La Daniella/37

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XXXVII


— À présent que vous connaissez nos circonstances, continua le docteur, il faut vous avouer que votre arrivée à Mondragone nous a passablement gênés et contrariés. Nous y étions depuis huit jours, et nous y étions bien. Pouvant pénétrer à toute heure dans l’intérieur du château, sauf à battre en retraite par le petit cloître, en cas d’une ronde de madame Olivia, nous étions plus libres et plus gais. Depuis que vous vous êtes emparé de notre promenoir, il nous a fallu aller prendre l’air, à nos risques et périls, sous divers déguisements, dans les jardins et dans la campagne ; mais tout allait passablement encore, et le prince avait décidé la signora qui s’intéresse à lui à fuir avec nous, lorsque le cardinal s’est imaginé de s’opposer à une visite domiciliaire que l’on voulait faire à Mondragone et que nous appelions de tous nos vœux, n’ayant rien à en redouter dans ce sanctuaire du terrazzone.

J’interrompis le docteur pour m’accuser d’être encore la cause innocente de cette contrariété.

— Non, non, reprit-il, le cardinal n’est pas homme à s’intéresser à vous à ce point-là. Il aime trop les Allemands et les Russes pour ne pas détester les Français. Il n’a étendu sur vous sa protection que parce que vous pouviez lui servir à cacher le véritable motif de sa conduite. Mais cet ordre de respecter l’intérieur du palais aurait pu vous coûter cher, puisque, ne sachant nullement que nous étions à même de fuir par des chemins invisibles, il nous a tous exposés à un blocus interminable de la part de l’autorité locale, laquelle comptait se venger de la privation de nous coffrer par le plaisir de nous affamer.

Les choses en étant venues à ce point, nous n’avons pas voulu que vous fussiez victime de nos méfaits. Les vôtres ne nous regardent pas, et nous avons résolu de fêter avec vous la cérémonie des adieux à ce respectable asile de Mondragone, que nous ne reverrons peut-être jamais, et où, en somme, nous n’avons pas beaucoup souffert. J’ai dit. Amen ! Et à votre santé ! fit-il en élevant gaiement un grand verre qu’il vida d’un trait.

— Je ne saurais dire avec vous, observai-je au docteur, que je n’aie pas souffert du tout. Depuis quelques jours, je m’ennuyais effroyablement dans ma solitude, et si j’avais été assuré de votre voisinage, j’aurais travaillé plus assidûment à me frayer un passage jusqu’à vous.

— Ah ! vous y avez travaillé plus que nous ne voulions ! Nous vous avons fort bien entendu miner du côté de l’écroulement. « Ce diable de Français, disions-nous, est capable de nous enterrer tous sous la grande voûte.» On ne sait pas ce que, dans l’état où elle est, un caillou dérangé dans son équilibre accidentel peut nous causer d’embarras. Heureusement, la masure a résisté à vos coups de pic on de pioche ; mais peut-être était-il grand temps de vous ouvrir la porte.

— C’est vous dire, ajouta le prince, que vous ne nous devez aucun remercîment pour notre invitation, puisque nous ne pouvions ni vous laisser exposé à mourir de faim, ni vous permettre de continuer à piocher dans nos vieux murs. C’est à nous, à nous seuls, d’être reconnaissants de la confiance avec laquelle vous êtes venu à nous et du plaisir que nous procure votre société.

Cette confiance que l’on me témoignait, à moi, me mit plus à l’aise que je ne l’avais encore été : aussi je pensai devoir me montrer plus expansif, et j’y étais disposé pour le cas où l’on m’interrogerait ; mais on me parut savoir tout ce qui me concerne, et le docteur m’adressa une seule question, à laquelle précisément je ne pus répondre avec sincérité.

— Pourquoi diable, me dit-il un peu brusquement, avez-vous été vous imaginer de toucher à cette madone de Lucullus ?

— Et comment diable, répondis-je pour éluder la réponse, êtes-vous informé de cette sotte histoire ?

— Parce que nos gens ont été à Frascati tons les jours avant notre blocus, dit le prince, et que, d’ailleurs, Felipone nous tient au courant des contes et nouvelles du pays.

