La Dame à la louve (recueil)/Svanhild

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La Dame à la louve (recueil)
La Dame à la louveAlphonse Lemerre (p. 191-202).


Svanhild

un acte en prose


Scène PREMIÈRE


La scène représente une rive du Nord-Fjord. Dans le fond, des montagnes. Des jeunes filles, en costume de paysannes, forment un groupe mouvant. Elles foulent aux pieds les clochettes bleues, le thym et les gentianes. Immobile sur un rocher, Svanhild regarde au loin.


thorunn.
Que regardes-tu de tes yeux fixes, Svanhild ? Et que viens-tu chaque jour attendre en silence ?
svanhild.

J’attends le retour des cygnes sauvages.


gudrid.

Tu sais bien qu’ils ne sont point revenus dans la contrée depuis le jour de ta naissance. Ils s’arrêtèrent et se reposèrent longtemps sur le toit qui t’abritait. Tant que persista la clarté, ils s’attardèrent sur le toit de mousse aux fleurs bleues et dorées, et, au crépuscule, ils s’enfuirent dans un grand battement d’ailes.


svanhild.

Ils reviendront.


bergthora.
Il y a vingt ans qu’ils se sont envolés vers le Nord, et, depuis ce jour, aucune d’entre nous ne les a vus passer.
svanhild.

Je sais qu’ils reviendront.


bergthora.

Pourquoi restes-tu debout sur le rocher, immobile et contemplative pendant des journées entières ?


svanhild.

J’attends le retour des cygnes sauvages.

(Des chants de fête s’élèvent. Des barques passent sur le fjord, chargées de femmes aux costumes étincelants.)


des paysannes, chantant.
Ne t’approche point du glacier,
Car le froid brûle comme la flamme.
Ne t’approche point de la neige,
Car la neige aveugle comme le soleil.
(S’éloignant.)
Ne demeure point longtemps sur les sommets,
Car l’azur entraîne comme le vertige.
Ne contemple point l’abîme,
Car l’abîme attire comme l’eau.
hildigunn.

Entends ces musiques lointaines. Les barques glissent sur le fjord avec un bercement tranquille. Les paysannes rament en chantant : elles sont heureuses.


svanhild.

Leur bonheur serait pour moi la pire angoisse, et mon bonheur serait pour elles le plus morne supplice.


gudrid.

N’aimes-tu donc rien sur la terre ?


svanhild.

J’aime la blancheur.


thorunn.
Quel don espères-tu de la vie dans son printemps ?
svanhild.

La blancheur.


ermentrude.

Si le destin exauce miraculeusement ton espoir, si les cygnes sauvages reviennent, que feras-tu ?


svanhild.

Je les suivrai.


bergthora.

Jusqu’où les suivras-tu ?


svanhild.

Jusqu’aux limites du couchant.


hildigunn.

Quel est le but de ton rêve ?


svanhild.

Plus de blancheur.



Scène II


Une Passante entre, les mains pleines de fleurs, tête nue, les cheveux mêlés de thym et de brins d’herbes.


la passante.

Les routes sont magnifiquement larges. Je suis ivre de la poussière du chemin. J’ai dormi sur la bruyère, et, à travers mon rêve, j’aspirais le parfum des cimes. Les baies rouges et violettes ont apaisé ma faim, et la neige fondue m’a désaltérée. J’ai cueilli les roses des montagnes. J’ai dansé, nue dans le soleil. Existe-t-il sous l’azur du printemps quelque chose de plus beau que les lézards des rochers, les chardons bleus et mauves, l’étincellement entrevu des poissons et les nuances du soir ?


svanhild.

Il est quelque chose de plus beau.

la passante.

Que peut-il exister de plus beau sur la terre ?


svanhild.

Les nuages, la neige, la fumée, l’écume.


la passante.

Ne veux-tu point suivre, à mes côtés, la route libre comme l’horizon et vaste comme l’aurore ?


svanhild.

Non.


la passante.

Pourquoi ?

svanhild.

J’attends le retour des cygnes sauvages.

(La passante s’enfuit joyeusement.)



Scène III


Le soleil baisse. Le couchant illumine le ciel.
Le soir est gris et pâle.


bergthora.

Voici le soir. Combien les montagnes sont mystérieuses !


gudrid.

Que le silence est étrange !


hildigunn.
L’univers semble attendre.
svanhild, à elle-même.

Attendre… comme moi.


thorunn.

La Mort guette les égarés qui s’attardent dans les montagnes.


asgerd.

Les chemins sont périlleux lorsque la brume tombe des sommets.


svanhild, dans un grand cri.

Les cygnes ! les cygnes ! les cygnes !


toutes, les regards vers le lointain.

Nous ne voyons rien.

svanhild.

Le vent du Nord souffle dans leurs ailes… Ils ont franchi la mer, car l’écume argente leur plumage. Ils vont vers le large. Leurs ailes sont déployées et frémissantes comme des voiles… Entendez-vous le battement magnanime de leurs ailes ?


toutes.

Nous ne voyons que les blancs nuages qui passent au-dessus du fjord.


svanhild.

Ils sont plus beaux que les nuages. Ils vont vers les lumières boréales. Ils sont plus beaux que la neige. Comme leur vol est puissant et sonore ! Les entendez-vous passer ?


toutes.

Nous n’entendons que la brise du soir sur les fjords.


svanhild.
Je les suivrai ! Je les suivrai jusqu’aux limites du couchant !
asgerd.

Svanhild ! Les chemins sont périlleux, lorsque la brume tombe des sommets.


thorunn.

La Mort guette les égarés qui s’attardent sur les montagnes.


gudrid.

Songe aux brouillards qui voilent les abîmes.


svanhild.

Ô blancheur !

(Elle s’enfuit au fond de la brume.)


asgerd.

Elle se perdra dans le crépuscule.


gudrid.

Elle périra dans la nuit. Svanhild !

toutes, appelant.

Svanhild !


l’écho.

Svanhild !

(On entend un grand cri répercuté par l’écho.)


gudrid, avec angoisse.

L’abîme…