La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans/Prologue

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PROLOGUE



Puissé-je persuader, par cette Nouvelle, qu’on peut être trompé par les femmes, après quarante-cinq ans, mais que jamais l’on n’est aimé : ou que si, par un phénomène, on l’est encore, ce n’est qu’un feu peu durable, dont la prompte et subite extinction laisse dans une obscurité profonde l’âme navrée, flétrie, après lui avoir présenté la lueur vaine d’un bonheur solide et sans fin !

Il y a plusieurs années que je m’étais proposé de traiter ce sujet d’imagination : j’en fis un essai, que je trouvai si peu digne d’être publié, que je le condamnai à l’oubli. Je parlais un jour de mon plan dans un café. Je dis, à cette occasion, que les auteurs et les médecins devraient avoir essayé de toutes les passions et de toutes les maladies. — Cette idée est vraie, me répondit un inconnu ; mais l’exécution en est presque impossible. Je liai conversation avec cet homme, et l’ayant trouvé ce qu’il me fallait, je me fis connaître à lui.

« Je suis enchanté de savoir à qui je parle, reprit-il : j’ai une aventure à vous raconter, dont je fus le héros. Je la crois intéressante pour d’autres que pour moi : j’y ai surtout approfondi les ressorts du cœur humain, suivi pas à pas les effets des passions : j’y ai anatomisé mon propre cœur, pour donner aux autres hommes un moyen de se connaître eux-mêmes. J’ai particulièrement eu en vue les hommes de mon âge, qui trop souvent oubliant leurs rides et la neige qui commence à couvrir leur tête chenue, se croient encore aimables, à l’aide de la toilette. Mon exemple les effraiera, j’espère. J’étais aussi sage qu’ils peuvent l’être ; j’avais de l’expérience autant qu’ils peuvent en avoir, et je me suis laissé prendre ! Vous verrez en lisant mon histoire, si je fus excusable. Je n’ai rien déguisé : en la composant, j’écrivais pour moi, j’écrivais malgré moi, pour charmer ma situation douloureuse ; mon papier était mon confident unique ; je me soulageais, pour le moment ; je ne conseille cependant ce moyen à personne ; je crois qu’il a prolongé ma passion et mes souffrances.

« Vous pouvez répondre de la vérité des faits que je vous communiquerai. Ma demeure est rue du Figuier[1] ; vous me ferez plaisir de me venir voir dans huit jours, que j’emploierai à revoir mon manuscrit et à déguiser les noms, que j’avais d’abord mis véritables. Je les effacerai de manière qu’ils ne puissent absolument se lire. J’exige ensuite que si vous trouvez mon histoire digne de paraître sous votre nom, vous me remettiez le manuscrit après l’impression, et avant la publication de l’ouvrage. »

Je ne manquai pas d’aller chez M. d’Aigremont, à l’adresse qu’il m’avait donnée.

« Vous allez voir, me dit-il, par ce récit, que je suis un honnête homme, mais non un homme vertueux : j’ai eu des faiblesses, et la dernière m’épouvante encore.

« J’ai toujours aimé les femmes : je n’en rougis pas ; c’est la plus noble des passions ; surtout lorsque la tendresse est la base de ce goût, beaucoup plus que le désir. Aimer, chérir, adorer, trouver, à faire le bonheur de l’objet que j’idolâtre,

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« une indicible volupté, lui rendre le bonheur qu’elle me procure, voilà comme je m’attache à une femme. Mais j’ai un défaut assez ordinaire ; je ne sens toute la force de mon attachement que par les privations, les contradictions, l’infidélité : et lorsque cette crise cruelle est arrivée, je suis si tourmenté, qu’il est vrai de dire, que pour moi l’amour fut toujours un malheur. Dans la jeunesse, on se console facilement d’une infidélité : on est aimable ; on est fort, on peut souffrir ; de nouveaux objets nous tentent, à qui l’on plaît, et dont on peut jouir ; tout se répare, tout s’oublie. Au lieu qu’à mon âge, lorsqu’on pense avoir trouvé un bien inattendu, aussi précieux que celui du cœur d’une femme aimable, la perte est complète et sans dédommagement.

— Oui, après quarante-cinq ans, j’ai cru être aimé, préféré ; je me suis cru l’arbitre du sort d’une grande fille de dix-neuf ans, belle, et qui me paraissait aussi tendre que généreuse : ce fut une cruelle erreur ! »

Il me lut son histoire, que je trouvai très intéressante : le ton de vérité m’en parut si frappant, que je ne doutai pas qu’elle ne fût vraie[2]. Le lecteur en va juger.

Introduction

Prologue

La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans

  1. La rue du Figuier était située dans le quartier Saint-Paul. Elle allait de la rue des Prêtres-Saint-Paul au carrefour de l’hôtel de Sens.
  2. Cet avantage, d’être un tableau vrai de ce qui fut, et non de ce qui peut ou de ce qui doit être, et que n’ont aucun des ouvrages modernes, aux Confessions près de J.-J. (la Dernière Aventure était écrite aux trois quarts avant qu’elles parussent), et dont on n’avait qu’un exemple auparavant dans Saint-Augustin, est un avantage sans prix. L’impression que fera le récit en sera plus profonde, la lecture plus intéressante, et l’effet presqu’immanquable.
    (R.)