La Demeure mystérieuse/Chapitre IV

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IV.

Béchoux, policier

D’Enneris empoigna chacune des deux jeunes femmes au-dessous du coude et les redressa.

— Du calme, nom d’un chien ! Rien à faire si vous flanchez comme ça à la première occasion.

Le vieux maître d’hôtel cheminait un peu en avant et à l’écart. Van Houben, qui avait pénétré d’autorité dans la cour ainsi que Béchoux, souffla à l’oreille de celui-ci :

— Hein ! j’ai eu du flair. Heureusement que nous sommes là !… Attention aux diamants… Ne quittez pas d’Enneris de l’œil.

On traversa la cour aux larges pavés inégaux. Les murs des autres hôtels voisins, tout nus, sans fenêtres, la bordaient à droite et à gauche. Au fond la demeure, animée de hautes croisées, avait grande allure. On monta les six marches.

Régine Aubry bégaya :

— Si le vestibule a des dalles noires et blanches, je me trouve mal.

— Crebleu ! protesta d’Enneris.

Le vestibule avait des dalles noires et blanches.

Mais d’Enneris pinça si rudement le bras de ses deux compagnes qu’elles tinrent bon sur leurs jambes qui vacillaient.

— Saperlotte, bougonna-t-il en riant, nous n’arriverons à rien.

— Le tapis de l’escalier, marmotta Régine, c’est le même.

— C’est le même, gémit Arlette… et la même rampe…

— Eh bien, et puis après ?… fit d’Enneris.

— Mais si nous reconnaissons le salon ?…

— L’essentiel est d’y aller, et je ne suppose pas que le comte, s’il est coupable, ait grande envie de nous y conduire.

— Alors ?…

— Alors, il faut l’y forcer. Voyons, Arlette, du courage, et pas une syllabe, quoi qu’il advienne !

À ce moment le comte Adrien de Mélamare vint au-devant de ses visiteurs et les introduisit dans une pièce du rez-de-chaussée, garnie de jolis meubles d’acajou du temps de Louis XVI et qui devait lui servir de cabinet de travail. C’était un homme à cheveux grisonnants, de quarante cinq ans peut-être, bien d’aplomb, de visage plutôt désagréable et peu sympathique. Il avait dans le regard une expression un peu vague, distraite par moments, et qui déconcertait.

Il salua Régine, tressaillit légèrement à la vue d’Arlette, et, tout de suite, se montra courtois, mais d’une manière plutôt superficielle et par habitude de gentilhomme. Jean d’Enneris se présenta et présenta ses compagnes. Mais il n’ajouta pas un mot pour Béchoux ni pour Van Houben.

Celui-ci s’inclina un peu plus qu’il n’eût fallu, et dit en affectant des airs gracieux :

— Van Houben, le lapidaire… le Van Houben des diamants volés à l’Opéra. Mon collaborateur, M. Béchoux.

Le comte, bien qu’assez étonné de cet assemblage de visiteurs, ne fit aucune remarque. Il salua et attendit.

Van Houben, les diamants de l’Opéra, Béchoux, on eût pu croire que tout cela n’avait aucune signification pour lui.

Alors d’Enneris, tout à fait maître de lui, sans aucun embarras, prit la parole :

— Monsieur, dit-il, le hasard fait bien les choses. Il se trouve, en effet, que, aujourd’hui même où je viens vous rendre un petit service, j’ai découvert, en feuilletant un ancien répertoire des personnes de qualité, que nous étions quelque peu cousins. Mon arrière-grand-mère maternelle, née de Sourdin, avait épousé un Mélamare, de la branche cadette des Mélamare-Saintonge.

La physionomie du comte s’éclaira. Visiblement ces questions de généalogie l’intéressaient, et il poursuivit avec Jean d’Enneris un dialogue serré à la suite de quoi leur parenté fut solidement établie. Arlette et Régine se remettaient peu à peu. Van Houben dit tout bas à Béchoux :

— Alors, quoi, il serait allié aux Mélamare !…

— Comme moi au pape, grogna Béchoux.

