perdaient parfois dans des taillis épais où des buissons animés par des nuées de brillans oiseaux, parfois aussi entre deux haies de sapins, de hêtres et de frênes, qui se caressaient de leurs branchages. Plus nous avancions, plus le ravin rapprochait ses murailles ; nous nous décidâmes bientôt à nous éloigner de la rivière pour battre un terrain couvert d’une espèce de bruyère. Nos instincts de chasse se réveillaient. Nous nous engageâmes dans un labyrinthe inextricable de hautes herbes, d’arbustes, liés entre eux par des filamens de plantes grimpantes qui rendaient la marche difficile ; mais nous ne fûmes même pas récompensés de nos actives battues par le lever d’un maigre et chétif faisan ! Cette végétation désordonnée, sauvage, paraissait cependant promettre un riche butin ! Je me figure que les bois où vivait Diane la pudique n’étaient ni aussi beaux ni aussi touffus. Le fourré était devenu tellement serré qu’il fallut renoncer à y pénétrer davantage.

De cette partie de chasse, — qu’il eût fallu faire à quatre lieues de là, dans la forêt de Belgrade, pour revenir la gibecière garnie, — nous ne rapportâmes que de nombreuses écorchures aux jambes et aux mains, et une grande lassitude dans les jarrets, mais en revanche le souvenir d’une agréable promenade sur la terre d’Asie.

L’heure du départ va cependant sonner de nouveau. Ce cliquetis de chaînes effrayant, c’est le bruit de l’ancre qui dérape. Voici nos pistons qui fonctionnent. Bouchez-vous les oreilles, le tuyau de vapeur recommence à bourdonner, les ordres se croisent, l’équipage court de l’avant à l’arrière, le vacarme est au comble. La Dévastation tourne sur elle-même, car elle a cette qualité, que n’ont pas les autres bâtimens, de pivoter sans pour cela faire un pas de plus. Elle file droit maintenant ; en un clin d’œil, l’Albatros lui a passé ses lisières, et nous sommes en route pour la quatrième fois.

Si jamais vous entreprenez un long voyage en mer sur un beau navire ayant le tonnage et les dimensions d’une frégate, ne contemplez pas seulement le tableau sans cesse changeant du ciel et des flots : il en est un autre, au moins aussi intéressant, que je vous engage à ne point oublier, — je veux parler des fourneaux. Penchez-vous au-dessus du grillage en fer qui ferme l’ouverture de ce panneau, et surtout ne reculez pas devant l’air chaud, asphyxiant, qui vous fouette le visage. C’est un puits effrayant, n’est-ce pas ? si profond qu’on distinguerait l’intérieur avec peine, s’il n’était éclairé que par le jour qui y pénètre On descend par les étroites échelles de fer que vous voyez : elles sont très-dangereuses pour les pieds qui n’ont point contracté l’habitude de ces échelons glissans. Tout est rouge au fond de ce puits, d’un rouge éclatant, qui fait involontairement baisser les paupières. En ce moment, les fourneaux sont ouverts ; plusieurs hommes s’agitent devant le brasier ardent ; munis de pelles, ils engouffrent la houille par tonneaux dans ces gueules béantes qui ne se rassasient jamais : ces hommes sont les ouvriers chauffeurs. Ne dirait-on pas, aux rayons de feu qui les inondent, qu’ils sont pétris dans de la fonte en combustion ? Ils attisent incessamment le foyer incandescent, l’activent, l’irritent jour et nuit. Véritables démons de cet enfer flottant qui ne fait souffrir qu’eux seuls, ils passent là tout ou partie de leur existence.

Quand, après avoir supporté cette atmosphère brûlante pendant quelques heures, ils montent sur le pont pour reprendre la respiration, qui va leur manquer, leur figure ruisselle, leur poitrine est perlée de larges gouttes de sueur, tout leur corps est agité d’un tremblement nerveux ; ils souffrent. Vous serez pris alors d’un sentiment de commisération en examinant leur teint jaune, livide, leurs traits amaigris, leur corps décharné, leurs membres grêles et sans vigueur, rendus presque diaphanes par ce métier qui les tue, comme en Angleterre l’extraction du charbon tue les mineurs.

