La Dernière Guerre maritime/02

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La Dernière Guerre maritime
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 589-624).
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NESON


JERVIS ET COLLINGWOOD,


ETUDES SUR LA DERNIERE GUERRE MARITIME.




I. The Dispatches and Letters of vice-admirai viscount Nelson. — Londres, 1845-1846, 7 vol. in-8o.

II. The Letters of lord Nelson to lady Hamilton, 2 vol.
III. Memoirs of admiral the right hon. the Earl of Saint-Vincent. — Londres, 1844, 2 vol.
IV. A Selection from the public and private Correspondence of vice-admiral lord Collingwood, interspersed with Memoirs of his life, by G. H. Newnham Collingwood ; 2 vol.
V. Précis historique de la Marine française, par M. Chassériau. — Paris, 1845.

VI. Documens inédits des archives de la marine.




DEUXIÈME PARTIE.
PROGRES ET DISCIPLINE DE LA MARINE ANGLAISE. — L’AMIRAL JERVIS.




I.

Après avoir assisté, sous lord Hood et l’amiral. Hotham, aux derniers efforts de l’ancienne tactique, Nelson allait se former, sous l’amiral Jervis, à une école plus vigoureuse d’où devaient sortir renouvelées la stratégie et la discipline navales. Le jour où l’amiral Jervis vint arborer son pavillon sur le Victory, alors mouillé dans la baie de Saint-Florent, doit rester à jamais mémorable dans les fastes de la marine anglaise, car il marque le point de départ de la vie féconde dans laquelle cette marine allait trouver le secret de ses triomphes. Déjà connu par le combat du Foudroyant et du Pégase, sir John Jervis avait plus de soixante ans quand il se trouva placé à la tête de l’escadre de la Méditerranée. Plein de sève et de verdeur malgré son âge avancé, il apportait avec lui de vastes projets de réforme et la ferme volonté de tenter enfin sur une grande échelle l’application des idées qu’il était parvenu à faire prévaloir, vers la fin de la guerre d’Amérique, sur le vaisseau le Foudroyant.

La marine anglaise se rappelait encore avec quelle crainte respectueuse les jeunes officiers de cette époque, jaloux d’étudier de près ce modèle si vanté de bonne tenue et de discipline, montaient à bord de ce magnifique vaisseau et affrontaient le regard sévère et la grave contenance de l’austère baronnet. Enlevé à notre marine en 1758, le Foudroyant fut long-temps le plus beau vaisseau à deux ponts de la flotte anglaise et l’amiral Keppel rayait choisi pour son matelot d’arrière dans la grande journée où il rencontra sous Ouessant la flotte française commandée par M. d’Orvilliers. Quand plus, tard le Pégase tomba au pouvoir de l’escadre de l’amiral Batrington, le Foudroyant dut encore à sa marche supérieure l’honneur de cette importante capture, et l’amiral Barrington ne put s’empêcher d’exprimer son admiration pour la décision et l’activité que le capitaine Jervis avait montrées dans cette poursuite. « Quelle noble créature que ce Jervis ! Ecrivait-il à un de ses amis. N’est-il pas merveilleux qu’il ait pu prendre un vaisseau d’égale force sans perdre un seul homme dans cet engagement ? Que ne serions-nous en droit d’attendre de cette escadre, si tous nos capitaines lui ressemblaient[1] ! ». Remplir le vœu de l’amiral Barrington fut précisément l’ambition de l’amiral Jervis. Appelé au commandement de la Méditerranée, il voulut que tous les capitaines de son escadre lui ressemblassent, et que leurs vaisseaux ressemblassent au Foudroyant.

Quand, le 30 novembre 1795, la frégate qui portait Jervis vint mouiller au milieu de la flotte dont l’amiral Hotham avait, depuis plus d’un mois, remis le commandement au vice-amiral Hyde Parler, nous n’avions plus à Toulon que 13 vaisseaux de ligne, et 6 frégates. Six vaisseaux, partis de cette rade pour se rendre à Brest sous les ordres du contre-amiral Richery ; étaient entrés à Cadix ; Gantheaume croisait dans l’Archipel avec un vaisseau et quelques frégates. Rien, en ce moment, de la part du gouvernement républicain, n’indiquait l’intention de disputer la Corse aux Anglais ou d’opposer de nouvelles escadres aux leurs. Ce calme momentané était propre à favoriser les intentions de sir John Jervis. Le Victory avait à peine arboré son pavillon, que l’on put reconnaître à des signes infaillibles la présence d’un nouveau commandant en chef. En quelques mois, l’esprit de la flotte avait entièrement changé. Plus d’un capitaine regretta le pouvoir débonnaire de l’amiral Hotham ; mais Nelson, Collingwood, Foley, Troubridge, Samuel Hood, Hallowell, tous ces jeunes officiers qui devaient être un jour l’honneur de la marine britannique, tressaillirent d’une nouvelle ardeur sous cette main vigoureuse. Le mouvement maritime qu’en l’absence de grands événemens On eût pu croire suspendu n’était que déplacé : il se poursuivait dans cette transformation silencieuse de la discipline anglaise. Malgré les ombrages qui troublèrent plus tard une honorable et mutuelle, confiance, personne ne s’est montré plus disposé que Nelson à rendre hommage aux heureux efforts de l’amiral Jervis. « C’est au grand et excellent comte Saint-Vincent, s’écriait-il dans une lettre écrite en 1799 à lord Keith, que nous devons tous le feu qui nous anime et notre ardeur pour le métier de la mer. — Jamais, lui écrivait-il à lui-même, jamais l’Angleterre ne retrouvera une réunion de vaisseaux tels que ceux que vous m’avez confiés. C’est à vous surtout qu’est due la victoire, d’Aboukir, et j’espère que notre pays ne l’oubliera pas. — Je n’ai jamais rien vu répétait-il encore pendant la campagne de la Baltique, de comparable à ces vingt vaisseaux qui ont servi dans la Méditerranée. Auprès des officiers qui ont grandi à cette école, les autres laissent voir une telle pauvreté de ressources, que j’en suis vraiment étonné. » Jervis lui-même, quelques années plus tard, quand l’amirauté anglaise l’appela à commander la flotte de la Manche, ne cessait de regretter ces capitaines d’élite qu’il avait formés aux meilleurs jours de sa carrière. « Envoyez-moi, écrivait-il le 15 juin 1800 au comte Spencer, quelques-uns des officiers qui ont servi sous mes ordres dans la Méditerranée. Le temps n’est peut-être pas éloigné où j’aurai à me féliciter qu’ils aient pris la place de ces vieilles femmes, qui, sous l’apparence de Jeunes hommes, sont ici le fardeau de l’escadre. »

