La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans/La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans/Alcibiade et Flore

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Alcibiade et Flore



AVIS DE L’AUTEUR

L’amusement a donné naissance à cette Nouvelle. Les dames de ma société s’avisèrent, par plaisanterie, d’exiger des hommes qu’ils composassent un ouvrage court ou long, dans lequel entreraient des mots donnés. Elles se plurent à prescrire les mots les moins assortis et qui portaient les idées les plus éloignées les unes des autres. Voici les mots qu’une belle m’ordonna d’employer, au nombre de vingt-six : Du Mont, feu, soufre, ordinaires, Alcibiade, Flore, médecin, Thuorbe, Rhin, Thémis, métaphore, enthousiasme, clairon, Vénus, Scaramouche, Styx, Turquie, tympan, turlupinade, marotte, amour, léopard, magot, Morphée, simarre, gnomes. On les remarquera facilement dans le texte de la Nouvelle, à mesure qu’ils y entreront, parce qu’ils sont imprimés en caractères italiens.




Du mont Etna, si célèbre par le feu qui dévore ses entrailles et qu’il vomit contre le ciel d’une manière effrayante, il sort une source d’eau vive qui, malgré les tourbillons de soufre dont elle est environnée, conserve toute la fraîcheur des sources ordinaires.

Ce courant, après avoir reçu dans les détours qu’il fait, différents ruisseaux qui grossissent ses ondes et en forment une rivière, traverse un grand plateau situé entre quelques têtes de la montagne peu élevées. Ce canton, préservé de l’impétuosité des vents du nord par les hauteurs qui l’entourent, serait peut-être exposé aux inconvénients des chaleurs excessives, si les eaux qui serpentent dans la plaine et les bois qui couvrent les environs ne le mettaient à l’abri des ardeurs trop vives du soleil. On fut longtemps sans habiter ce lieu charmant. La crainte qu’inspirait le voisinage des gouffres de l’Etna en éloignait les Siciliens. Enfin, on remarqua que les éruptions ne se faisaient jamais de ce côté. Peu à peu, des paysans plus hardis que les autres osèrent s’y établir. Leur exemple encouragea, et bientôt il s’éleva dans cette solitude un bourg, dont les habitants vivaient avec aisance, en s’adonnant au soin des troupeaux et particulièrement à la bergerie.

Parmi ces paysans heureux (les seuls peut-être qui le fussent sur la terre), étaient deux familles liées d’une étroite amitié : chez l’une était un fils, chez l’autre une fille, que leurs parents désiraient d’unir, afin de s’aimer encore davantage, s’il était possible. Le jeune Alcibiade et l’aimable Flore avaient atteint l’âge convenable pour remplir le vœu de leurs familles, mais par un caprice digne de la légèreté commune à la jeunesse, ils montraient un éloignement égal, non pas l’un pour l’autre, mais pour tout engagement.

La violence est un mauvais médecin pour guérir le goût trop vif de la liberté. Leurs parents, gens raisonnables et doux, prirent le parti d’attendre que la réflexion ramenât leurs enfants à des idées plus conformes au bonheur qu’ils voulaient leur procurer. Ils comptaient et avec fondement, sur leur bon naturel. Il est vrai qu’Alcibiade et Flore avaient les meilleures qualités du cœur et de l’esprit. Alcibiade était un grand brun d’une physionomie ouverte. Il avait cet air leste et mâle qui annonce la joie et la santé. Sensible, doux et vif, il recherchait toutes les bergères ; mais, quoique empressé auprès d’elles, il ne regardait l’amour que comme un badinage. Il ne se livrait avec ardeur qu’aux exercices du disque et de la course, aux divertissements tumultueux des fêtes et des danses. Avec ces dispositions, Alcibiade eût été dans les grandes villes un aimable libertin ; dans le séjour tranquille où il vivait, elles n’en firent qu’un aimable indifférent. Flore, avec plus de modestie et de retenue, pensait à peu près comme Alcibiade ; l’amour lui paraissait une faiblesse. Elle imaginait se suffire toujours à elle-même et ne connaissait rien de plus précieux que la liberté. Malheureusement ses yeux inspiraient tout le contraire de ce que ressentait son cœur.