Ces ouvriers ont indépendamment de leur état de chauffeurs une profession. L’un est serrurier, l’autre forgeron ou mécanicien : c’est la pépinière où doivent se recruter les seconds maîtres et les premiers maîtres mécaniciens. Il en est fort peu qui parviennent à se tirer de ce pénible premier pas, et malheureusement beaucoup meurent à la peine. Un maître mécanicien, à qui je faisais part de mes impressions, m’assura qu’aux questions qu’un jour il adressait à son arrivée dans un port sur chacun des ouvriers chauffeurs avec lesquels il avait navigué, on lui fit cette invariable réplique : « Il est mort. »


IV. — KAMIESH ET SEBASTOPOL.

Partis de Beïcos le 21 septembre à cinq heures du soir, nous arrivions à Kamiesh le 22. En dix-sept heures, nous avions donc achevé le passage du Bosphore et accompli la traversée de la Mer-Noire.

L’amiral transmit par le télégraphe l’ordre à l’Albatros de nous conduire jusqu’à l’entrée de la baie de Streleska, située entre Kamiesh et Sébastopol. C’était le dernier pas d’une mission grosse de tourmens et de périls ; la frégate s’empressa de l’accomplir. Dès que nous eûmes abandonné nos remorques, elle vira de bord promptement et s’éloigna de toute la vitesse de ses roues, comme un canard qui secoue ses ailes et s’envole heureux d’avoir échappé à quelque grand danger.

Streleska, où se trouvaient mouillés déjà la Lave, qui avait conservé son avance d’un jour, et plusieurs vaisseaux, s’ouvrait droit devant nous. À notre entrée dans cette baie et avant que nous fusions cachés par les accidens de terrain qui se développent sur ses bords, le fort Constantin nous fit l’honneur d’une salve vigoureuse ; ses boulets tombèrent à une vingtaine de mètres de la Dévastation, qui passa sans se presser. Le salut était digne d’une batterie flottante ; c’était le baptême donné à l’œuvre de l’empereur.

Nous étions donc en Crimée ; cette terre promise, que nous ne devions jamais aborder, nous était ouverte. Le canon des forts du Nord grondait toujours ; nous en étions si peu loin, que le sifflement des projectiles parvenait jusqu’à nous. Le lendemain, nous comptions visiter Sébastopol.

Coupées de baies profondes, abritées des vents par des talus élevés, les côtes de la Crimée, grâce à Dieu, nous ont efficacement protégés contre les catastrophes maritimes de tout genre qui sont la conséquence presque fatale d’un rassemblement de flottes considérable. La baie de Kamiesh contenait à elle seule, à l’époque de notre arrivée, plus de trois cents navires appartenant au commerce. Quand on a vu les tempêtes violentes dont la Mer-Noire est si souvent le théâtre, on se demande ce qui serait advenu si, au lieu d’avoir un mouillage sûr à Kamiesh, Kasatch et Streleska, les escadres anglaise et française se fussent tenues en pleine mer sur leurs ancres, ou dans de perpétuelles croisières ?

Des trois baies que je viens de nommer, Streleska est la plus rapprochée de Sébastopol. On en a peu parlé pendant la guerre, parce qu’alors l’attention s’attachait obstinément à la baie de Kamiesh. Située hors de la portée des canons russes, vaste et profonde comme un bassin, bâtissant en l’espace de quelques mois toute une ville sur ses bords : église, arsenaux, hôpitaux et théâtre, Kamiesh, centre d’un commerce des plus actifs, se recommandait d’elle-même à l’attention de l’Europe, et il n’est pas étonnant qu’on se soit en sa faveur fort peu préoccupé des autres points. Kasatch même, ce port de guerre et de commerce de l’Angleterre en Crimée, séparé de Kamiesh par une étroite langue de terre, eut à peine l’honneur de quelques mentions.

