La Daniella/23

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XXIII


9 avril, villa Mondragone.

Je vous écris au crayon dans des ruines. Toujours des ruines ! J’aime beaucoup l’endroit où je suis ; j’y peux passer la journée entière dans un immense palais abandonné, dont j’ai les clefs à ma ceinture. Mais j’ai bien des choses à vous raconter, et je reprends mon récit où je l’ai laissé l’autre jour.

En dînant, pour ainsi dire, avec la Mariuccia, qui s’assied auprès de ma chaise pendant que je mange, j’arrivai, je ne sais comment, à reparler du vœu de la Daniella.

— Ainsi, disais-je, elle ne parlera à aucun homme avant le jour de Pâques ?

— Je n’ai pas dit comme cela. J’ai dit qu’elle ne parlerait pas à son amant avant d’avoir fait toutes ses dévotions ; mais je n’ai pas dit que, tout de suite après, elle recommencerait à lui parler.

— Ah ! oui-da ! Ainsi ce pauvre amant est condamné à attendre son bon plaisir ?

— Ou celui de la madone.

— Ah ! il arrivera un moment où la madone fera savoir qu’elle autorise… ?

— Quand toutes les fleurs seront séchées et tombées… Mais je vous en dis trop ; vous êtes un hérétique, un païen, un mahométan ! Vous ne devez rien savoir de tout cela.

Je pressai la bonne fille de s’expliquer. Elle aime à causer, et elle céda. J’appris donc que les rigueurs de la Daniella dureraient aussi longtemps que les fleurs piquées par elle dans le grillage qui protège la madone de la Tomba-di-Lucullo ne seraient pas entièrement tombées en poussière ou emportées par le vent, disparues, en un mot.

Il me vint à l’esprit de faire une folie des plus innocentes. Sur le minuit, je mis le nez à la fenêtre : il pleuvait, la nuit était noire. Le vent soufflait avec force. Toute la ville de Frascati dormait. Je m’enveloppai de mon caban, je sortis facilement de l’enclos. En escaladant les rochers au-dessus de la petite cascade, je me trouvai de plain-pied sur le chemin, vis-à-vis le parc de la villa Aldobrandini. Redescendre jusqu’à la tombe de Lucullus fut l’affaire de quelques instants. Je n’avais pas rencontré une âme. Sans la lampe qui l’éclaire toute la nuit, j’aurais eu quelque peine à retrouver, dans les ténèbres, la petite fresque de la madone. Ce pâle rayon me permit de reconnaître les jonquilles que j’avais très-bien remarquées, la veille, dans les mains de la Daniella, au moment où, avec son sourire mystérieux, elle avait accompli cette dévotion devant moi. Je respectai les violettes et les anémones des autres jeunes filles, mais j’enlevai avec soin, jusqu’à la dernière, les jonquilles flétries de mon amoureuse, et je les mis dans ma poche. Ce larcin perpétré, je descendais de la borne sur laquelle j’étais grimpé pour atteindre le grillage, lorsqu’une voix d’homme fit entendre l’exclamation suivante :

Cristo ! quel est le brigand qui profane la sainte image de la Vierge ?

Dans ce pays d’espionnage et de délation, mon espièglerie sentimentale pouvait être incriminée et m’attirer quelque désagrément. J’eus la présence d’esprit de ne pas me retourner et de souffler rapidement la petite lampe. Enhardi par ma prudence, l’inconnu m’accabla d’un déluge d’injures pieuses : j’étais un chien, un fils de chien, un Turc, un juif, un Lucifer ; je méritais d’être pendu, écartelé, et mille autres douceurs. J’avais bonne envie de régaler le dos du saint homme, quel qu’il fût, d’une série de répliques muettes proportionnées à l’éloquence de son indignation ; mais la raison me conseillait de profiter des ténèbres pour m’esquiver sans l’attirer sur mes traces.

C’est le parti que j’allais prendre, lorsque je me sentis saisir le bras par une main incertaine, qui m’avait cherché à tâtons contre le mur. Je n’hésitai plus alors à me débarrasser du curieux par un mirifique coup de poing, accompagné d’un plantureux coup de pied qui l’atteignit n’importe où. Je l’entendis trébucher contre la borne, glisser et tomber n’importe dans quoi ; ce qui me permit de jouer des jambes et de rentrer chez moi sans m’être trahi par une seule parole. Comme le quidam m’avait paru passablement ivre, je ne pensai pas qu’après avoir fait un somme dans la boue où je l’avais décidé à se coucher, il se souvint de l’aventure.