L’attention de sir John Jervis, quand il entreprit l’importante réforme qu’il devait accomplir, se porta sur trois points principaux : la tenue du navire dont il faisait dépendre la santé des hommes destinés à l’habiter, l’instruction militaire, et la discipline de l’escadre. Deux maladies ravageaient fréquemment les armées navales à cette époque, le scorbut et le typhus. L’emploi des boissons acidulées avait déjà commencé à préserver les vaisseaux anglais du premier de ces fléaux ; mais le typhus était souvent la conséquence de l’agglomération d’un grand nombre d’hommes dans des espaces étroits et humides. Au moment même où Jervis arrivait dans la Méditerranée, le vaisseau napolitain le Tancredi, atteint de cette épidémie redoutable, avait dû quitter l’escadre anglaise et rentrer à Naples pour y débarquer les débris de son équipage. L’amiral Jervis indiqua, avec l’autorité que lui donnaient quarante-huit années de service, les précautions qui devaient prévenir l’invasion de ces fièvres contagieuses. Par ses ordres, on réserva à bord de chaque vaisseau, sur l’avant de la batterie haute, un vaste hôpital isolé du reste de la batterie par une cloison mobile et recevant l’air extérieur par deux larges sabords. Il recommanda en outre de faire aérer et secouer au moins une fois par semaine les hamacs des matelots, leurs matelas et leurs couvertures, proscrivit les lavages à grande eau dans les batteries basses et les entreponts, et pour mieux assurer l’exécution de ses ordres, exigea que le détail de ces soins périodiques, ainsi que celui de la propreté journalière, fût minutieusement inscrit sur les journaux de bord soumis au visa du capitaine[2].

Ce n’était point assez pour l’amiral Jervis d’avoir éloigné de ses navires le principe de ces épidémies funestes ; sa sollicitude ne craignit point d’empiéter par des prescriptions plus spéciales encore sur ce domaine exclusif où les hommes de l’art n’avaient point jusque-là rencontré le regard d’un commandant en chef. « Je voudrais de tout mon cœur, disait-il ; que nous n’eussions, point tant de docteurs en médecine parmi nos chirurgiens A peine ces messieurs ont-ils obtenu leur diplôme, qu’ils regardent comme au-dessous de leur dignité les soins les plus utiles, les devoirs les plus habituels de leur profession. Ils passent leur journée à souffler dans une flûte ou à jouer au tric-trac au lieu de soigner leurs malades ; quant à leurs journaux, ils en rédigent de magnifiques à l’aide de Cullen ou d’autres auteurs d’ouvrages de médecine, et se font ainsi, sans y avoir le moindre titre, une réputation auprès du conseil de santé. » — « Pour moi, j’entends, écrivait-il à ses capitaines, que les chirurgiens de cette escadre ne se promènent jamais sur le pont, ne descendent jamais à terre soit en corvée, soit pour leur plaisir, sans avoir dans leur poche une boîte contenant leurs instrumens de chirurgie. » — « Je suis certain, ajoutait-il, que beaucoup d’affections graves pourraient être prévenues, si l’on obligeait les malades à porter de la flanelle sur la peau. Le purser (agent comptable) doit avoir à cet effet un certain nombre de chemises ou de gilet de flanelle, et, dès qu’un matelot se plaint d’un catarrhe, d’une toux violente ou même d’un rhume ordinaire, il faut le contraindre à user de cette précaution. J’engage donc très sérieusement les capitaines de cette escadre à faire pénétrer cette doctrine dans l’esprit de leurs chirurgiens, qui souvent, par caprice ou par une opposition perverse à tout règlement salutaire, négligent grandement et important devoir.”