Cependant Streleska, tout autant que Kamiesh, a bien gagné sa page dans l’histoire. Ce lac tranquille, où nos vaisseaux trouvèrent jusqu’à quarante pieds d’eau, ne s’agita que sous les efforts des violentes brises du nord. En 1854 et au commencement de 1855, les bombardes des deux nations vinrent y combattre. Leur mâture, très peu élevée du reste et dissimulée par les promontoires accidentés du côté ouest de la baie, ne donnant aucun point de repère à l’ennemi, elles purent presque impunément l’inquiéter et lui faire éprouver des pertes sensibles. Leurs bombes atteignaient les ouvrages russes de la Quarantaine, passant au-dessus des batteries françaises et rencontrant dans leur course des compagnes parties de moins loin, qui se dirigeaient vers le même but. Dans les grands jours d’attaque, le ciel en était obscurci.

L’ennemi, harcelé par ces batteries de mortiers invisibles, tirait au juger. Le hasard, — il entre pour beaucoup dans les choses de la guerre, — fit que durant plusieurs jours les projectiles de toute espèce et de tout calibre vinrent pleuvoir dans la baie. Ce déluge amusa fort les matelots, qui suivaient avec intérêt les rides circulaires que formait chaque boulet ou obus en disparaissant sous l’eau.

La baie de Streleska atteint une assez grande largeur à son milieu, mais les deux extrémités se resserrent ; les rives ne sont pas également abordables à cause des éboulemens d’une sorte de pierre calcaire que la mer inonde et rend plus dure que le granit. L’œil est néanmoins satisfait de l’ensemble : l’herbe verte qui croît de toutes parts, et entoure la baie comme une écharpe, fait bien au-dessus de ses falaises en miniature. Le côté est paraît le moins gai, si l’on s’arrête aux ruines d’un village qui devait être habité par de pauvres cultivateurs, et que l’incendie, cette arme terrible que la Russie tourna toujours contre elle-même, a couvert d’un crêpe noir et lugubre.

Vis-à-vis de ce village en ruines s’étend une plage en terre grise de niveau avec la mer. Sur cette plage, les camps environnans envoyaient chaque jour laver le linge. C’est en visitant ce lavoir éminemment national que j’appris une foule d’anecdotes sur Streleska. Je n’en veux citer qu’une seule qui divertit longtemps les hôtes habituels du lavoir. C’était aux beaux jours de la canonnade. Les bombardes mouillées dans la baie avaient attiré l’orage, et la fonte, dirigée au hasard, frappait partout, regrettant de ne trouver que la pierre et l’eau pour pâture. Le lavoir de Streleska semblait, en dépit des bombes, jouir d’une tranquillité parfaite. On s’habitue à tout, dit-on ; ce doit être vrai, car ces paisibles soldats n’en continuaient pas moins de laver le linge du régiment avec une attention soutenue. Ce n’est point par crainte de quelques éclats d’obus qu’on se fût permis de faillir à l’accomplissement d’une mission aussi délicate. Ce sang-froid, cette force morale, qui ne se démentent jamais et forment pour ainsi dire le fond du caractère français, feront toujours de nos soldats les premiers du monde.

Tout à coup, interrompant une conversation savante sur la manière de préparer une bonne lessive, une bombe tombe au milieu des blanchisseurs et fait son trou dans la terre molle. Chaque troupier se hâte d’embrasser le sol, — on n’ignore pas que c’est l’unique moyen d’éviter les éclats, même à deux pas de la bombe ; — un seul pourtant ne suit pas cette manœuvre, il se penche au-dessus du trou d’où s’échappait une légère fumée, car la mèche brûlait, et, tirant à lui une chemise mouillée, — la chemise de son capitaine, — il s’en sert pour couvrir avec soin le projectile. Un sourire sardonique à l’adresse de ses compagnons d’armes arquait déjà les lèvres du courageux chasseur, il est interrompu par une épouvantable explosion : la bombe venait d’éclater ! Le brave soldat n’avait pas été atteint par le fer ; mais en revanche il était complètement couvert de boue. Chacun aussitôt de faire des plaisanteries sur la chemise du capitaine. On demande au chasseur, devenu presque méconnaissable, s’il prendra un brevet pour exploiter l’idée ingénieuse de son séchoir. Au camp, son histoire court de compagnie en compagnie, et chacun vient lui faire sa visite de condoléance. Le pauvre blanchisseur resta honni et bafoué faute d’avoir éteint la bombe. S’il avait réussi, on le portait en triomphe. À quoi tient la gloire humaine ?