La journée du vendredi saint s’annonçant pluvieuse et sombre ; je me permis de dormir la grasse matinée. La Mariuccia, s’impatientant contre ma paresse, entra dans ma chambre, et, quand je m’éveillai, je la vis, méditant sur ma chaussure crottée et sur mon caban encore humide.

— Eh bien ! Mariuccia, qu’y a-t-il ? lui dis-je en me frottant les yeux.

— Il y a que vous êtes sorti cette nuit ! répondit-elle d’un air de consternation si comique, que je ne pus m’empêcher d’en rire. — Oui, oui, riez ! reprit-elle : vous avez fait là une belle affaire !

Et, comme j’essayais de nier, elle me montra les jonquilles flétries, que j’avais mises sur la cheminée.

— Eh bien ! après ? que voulez-vous ?

— Que ces fleurs-là étaient sur le grillage de la sainte madone, et que vous avez été, cette nuit, les retirer, pour empêcher ma nièce de tenir son vœu. Voilà les amoureux ! Mais, malheureux enfant, vous avez fait là un péché mortel ; vous avez outragé la sainte madone ; vous avez éteint la lampe, et, ce qu’il y a de pis, c’est que vous avez été vu.

— Par qui ?

— Par mon neveu Masolino, le frère de la Daniella, le plus méchant homme qu’il y ait à Frascati. Heureusement, il avait bu, selon sa coutume, et il ne vous a pas reconnu ; mais il a déjà fait son rapport, et je suis sûre que les soupçons pèseront sur vous, parce que vous êtes le seul étranger qu’il y ait maintenant dans le pays. On enverra des espions ici pour me questionner. Donnez-moi ce caban que je le cache, et brûlez-moi bien vite ces maudites fleurs.

— À quoi bon ? Dites la vérité. Je n’ai fait aucune profanation. J’ai pris ces fleurs pour taquiner une jeune fille qu’il n’est pas nécessaire de nommer…

— Et vous croyez que l’on ne se doutera pas de son nom ? On prétend que l’on vous a vu entrer avant-hier dans la maison qu’habite ma nièce. Est-ce vrai, cela ?

— La Mariuccia est si brave femme, que je n’hésitai pas à me confesser. Elle fut touchée de ma sincérité, et je ris, du reste, qu’elle était flattée de mon goût pour sa nièce.

— Allons, allons, dit-elle, il ne faut plus faire de pareilles imprudences. Si Masolino vous eût surpris dans la chambre de sa sœur, il vous eût tué.

— Je ne crois pas, ma chère ! Sans me piquer d’être un champion bien robuste, je le suis assez pour me défendre d’un ivrogne ; et il est heureux pour votre neveu que je ne l’aie pas rencontré, cette nuit, en haut de l’escalier de la maison dont vous parlez.

Cristo ! l’auriez-vous frappé, cette nuit ?

— J’espère que oui. Il m’avait beaucoup insulté, et il mettait la main sur moi. Je me suis débarrassé de lui sans peine.

— Il ne s’est pas vanté de cela ! Peut-être ne l’a-t-il pas senti : les ivrognes ont le corps si souple ! Mais il n’était pas assez ivre, cependant, pour ne pas voir et entendre. Avez-vous parlé ?

— Non.

— Pas un mot ?

— Pas une syllabe ?

— C’est bien ! mais, pour l’amour de Dieu et de vous-même, n’avouez rien à personne… S’il se souvient d’avoir été battu, et s’il apprend que c’est par vous, il s’en vengera !

— Je l’attends de pied ferme ; mais je veux tout savoir, Mariuccia ! Votre neveu est-il homme à vouloir exploiter mon inclination pour sa sœur ?

— Masolino Belli est capable de tout.

— Mais quel intérêt peut-il avoir à me vouloir pour beau-frère ? Je ne suis pas riche, vous le voyez bien !

— Allons donc ! Vous savez peindre, et, avec cela, on gagne toujours de quoi être bien habillé, bien logé et bien nourri comme vous voilà. Tout est relatif. Vous êtes très-riche en comparaison de n’importe quel artisan de Frascati, et, si Masolino se mettait dans la tête de vous faire épouser sa sœur, ou de vous forcer à donner de l’argent, il sait bien qu’un cavaliere comme vous trouve toujours à gagner ou à emprunter une centaine d’écus romains pour sauver sa vie d’un guet-apens.

— Merci, ma chère Mariuccia ! Me voilà renseigné, et je sais à qui j’ai affaire. Messire Masolino Belli n’a qu’à bien se tenir ; j’aurai toujours une centaine de coups de bâton français à son service.

— Ne riez pas avec cela. Ils peuvent se mettre dix contre vous. Le mieux, mon cher enfant, sera de vous bien cacher dans vos amours, et de ne jamais voir la petite hors de cette maison-ci, où mon neveu ne met jamais les pieds.