— En ce cas, il a un rude culot !

— C’est le début.

Cependant d’Enneris repartait, de plus en plus désinvolte :

— Mais j’abuse de votre patience, monsieur et cher cousin, et, si vous le permettez, je vous dirai tout de suite en quoi le hasard m’a servi.

— Je vous en prie, monsieur.

— Le hasard m’a servi, une première fois, en me mettant sous les yeux, dans le métro, un matin, votre annonce du journal. J’avoue qu’elle me frappa sur-le-champ par la composition même et l’insignifiance des objets que vous réclamiez. Un bout de ruban bleu, une entrée de serrure, une bobèche, le pommeau d’une pincette, ce sont des choses qui ne méritent peut-être pas un communiqué aux journaux. Quelques minutes après, d’ailleurs, je n’y pensais plus, et sans doute n’y aurais-je jamais plus songé, si…

Après un instant d’habile suspension, Jean continua :

— Vous connaissez évidemment, mon cher cousin, le « Marché aux Puces », cette foire pittoresque où s’accumulent les objets les plus hétéroclites, dans le désordre le plus amusant. Pour ma part, j’y ai trouvé souvent de bien jolies choses, et jamais, en tout cas, je n’ai regretté les promenades que j’y ai faites. Ce matin-là, par exemple, je dénichai un bénitier de faïence en vieux Rouen, cassé, rapiécé et raccommodé, mais d’un style charmant… Une soupière… un dé à coudre… bref, une série d’aubaines. Et tout à coup, sur le pavé du trottoir, au milieu d’un tas d’ustensiles sans valeur jetés là en pagaïe, voilà que mon regard accroche un bout de ruban… Oui, mon cher cousin, un bout de ruban de sonnette, en soie bleue, usée, de couleur éteinte. Et, à côté, une entrée de serrure, une bobèche d’argent…

L’attitude de M. de Mélamare s’était soudain transformée. Vivement, avec une agitation extrême, il s’écria :

— Ces objets ! Est-ce possible ! exactement ceux que je réclame ! Mais où m’adresser, monsieur ? Comment les avoir ?

— En me les demandant, tout simplement.

— Hein !… Vous les avez achetés ! Quel prix ? Je vous rembourserai le double, le triple ! Mais je tiens…

D’Enneris l’apaisa.

— Laissez-moi vous les offrir, mon cher cousin. J’ai eu le tout pour treize francs cinquante !

— Ils sont chez vous ?

— Ils sont ici même, dans ma poche. Je viens de passer les prendre chez moi.

Le comte Adrien tendit la main, sans vergogne.

— Une seconde, dit Jean d’Enneris, gaiement. Je désire une petite récompense… oh ! bien minime. Mais je suis curieux, excessivement curieux de nature… et je voudrais voir l’emplacement qu’occupaient ces objets… et aussi pourquoi vous y tenez tant.

Le comte hésita. La demande était indiscrète et prouvait quelque méfiance, mais combien cette hésitation, de sa part, était significative ! À la fin cependant, il répliqua :

— C’est facile, monsieur. Veuillez me suivre au premier étage, dans le salon.

D’Enneris jeta un coup d’œil aux deux jeunes femmes pour leur dire :

— Vous voyez… on arrive toujours à ce qu’on veut.

Mais, les ayant observées, il remarqua le bouleversement de leurs traits. Le salon, pour elles, c’était le lieu même de l’épreuve qu’elles avaient subie. Y retourner, c’était acquérir la redoutable certitude. Van Houben également avait compris : une nouvelle étape allait être franchie. Le brigadier Béchoux, de son côté, s’animait. Il emboîta le pas au comte.

— Excusez-moi, dit celui-ci, je vous montre le chemin.