Après s’être assuré des équipages valides, sir John Jervis songea à les rendre redoutables à l’ennemi. Dès le commencement de la guerre d’Amérique, il avait compris que dans des combats d’artillerie le succès devait infailliblement appartenir aux canonniers les plus habiles. Aussi, de tous les exercices, ceux qu’on négligeait le plus a cette époque, les exercices militaires, lui semblaient-ils de beaucoup les plus importans. Il était bien certain qu’en tenant ses vaisseaux à la mer il les rendrait suffisamment marins ; mais il savait qu’il fallait plus de soin pour en faire des vaisseaux de combat « Il est du plus haut intérêt, dit-il à ses capitaines, que nos équipages apprennent à manœuvrer convenablement leurs canons : je veux donc que tous les jours, en rade comme à la mer, un exercice général ou partiel ait lieu à bord de chacun des bâtimens de l’escadre. » Cette préoccupation salutaire a toujours tenu le premier rang dans son esprit : trois fois il commanda de grandes escadres, en 1796, en 1800, en 1806, et trois fois il remit en honneur dans la marine anglaise l’exercice, toujours trop négligé, du canon. Sous ses ordres, l’escadre de la Méditerranée devint bientôt une escadre formidable : chacun y faisait son devoir. Les capitaines savaient quel chef ils avaient à satisfaire, et ne souffraient point chez leurs subordonnés des négligences dont ils eussent été les premiers responsables. « Le métier de capitaine, disait Jervis, ne doit point être une sinécure. Pour moi, le commandant d’un vaisseau est comptable de tout ce qui se passe à son bord. C’est lui qui me répond de la conduite de ses officiers et de son équipage. ». Il lui est cependant arrivé de mettre au arrêts du même coup le capitaine et l’état-major tout entier d’un bâtiment dont il avait à se plaindre, de faire imputer sur la solde d’un officier de quart négligent la réparation des avaries que le vaisseau-amiral avait éprouvées, dans un abordage ; mais, en général, ses rigueurs et ses remontrances portaient plus haut, et, passant au-dessus des officiers subalternes, allaient droit à leurs supérieurs. « Il y a bien peu d’hommes, écrivait-il au comte Spencer, premier lord de l’amirauté, en état de commander convenablement un vaisseau de ligne. Plus d’un capitaine qui a pu se distinguer dans le commandement d’une frégate se trouve, parfaitement incapable de gouverner et de diriger six ou sept cents hommes de l’espèce de ceux qui composent aujourd’hui nos équipages. »

Cette extrême sévérité de l’amiral n’éteignait ni le zèle ni l’initiative abord des vaisseaux anglais. Jervis était exigeant et inflexible, mais il aimait sincèrement les officiers dont il avait pu apprécier la capacité et le dévouement, et cette affection, toujours active et empressée eût suffi pour lui faire pardonner bien des rigueurs. Ces sentimens tenaient même dans sa vie une plus grande place qu’on n’eût pu s’y attendre à ne considérer que l’apparence extérieure de cette nature sèche et positive, qui semblait faite pour ignorer à jamais les émotions de la tendresse. Quand Troubridge, l’ami de Nelson comme le sien, périt avec le Blenheim en revenant du cap de Bonne-Espérance il en éprouva la plus vive douleur qu’il eût encore ressentie. « O Blenheim ! Blenheim ! s’écriait-il souvent, qu’es-tu donc devenu ? Qui me rendra un autre Troubridge ? » Nul amiral n’a pris avec plus d’ardeur la défense des serviteurs de l’état contre les protégés de l’aristocratie et les honorables de la marine anglaise. « La couronne, disait-il, tient ses faveurs en réserve pour s’assurer la majorité dans le parlement, et c’est là cependant la pire espèce de corruption, car ce parlement est un monstre insatiable qu’on ne parviendra jamais à satisfaire. Que résulte-t-il de cette condescendance ? C’est qu’on ne peut songer à réduire les dépenses publiques sans s’exposer à rendre ce monstre intraitable, et que, pour lui complaire, il faut laisser dans l’oubli les hommes de mérite qui ont le tort de se trouver sans protecteurs. »

