La Dame aux camélias/XVII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Jules JaninLévy (p. 223-234).

XVII


Le lendemain, Marguerite me congédia de bonne heure, me disant que le duc devait venir de grand matin, et me promettant de m’écrire dès qu’il serait parti, pour me donner le rendez-vous de chaque soir.

En effet, dans la journée, je reçus ce mot :

« Je vais à Bougival avec le duc ; soyez chez Prudence, ce soir, à huit heures. »

À l’heure indiquée, Marguerite était de retour, et venait me rejoindre chez Mme Duvernoy.

— Eh bien, tout est arrangé, dit-elle en entrant.

— La maison est louée ? demanda Prudence.

— Oui ; il a consenti tout de suite. Je ne connaissais pas le duc, mais j’avais honte de le tromper comme je le faisais.

— Mais ce n’est pas tout ! reprit Marguerite.

— Quoi donc encore ?

— Je me suis inquiétée du logement d’Armand.

— Dans la même maison ? demanda Prudence en riant.

— Non, mais au Point du Jour, où nous avons déjeuné, le duc et moi. Pendant qu’il regardait la vue, j’ai demandé à Mme Arnould, car c’est Mme Arnould qu’elle s’appelle, n’est-ce pas ? je lui ai demandé si elle avait un appartement convenable. Elle en a justement un, avec salon, antichambre et chambre à coucher. C’est tout ce qu’il faut, je pense. Soixante francs par mois. Le tout meublé de façon à distraire un hypocondriaque. J’ai retenu le logement. Ai-je bien fait ?

Je sautai au cou de Marguerite.

— Ce sera charmant, continua-t-elle, vous avez une clef de la petite porte, et j’ai promis au duc une clef de la grille qu’il ne prendra pas, puisqu’il ne viendra que dans le jour, quand il viendra. Je crois, entre nous, qu’il est enchanté de ce caprice qui m’éloigne de Paris pendant quelque temps, et fera taire un peu sa famille. Cependant, il m’a demandé comment moi, qui aime tant Paris, je pouvais me décider à m’enterrer dans cette campagne ; je lui ai répondu que j’étais souffrante et que c’était pour me reposer. Il n’a paru me croire que très imparfaitement. Ce pauvre vieux est toujours aux abois. Nous prendrons donc beaucoup de précautions, mon cher Armand ; car il me ferait surveiller là-bas, et ce n’est pas le tout qu’il me loue une maison, il faut encore qu’il paye mes dettes, et j’en ai malheureusement quelques-unes. Tout cela vous convient-il ?

— Oui, répondis-je en essayant de faire taire tous les scrupules que cette façon de vivre réveillait de temps en temps en moi.

— Nous avons visité la maison dans tous ses détails, nous y serons à merveille. Le duc s’inquiétait de tout : Ah ! mon cher, ajouta la folle en m’embrassant, vous n’êtes pas malheureux, c’est un millionnaire qui fait votre lit.

— Et quand emménagez-vous ? demanda Prudence.

— Le plus tôt possible.

— Vous emmenez votre voiture et vos chevaux ?

— J’emmènerai toute ma maison. Vous vous chargerez de mon appartement pendant mon absence. Huit jours après, Marguerite avait pris possession de la maison de campagne, et moi j’étais installé au Point du Jour.

Alors commença une existence que j’aurais bien de la peine à vous décrire.

Dans les commencements de son séjour à Bougival, Marguerite ne put rompre tout à fait avec ses habitudes, et comme la maison était toujours en fête, toutes ses amies venaient la voir ; pendant un mois il ne se passa pas de jour que Marguerite n’eût huit ou dix personnes à sa table. Prudence amenait de son côté tous les gens qu’elle connaissait, et leur faisait tous les honneurs de la maison, comme si cette maison lui eût appartenu.

L’argent du duc payait tout cela, comme vous le pensez bien, et cependant il arriva de temps en temps à Prudence de me demander un billet de mille francs, soi disant au nom de Marguerite. Vous savez que j’avais fait quelque gain au jeu ; je m’empressai donc de remettre à Prudence ce que Marguerite me faisait demander par elle, et, dans la crainte qu’elle n’eût besoin de plus que je n’avais, je vins emprunter à Paris une somme égale à celle que j’avais déjà empruntée autrefois, et que j’avais rendue très exactement.

Je me trouvai donc de nouveau riche d’une dizaine de mille francs, sans compter ma pension.