Ils sortirent et traversèrent le vestibule dallé. L’écho sonore des pas remplit la cage de l’escalier. En montant, Régine comptait les marches. Il y en avait vingt-cinq… Vingt-cinq ! Exactement le même nombre. Elle eut encore une défaillance, plus sérieuse, et chancela.

Tout le monde s’empressa autour d’elle. Que se passait-il ? Elle était souffrante ?

— Non, chuchota Régine, sans ouvrir les yeux, non… un simple étourdissement… Pardonnez-moi.

— Il faut vous asseoir, madame, dit le comte en poussant la porte du salon.

Van Houben et d’Enneris l’installèrent sur un canapé. Mais quand Arlette entra et qu’elle vit la pièce, elle poussa un cri, tournoya et tomba évanouie sur un fauteuil.

Alors ce fut un affolement, un tumulte quelque peu comique. On tournait à droite et à gauche, au hasard. Le comte appelait :

— Gilberte !… Ursule !… vite ! des sels… de l’éther. François, appelez Ursule.

François arriva le premier. C’était le concierge maître d’hôtel, et, sans doute, le seul domestique avec sa femme Ursule, aussi vieille que lui et plus ridée encore. Elle le suivit de près. Puis entra la personne que le comte nommait Gilberte et à qui il jeta vivement :

— Ma sœur, voici deux jeunes dames qui se trouvent indisposées.

Gilberte de Mélamare (divorcée, elle avait repris son nom de famille) était grande, brune, altière, avec un visage jeune et régulier, mais avec quelque chose d’un peu démodé dans la mise et dans la tournure. Elle avait plus de douceur que son frère. Ses yeux noirs, très beaux, montraient une expression grave. D’Enneris nota qu’elle portait des bandes de velours noir à sa robe prune.

Bien que la scène dût lui sembler inexplicable, elle garda tout son sang-froid. Ayant bassiné d’eau de Cologne le front d’Arlette, elle chargea Ursule de la soigner, puis s’approcha de Régine autour de laquelle Van Houben s’évertuait vivement. Jean d’Enneris écarta Van Houben, afin d’observer de près l’événement qu’il prévoyait. Gilberte de Mélamare s’inclina et dit :

— Et vous, madame ? Ce ne doit pas être bien sérieux, n’est-ce pas ? Qu’éprouvez-vous ?

Elle fit sentir un flacon de sels à Régine. Celle-ci souleva ses paupières, regarda cette dame, regarda sa robe prune à bandes de velours noir, puis ses mains, et se dressa tout à coup en criant, avec une terreur indicible :

— La bague ! Les trois perles ! Ne me touchez pas ! Vous êtes la femme de l’autre nuit ! Oui, c’est vous… je reconnais votre bague… je reconnais votre main… et aussi ce salon… ces meubles en soie bleue… le parquet… la cheminée… la tapisserie… le tabouret d’acajou… Ah ! laissez-moi, ne me touchez pas.

Elle balbutia encore quelques mots indistincts, chancela comme la première fois, et de nouveau s’évanouit. Et Arlette qui s’éveillait à son tour, reconnaissant les souliers pointus aperçus dans l’auto et entendant sonner la pendule au tintement aigrelet, gémissait :

— Ah ! cette sonnerie, c’est la même, et c’est la même femme… Quelle horreur !

La stupeur fut telle que personne ne bougea. La scène prenait une allure de vaudeville qui eût suscité le rire d’un témoin indifférent, et, de fait, les lèvres minces de Jean d’Enneris se plissèrent légèrement. Il s’amusait.

Van Houben interrogeait tour à tour d’Enneris et Béchoux, pour savoir que penser. Béchoux épiait attentivement le frère et la sœur, qui demeuraient interdits.

— Que signifient ces paroles ? murmura le comte. De quelle bague s’agit-il ? Je suppose que cette dame a le délire.

Alors d’Enneris intervint, et il le fit aussi allégrement que s’il n’attachait à tous ces événements aucune importance.