Une nouvelle batterie flottante vient cependant augmenter notre flottille. La Tonnante est en vue. Le fort Constantin charge ses pièces ; elle aura sans doute comme nous son salut d’honneur…, non, elle est entrée sans que l’ennemi ait paru s’occuper d’elle. N’importe, trois batteries flottantes françaises sont réunies à Streleska. Les autres, — il y en avait cinq, — ne sont pas encore prêtes à prendre la mer, et il est à croire qu’elles ne viendront pas. Mais les batteries anglaises, que font-elles ? car l’Angleterre, adoptant les plans de l’empereur Napoléon III, a aussi mis cinq de ces bâtimens en chantier. Elles partent au moment où nous arrivons, et elles arriveront à Kamiesh quand nous n’y serons plus…

J’avais mis à profit les trois jours qui s’étaient écoulés depuis le mouillage de la Dévastation pour visiter les environs de la baie dans un cercle de quelques centaines de mètres. J’eus l’occasion de rencontrer dans mes promenades un lieutenant d’infanterie que j’avais connu à Tours. Après une cordiale embrassade, nous causâmes. Prisonnier des Russes à la suite d’un engagement où il demeura sur le terrain, grièvement blessé, mon lieutenant venait de passer trois mois à Odessa. Cette captivité devait être naturellement le premier sujet de notre entretien : elle fut, m’assura-t-il, adoucie par toutes les prévenances imaginables. Complètement rétabli de sa blessure, il était resté libre sur parole de parcourir la ville jusqu’aux fortifications exclusivement, défense que la France se garderait bien de faire à ses prisonniers : je n’en veux pour preuve que la liberté qu’elle laissa au général Bodisco, gouverneur de Bomarsund, de choisir lui-même le lieu de sa résidence. La France est assez puissante pour n’avoir point à craindre les regards observateurs d’un officier étranger. De tous côtés, le lieutenant prisonnier reçut les invitations les plus franches, les plus cordiales, de la part de la garnison russe ; les salons lui furent ouverts, et un jeune officier poussa la courtoisie jusqu’à vouloir lui faire accepter un magnifique logement dans l’hôtel de sa mère. Cette dame, qui joignit ses prières aux sollicitations pressantes de son fils, était fort considérée à Odessa ; elle n’était pas sans ambition littéraire et avait écrit des vers fort goûtés de la noblesse qui fréquentait ses salons. Le lieutenant avait fini par accepter l’offre de la noble muse, mais il n’en put guère profiter, car il fut échangé peu de jours après. Pour reconnaître toutes les bontés et les soins maternels dont on l’avait entouré, il adressa de Kamiesh à Odessa un compliment versifié, sous la forme d’une fable, où l’œillet rose dialoguait poétiquement avec le myosotis. — C’était hardi, mais il se dit que la bonne intention excuserait le manque de talent, et il n’hésita pas. Je ferai grâce au lecteur de l’essai poétique du lieutenant qui me fut communiqué. Je n’ai pas su si le bas bleu d’Odessa lui avait répondu ; mais j’ai pu lire de la noble dame quelques vers écrits de sa main sur un carnet sans trop de fautes d’orthographe. On me pardonnera de n’en citer que le trait final :

Je cherche vainement une énergique image
Pour peindre la valeur d’un peuple redouté ;
Je ne trouve que sa gaîté
De comparable à son courage.

L’ordre donné aux trois batteries flottantes de se mettre en branle-bas de combat vint nous surprendre un beau matin au milieu de ces promenades et de ces causeries. Les suppositions marchèrent grand train : les projets de l’amiral et du commandant en chef de l’armée restèrent inconnus. Une inaction de huit jours nous avait paru longue ; aussi la joie que nous éprouvâmes de la voir cesser se joignit-elle à notre surprise et à nos désirs parfaitement légitimes de connaître enfin la destinée qui nous était réservée.