Cependant le plaisir qu’éprouvait Marguerite à recevoir ses amies se calma un peu devant les dépenses auxquelles ce plaisir l’entraînait, et surtout devant la nécessité où elle était quelquefois de me demander de l’argent. Le duc, qui avait loué cette maison pour que Marguerite s’y reposât, n’y paraissait plus, craignant toujours d’y rencontrer une joyeuse et nombreuse compagnie de laquelle il ne voulait pas être vu. Cela tenait surtout à ce que, venant un jour pour dîner en tête-à-tête avec Marguerite, il était tombé au milieu d’un déjeuner de quinze personnes qui n’était pas encore fini à l’heure où il comptait se mettre à table pour dîner. Quand, ne se doutant de rien, il avait ouvert la porte de la salle à manger, un rire général avait accueilli son entrée, et il avait été forcé de se retirer brusquement devant l’impertinente gaieté des filles qui se trouvaient là.

Marguerite s’était levée de table, avait été retrouver le duc dans la chambre voisine, et avait essayé, autant que possible, de lui faire oublier cette aventure ; mais le vieillard, blessé dans son amour-propre, avait gardé rancune : il avait dit assez cruellement à la pauvre fille qu’il était las de payer les folies d’une femme qui ne savait même pas le faire respecter chez elle, et il était parti fort courroucé.

Depuis ce jour on n’avait plus entendu parler de lui. Marguerite avait eu beau congédier ses convives, changer ses habitudes, le duc n’avait plus donné de ses nouvelles. J’y avais gagné que ma maîtresse m’appartenait plus complètement, et que mon rêve se réalisait enfin. Marguerite ne pouvait plus se passer de moi. Sans s’inquiéter de ce qui en résulterait, elle affichait publiquement notre liaison, et j’en étais arrivé à ne plus sortir de chez elle. Les domestiques m’appelaient monsieur, et me regardaient officiellement comme leur maître.

Prudence avait bien fait, à propos de cette nouvelle vie, force morale à Marguerite ; mais celle-ci avait répondu qu’elle m’aimait, qu’elle ne pouvait vivre sans moi, et quoi qu’il en dût advenir, elle ne renoncerait pas au bonheur de m’avoir sans cesse auprès d’elle, ajoutant que tous ceux à qui cela ne plairait pas étaient libres de ne pas revenir.

Voilà ce que j’avais entendu un jour où Prudence avait dit à Marguerite qu’elle avait quelque chose de très important à lui communiquer, et où j’avais écouté à la porte de la chambre où elles s’étaient renfermées.

Quelque temps après Prudence revint.

J’étais au fond du jardin quand elle entra ; elle ne me vit pas. Je me doutais, à la façon dont Marguerite était venue au-devant d’elle, qu’une conversation pareille à celle que j’avais déjà surprise allait avoir lieu de nouveau et je voulus l’entendre comme l’autre.

Les deux femmes se renfermèrent dans un boudoir et je me mis aux écoutes.

— Eh bien ? demanda Marguerite.

— Eh bien ? j’ai vu le duc.

— Que vous a-t-il dit ?

— Qu’il vous pardonnait volontiers la première scène, mais qu’il avait appris que vous viviez publiquement avec M. Armand Duval, et que cela il ne vous le pardonnerait pas. Que Marguerite quitte ce jeune homme, m’a-t-il dit, et comme par le passé je lui donnerai tout ce qu’elle voudra, sinon, elle devra renoncer à me demander quoi que ce soit.

— Vous avez répondu ?

— Que je vous communiquerais sa décision, et je lui ai promis de vous faire entendre raison. Réfléchissez, ma chère enfant, à la position que vous perdez et que ne pourra jamais vous rendre Armand. Il vous aime de toute son âme, mais il n’a pas assez de fortune pour subvenir à tous vos besoins, et il faudra bien un jour vous quitter, quand il sera trop tard et que le duc ne voudra plus rien faire pour vous. Voulez-vous que je parle à Armand ?

Marguerite paraissait réfléchir, car elle ne répondit pas. Le cœur me battait violemment en attendant sa réponse.

— Non, reprit-elle, je ne quitterai pas Armand, et je ne me cacherai pas pour vivre avec lui. C’est peut-être une folie, mais je l’aime ! que voulez-vous ? Et puis, maintenant il a pris l’habitude de m’aimer sans obstacle ; il souffrirait trop d’être forcé de me quitter ne fût-ce qu’une heure par jour. D’ailleurs, je n’ai pas tant de temps à vivre pour me rendre malheureuse et faire les volontés d’un vieillard dont la vue seule me fait vieillir. Qu’il garde son argent ; je m’en passerai.

— Mais comment ferez-vous ?

— Je n’en sais rien.

Prudence allait sans doute répondre quelque chose, mais j’entrai brusquement et je courus me jeter aux pieds de Marguerite, couvrant ses mains des larmes que me faisait verser la joie d’être aimé ainsi.