— Rangez donc parmi les contes cette absurde aventure : je ne sais pas moi-même ce qu’elle signifie.

— Vraiment ? reprit le docteur. Eh bien, moi, je l’avais expliquée d’une manière ingénieuse, toute conforme à un souvenir qui m’est personnel, et j’en serai, à ce qu’il parait, pour mes frais d’intelligence. Figurez-vous que, dans ma petite jeunesse, à Ravenne, j’avais une petite amoureuse à qui son confesseur défendit de se laisser embrasser. Comme elle retombait plus souvent que de raison dans ce péché mortel, elle crut se fortifier contre le tentateur par un vœu. En conséquence, elle passa son chapelet au cou d’une vierge de faïence émaillée (c’était, Dieu me pardonne, un ouvrage précieux de Luca della Robbia !) et elle fît serment de ne pas me laisser baiser ses lèvres tant que ce chapelet resterait là. Elle me laissait prendre d’autres libertés innocentes, comme de baiser ses mains, ses joues et même sa petite épaule rose ; mais la bouche se détournait de la mienne avec effroi, et cela dura bien trois jours, au bout desquels elle m’avoua l’engagement qu’elle avait pris. Aussitôt, sans lui rien dire, je courus à la chapelle en plein vent, où le chapelet flottait au cou de la madone, et, dans ma précipitation, je ne vis pas que l’émail était fêlé ; je tirai le collier un peu brusquement : la tête tomba, et je pris la fuite. Heureusement, je n’avais pas été vu, et je pus embrasser ma maîtresse sans avoir affaire à l’Inquisition.

Je ne fis point d’éloges au docteur sur sa perspicacité. Je me bornai à trouver l’histoire très-intéressante, et il n’insista pas pour faire un rapprochement. Le vin lui déliait la langue, et il était plus pressé de me raconter vingt anecdotes pour son propre compte que de m’arracher l’aveu de la mienne. Pourtant, j’aurais bien désiré, en ce moment, qu’il sût quelque chose de Daniella, et qu’incidemment il pût me donner de ses nouvelles ; mais, pour rien au monde, je n’aurais voulu parler d’elle à un homme qui parlait si follement de l’amour.

— Vous devriez bien, me dit le prince, quand nous aurons fini de dîner, esquisser un souvenir de cette grande salle et de ce campement comique, éclairés comme les voilà. Plus tard, si vous voulez bien me permettre de vous faire une commande, je vous prie de m’en faire un tableau. Ce lieu me sera toujours cher. J’y ai été heureux dans mes pensées, bien que tourmenté d’esprit et malade de corps. Quant à vous, malgré vos ennuis, vous devez le chérir aussi… Je ne vous demande rien… pas même son nom ; mais elle m’a semblé bien jolie.

— Vous l’avez donc vue ? s’écria le docteur.

— Oui ! le jour où j’ai failli être surpris dans le cloître par M. Valreg. J’avais vu entrer… Mais tenez, docteur, il est comme moi ; il a un sentiment sérieux dans le cœur, et nous ne devons pas lui parler de celle à qui nous avons eu l’obligation de pouvoir fumer nos cigares dans les cours et les galeries du château presque tous les soirs. N’est-il pas vrai, ajouta-t-il en s’adressant à moi, que, de six heures de l’après-midi à six heures du lendemain, vous ne sortiez pas du casino, puisqu’elle y était ? Mais, depuis le blocus, il parait qu’elle n’a pu venir, car vous avez été sur pied, trottant partout et à toute heure avec une insistance…

— Je vois que vous étiez très au courant de mes habitudes ; mais pourquoi vous êtes-vous méfié de moi au point de me cacher les vôtres ?

— Nullement, mon cher ; j’avais de la sympathie pour vous sans vous connaître. J’aimais votre talent…

— Mon talent ? Je n’ai pas encore de talent ; et, d’ailleurs…

— Vous croyez que je n’ai rien vu de vous ? Eh bien, sachez que, tous les soirs, nous nous amusions, nous qui nous couchons tard, à aller voir, dans votre atelier, ce que vous aviez fait dans la journée.

— Moi qui me croyais si seul !

