La Dame de Monsoreau/92

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Le Siècle (p. 218-220).


CHAPITRE XCII.

COMMENT FRÈRE GORENFLOT SE TROUVA PLUS QUE JAMAIS ENTRE LA POTENCE ET L’ABBAYE.


L’aventure de la conspiration fut jusqu’au bout une comédie ; les Suisses, placés à l’embouchure de ce fleuve d’intrigue, non plus que les gardes françaises embusqués à son confluent et qui avaient tendu là leurs filets pour y prendre les gros conspirateurs, ne purent pas même saisir le fretin.

Tout le monde avait filé par le passage souterrain.

Ils ne virent donc rien sortir de l’abbaye ; ce qui fit qu’aussitôt la porte enfoncée, Crillon se mit à la tête d’une trentaine d’hommes et fit invasion dans Sainte-Geneviève avec le roi.

Un silence de mort régnait dans les vastes et sombres bâtiments. Crillon, en homme de guerre expérimenté, eût mieux aimé un grand bruit ; il craignait quelque embûche.

Mais en vain se couvrit-on d’éclaireurs, en vain ouvrit-on les portes et les fenêtres, en vain fouilla-t-on la crypte, tout était désert.

Le roi marchait des premiers, l’épée à la main, criant à tue-tête :

— Chicot ! Chicot !

Personne ne répondait.

— L’auraient-ils tué ? disait le roi. Mordieu ! ils me paieraient mon fou le prix d’un gentilhomme.

— Vous avez raison, Sire, répondit Crillon, car c’en est un, et des plus braves.

Chicot ne répondait pas, parce qu’il était occupé à fustiger M. de Mayenne, et qu’il prenait un si grand plaisir à cette occupation, qu’il ne voyait ni n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui.

Cependant, lorsque le duc eut disparu, lorsque Gorenflot fut évanoui, comme rien ne préoccupait plus Chicot, il entendit appeler et reconnut la voix royale.

— Par ici, mon fils, par ici ! cria-t-il de toute sa force, en essayant de remettre au moins Gorenflot sur son derrière.

Il y parvint et l’adossa contre un arbre.

La force qu’il était obligé d’employer à cette œuvre charitable ôtait à sa voix une partie de sa sonorité ; de sorte que Henri crut un instant remarquer que cette voix arrivait à lui empreinte d’un accent lamentable.

Il n’en était cependant rien, Chicot, au contraire, était dans toute l’exaltation du triomphe ; seulement voyant le piteux état du moine, il se demandait s’il fallait faire percer à jour cette traîtresse bedaine, ou user de clémence envers ce volumineux tonneau.

Il regardait donc Gorenflot comme, pendant un instant, Auguste eût regardé Cinna.

Gorenflot revenait peu à peu à lui, et, si stupide qu’il fût, il ne l’était pas cependant au point de se faire illusion sur ce qui l’attendait ; d’ailleurs, il ne ressemblait pas mal à ces sortes d’animaux incessamment menacés par les hommes, qui sentent instinctivement que jamais la main ne les touche que pour les battre, que jamais la bouche ne les effleure que pour les manger.

Ce fut dans cette disposition intérieure d’esprit qu’il rouvrit les yeux.

— Seigneur Chicot, s’écria-t-il.

— Ah ! ah ! fit le Gascon, tu n’es donc pas mort ?

— Mon bon seigneur Chicot, continua le moine en faisant un effort pour joindre les deux mains devant son énorme ventre, est-il donc possible que vous me livriez à mes persécuteurs, moi Gorenflot ?

— Canaille, dit Chicot avec un accent de tendresse mal déguisée.

Gorenflot se mit à hurler. Après être parvenu à joindre les mains, il essayait de se les tordre.

— Moi qui ai fait avec vous de si bons dîners, cria-t-il en suffoquant ; moi qui buvais si gracieusement, selon vous, que vous m’appeliez toujours le roi des éponges ; moi qui aimais tant les poulardes que vous commandiez à la Corne-d’Abondance, que je n’en laissais jamais que les os.

Ce dernier trait parut le sublime du genre à Chicot, et le détermina tout à fait pour la clémence.

— Les voilà ! juste Dieu ! cria Gorenflot en essayant de se relever, mais sans pouvoir en venir à bout ; les voilà ! ils viennent, je suis mort ! Oh ! bon seigneur Chicot, secourez-moi !

Et le moine, ne pouvant parvenir à se relever, se jeta, ce qui était plus facile, la face contre terre.

— Relève-toi, dit Chicot.

— Me pardonnez-vous ?

— Nous verrons.

— Vous m’avez tant battu que cela peut passer comme ça.