Un branle-bas de combat se fait à bord d’un bâtiment ordinaire en l’espace de quelques minutes ; — à bord d’une batterie flottante, il prend des proportions gigantesques. Il faut la dégréer complètement, — lui enlever sa mâture, le tuyau de la machine, les panneaux qui constituent les bastingages, etc., — blinder les claires-voies et toutes les ouvertures communiquant avec le faux pont, — démonter la barre du gouvernail et changer les drosses pour gouverner de l’intérieur même du bâtiment ; ne pas laisser une des cloisons des emménagemens debout ; mettre en un mot le navire en état de répondre exactement à sa dénomination de batterie flottante.

Pendant qu’on dressait à terre une tente pour ces objets encombrans et inutiles de notre matériel, que nos marins, maçons-architectes, érigeaient une poudrière destinée à recevoir l’excédant des munitions déterminées par un ordre du jour, devinant un prochain départ, je me hâtai de visiter Sébastopol. J’étais allé déjà voir Malakof, où treize jours auparavant une effroyable mêlée décidait en faveur de nos armes la victoire si longtemps incertaine. Dans cette première excursion, il m’avait été impossible de pousser plus loin : un malaise soudain m’avait pris à la vue de ces cadavres bleuis par la chaleur ; exhalant une odeur infecte, attendant, la face contre terre, à demi pris sous les talus, que leur tour fût venu d’être dégagés et d’obtenir la sépulture[5].

Le corps d’un ennemi mort sent toujours bon. Si ce n’est pas mon avis, ni le vôtre, ce doit être celui d’un Anglais que je trouvai en extase devant une main décharnée qu’il venait de déterrer : il la tenait à la hauteur de sa figure, la retournait en tous sens avec un flegme de docteur, ou plutôt… d’Anglais. Il examinait attentivement la peau jaunie comme de la cire vieille, les ongles qui avaient démesurément crû sous terre, et murmurait entre ses dents : Very droll, very comical !

Ne voulant plus être exposé à jouir malgré moi de la vue de ces amphithéâtres en plein air, j’avais attendu que l’enlèvement des derniers morts fût terminé pour me risquer une deuxième fois. Je jugeai le moment opportun quand je vis la Dévastation faire sa toilette de combat.

Lorsqu’on est au sommet des monticules qui entourent Streleska et descendent à la mer par une pente doucement accidentée, on aperçoit le fort Constantin et la ligne de batteries en terre qui s’étend jusqu’à l’entrée de la Tchernaïa. Ces batteries n’étaient reconnaissables qu’aux minces colonnes de fumée blanche qui s’en échappaient de moment en moment. On pouvait croire alors n’avoir qu’un court chemin à parcourir pour atteindre la ville ; on comptait sans les ravins qu’il fallait descendre, les collines qu’il fallait gravir, les tranchées qu’il fallait escalader, et toujours au milieu des pierres, des boulets, des bombes, des mitrailles et des éclats d’obus. J’ai dépensé quarante-cinq minutes à faire la route de Streleska à Sébastopol ; on en mettrait quinze tout au plus, si le chemin était plat. Ce que je vis au terme de cette pénible course, ce n’est point une ville, mais un immense amas de décombres. Ce que le canon avait épargné dans sa colère aveugle, l’incendie et les mines l’avaient détruit. Que de richesses englouties sous ces maisons effondrées, dont les murs s’écroulent encore au tremblement que produit dans les rues le passage des lourds chariots ! Et puis ce n’est pas assez : écoutez les boulets qui sillonnent l’atmosphère, écoutez les bombes qui éclatent sur votre tête ; les uns viennent ricocher dans ces ruines, la pierre et le plâtre volent de tous côtés ; les éclats des autres vont tomber à vos pieds, ou se loger dans quelque lambeau de toiture.