— On n’est jamais seul ; mais vous avez cru l’être, et nous n’avons pas voulu troubler les délices de vos tête-à-tête ; j’aurais peut-être été moins discret et plus taquin, dans d’autres moments de ma vie ; mais, étant passionnément amoureux pour mon compte…

Un bâillement de digestion laborieuse coupa si drôlement le mot passionnément articulé par le prince, que j’eus peine à m’empêcher de rire. Le docteur s’en aperçut.

— Vous croyez qu’il plaisante ? dit-il. Eh bien, pas du tout. Ce paresseux, ce gourmand, ce malade, ce blasé, ce voluptueux, cet excellent prince a encore des passions romanesques : et, pour le moment… D’ailleurs, en voici bien la preuve, ajouta-t-il en me montrant les voûtes fendues et crevassées : nous sommes là dans une cave qui suinte et qui craque : moi, j’y suis venu pour pouvoir embrasser ma mère ; il n’y a pas d’autre femme au monde pour qui je me résignerais à passer trois jours sans voir le soleil. Mais lui, avec son mauvais estomac, son lumbago, ses habitudes de mollesse et de luxe, il aurait été capable d’y passer trois ans pour attendre la décision de la dame de ses pensées. Dieu merci, la voilà résignée à l’enlèvement ; car c’en est un, mon cher, et vous allez être enrôlé dans la garde de la princesse voilée ! J’allais dire volée ! Voyons, prince ; quel grade donnerons-nous à notre jeune artiste dans le corps d’armée de la divine…

— Ne buvez plus, docteur, dit le prince avec un mouvement d’humeur ; vous avez failli la nommer !

— Oh ! que non ! dit le docteur en faisant la pantomime de cadenasser ses lèvres. Depuis quand donc le docteur ne peut-il pas boire impunément tout ce qu’une table peut porter de bouteilles ?

— Quant au grade à donner à noire nouvel ami, reprit le prince, je le nommerai colonel d’emblée ; car il a fait ses preuves. Savez-vous, M. Valreg, que votre aventure sur la via Aurélia a fait du bruit, je ne dirai pas dans Rome, c’est une grande cave qui étouffe, plus que celle où nous voici, le son de la voix humaine, mais dans la région privilégiée où l’on peut parler de quelque chose, voire de ce qui se passe sur les chemins ? Il paraît que vous endommagé la cervelle d’un sujet utile à la police, qui, en ce moment-là, commettait l’indiscrétion de travailler pour son compte à détrousser les voyageurs. Il a été réprimandé, menacé et pardonné. C’est, à ce qu’il paraît, un homme précieux pour découvrir les transfuges. C’est lui qu’on a mis sur nos traces ; mais, là encore, il a voulu travailler pour son propre compte en se vengeant de vous par de fausses dénonciations.

— On nous a parlé aussi, dit le docteur, d’un certain Masolino et d’un autre animal ejusdem farinœ, qui vous guettait, vous, et que nous sommes venus à bout, nous autres, de dépister en ce qui nous concerne. On l’appelle, je crois, Tartaglia.

Excellence ? dit Tartaglia, qui était officieusement occupé à laver les verres dans la fontaine et qui, entendant prononcer son nom, crut qu’on appelait.

— Ah bah ! c’est lui ? s’écrièrent le prince et le docteur en éclatant de rire. Ah ! mais vous êtes dupe, M. Valreg, et vous avez là, à vos trousses, la pire canaille du pays.

J’eus beau vouloir défendre la bonne foi du pauvre Tartaglia à mon égard, l’exclamation du docteur avait été entendue du cuisinier Orlando, qui s’écria à son tour :

— Cristo ! si je ne craignais de manquer mon omelette soufflée, je ferais vite du feu avec la carcasse de ce traître !

— Un espion ! un espion ! hurla le marmiton en basse-taille.

— Un espion ! reprit, d’une voix de ténor, le valet de chambre.

— Un bain ! un bain pour monsieur ! ajouta en fausset le groom Carlino.