— Mon cher cousin, vous avez dit le mot juste, l’émoi de mes deux amies a quelque rapport avec ces sortes de fièvres injustifiées qui ne vont pas sans un soupçon de délire. Cela fait partie des explications que je vous dois et que je vous ai annoncées en venant ici. Voulez-vous m’accorder quelque nouveau délai ? et régler tout de suite cette petite question des objets recueillis par moi ?

Le comte Adrien ne répondit pas sur-le-champ. Il montrait un embarras mêlé d’une inquiétude visible, murmurant des phrases inachevées :

— À quoi cela rime-t-il, et que devons-nous supposer ? J’imagine difficilement…

Il prit sa sœur à part et ils causèrent tous deux avec animation. Mais Jean s’avança vers lui, tenant entre le pouce et l’index une petite plaque de cuivre ouvragée représentant deux papillons aux ailes déployées.

— Voici l’entrée de serrure, mon cher cousin. Je suppose que c’est bien celle qui manque à l’un des tiroirs de ce secrétaire ? Elle est identique aux deux autres.

De lui-même, il appliqua le morceau de cuivre, qui retrouva sa place, et dont les pointes de la face interne s’installèrent tout naturellement dans leurs anciens trous. En suite de quoi, Jean d’Enneris tira de sa poche un ruban bleu auquel s’accrochait une poignée de sonnette également en cuivre, et, comme on apercevait le long de la cheminée un autre ruban qui pendait, déchiqueté par le bas et de même couleur, il s’approcha. Les deux extrémités coïncidaient exactement.

— Tout va bien, dit-il. Et cette bobèche, mon cher cousin, où la mettons-nous ?

— À cette girandole, monsieur, dit le comte Adrien, d’un ton bourru. Il y en avait six. Comme vous voyez, il n’y en a plus que cinq… dont celle-ci ne diffère en rien. Reste le pommeau de ces pincettes, qui fut dévissé, comme vous pouvez vous en assurer.

— Le voici, dit Jean, lequel, comme un prestidigitateur, continuait de tout extraire de sa poche inépuisable. Et maintenant, mon cher cousin, vous voudrez bien tenir votre promesse, n’est-ce pas ? et nous dire pourquoi ces babioles vous sont si chères et pourquoi elles n’étaient pas à leur place habituelle.

Ces diverses opérations avaient donné au comte le loisir de se reprendre, et il semblait avoir oublié les imprécations de Régine et les gémissements d’Arlette, car il répondit, en termes brefs, et comme pour se débarrasser de l’intrus qui lui avait soutiré cette promesse inopportune :

— Je suis attaché à tout ce qui me fut légué par les miens, et les moindres babioles, comme vous dites, nous sont, à ma sœur et à moi, aussi sacrées que les objets les plus rares.

L’explication valait ce qu’elle valait. Jean d’Enneris reprit :

— Que vous y teniez, mon cher cousin, c’est fort légitime, et je sais trop par moi-même comme on s’attache aux souvenirs de famille. Mais pourquoi ont-elles disparu ?

— Je l’ignore, dit le comte. Un matin, j’ai constaté que cette bobèche manquait. J’ai fait une inspection minutieuse avec ma sœur. L’entrée de serrure manquait aussi, et une partie de ce ruban, et le pommeau de ces pincettes.

— Un vol alors ?

— Un vol sûrement, et effectué d’un seul coup.

— Comment ! On pouvait prendre ces bonbonnières, ces miniatures, cette pendule, cette argenterie, toutes choses de valeur… Et l’on a choisi ce qu’il y avait de plus insignifiant ? Pourquoi ?

— Je l’ignore, monsieur.

Le comte répéta ces mots d’un ton sec. Ces questions l’excédaient, et la visite, pour lui, n’avait plus de but.

— Peut-être cependant, fit Jean, désirez-vous, mon cher cousin, que je vous explique les raisons pour lesquelles je me suis permis d’amener ici mes deux amies et les raisons de l’émotion manifestée par elles.

— Non, déclara nettement le comte Adrien. Cela ne me concerne pas.