— Et qui l’en empêche ?

— Moi, qui le lui ai défendu une fois pour toutes. Il ne se gênerait pas pour me désobéir et me frapper, s’il ne me devait quelque argent ; mais je le tiens par la crainte d’avoir à me payer.

Par la suite de la conversation, j’appris, sur ce fameux Masolino, des détails assez curieux. Cet homme n’est peut-être pas toujours aussi réellement ivre qu’il le paraît. Son existence est mystérieuse. Il est censé demeurer à Frascati ; mais on ne sait jamais précisément où il est. Sa famille passe fort bien un mois et plus sans l’apercevoir. Il occupe une chambre dans la maison où Daniella est établie ; mais personne n’entre jamais dans cette chambre, et, si l’on frappe à la porte, qu’il y soit ou non, il ne répond jamais. Ses absences et ses apparitions sont tout à fait imprévues. Il est toujours censé boire en secret dans quelque cabaret du lieu ou des environs, avec des amis. C’est une habitude de cachotterie qu’il a prise pour échapper aux réprimandes de sa femme, et qu’il a gardée depuis qu’il est veuf ; mais sa femme disait autrefois qu’il devait cacher ses orgies dans quelque souterrain inconnu, dans quelque lieu inaccessible, car elle l’avait maintes fois cherché des semaines entières, jusque dans les égouts de la ville, sans retrouver aucune trace de lui. Quand il reparaissait, il lui échappait des paroles qui pouvaient faire croire qu’il venait de loin ; mais, quelque pris de vin qu’il fût ou qu’il parût être, jamais son secret ne s’était formulé clairement. Il a exercé dans sa jeunesse la profession de corroyeur ; mais, depuis une dizaine d’années, il n’a fait œuvre de ses bras, et on ne sait de quoi il a vécu.

— Il faut pourtant, ajoute la Mariuccia, qu’il ait plus que le nécessaire, puisqu’il trouve moyen de boire plus que sa soif.

D’après tous ces renseignements, je soupçonne ce galantuomo d’être un faux ivrogne, ou de s’adonner à la boisson dans ses moments perdus. Je pense que le fond de son existence est le brigandage ou l’espionnage ; peut-être l’un et l’autre, car il paraît qu’autour de Rome ces deux professions ne sont pas incompatibles.

Ce qui m’importait plus que tout ceci, c’était de savoir si la Daniella se croirait suffisamment relevée de son vœu pour reparaître à Piccolomini, et je l’attendais avec une vive impatience. Chaque fois que sonnait la cloche de la grille, je courais à ma croisée ; mais c’était une suite de visites de commères ou de voisines, qui venaient s’entretenir avec la Mariuccia des affaires de la maison et de la propriété Piccolomini, de la taille des oliviers ou de la vigne, de la lessive, de l’emmagasinement des pois, du sermon de fra Sinforiano, et, par occasion, de la profanation de la madone. J’entendais les conversations établies sur le perron, et il me sembla que plusieurs de ces personnages étaient plus curieux que de raison. La Mariuccia m’avait dit : « Dans notre pays, on ne sait jamais qui est espion ou qui ne l’est pas.» J’admirai l’adresse et le sang-froid des réponses de la bonne fille, et j’entendis même qu’elle me faisait passer pour malade depuis la veille.

— Le pauvre enfant, disait-elle, a eu la fièvre cette nuit, et je l’ai veillé, sans le quitter, jusqu’au jour.

Mon alibi ainsi constaté, les questionneurs se retiraient plus ou moins persuadés.

Enfin, la Mariuccia vint m’annoncer qu’elle allait visiter les chapelles du saint-sépulcre, et qu’elle me priait de n’ouvrir à personne, pas même à sa nièce, si je la voyais paraître à la grille.

— Oh ! pour cela, je ne vous le promets pas du tout, lui dis-je.

— Il faut me le promettre, reprit-elle. La Daniella a une clef, et, si elle veut venir, elle viendra sans que vous tiriez la corde de ma fenêtre. Dans votre impatience, il ne faut pas vous montrer à ceux qui pourraient passer devant la grille dans ce moment-là.

Quand la Mariuccia fut sortie, je descendis au jardin, malgré la pluie, pour examiner le local sous un rapport que je n’avais pas encore songé à constater, à savoir si on pouvait y entretenir une intrigue avec mystère et sécurité. Je vis que cela était impossible, à moins que les gens de la maison, c’est-à-dire la Mariuccia, la vieille Rosa, et les quatre ouvriers employés au jardin et aux terres adjacentes fussent dans la confidence ; pourvu que le jardin eût une clôture réelle au delà du potager ; pourvu que l’on n’entrât et ne sortît point par la grille à claire-voie qui donne en pleine rue ; pourvu, enfin, que l’on ne risquât point de rendez-vous tous les jours de fête et les dimanches, parce que, ces jours-là, l’autre grille de Piccolomini, qui donne sur la via Aldobrandini, est ouverte au public, et que le haut du jardin sert de promenade ou de passage aux gens de la ville.