L’idée eut un grand succès. L’homme que j’avais vu auprès des chevaux, et qui n’était autre que le domestique du docteur, se mit de la partie, et, en un clin d’œil, Tartaglia fut saisi et emporté comme un paquet pour être baigné, noyé peut-être, dans le grand réservoir. Je fus forcé d’intervenir et de l’arracher, non sans peine, à ce danger. Je vins à bout d’expliquer et de motiver la confiance que j’avais en lui, et le prince prononça sa sentence de grâce, ce qui fit murmurer sa maison contre moi.

— Eh ! que vous importe ? leur dit le docteur. Dans deux heures, nous ne serons plus ici, et qu’il le veuille ou non, ce vaurien sera forcé de nous suivre jusqu’à ce que nous ayons passé la frontière.

— Oui, oui, passons la frontière, mes benoîtes Excellences ! s’écria Tartaglia égaré, et plus transi par la peur qu’il ne l’eût été par le bain dont on l’avait menacé. Il parvint à désarmer le docteur, qui avait envie de lui administrer au moins quelques coups de cravache pour contenter les gens du prince. Tartaglia le fit rire par sa mine burlesque et ses lamentations à la Sancho.

— Hélas ! mon doux Sauveur Jésus ! disait-il d’une voix étranglée, moi qui me promettais de si bien dîner ! Ces chers messieurs, que le ciel bénisse, m’ont tout à fait coupé l’appétit, et voilà que je jeûnerai ce soir, moi qui ne songeais pas à me mortifier !

— Je vous promets, dis-je au prince, que, s’il tient parole, il sera bien assez puni. Quant aux inquiétudes qu’il peut causer à vos compagnons, je désire les faire cesser, et je donne ici ma parole d’honneur de lui casser la tête encore mieux qu’au signor Campani, si, pendant votre fuite, il commet la moindre perfidie, ou seulement la moindre imprudence.

Malgré mes promesses, dont on paraissait ne pas se méfier, il fallut souscrire à un arrangement. Tartaglia fut, par l’ordre du docteur, hissé dans une niche de la muraille qui avait autrefois servi de garde-manger ou de chapelle, à vingt pieds au-dessus du sol. Puis on retira l’échelle. Il prit assez bien la plaisanterie ; il pouvait s’asseoir commodément et ne craignait guère le vertige. Au bout d’une heure, il avait réussi, par ses lazzis et ses supplications comiques, à égayer les valets, qui lui passèrent les reliefs de leur festin au bout d’une broche.

Cet incident avait fait manquer l’omelette soufflée, au grand désespoir d’Orlando ; mais il s’en consola, au dessert, par le succès d’une pièce montée, au sommet de laquelle se balançait un perroquet en sucre.

Le fermier Felipone arriva pour en prendre sa part. C’est lui qu’attendait le quatrième couvert. Il refusa de faire revenir les plats : il avait dîné. Sa femme était auprès de la signora, qui faisait ses apprêts pour partir et qui viendrait, au dernier moment, prendre seulement une tasse de thé. J’appris ainsi que la dame enlevée, ou sur le point de l’être, était domiciliée secrètement dans une des petites villas situées au bas de l’allée de cyprès, de l’autre côté du chemin qui mène à Frascati, ce qui avait permis au prince de la voir tous les jours chez Felipone ; mais, depuis le blocus, leurs entrevues avaient été plus rares et plus difficiles, Felipone étant, non pas soupçonné, mais surveillé.

Felipone marquant quelque étonnement de me voir, on lui expliqua ma présence, et on me présenta à lui comme un ami de plus à faire évader.

— Ah oui-da ! dit-il en me regardant avec bienveillance : c’est notre jeune peintre, l’habitant du casino, le bien-aimé de…

Je mis ma main sur la sienne, il sourit et se tut.

Un instant après, comme le prince et le docteur causaient ensemble, je pus dire à l’oreille du fermier :

— Comment va-t-elle ? pouvez-vous me le dire ?

— Bien, bien, jusqu’à présent, répondit-il ; mais elle ira mal demain, quand elle vous saura parti.

— Croyez-vous que je puisse la voir ce soir ?

— Non ! Impossible de circuler dans les jardins ; les carabiniers sont partout.

— Mais vous, êtes-vous bloqué aussi ?

— Non ; je pourrai aller demain à la villa Taverna. Que lui dirai-je de votre part ?