Il avait hâte d’en finir, et il esquissa un mouvement vers la porte. Mais il trouva en face de lui Béchoux qui s’était avancé et qui lui dit gravement :

— Cela vous concerne, monsieur le comte. Certaines questions doivent être éclaircies sur l’heure, et elles le seront.

L’intervention de Béchoux était impérieuse. Le brigadier barrait la porte de ses longs bras étendus.

— Mais, qui êtes-vous, monsieur ? s’écria le comte avec hauteur.

— Le brigadier Béchoux, des services de la Sûreté.

M. de Mélamare bondit sur place.

— Un policier, vous ? De quel droit vous êtes-vous introduit chez moi ? Un policier ici ! dans l’hôtel Mélamare !

— Je vous ai été présenté sous mon nom de Béchoux, dès mon arrivée, monsieur le comte. Mais ce que j’ai vu et ce que j’ai entendu m’oblige à faire précéder ce nom de mon grade de brigadier.

— Ce que vous avez vu ?… ce que vous avez entendu ? balbutia M. de Mélamare, dont le visage se décomposait de plus en plus. Mais, en vérité, monsieur, je ne vous autorise pas…

— Ça, c’est le cadet de mes soucis, gronda Béchoux, qui ne se piquait pas de politesse.

Le comte revint vers sa sœur, et ils eurent de nouveau un dialogue véhément et rapide. Gilberte de Mélamare montrait autant d’agitation que son frère. Debout, se soutenant l’un l’autre, ils attendaient dans l’attitude combative de gens qui sentent l’importance de l’attaque.

— Voilà Béchoux déchaîné, dit tout bas Van Houben à Jean.

— Oui, je le voyais qui s’excitait de plus en plus. Je connais mon bonhomme. Il commence par regimber et par se boucher les yeux. Et puis, tout à coup, il éclate.

Arlette et Régine s’étaient levées aussi et se tenaient en arrière, sous la protection de Jean.

Et Béchoux prononça :

— Ce ne sera pas long, d’ailleurs, monsieur le comte. Quelques questions auxquelles je vous prie de répondre sans détours. À quelle heure êtes-vous sorti de chez vous hier ? Et Mme de Mélamare ?

Le comte haussa les épaules et ne répliqua pas. Sa sœur, plus souple, jugea préférable de répondre.

— Nous sommes sortis, mon frère et moi, à deux heures et rentrés à quatre heures et demie, pour prendre le thé.

— Et après ?

— Nous n’avons pas bougé. Nous ne sortons jamais le soir.

— Cela, c’est une autre question, dit Béchoux avec ironie. Ce que je voudrais savoir, c’est l’emploi de votre temps, ici, dans cette pièce, hier, entre huit heures et minuit.

M. de Mélamare frappa du pied avec rage et enjoignit à sa sœur de se taire. Béchoux comprit qu’aucune force au monde ne les obligerait à parler, et cela le mit dans une telle fureur que, emporté par sa conviction, il lâcha toute l’accusation sans plus interroger, d’une voix contenue d’abord, puis âpre, dure, frémissante :

— Monsieur le comte, vous n’étiez pas chez vous hier, dans l’après-midi, ni madame votre sœur, mais devant le numéro 3 bis de la rue du Mont-Thabor. En tant que docteur Bricou, vous attendiez une jeune fille que vous avez prise au piège dans votre automobile, dont votre sœur a enveloppé la tête d’une couverture, et que vous avez amenée ici, dans votre hôtel. Cette jeune fille s’est enfuie. Vous avez couru après, sans pouvoir la rattraper dans les rues. La voici.

Le comte martela, les lèvres crispées, les poings serrés :

— Vous êtes fou ! vous êtes fou ! Qu’est-ce que c’est que tous ces fous-là ?