Flore avait tout l’éclat des belles blondes : sa taille était celle des Grâces, moyenne et mignonne. Ses yeux bleus, pleins de douceur et d’intelligence, annonçaient une âme éclairée autant que sensible. Elle avait le nez bien fait, il donnait de la finesse à sa physionomie ; un rose tendre animait les lis de son teint ; mais la rose ne dominait et n’éclipsait les lis que lorsqu’un peu d’émotion la faisait épanouir. Un col d’ivoire et léger portait avec noblesse sa tête charmante. Elle marchait comme les nymphes. Que dirai-je de plus ? Elle était comme est celle que j’aime ! La peinture et la musique sont naturelles aux habitants de l’Italie. Flore partageait son temps entre ces deux arts, les occupations propres à son sexe et le soin des troupeaux.

Son amusement, pendant la grande chaleur, était de rassembler ses compagnes à l’ombre des bosquets, pour leur apprendre des airs nouveaux, en accompagnant sa voix des sons du thuorbe, elle formait avec elles des concerts qui rendaient jaloux les rossignols des alentours.

Les garçons du hameau se joignaient à ces bergères. Les danses succédaient aux chants. Les petits jeux, les enfantillages, tout ce qu’une jeunesse folâtre imagine, entraient dans leurs amusements. L’amour se glissait au milieu des rires et de la joie. Plus d’une bergère s’était laissée fléchir par les soins du berger qu’elle avait enflammé. Flore seule recevait avec gaieté tous les hommages, semblait en tenir compte et n’engageait pas son cœur.

Alcibiade se trouvait à ces assemblées champêtres. Il en faisait l’agrément. La plupart des bergères l’agaçaient. Complaisant, rempli d’attentions pour elles, enjoué, galant, toutes l’enviaient ; aucune ne le fixait.

Cependant Alcibiade approchait de la vingt-cinquième année. Flore accomplissait quatre lustres. C’est le temps de renoncer au papillonnage et à la dissipation, charmes du printemps de l’âge, mais déplacés quand l’été commence ; ce n’est plus la saison des fleurs.

Les parents de la bergère et du berger ne voyaient point dans leurs enfants des dispositions qui promissent le retour qu’ils attendaient. Il leur paraissait aussi difficile de leur inspirer du goût pour les liens du mariage que de faire couler le Rhin dans la Sicile.

La patience est un des grands secrets de l’habileté. Le temps, mieux que la prudence, amène les choses à leur point. Un accident qui causa beaucoup d’alarmes à ces bons parents devint la source de leur satisfaction.

Dans un canton, voisin de celui qu’ils habitaient, on célébrait tous les ans, avant d’ouvrir les vendanges, une fête établie de temps immémorial. Elle durait plusieurs jours et commençait à la fin du mois où le soleil prend la balance de Thémis pour partager avec égalité les jours et les nuits. Les paysans, dans l’espérance de jouir bientôt du fruit de leurs travaux, dansaient, chantaient et buvaient à plein verre. Ils renouvelaient sans métaphore les célèbres bacchanales de l’antiquité ; chacun cédant à son enthousiasme, s’abandonnait à l’envi à toutes les folies innocentes d’une imagination animée par la gaieté. Ils marchaient couronnés de verveine et de lierre, en jouant de divers instruments et mêlant les sons bruyants du clairon et du hautbois aux sons plus doux de la cornemuse ; ils donnaient des fanfares aux bergères les plus distinguées. Vénus animait ces divertissements bachiques. Dès que le plaisir s’éveille, il l’appelle ; il sent qu’il ne peut se prolonger que par elle.

La jeunesse des environs se rendait à cette fête. Elle en augmentait l’allégresse en y prenant part. Pour y paraître avec plus de liberté, on empruntait divers déguisements. Alcibiade ne devait pas manquer une pareille occasion. Il vint à la fête et s’y montra en Scaramouche. En exécutant les différentes postures propres à cet habit, il sentit une douleur violente dans le côté ; mais, entraîne par le plaisir, il continua de danser et de courir avec ses compagnons.

De retour chez son père, il se trouva plus abattu que fatigué. On le mit au lit. D’abord, on regarda son état comme une sorte de courbature et l’on crut qu’un peu de repos le remettrait. Cependant la maladie fit des progrès rapides. Les parents alarmés se hâtèrent d’envoyer chercher des secours à la ville la plus prochaine. Les médecins jugèrent qu’il était attaqué d’une fièvre maligne, d’autant plus dangereuse, que la saison où l’on était est une de celles qui peuplent davantage les rives du Styx. Les remèdes, loin de soulager Alcibiade, aigrissaient son mal ; soit que l’alternative du chaud et du froid eût altéré son sang, ou que quelque contagion apportée de Turquie, ce qui est commun en Sicile, eût infecté l’air. On désespéra de sa vie ; mais son âge, la force de son tempérament, les soins qu’on lui prodigua, le mirent enfin hors de danger. Sa convalescence fut longue.