Ami politique de Fox, de Grey et de Whitbread, sir John Jervis, envoyé à la chambre des communes en 1790 par les électeurs de Whycombe, vota constamment avec les whigs jusqu’à la déclaration de guerre de 1793. Il s’était prononcé comme eux contre cette guerre inutile, impolitique et lamentable ; quand elle fut déclarée, il quitta le parlement pour y prendre une part active. Jamais, chez lui, les convictions de l’homme de parti n’ont ébranlé le dévouement de l’officier ; mais, dans l’exercice du commandement il resta fidèle aux principes qu’il avait défendus dans les rangs de l’opposition, et n’usa de son patronage qu’en faveur des officiers qui avaient su le mériter par leurs services. « Il faut que je navigue avec sir John Jervis disait le jeune Edward Berry, alors lieutenant sans avenir et quelques années plus tard capitaine de pavillon de Nelson à Aboukir. S’il y a quelque mérite en moi, c’est lui qui le découvrira. » Telle était la confiance qui attirait sous les ordres de Jervis des officiers moins effrayés de sa sévérité que touchés de l’emploi généreux qu’il faisait de sa prérogative. En 1790, quand la querelle de Nootka Sound faillit entraîner une rupture entre l’Angleterre et l’Espagne, chaque officier-général eut le droit, après le désarmement qui suivit des préparatifs demeurés inutiles, de donner de l’avancement à un midshipman. Jervis, alors contre-amiral, avait arboré son pavillon sur le Prince, de 98 canons. Le gaillard d’arrière de ce vaisseau était couvert de jeunes gens appartenant aux premières familles du royaume ; Jervis remit le brevet de lieutenant au fils d’un vieil officier sans fortune. — Nelson, Trouhridge Hallow, tous ces officiers qu’il distingua bientôt, lui étaient parfaitement inconnus quand il prit le commandement de la Méditerranée. Sobre d’éloges et de recommandations, il attendit long-temps, malgré l’estime qu’il avait conçue pour eux, avant de les signaler à l’attention de l’amirauté. « Je ne veux pas disait-il, qu’on me prenne pour un hâbleur (a puffer) comme la plupart de mes camarades ; mais, tant que de pareils officiers me prêteront leur concours, l’amirauté peut compter sur la restauration de la discipline. »

Ce dernier point était celui qui touchait le plus vivement l’amiral Jervis ; car la discipline était à ses yeux le plus sûr élément de succès, et l’on peut dire que sa vie entière a été consacrée à la raffermir dans la marine anglaise. Sur ce chapitre, ses idées étaient arrêtées depuis long-temps. Il aimait à citer cette réplique de don Juan de Langara à lord Rodney : « La discipline, milord, est tout entière dans un seul mot espagnol, obediencia ; » et pour lui en effet il n’y avait d’autre fondement possible au bon ordre que l’obéissance passive. « Quand la discipline est dans les formes, disait sir John Jervis, elle est bien près d’être dans les choses. » Aussi avait-il voulu régler entre les officiers de son escadre les témoignages extérieurs de respect et de soumission plus d’un ordre du jour avertit les jeunes lieutenans de la flotte anglaise de n’aborder leurs supérieurs, qu’en ôtant leur chapeau, et de ne point se contenter d’y porter la main d’un air de négligence. D’une politesse froide et irréprochable envers ses subordonnés, l’amiral Jervis exigeait d’eux les plus scrupuleux égards. Une consigne sévère interdisait l’accès du Victory à tout officier qui se présentait pour monter à bord de ce vaisseau dans une autre tenue que la tenue prescrite. « Ce n’est point l’insubordination des matelots que je redoute, écrivait-il à Nelson, mais les propos légers des officiers et leur tendance présomptueuse à discuter les ordres qu’ils reçoivent. Voilà le danger réel et le véritable principe du désordre. » L’amiral Jervis avait raison : la discipline de la flotte est tout entière dans celle de son état-major. En fait de subordination, l’exemple doit venir de haut, et Jervis ne l’oubliait pas. En 1798, quand il choisit Nelson pour commander l’escadre qui remporta la victoire d’Aboukir, deux officiers-généraux plus anciens que Nelson, sir William Parker et sir John Orde, servaient dans la flotte de Cadix. Ils se montrèrent profondément blessés du choix qui leur enlevait le commandement de cette escadre. « J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, écrivait l’amiral Jervis à Nelson, pour empêcher les deux baronnets de m’adresser par écrit leurs réclamations ; malheureusement pour eux, les mauvais conseils des envieux l’ont emporté sur tous mes argumens. J’attends leurs lettres, et, dès que je les aurai reçues, je les renverrai tous deux en Angleterre. » C’était en effet pour des occasions pareilles que l’illustre amiral réservait toute la fermeté de son caractère, et c’est en frappant ainsi l’indiscipline à la tête qu’il était parvenu à exercer un empire absolu sur son escadre. Convaincu qu’il ne faut qu’un chef à une armée, qu’une volonté devant laquelle toutes les autres s’inclinent, il n’eût point toléré, comme nous l’avons vu si souvent parmi nous, que des gens appelés à lui prêter leur concours devinssent à ses côtés le centre d’une opposition incompatible avec le bien du service et l’intérêt de l’état. C’est ainsi que, blâmé par le vice-amiral Thompson pour avoir fait exécuter une sentence de mort le saint jour du dimanche, il avait exigé le rappel immédiat de cet officier. « Il faut, disait-il, que l’amirauté choisisse entre lui et moi. J’ai d’ailleurs assez d’amiraux sous mes ordres, et je désire qu’on ne m’en envoie pas davantage. »

A son retour en Angleterre, l’amiral Jervis, alors comte de Saint-Vincent, fut provoqué en duel par le vice-amiral Orde ; mais il refusa d’accepter ce cartel. Il n’admettait point cette façon de terminer des discussions dont le service avait été l’objet, et, quand bien même sa résolution eût pu être improuvée par l’opinion publique, il n’eût jamais consenti en agissant autrement, à porter de ses propres mains ce coup fatal à la discipline. Calme et grave dans ses relations officielles, il était cependant quelquefois amer et caustique dans ses reproches, quoiqu’il évitât avec soin de blesser la dignité de ceux qui étaient l’objet de ses rigueurs. « L’honneur d’un officier, disait-il, est comme l’honneur d’une femme ; on n’y peut porter la plus légère atteinte sans le flétrir. » - « Si vous souffrez qu’on mêle autant de fiel à votre encre, écrivait-il en 1800 au secrétaire de l’amirauté, vous chasserez du service, tout officier de cœur et de mérite. »