— Je ne suis pas fou ! proféra le policier qui glissait peu à peu au mélodrame et à une grandiloquence dont les termes pompeux et vulgaires réjouissaient d’Enneris. Je ne dis que l’exacte vérité. Des preuves ? J’en ai plein les poches. Mademoiselle Arlette Mazolle, que vous connaissez, que vous attendiez à la porte du couturier Chernitz, peut nous servir de témoin. Elle est montée sur votre cheminée. Elle s’est étendue sur cette bibliothèque. Elle a renversé cette potiche. Elle a ouvert cette fenêtre. Elle a traversé ce jardin. Elle le jure sur la tête de sa mère. N’est-ce pas, Arlette Mazolle, que vous le jurez sur la tête de votre chère mère ?

D’Enneris dit à l’oreille de Van Houben :

— Mais il perd la boule. De quel droit fait-il le juge d’instruction ? Et quel juge pitoyable ! Il n’y a que lui qui parle… Quand je dis qu’il parle !…

Béchoux hurlait, en effet, face à face avec le comte dont les yeux hagards exprimaient un désarroi sans bornes.

— Ce n’est pas tout, monsieur ! Ce n’est pas tout. Ce n’est même rien ! Il y a autre chose ! Cette dame… cette dame… (il désignait Régine Aubry) vous la connaissez, hein ? C’est celle qui a été enlevée un soir à l’Opéra, et par qui ? Hein, qui est-ce qui l’a conduite ici, dans ce salon…, dont elle reconnaît les meubles… n’est-ce pas, madame ? ces fauteuils… ce tabouret… ce parquet… Hein, monsieur, qui l’a amenée ici ? Qui l’a dépouillée du corselet de diamants ? Le comte de Mélamare, n’est-ce pas ? et sa sœur Gilberte de Mélamare… La preuve ? cette bague aux trois perles… Mais les preuves, il y en a trop. Le Parquet décidera, monsieur, et mes chefs…

Il n’acheva pas. Le comte de Mélamare, hors de lui, l’avait serré à la gorge et trépignait en bégayant des insultes. Béchoux se dégagea, lui montra le poing et recommença encore son réquisitoire insolite. Entraîné par l’évidence des faits, par le rôle qu’il jouait dans l’affaire et surtout par l’importance que lui donnerait ce rôle auprès de ses chefs et auprès du public, il avait perdu la boule, comme le disait d’Enneris. Il le sentit si bien qu’il s’arrêta net, essuya son front perlé de sueur, et, soudain maître de lui, très digne, articula :

— Je dépasse mes droits, je l’avoue. Ceci n’est pas de ma compétence et je téléphone à la préfecture de police. Vous voudrez bien attendre les instructions que je vais recevoir.

Le comte s’effondra et prit sa tête entre ses mains, comme un homme qui ne tente même plus de se défendre. Mais Gilberte de Mélamare barra le passage au brigadier. Elle suffoquait.

— La police ! la police va venir ici ?… dans cet hôtel ? Mais non… mais non… voyons, ce n’est pas possible… Il y a de ces événements… Vous n’avez pas le droit… C’est un crime.

— Je suis désolé, madame, dit Béchoux, que sa victoire rendait subitement poli.

Mais elle se cramponnait au bras du policier et l’implorait.

— Je vous en supplie, monsieur. Mon frère et moi nous sommes victimes d’un malentendu affreux. Mon frère est incapable d’une mauvaise action… Je vous en prie…

Béchoux fut inflexible. Il avait vu l’appareil dans l’antichambre. Il y alla, téléphona et revint.

Les choses ne traînèrent pas. Au bout d’une demi-heure, durant laquelle Béchoux, de plus en plus excité, pérora devant d’Enneris et Van Houben, tandis que Régine et Arlette considéraient le frère et la sœur avec un effroi mêlé de compassion, le chef de la Sûreté arriva, accompagné d’agents, et bientôt suivi d’un juge d’instruction, d’un greffier et du procureur. La communication de Béchoux avait produit de l’effet.