— Ma vie est à toi, Marguerite, tu n’as plus besoin de cet homme, ne suis-je pas là ? t’abandonnerais-je jamais et pourrais-je payer assez le bonheur que tu me donnes ? Plus de contrainte, ma Marguerite, nous nous aimons ! que nous importe le reste ?

— Oh ! oui, je t’aime, mon Armand ! murmura-t-elle en enlaçant ses deux bras autour de mon cou, je t’aime comme je n’aurais pas cru pouvoir aimer. Nous serons heureux, nous vivrons tranquilles, et je dirai un éternel adieu à cette vie dont je rougis maintenant. Jamais tu ne me reprocheras le passé, n’est-ce pas ?

Les larmes voilaient ma voix. Je ne pus répondre qu’en pressant Marguerite contre mon cœur.

— Allons, dit-elle en se retournant vers Prudence, et d’une voix émue, vous rapporterez cette scène au duc, et vous ajouterez que nous n’avons pas besoin de lui.

A partir de ce jour il ne fut plus question du duc. Marguerite n’était plus la fille que j’avais connue. Elle évitait tout ce qui aurait pu me rappeler la vie au milieu de laquelle je l’avais rencontrée. Jamais femme, jamais sœur n’eut pour son époux ou pour son frère l’amour et les soins qu’elle avait pour moi. Cette nature maladive était prête à toutes les impressions, accessible à tous les sentiments. Elle avait rompu avec ses amies comme avec ses habitudes, avec son langage comme avec les dépenses d’autrefois. Quand on nous voyait sortir de la maison pour aller faire une promenade dans un charmant petit bateau que j’avais acheté, on n’eût jamais cru que cette femme vêtue d’une robe blanche, couverte d’un grand chapeau de paille, et portant sur son bras la simple pelisse de soie qui devait la garantir de la fraîcheur de l’eau, était cette Marguerite Gautier qui, quatre mois auparavant, faisait bruit de son luxe et de ses scandales.

Hélas ! nous nous hâtions d’être heureux, comme si nous avions deviné que nous ne pouvions pas l’être longtemps.

Depuis deux mois nous n’étions même pas allés à Paris. Personne n’était venu nous voir, excepté Prudence, et cette Julie Duprat dont je vous ai parlé, et à qui Marguerite devait remettre plus tard le touchant récit que j’ai là.

Je passai des journées entières aux pieds de ma maîtresse. Nous ouvrions les fenêtres qui donnaient sur le jardin, et regardant l’été s’abattre joyeusement dans les fleurs qu’il fait éclore et sous l’ombre des arbres ; nous respirions à côté l’un de l’autre cette vie véritable que ni Marguerite ni moi nous n’avions comprise jusqu’alors.

Cette femme avait des étonnements d’enfant pour les moindres choses. Il y avait des jours où elle courait dans le jardin, comme une fille de dix ans, après un papillon ou une demoiselle. Cette courtisane, qui avait fait dépenser en bouquets plus d’argent qu’il n’en faudrait pour faire vivre dans la joie une famille entière, s’asseyait quelquefois sur la pelouse, pendant une heure, pour examiner la simple fleur dont elle portait le nom.

Ce fut pendant ce temps-là qu’elle lut si souvent Manon Lescaut. Je la surpris bien des fois annotant ce livre ; et elle me disait toujours que lorsqu’une femme aime, elle ne peut pas faire ce que faisait Manon.

Deux ou trois fois le duc lui écrivit. Elle reconnut l’écriture et me donna les lettres sans les lire.

Quelquefois les termes de ces lettres me faisaient venir les larmes aux yeux.

Il avait cru, en fermant sa bourse à Marguerite, la ramener à lui ; mais quand il avait vu l’inutilité de ce moyen, il n’avait pas pu y tenir ; il avait écrit, redemandant, comme autrefois, la permission de revenir, quelles que fussent les conditions mises à ce retour.

J’avais donc lu ces lettres pressantes et réitérées, et je les avais déchirées, sans dire à Marguerite ce qu’elles contenaient, et sans lui conseiller de revoir le vieillard, quoiqu’un sentiment de pitié pour la douleur du pauvre homme m’y portât ; mais je craignis qu’elle ne vît dans ce conseil le désir, en faisant reprendre au duc ses anciennes visites, de lui faire reprendre les charges de la maison ; je redoutais par-dessus tout qu’elle me crût capable de dénier la responsabilité de sa vie dans toutes les conséquences où son amour pour moi pouvait l’entraîner.

Il en résulta que le duc, ne recevant pas de réponse, cessa d’écrire, et que Marguerite et moi nous continuâmes à vivre ensemble sans nous occuper de l’avenir.