Tel était cet homme qui, mort en 1823, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans après avoir commandé trois grandes flottes, pris part à trois grandes guerres, survécu, à deux générations de marins, combattu sous l’amiral Keppel et vu combattre sous lui Nelson et Collingwood, avait emporté dans sa retraite, vers la fin de l’année 1807, l’honneur immortel d’avoir affermi la discipline dans la marine anglaise. Il ne faut point cependant s’exagérer les difficultés que Jervis rencontra dans l’accomplissement de cette œuvre. Quand on parle de discipline, on devrait toujours tenir compte de ce qu’on peut appeler la discipline sociale d’un pays : en Angleterre où la stabilité des institutions politiques et l’énergie des institutions militaires s’appuient sur la même base et se prêtent un mutuel secours, l’autorité paternelle a rendu la tâche facile au chef de l’état comme au chef de l’armée. C’est elle qui, dès l’enfance, façonnant ces esprits un peu rudes, a su leur inculquer ces principes de respectueuse déférence pour l’expérience et pour l’âge, honorés dans le magistrat ou le général qui commande, ainsi qu’ils l’ont été dans le père de famille. Les Anglais apportent donc au service des dispositions, pour ainsi dire, natives, qui pourraient expliquer jusqu’à un certain point la régularité de mouvemens à laquelle parvint à les plier l’amiral Jervis. Chez nous, au contraire, tout tend, il faut bien le dire, à déconsidérer la vieillesse et à lui enlever ce respect pieux dont on l’entourait jadis ; nos lois mêmes ont imprudemment contribué à ébranler cette colonne sainte, et un certain relâchement s’est introduit, depuis la révolution, dans le gouvernement intérieur de la famille. Le père y commande d’une voix moins ferme et moins grave, il y tient un rang moins élevé qu’autrefois. Si l’on veut ajouter à cette influence majeure de l’éducation première les inévitables conséquences d’une intelligence en général plus ardente et plus prompte, on ne s’étonnera point de trouver chez nos officiers un esprit d’indépendance et de critique bien autrement prononcé que chez la plupart des officiers anglais. C’est un malheureux penchant contre lequel on s’irriterait en vain. Il a fait de tout temps un peu partie du caractère national, et cette époque de libre discussion ne le verra point probablement disparaître. C’est un ennemi avec lequel il faut vivre. On l’a désarmé quelquefois par de la loyauté et de l’indifférence, rarement par des complaisances ou des rigueurs. L’amiral Jervis eût-il réussi à imposer ses volontés à des officiers français, comme il les imposa à trois reprises différentes à la flotte de la Méditerranée et à celle de la Manche ? Il est permis d’en douter. La marine anglaise a connu des chefs moins rigides et plus populaires que l’amiral Jervis. Tant que le génie français et l’éducation française seront les mêmes ces amiraux sembleront de plus sûrs modèles à proposer aux nôtres que le chef inflexible qui exigeait de ses capitaines qu’ils montassent la garde sur le rivage, pendant que la flotte s’approvisionnait d’eau ou de vivres frais, et qui n’a jamais pardonné une première faute.


II.

La flotte dont Jervis venait de prendre le commandement se composait de 25 vaisseaux, 24 frégates, 40 corvettes, 7 bricks, 5 grands bâtimens de transport, armés chacun de 22 bouches à feu, 2 cutters de 14 canons ; 1.bâtiment-hôpital, 1 brûlot, 1 navire destiné à recevoir les prisonniers, en tout 76 voiles. Sept vaisseaux furent détachés sous les ordres du contre-amiral Mann devant le port de Cadix, afin d’y retenir l’escadre du contre-amiral Richery ; Nelson, avec son vaisseau, sur lequel il obtint d’arborer le guidon de commodore, trois frégates et deux corvettes, retourna dans le golfe de Gênes, où l’amiral Hotham lui avait déjà confié le soin d’assister dans leurs opérations les généraux autrichiens. D’autres divisions furent chargées d’escorter les nombreux convois qui traversaient sans cesse la Méditerranée. Des bâtimens furent en outre expédiés dans les ports alliés pour y raffermir une alliance chancelante, dans les ports neutres pour y faire respecter la neutralité, dans les ports de la côte d’Afrique pour y rappeler aux nombreux pirates barbaresques la grandeur maritime de l’Angleterre et les ménagemens qu’exigeait sa puissance. Obligé de pourvoir à tant d’intérêts divers, sir John Jervis ne put conserver près de lui qu’un petit nombre de navires ; mais il était certain que son influence, appuyée sur une réputation de sévérité déjà bien établie, se ferait sentir dans toute l’étendue de son vaste commandement. Après avoir dispersé ses divisions légères dans la Méditerranée, Jervis conduisit devant Toulon, au mois de janvier 1796, les 13 vaisseaux qu’il avait réservés pour le blocus de ce port. Jervis et Nelson ont entendu les blocus d’une manière différente. Jervis voulait serrer l’ennemi de si près qu’il ne pût essayer de sortir du port ; Nelson voulait, au contraire, lui laisser la mer libre, le faire observer par quelques frégates et courir à sa poursuite dès qu’il avait pris le large. Ce système était plus audacieux ; celui de Jervis protégeait mieux la sécurité du commerce anglais. Jervis, d’ailleurs, avait promis aux généraux autrichiens que, tant qu’il serait dans la Méditerranée, la flotte française ne quitterait point la rade de Toulon. Une escadre avancée, commandée par les capitaines Troubridge, Hood et Hallowell, s’établit en croisière entre les îles d’Hyères et le cap Sicié ; le gros de la flotte se tint plus au large, prêt à voler au secours de cette division, si elle était menacée… Cette première croisière dura cent quatre-vingt-dix jours. Les vaisseaux de l’amiral Jervis n’étaient point mieux approvisionnés que ceux de lord Hood ou de l’amiral Hotham, mais Jervis s’était interdit toute plainte inutile et avait su imposer silence aux murmures de ses capitaines.« Notre pays fait ce qu’il peut pour soutenir cette guerre, leur disait-il souvent : c’est à nous de lui venir en aide par un loyal concours »