J’ai fait le tour de la ville les pieds continuellement dans le plâtre et la cendre, c’est plus que je ne voulais faire ; en ce moment d’ailleurs, un trop long séjour n’eût pas été sans danger : on transportait de temps en temps autour de moi des soldats blessés, et ma qualité de promeneur ne me rendait pas invulnérable.

Après avoir cueilli une fleur dans le jardin du prince Menchikof, après m’être désaltéré aux fontaines de la ville, quoique l’eau fût détestablement saumâtre, je repris le chemin de notre batterie, non sans m’éloigner soigneusement des Anglais qui se trouvaient sur mon chemin. J’ignore si l’habit rouge est au boulet ce que le paratonnerre est à la foudre : ce que je sais, c’est qu’un seul groupe couvert de l’uniforme écarlate avait le don de faire pleuvoir le fer dru comme grêle. De tranchée en tranchée, j’arrivai enfin, épuisé de chaleur, à ma Dévastation, tellement défigurée par la suppression de ses mâts, que je ne la reconnus pas d’abord.

Le 7 octobre, notre bâtiment quittait Streleska, précédé de la Lave et de la Tonnante, pour aller… Où ? C’est ce que nous ignorions encore ; mais chacun se disait qu’après avoir heureusement terminé une première campagne toute maritime, nous allions enfin commencer une campagne militaire.


H. LANGLOIS.

  1. Lorsqu’après des expériences faites à Vincennes on eut reconnu qu’une armure en fer pouvait supporter les atteintes non-seulement des boulets rouges et des boulets creux, mais encore des projectiles pleins du plus fort calibre, l’empereur mit à l’étude, on le sait, un projet de bâtiment spécial qui ne devait avoir pour toute qualité nautique que la facilité d’aller prendre seul son poste de combat et de pouvoir s’en tirer au besoin. Ce bâtiment spécial prit le nom de batterie flottante. La construction de bâtimens capables de soutenir avec avantage un combat de plusieurs heures contre des fortifications en maçonnerie avait paru jusqu’à l’époque même de la dernière guerre d’Orient un problème insoluble. La campagne dont je recueille ici les souvenirs a donné raison à l’inventeur des batteries flottantes contre les partisans de cette grave erreur.
  2. Cet effectif se décomposait ainsi : 2 premiers maîtres de canonnage, 1 premier maître mécanicien, 2 contre-maîtres, 1 maître, 6 ouvriers chauffeurs, 6 matelots chauffeurs, 20 seconds maîtres, quartiers-maîtres et fourriers, 32 matelots canonnière brevetés, 24 gabiers, 128 matelots de choix, des trois classes, 39 apprentis marins, 1 armurier, 8 surnuméraires (agens de vivres, etc.), 2 infirmiers.
  3. Passer à notre droite.
  4. Pièces de bois dépendant de la membrure.
  5. On ne devra pas s’étonner de m’entendre dire qu’après quatorze jours il restait encore des morts non enterrés, si l’on songe que dans cette affaire nos pertes et celles des Russes furent considérables. Pendant trois heures, les Russes, retirés dans les ouvrages retranchés de Malakof, tentèrent, par d’énormes sacrifices, de reprendre cette place ; les Anglais, de leur côté, repoussés plusieurs fois dans leurs assauts sur le Redan, voyaient tomber bon nombre des leurs. Ce ne fut que le 9, peut-être bien le 10, — il fallait s’occuper du transport des blessés d’abord, — qu’on put commencer les enterremens. Or il fallait ouvrir des fosses dans un terrain rocailleux, et quelles fosses ! J’en vis une qui contenait à elle seule deux cents Russes ! Les Anglais chargés de la pénible besogne de les entasser, de les arrimer, s’en acquittaient avec le plus grand soin : ils ne perdaient pas un pouce de terrain… Chaque rangée, recouverte de terre et de chaux, en supportait une autre, et cela s’élevait ainsi, comme je viens de le dire, jusqu’à concurrence du chiffre de deux cents. Encore était-on obligé, pour rassembler ces cadavres, de les dégager des fascines, des sacs de terre et des éboulemens.