Chicot éclata de rire. Le pauvre moine avait l’esprit si troublé, qu’il avait cru recevoir les coups remboursés à Mayenne.

— Vous riez, bon seigneur Chicot ? dit-il.

— Eh sans doute, je ris, animal !

— Je vivrai donc ?

— Peut-être.

— Enfin, vous ne ririez pas si votre Gorenflot allait mourir.

— Cela ne dépend pas de moi, dit Chicot, cela dépend du roi ; le roi seul a droit de vie et de mort.

Gorenflot fit un effort, et parvint à se caler sur ses deux genoux.

En ce moment, les ténèbres furent envahies par une splendide lumière ; une foule d’habits brodés et d’épées flamboyantes aux lueurs des torches, entoura les deux amis.

— Ah ! Chicot ! mon cher Chicot ! s’écria le roi, que je suis aise de te revoir !

— Vous entendez, mon bon monsieur Chicot, dit tout bas le moine, ce grand prince est heureux de vous revoir.

— Eh bien !

— Eh bien ! dans son bonheur, il ne vous refusera point ce que vous lui demanderez ; demandez-lui ma grâce.

— Au vilain Hérodes ?

— Oh ! oh ! silence, cher monsieur Chicot !

— Eh bien, sire, demanda Chicot en se retournant vers le roi, combien en tenez-vous ?

Confiteor ! disait Gorenflot.

— Pas un, répliqua Crillon. Les traîtres ! il faut qu’ils aient trouvé quelque ouverture à nous inconnue.

— C’est probable, dit Chicot.

— Mais tu les as vus ? dit le roi.

— Certainement que je les ai vus.

— Tous ?

— Depuis le premier jusqu’au dernier.

Confiteor ! répétait Gorenflot, qui ne pouvait sortir de là.

— Tu les as reconnus, sans doute ?

— Non, sire.

— Comment, tu ne les as pas reconnus ?

— C’est-à-dire, je n’en ai reconnu qu’un seul, et encore…

— Et encore ?

— Ce n’était pas à son visage, Sire.

— Et lequel as-tu reconnu ?

— M. de Mayenne.

— M. de Mayenne ? Celui à qui tu devais…

— Eh bien ! nous sommes quittes, sire.

— Ah ! conte-moi donc cela, Chicot !

— Plus tard, mon fils, plus tard ; occupons-nous du présent.

Confiteor ! répétait Gorenflot.

— Ah ! vous avez fait un prisonnier, dit tout à coup Crillon en laissant tomber sa large main sur Gorenflot, qui, malgré la résistance que présentait sa masse, plia sous le coup.

Le moine perdit la parole.

Chicot tarda à répondre, permettant que, pour un moment, toutes les angoisses qui naissent de la plus profonde terreur vinssent habiter le cœur du malheureux moine.

Gorenflot faillit s’évanouir une seconde fois en voyant autour de lui tant de colères inassouvies.

Enfin, après un moment de silence pendant lequel Gorenflot crut entendre bruire à son oreille la trompette du jugement dernier :

— Sire, dit Chicot, regardez bien ce moine.

Un des assistants approcha une torche du visage de Gorenflot ; celui-ci ferma les yeux pour avoir moins à faire en passant de ce monde dans l’autre.

— Le prédicateur Gorenflot ? s’écria Henri.

Confiteor, Confiteor, Confiteor, répéta vivement le moine.

— Lui-même, répondit Chicot.

— Celui qui…

— Justement, interrompit le Gascon.

— Ah ! ah ! fit le roi d’un air de satisfaction.

On eût recueilli la sueur avec une écuelle sur les joues de Gorenflot.

Et il y avait de quoi, car on entendait sonner les épées, comme si le fer lui-même eût été doué de vie et ému d’impatience.

Quelques-uns s’approchèrent menaçants.

Gorenflot les sentit plutôt qu’il ne les vit venir, et poussa un faible cri.

— Attendez, dit Chicot, il faut que le roi sache tout.

Et prenant Henri à l’écart :

— Mon fils, lui dit-il tout bas, rends grâce au Seigneur d’avoir permis à ce saint homme de naître, il y a quelque trente-cinq ans ; car c’est lui qui nous a sauvés tous.

— Comment cela ?

— Oui, c’est lui qui m’a raconté le complot depuis alpha jusqu’à oméga.

— Quand cela ?

— Il y a huit jours à peu près, de sorte que si jamais les ennemis de Votre Majesté le trouvaient, ce serait un homme mort.

Gorenflot n’entendit que les derniers mots.

— Un homme mort !

Et il tomba sur ses deux mains.