Une enquête sommaire eut lieu. On interrogea le couple de vieux domestiques. Ils habitaient une aile à l’écart et ne s’occupaient que de leur service. Leur service fini, ils se retiraient dans leur chambre ou dans la cuisine, qui donnaient sur la façade du jardin.

Mais la déposition des deux jeunes femmes fut accablante et il leur suffit pour cela d’évoquer simplement leurs souvenirs. Arlette, en particulier, montra le chemin qu’elle avait pris pour s’enfuir, et décrivit, avant même de les revoir, le jardin, les arbustes, le mur, le pavillon isolé, la porte, la rue déserte donnant sur une rue plus animée. Aucun doute ne pouvait subsister.

D’ailleurs, il se produisit une découverte dont Béchoux eut tout l’honneur, et qui ne laissait pas la moindre place pour la plus petite hésitation. En inspectant d’un coup d’œil l’intérieur de la bibliothèque, Béchoux remarqua une série de vieux in-quarto dans leurs vieilles reliures. Ils lui parurent suspects. Un à un, il les examina. Ils étaient vides de pages et formaient des boîtes. L’un d’eux contenait une étoffe d’argent, un autre le corselet.

Régine s’exclama aussitôt :

— Ma tunique !… mon corselet !…

— Et les diamants n’y sont plus ! vociféra Van Houben, aussi bouleversé que si on l’avait volé une seconde fois. Mes diamants, qu’est-ce que vous en avez fait, monsieur ? Ah ! mais, vous rendrez gorge…

Le comte de Mélamare avait assisté à cette scène, impassible, mais avec une expression étrange. Lorsque le juge se retourna vers lui en montrant la tunique et le corselet d’où les diamants avaient été arrachés, il hocha la tête, et sa bouche se contracta pour un sourire affreux.

— Ma sœur n’est donc pas là ? chuchota-t-il en regardant autour de lui.

La vieille bonne répondit :

— Je crois que madame est dans sa chambre.

— Vous lui direz adieu de ma part et lui conseillerez de suivre mon exemple.

Et, vivement, il tira un revolver de sa poche, le dirigea vers sa tempe et appuya sur la gâchette.

D’un geste brusque, d’Enneris, qui veillait, lui poussa le coude. La balle déviée alla briser une des vitres de la fenêtre. Des agents se jetèrent sur M. de Mélamare. Le juge d’instruction prononça :

— Vous êtes sous mandat d’arrêt, monsieur. Qu’on emmène aussi Mme de Mélamare…

Mais, quand on chercha la comtesse, on ne la trouva ni dans sa chambre ni dans son boudoir. On fouilla tout l’hôtel. Par où s’était-elle enfuie ? et avec quelle complicité ?

D’Enneris, très inquiet, redoutant un suicide, dirigeait les investigations. Elles furent vaines.

— N’importe, murmura Béchoux, vous n’êtes pas loin de recueillir vos diamants, monsieur Van Houben. Notre situation est bonne et j’ai bien travaillé.

— Jean d’Enneris aussi, avouons-le, observa Van Houben.

— Il a manqué d’audace à mi-chemin, répliqua Béchoux. Mon accusation a tout déclenché.

Quelques heures plus tard, Van Houben rentrait dans son magnifique appartement du boulevard Haussmann. Il avait dîné au restaurant avec le brigadier Béchoux et le ramenait pour parler encore de l’affaire qui les préoccupait autant l’un que l’autre.

— Tiens, tiens, dit-il après un moment de conversation, on croirait entendre du bruit au bout de l’appartement. Les domestiques ne couchent pourtant pas de ce côté.

Il suivit, ainsi que Béchoux, un long corridor à l’extrémité duquel se trouvait un petit logement ayant sa sortie particulière sur le grand escalier.

— Deux chambres tout à fait séparées, dit-il, où je reçois quelquefois des amis.

Béchoux prêta l’oreille.

— En effet, il y a du monde.

— C’est curieux. Personne n’a la clef.