Je conclus de mes observations que le secret de mes relations futures avec la stiratrice était une plaisanterie, et j’avoue que j’entrai en méfiance contre les avertissements et les précautions illusoires de la bonne Mariuccia.

Je remontai à mon grenier, bien résolu, quand même, à risquer l’aventure, dès que je serais assuré du courage et de la résolution de ma complice.

Mais quoi ! elle était là, dans ma chambre, elle m’attendait. Elle était entrée par une porte de dégagement que je ne connaissais pas et qui aboutit aux caves de la maison. Elle avait ma bague au doigt. Ses beaux cheveux étaient ondés avec soin. Malgré une robe noire et une tenue de dévote, elle avait l’œil brillant et le sourire voluptueux d’une fiancée vivement éprise. Je me sentais violemment épris pour mon compte. J’avais soif de ses baisers ; mais elle se déroba à mes caresses.

— Vous m’avez relevée de mon vœu, dit-elle ; vous êtes venu jusque dans ma chambre m’apporter l’anneau du mariage… Laissez-moi faire mes pâques ; après cela, nous serons unis.

Je retombai du ciel en terre.

— Le mariage ? m’écriai-je ; le mariage ?…

Elle m’interrompit par son beau rire harmonieux et frais. Puis elle reprit sérieusement :

— Le mariage des cœurs, le mariage devant Dieu. Je sais bien que c’est un péché de se passer de prêtre et de témoins, mais c’est un péché que Dieu pardonne quand on s’aime.

— Il est donc bien vrai que vous m’aimez, chère enfant ?

— Vous verrez ! Je ne puis vous rien dire encore. Il faut que je pense à mon salut, et que je tourne mon cœur vers Dieu si ardemment, qu’il bénisse nos amours et nous pardonne d’avance la faute que nous voulons commettre. Je prierai pour nous deux, et je prierai si bien, qu’il ne nous arrivera point de malheur. Mais, pour aujourd’hui, ne me dites rien, ne me tentez pas, il faut que je me confesse, que je me repente et que je reçoive l’absolution pour le passé et pour l’avenir.

Tel fut le résumé de l’étrange système de piété de cette Italienne. J’avais bien oui dire que ces femmes-là voilaient l’image de la Vierge en ouvrant la porte à leurs amants ; mais je n’avais pas l’idée d’un repentir par anticipation et d’un péché réservé, comme ceux dont j’entendais parler avec tant d’assurance et de conviction. J’essayai de combattre cette religion facile ; mais je la trouvai très-obstinée, et je fus véhémentement accusé de manquer d’amour, parce que je manquais de foi.

— Adieu, me dit-elle ; l’heure du sermon sonne, et j’ai encore trois chapelles à visiter aujourd’hui. Demain, vous ne me verrez pas, ni dimanche non plus. Je ne suis venue que pour vous dire de ne pas faire d’imprudence, et de ne pas chercher à me voir, parce que, d’une part, je dois me sanctifier, et que, de l’autre, mon frère est à Frascati.

— Dites-moi, Daniella, est-il vrai que votre frère vous maltraiterait s’il me voyait occupé de vous ?

— Oui, quand ce ne serait que pour savoir s’il peut vous effrayer.

— Vous avez donc l’expérience de ce qu’il peut faire en pareil cas ?

— Oui, à propos de vous. Il a déjà entendu dire que le Français de Piccolomini était venu dans notre maison, et il m’a fait, ce matin, de terribles menaces. Vous me défendriez contre lui, je le sais ; mais vous ne serez pas toujours là, et les coups seraient pour moi.

— Alors, je serai prudent, je vous le jure !

Le roulement d’une voiture et le sonde la cloche interrompirent la conversation.

— C’est lord B*** qui vient vous voir, dit-elle après avoir regardé furtivement par la fenêtre ; je reconnais son chien jaune. Lord B*** vient sûrement vous chercher pour vous faire voir le jour de Pâques à Rome ; allez-y, vous me rendrez service ; mais revenez le soir !

— Vous n’êtes donc plus jalouse de… ?

— De la Medora ?… N’ai-je pas votre anneau ? Si, après cela, vous étiez capable de me tromper, je vous mépriserais tant, que je ne vous aimerais plus.