— Que je reste et que j’attends sa guérison, car elle est ma femme devant Dieu !

— À la bonne heure ! mais si j’y consens, dit l’aimable homme en riant, car je suis la clef du terrazzone, moi, et pour que vous ne mouriez pas d’étisie, il faudra bien que je vous fasse passer des vivres. Allons ! c’est une affaire arrangée. Je n’aime pas madame Olivia, qui est une personne sofistica, mais vous, je vous aime, à cause de la Daniella, qui est ma filleule, et une sainte fille, monsieur, une fille que le monde ne connaît pas, et que vous faites bien d’aimer en galant homme.

Je vous laisse à penser si, à partir de ce moment, je me sentis de l’amitié pour le bon Felipone. C’est un homme gras et court, à figure ronde et à chevelure crépue et frisottée. Sa face rit toujours, même en disant des choses sérieuses ; mais ce rire n’est pas celui de l’hébétement ; c’est une gaieté optimiste et sympathique. J’en voulus intérieurement au docteur de tromper cette âme ouverte et confiante. Il est vrai qu’il pouvait pallier son tort à sa manière, en alléguant l’impossibilité de troubler, par des soupçons, la quiétude bienveillante de cette heureuse nature d’homme.

— Allons prendre le café au salon, nous dit le prince en se levant. Et vous, mes amis, dit-il à ses gens, mangez bien et ne buvez pas beaucoup ; nous avons des précautions à prendre pour sortir d’ici, et une longue route à faire sans débrider.

— Ah ça ! dit Felipone en s’asseyant sur un des fauteuils qu’il avait prêtés à ses hôtes, tout est bien convenu ? J’ai amené moi-même le cheval de la signora, elle viendra ici sur mon bidet, que je prendrai ensuite pour vous accompagner, car je ne veux pas vous quitter avant que vous soyez hors de danger.

Et, comme je m’étonnais de la présence de ces chevaux qu’il me semblait plus logique de ne prendre que dans la campagne on m’expliqua qu’au bas de la galerie souterraine qui descend sous l’allée de cyprès, il y avait de l’eau, en ce moment, jusqu’à mi-jambes.

— Quand nous serons là, je vous prendrai en croupe sur mon bidet, dit Felipone ; il est de force à porter double charge.

— Vous oubliez, lui dis-je, que je ne pars pas, moi !

— Vous ne partez pas ? répéta le docteur.

— Vous ne partez pas ? s’écria le prince.

— Non, reprit Felipone, et il a raison. Je me charge de lui jusqu’à nouvel ordre ; mais il ne refuse pas de vous accompagner avec moi un bon bout de chemin, car les amis sont les amis, et, s’il y a quelque groupe de carabiniers en travers de votre fuite, il est bon d’être en force.

— Non, non ! dit le prince. Pourquoi l’exposer à des dangers ?…Je ne veux pas !

Je le priai de ne pas formuler un refus blessant pour moi. Je sentais bien que l’honneur me déliait de mon serment envers Daniella. L’amour ne peut pas prescrire une lâcheté. Je m’expliquai si nettement sur le plaisir que j’éprouvais à faire mon devoir en cette circonstance, que le prince céda, en me serrant cordialement la main.

— Je vous verrai avec regret revenir ici, me dit-il. La situation n’est pas bonne pour vous. Tant que nous y sommes, mon frère le cardinal maintient sa défense de laisser pénétrer dans le château ; mais dès qu’il nous saura partis, il se fera volontiers arracher la permission de faire ouvrir les portes. On s’emparera de vous, et il entrera fort bien dans les idées de mon frère de vous sacrifier. Vous pourrez bien alors expier, par une captivité plus dure que celle de Mondragone, la hasard qui nous y rassemble.

— Ne craignez rien, Excellence, dit Felipone ; je le logerai ici : il gardera les meubles, et je m’arrangerai, d’ailleurs pour qu’on le croie parti avec vous. Si on fait alors une visite de police dans le château, tant mieux ; je réponds de lui, s’il quitte le casino pour le terrazzone.

— Je m’abandonne à vous, répondis-je ; je ferai ce que vous voudrez, pourvu que je reste.