Revolver au poing, ils entrèrent d’un bond, et, tout de suite, Van Houben poussa un cri : « Nom de D… ! » auquel Béchoux répondit par un autre cri : « Cré bon sang ! »

À genoux devant une femme étendue sur un canapé, Jean d’Enneris lui embrassait légèrement, selon sa méthode apaisante, le haut du front et les cheveux.

Ils s’avancèrent et reconnurent Gilberte de Mélamare, les yeux clos, très pâle, et la poitrine haletante.

D’Enneris, furieux, se planta devant les nouveaux venus.

— Encore vous ! Mais, sacrebleu ! on ne peut donc pas être tranquille ! Qu’est-ce que vous venez ficher ici, tous les deux ?

— Comment, ce que nous venons faire ? s’écria Van Houben. Mais je suis chez moi, ici !

Et Béchoux, indigné, proférait :

— Eh bien ! mais, tu as de l’aplomb ! Alors, c’est toi qui as fait évader la comtesse de l’hôtel ?

D’Enneris, subitement apaisé, pirouetta sur lui-même.

— On ne peut rien te cacher, Béchoux. Mon Dieu, oui, c’est moi.

— Tu as osé !

— Dame, cher ami, tu avais oublié de mettre des agents dans le jardin. Alors, je l’ai fait filer par là, en lui donnant rendez-vous dans une rue voisine où elle prit une auto. La cérémonie de l’instruction terminée, je l’y retrouvai, et, depuis ce temps, après l’avoir transportée ici, je la soigne.

— Mais qui vous a fait entrer, sapristi ? dit Van Houben. Il fallait la clef de ce logement !

— Pas besoin. Avec des pinces, j’ouvre toutes les portes en rigolant. Voilà plusieurs fois que je visite ainsi votre demeure, cher ami, et j’ai pensé qu’il n’y avait pas de meilleure retraite pour Mme de Mélamare que ce coin isolé. Qui donc imaginerait que Van Houben ait pu recueillir la comtesse de Mélamare ? Personne. Pas même Béchoux ! Elle va vivre là très tranquillement, sous votre protection, jusqu’à ce que l’affaire soit éclaircie. La femme de chambre qui la servira croira que c’est votre nouvelle amie, puisque Régine est perdue pour vous.

— Je l’arrête ! je préviens la police ! s’écria Béchoux.

D’Enneris éclata de rire.

— Ah ! ça c’est drôle ! Voyons. Tu sais aussi bien que moi que tu n’y toucheras pas. Elle est sacrée.

— Tu crois ça, toi ?

— Parbleu ! puisque je la protège.

Béchoux était exaspéré.

— Alors, tu protèges une voleuse ?

— Une voleuse, qu’est-ce que tu en sais ?

— Comment ! la sœur de l’homme que tu as fait arrêter ?

— Calomnie odieuse ! Ce n’est pas moi qui l’ai fait arrêter. C’est toi, Béchoux.

— Sur ton indication, et parce qu’il est coupable, sans contestation possible.

— Qu’en sais-tu ?

— Hein ! voilà que tu n’es plus certain ?

— Ma foi, non, dit Jean d’Enneris, d’un ton de persiflage horripilant, il y a dans tout cela des choses rudement déconcertantes. Un voleur, ce noble personnage ? Une voleuse, cette dame si fière, dont je n’ose guère embrasser que les cheveux ? Vrai, Béchoux, je me demande si tu n’as pas été un peu vite, et si tu ne t’es pas jeté imprudemment dans une bien mauvaise affaire ? Quelle responsabilité, Béchoux !

Béchoux écoutait, vacillant et blême. Van Houben, le cœur étreint par l’inquiétude, sentait ses diamants se perdre de nouveau dans l’ombre.

Jean d’Enneris, agenouillé respectueusement devant la comtesse, chuchotait :

— Vous n’êtes pas coupable, n’est-ce pas ? Il est inadmissible qu’une femme comme vous ait volé. Promettez-moi de me dire la vérité au sujet de votre frère et de vous…