— Digne homme, dit le roi en jetant un bienveillant coup d’œil sur cette masse de chair, qui, aux regards de tout homme sensé, ne représentait qu’une somme de matière capable d’absorber et d’éteindre les brasiers d’intelligence ; digne homme, nous le couvrirons de notre protection !

Gorenflot saisit au vol ce regard miséricordieux, et demeura, comme le masque du parasite antique, riant d’un côté jusqu’aux dents et pleurant de l’autre jusqu’aux oreilles.

— Et tu feras bien, mon roi, répondit Chicot, car c’est un serviteur des plus étonnants.

— Que penses-tu donc qu’il faille faire de lui ? demanda le roi.

— Je pense que tant qu’il sera dans Paris, il courra gros risque.

— Si je lui donnais des gardes ? dit le roi.

Gorenflot entendit cette proposition de Henri.

— Bon ! dit-il, il paraît que j’en serai quitte pour la prison. J’aime encore mieux cela que l’estrapade ; et, pourvu qu’on me nourrisse bien !

— Non pas, dit Chicot, inutile ; il suffit que tu me permettes de l’emmener.

— Où cela ?

— Chez moi.

— Eh bien ! emmène-le, et reviens au Louvre, où je vais retrouver nos amis, pour les préparer au jour de demain.

— Levez-vous, mon révérend père, dit Chicot au moine.

— Il raille, murmura Gorenflot ; mauvais cœur !

— Mais relève-toi donc, brute ! reprit tout bas le Gascon en lui donnant un coup de genou au derrière.

— Ah ! j’ai bien mérité cela ! s’écria Gorenflot.

— Que dit-il donc ? demanda le roi.

— Sire, reprit Chicot, il se rappelle toutes ses fatigues, il énumère toutes ses tortures, et comme je lui promets la protection de Votre Majesté, il dit dans la conscience de ce qu’il vaut : J’ai bien mérité cela !

— Pauvre diable ! dit le roi : aies-en bien soin, au moins, mon ami.

— Ah ! soyez tranquille, Sire ; quand il est avec moi, il ne manque de rien.

— Ah ! monsieur Chicot ! s’écria Gorenflot, mon cher monsieur Chicot, où me mène-t-on ?

— Tu le sauras tout à l’heure. En attendant, remercie Sa Majesté, monstre d’iniquités ! remercie.

— De quoi ?

— Remercie, te dis-je !

— Sire, balbutia Gorenflot, puisque votre gracieuse Majesté…

— Oui, dit Henri, je sais tout ce que vous avez fait dans votre voyage de Lyon, pendant la soirée de la Ligue, et aujourd’hui enfin. Soyez tranquille, vous serez récompensé selon vos mérites.

Gorenflot poussa un soupir.

— Où est Panurge ? demanda Chicot.

— Dans l’écurie, pauvre bête.

— Eh bien, va le chercher, monte dessus et reviens me trouver ici.

— Oui, monsieur Chicot.

Et le moine s’éloigna le plus vite qu’il put, étonné de ne pas être suivi par des gardes.

— Maintenant, mon fils, dit Chicot, garde vingt hommes pour ton escorte, et détaches-en dix autres avec M. de Crillon.

— Où dois-je les envoyer ?

— À l’hôtel d’Anjou, et qu’on t’amène ton frère.

— Pourquoi cela ?

— Pour qu’il ne se sauve pas une seconde fois.

— Est-ce que mon frère…

— T’es-tu mal trouvé d’avoir suivi mes conseils aujourd’hui ?

— Non, par la mordieu !

— Eh bien ! fais ce que je te dis.

Henri donna l’ordre au colonel des gardes françaises de lui amener le duc d’Anjou au Louvre.

Crillon, qui n’avait pas une profonde tendresse pour le prince, partit aussitôt.

— Et toi ? dit Henri.

— Moi, j’attends mon saint.

— Et tu me rejoins au Louvre ?

— Dans une heure.

— Alors je te quitte.

— Va, mon fils.

Henri partit avec le reste de la troupe.

Quant à Chicot, il s’achemina vers les écuries, et, comme il entrait dans la cour, il vit apparaître Gorenflot monté sur Panurge.

Le pauvre diable n’avait pas même eu l’idée d’essayer de se soustraire au sort qui l’attendait.

— Allons, allons, dit Chicot en prenant Panurge par la longe, — dépêchons, on nous attend.

Gorenflot ne fit pas l’ombre de la résistance, seulement il versait tant de larmes, qu’on eût pu le voir maigrir à vue d’œil.

— Quand je le disais, murmurait-il, quand je le disais !

Chicot tirait Panurge à lui, tout en haussant les épaules.