Malgré le rigorisme de ses principes en fait de discipline sir John Jervis n’était vraiment intraitable que pour cette classe d’officiers qu’il appelait les récalcitrans (the refractory). Eux seuls supportaient tout le poids de cette volonté de fer. Quant à Nelson, dès les premiers jours, il sembla le considérer plutôt comme un associé que comme un capitaine placé sous ses ordres. Les autres commandans de l’escadre en manifestèrent un étonnement mêlé d’un peu d’envie. « Du temps de lord Hood, dirent-ils à Nelson, vous agissiez comme vous l’entendiez. Vous en avez fait autant avec lord Hotham, et vous continuez à faire de même avec sir John Jervis. Peu vous importe à vous quel soit le commandant en chef. » Nelson, en effet, nous l’avons dit, avait conservé sous l’amiral Jervis le commandement temporaire dont l’avait investi la confiance de l’amiral Hotham, et, avant que l’escadre eût quitté la baie de Saint-Florent pour se rendre devant Toulon, il était déjà retourné dans le golfe de Gênes, afin d’y surveiller les mouvemens de l’armée française. Cette mission délicate convenait merveilleusement à son caractère actif et résolu. En dépit des réclamations incessantes du gouvernement génois et des hésitations de l’amiral Hotham, il n’avait pas craint, avant l’arrivée de sir John Jervis, de s’engager envers le général de Vins, placé en face de Schérer, sur les hauteurs des Alpes maritimes à ne point laisser pénétrer jusqu’aux troupes de son adversaire un seul bateau chargé de blé, un seul convoi de munitions de guerre. La bataille de Loano, dans laquelle les Autrichiens perdirent leurs positions et qui faillit entraîner la destruction de leur armée, avait, pour quelque temps, interrompu cette coopération. Nelson la reprenait au moment où la cour de Vienne envoyait, pour réparer l’échec essuyé par de Vins, celui que le jeune commodore anglais nommait alors le fameux général Beaulieu.

Rien n’a plus contribué à donner à la physionomie de Nelson une expression grimaçante et vulgaire que cette haine brutale qu’il a si souvent manifestée contre les Français ; mais ce n’est guère qu’après les événemens de Naples, après qu’il eut subi la funeste influence de sir William et de lady Hamilton, que l’on vit apparaître sous sa plume ces odieuses invectives dont la grossièreté sied mal à cette lutte héroïque dans laquelle il devait trouver une fin si glorieuse. Avant cette époque, malgré son aversion bien prononcée pour cette nation frivole et volage, comme il nous désigne dans une de ses lettres, malgré cette horreur profonde de toute rébellion qu’il devait aux leçons de son père, la haine n’aveuglait point tellement le fils du pasteur de Burnharm Thorpe, qu’il ne put rendre justice aux vertus militaires de ces soldats de la république qui, demi-nus, se montraient, disait-il, résolus à vaincre ou mourir. « Qui eût cru (écrivait-il après la victoire de Schérer) que cette armée, composée de jeunes gens de vingt-trois ou vingt-quatre ans, qui comptait même dans ses rangs des enfans en ayant à peine quatorze, que cette armée déguenillée eût pu battre ces belles troupes autrichiennes ? A voir ces soldats, on eût pensé que cent d’entre eux valaient pas seulement l’équipage de mon canot, et cependant les plus vieux officiers conviennent qu’ils n’ont jamais entendu parler d’une défaite plus complète que celle que viennent d’essuyer les Autrichiens. Le roi de Sardaigne, frappé d’une terreur panique, a failli demander la paix dans ce premier moment d’effroi. »