Flore, dont le cœur était excellent, n’avait pu voir Alcibiade à l’extrémité, sans y être sensible. Par un sentiment dont elle n’avait pas été maîtresse, elle avait demandé à lui rendre des soins, pour soulager sa mère et elle ne l’avait pas quitté un moment durant le cours de la maladie ; elle continua d’être assidue près de lui, tant que la convalescence dura. Elle mit en usage toute sa douceur, toutes ses attentions, tout ce que son esprit put lui fournir d’amusant pour prévenir les effets de l’ennui sur son jeune voisin et accélérer son rétablissement parfait. Le cœur d’Alcibiade avait toujours été tranquille. Il ignorait les charmes qui se trouvent dans la société d’une compagne douce, attachée, prévenante. Son âme s’ouvrit à ce plaisir, comme la rose aux rayons d’un beau jour. Sa tendresse excitée, se confondant avec la reconnaissance, lui dicta mille remerciements affectueux.

Un ton si nouveau émut Flore et lui inspira un intérêt qu’elle ne s’expliquait pas. Ce n’était plus la bonté de son naturel, ni la simple amitié qui la conduisaient ; un mobile plus fort, un penchant impérieux la fixaient près d’Alcibiade. De jour en jour il lui devenait plus cher.

L’hiver s’était ainsi passé. Le printemps acheva de rendre Alcibiade à lui-même et à ses parents ; mais cet Alcibiade volage, qui courait de bergère en bergère, et qui changeait chaque jour de divertissements, ne goûtait plus de satisfaction, dès qu’il s’éloignait de Flore. On le voyait revenir près d’elle aussitôt qu’il était libre. Son langage, ses manières, sans rien perdre de l’air et du ton aisé, prenaient je ne sais quoi de touchant qu’on n’y remarquait pas auparavant.

Il sentit qu’il aimait ; il le dit. Flore, troublée, reconnut ce qui se passait dans son âme, au récit que son amant lui fit de ce qu’il éprouvait. Représentez-vous un homme privé quelque temps de l’ouïe, sans espérance de guérison ; si les remèdes ou la nature dissipant les humeurs visqueuses, cause de sa surdité, il recouvre tout à coup la faculté d’entendre : le premier bruit de ce qui l’environne venant à frapper le tympan de son oreille, il n’ose croire qu’il entend et reste dans un étonnement mêlé de joie : telle Flore au milieu des mouvements confus qui s’élevèrent dans ses sens, demeura un moment interdite : son cœur ne la laissa pas longtemps incertaine sur sa réponse.

Elle approuva les feux de son cher Alcibiade. L’ardeur de son amant ne pouvait souffrir de délai. Il la fit consentir à braver les turlupinades que leur marotte passée ne manquerait pas de leur attirer et à ne pas différer de combler ses vœux en se donnant à lui pour jamais.

Les deux familles s’empressèrent de conclure un mariage dont ils attendaient leur consolation. Flore convint hautement que l’amour qu’elle s’était peint comme un cruel léopard qui déchire sa proie, ne méritait pas d’être redouté. Heureuse que le petit dieu, pour la punir de sa résistance, n’ait pas fait tomber son choix sur un magot comme il arrive ordinairement aux belles qui affectent trop l’indifférence.

Le jour désiré où l’on avait fixé la célébration arriva. Un prêtre consacra la tendresse des deux amants. Quand on eut donné la journée aux transports de la joie, on conduisit les nouveaux mariés au lit nuptial. Morphée ne fut pas le dieu que ces jeunes époux fêtèrent le plus. Le lendemain, Flore, semblable au lis arrosé par l’aurore, se montra plus belle qu’auparavant, et mieux parée de ses grâces que de la simarre la plus ornée.

Alcibiade et Flore, toujours enchantés l’un de l’autre, donnèrent l’exemple d’un couple fidèle et qui puisait dans son union la félicité la plus pure. Les délices de leur état firent avouer aux personnes les plus éprises de la liberté qu’une tendresse légitime est la source unique du bonheur et qu’un hymen bien assorti changerait en l’Élysée la triste demeure des gnomes.

La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans

Alcibiade et Flore

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