Malheureusement Schérer ne sut pas poursuivre ses avantages ; mais la glorieuse campagne de 1796 était à la veille de s’ouvrir par les combats de Montenotte et de Mondovi, et nos armées, cette fois, ne devaient s’arrêter que sur le chemin de Vienne. Les généraux autrichiens, qui remplaçaient de Vins et son état-major se souciaient peu d’avoir à opérer de nouveau sur le littoral étroit de la Rivière de Gênes contre une infanterie qui venait de donner de telles preuves de sa supériorité. Ils commençaient à s’apercevoir que la coopération de la flotte anglaise était beaucoup moins efficace qu’ils ne l’avaient pensé d’abord, et ils avaient hâte de rentrer sur un terrain plus favorable, où ils pussent mettre en ligne leur cavalerie et développer librement leur armée. C’était dans les plaines de la Lombardie, suivant Nelson, que Beaulieu voulait attendre l’armée de Bonaparte. Le général autrichien promettait d’y écraser les troupes françaises, et de se porter ensuite rapidement sur la Provence, laissée à découvert. Nelson cependant était inquiet et ne cessait de témoigner ses craintes à l’amiral Jervis sur l’ouverture de cette nouvelle campagne. « Les Français, disait-il, ont dépouillé la Flandre et la Hollande. Leur propre pays est ruiné. Il ne leur reste plus que l’Italie à piller. C’est là, soyez-en convaincu, qu’ils vont porter leurs efforts. L’Italie est la mine d’or de l’Europe, et c’est un pays qui, par lui-même ne saurait opposer de résistance. Il suffit d’y pénétrer pour en être le maître. » Nelson pensait d’ailleurs que l’armée française se partagerait en trois colonnes, et qu’après avoir menacé les passages des Alpes, elle s’avancerait sur le territoire de Gênes ; mais, au lieu de filer ainsi le long de la mer, Bonaparte avait, conçu un plan plus hardi que n’avaient pu le soupçonner encore ni Nelson ni Beaulieu. Il voulait se dérober à l’aile gauche de l’armée autrichienne, se porter sur le sommet de l’Apennin au col de Montenotte, qu’occupait le général d’Argenteau, et, après avoir ainsi séparé les Autrichiens des Piémontais campés à Ceva sur le revers des Alpes, déboucher de l’autre côté des monts et menacer à la fois le Piémont et la Lombardie.

Le général Beaulieu, cependant, avait déjà concerté avec Nelson le projet d’enlever un corps de troupes qui, sous les ordres du général Cervoni, avait été poussé jusqu’à Voltri, à quelques lieues de Gênes, afin d’obtenir, en intimidant le sénat de cette ville, un emprunt de 30 millions que négociait Salicetti. Le 11 avril 1796, au coucher du soleil, pendant que l’armée autrichienne s’ébranlait et se portait sur Voltri, l’escadre anglaise appareillait de Gênes, et à neuf heures et demie du soir l’Agamemnon mouillait à demi-portée de canon de l’avant-garde du général Beaulieu. Deux frégates mouillaient en même temps et avec le même mystère entre Voltri et Savone, afin de couper retraite à nos troupes ; mais le mouvement de l’armée autrichienne, commence dès la veille, attira l’attention du général Cervoni : pendant la nuit, il leva son camp et se porta, sans être aperçu, en arrière des navires anglais. Nelson fut désespéré de cet insuccès et attribua au défaut de ponctualité des Autrichiens en cette occasion les événemens qui portèrent bien notre armée au cœur de l’Italie.

Le 11 avril (écrivait-il au duc de Clarence), 10,000 Autrichiens occupèrent Voltri. La perte des Français dans cette rencontre fut d’environ 300 hommes, tués, blessés ou faits prisonniers ; mais, l’attaque ayant commencé douze heures avant le moment fixé par le général Beaulieu, 4,000 d’entre eu effectuèrent leur retraite. Cette maladresse eut de terribles conséquences. Nos bâtimens commandaient si complètement la côte, que, si l’on eût exécuté à la lettre le plan du général, pas un Français n’eût échappé. Pendant la nuit, l’ennemi se replia sur le col de Montenotte, situé à environ huit ou neuf milles en arrière de Savone, et y rallia un corps de 2,000 hommes qui, défendait cette position. Au point du jour le général d’Argenteau, ignorant l’arrivée de ce renfort, attaqua le col avec 4,000 fantassins. Il fut repoussé et poursuivi. 900 Piémontais, 500 Autrichiens, des pièces de campagne, restèrent entre les mains des troupes françaises. On ne sait point encore le nombre des morts, mais le combat a été rude. Le 13 et le 14 avril, les Français ont forcé les gorges de Millesimo et le village de Dego, qui, malgré une belle défense, ont dû tomber devant des forces supérieures. Le 15 au matin, un détachement de l’armée autrichienne, sous les ordres du colonel Waskanovick (Wukassovich), posté à Sassello sur le flanc droit et un peu en arrière de l’ennemi, ou, comme nous dirions nous autres marins, par sa hanche de tribord, attaqua les Français à Speigno et les mit complètement en déroute. Non-seulement ce détachement reprit les vingt pièces de canon que les Autrichiens avaient perdues, mais il s’empara aussi de toute l’artillerie française. Malheureusement le colonel, voulant pousser trop loin ses avantages, alla donner dans le gros de l’armée ennemie et futent entièrement battu, après une résistance obstinée qui ne dura pas moins de quatre heures. Pour comble d’infortune, le général Beaulieu avait envoyé cinq bataillons d’Acqui pour soutenir ce brave colonel Waskanovick ; mais, hélas ! ils arrivèrent trop tard et ne servirent qu’à ajouter au triomphe de l’armée française. Les Autrichiens, dit-on, ont perdu environ 10,000 hommes tant tués et blessés que prisonniers. La perte des Français a été aussi très grande, mais, en fait d’hommes, ils n’ont pas besoin d’y regarder de si prés que les Autrichiens. Le général Beaulieu a maintenant retiré toutes ses troupes de la montagne et s’est campé dans la plaine entre Novi et Alexandrie. J’espère encore, si les Français l’attaquent dans cette position, qu’il pourra reprendre le dessus et leur donner une bonne leçon. »

Beaulieu, en effet, avait souvent manifesté cet espoir ; mais les événemens qui suivirent la bataille de Montenotte allaient le priver de l’appui de la Sardaigne et détacher de la coalition les vingt mille hommes du général Colli. Bonaparte, vainqueur à Mondovi, n’était plus qu’à dix lieues de Turin, quand le roi de Sardaigne consentit à lui livrer les trois places de Coni, Tortone et Alexandrie. La Sardaigne, à ce prix, obtint la conclusion d’un armistice qui fut signé à Cherasco le 29 avril 1796. « Cet armistice, écrivait Nelson, a été envoyé à Paris pour y recevoir la ratification des cinq rois du Luxembourg. Naples, de son côté, s’apprête à nous abandonner si nous avons la guerre, avec l’Espagne, et l’Espagne certainement se dispose à la guerre contre quelqu’un. Quant au général. Beaulieu, il est à Valence, avec un pont sur le Pô, pour assurer sa retraite dans le Milanais. »

Beaulieu ne conservera pas long-temps cette position : il a en face de lui un adversaire décidé à ne prendre de repos que lorsqu’il aura imposé la paix à l’Autriche. Nelson lui-même est ébloui : ces victoires éclatantes, remportées coup sûr coup par l’armée d’Italie, l’étourdissent et le troublent. Que sont donc devenus et de Vins et Schérer ? Lui, qui depuis trois ans voyait deux armées de trente mille, hommes manœuvrer au pied des Alpes maritimes et se disputer quelques postes d’Albenga à Savone ; lui, à qui on affirmait récemment encore que, s’il interceptait certain convoi attendu de Marseille, il allait ramener les Français en arrière de Gênes, apprend soudain qu’ils sont à la veille d’entrer à Milan !

« Les Français (écrit-il à l’amiral Jervis) ont passé le Pô sans éprouver de résistance. Beaulieu se retire, dit-on, sur Mantoue, et Milan a présenté ses clés à l’ennemi. Où donc ces gens-là s’arrêteront-ils ? — Notre ministre à Gènes (ajoute-t-il quelques jours plus tard) m’assure que Beaulieu a encore avec lui 38,000 hommes, et il espère qu’il n’aura aucun engagement à soutenir avant d’avoir reçu des renforts. Cependant j’éprouve le regret de vous faire connaître que, de son côté, notre consul m’a envoyé une lettre ; publiée par Salicetti, dans laquelle ce dernier annonce une nouvelle défaite essuyée par Beaulieu. Ce général aurait été battu le 11 mai à Lodi et aurait laissé au pouvoir de l’ennemi son camp et toute son artillerie. C’est une histoire très mal racontée et que je serais fort tenté de mettre en doute, si je n’avais malheureusement été habitué à ajouter foi aux victoires des Français. »

Sous l’influence de ces nouveaux triomphes, les ducs de Parme et de Modène traitent avec le général Bonaparte. Le pape lui-même épouvanté songe à prévenir l’arrivée des Français à Rome : « Il leur a fait offrir, écrit Nelson à sa femme, 10 millions de couronnes pour les empêcher d’y venir ; mais ils ont exigé qu’avant tout on leur livrât, la fameuse statue de l’Apollon du Belvédère. Quelle race bizarre ! mais, il faut en convenir, ils ont fait des merveilles. »

Quoiqu’il n’y ait plus sur la côte de Gênes d’Autrichiens à assister, Nelson y commande toujours, et déjà son activité lui fournit l’occasion d’entraver les progrès de Bonaparte. Il capture devant Oneille six bâtimens chargés de canons et de munitions de guerre destinés au siége de Mantoue. Par quelques papiers trouvés à bord de ces navires, il apprend que l’effectif de l’armée française, au moment où Bonaparte en prit le commandement, n’excédait pas 30,875 hommes. « En y comprenant la garnison de Toulon et des autres points de la côte, les forces de l’ennemi, dit-il, se montaient à 65,000 hommes. Probablement la plus grande partie de ces troupes aura rejoint Bonaparte ; mais, malgré tout, il paraît que son armée n’était pas aussi nombreuse que je l’aurais pensé. »

Quel que soit le dépit que nos triomphes inspirent à Nelson, il semble que nous leur devons auprès de lui ce qu’on pourrait appeler un succès d’estime. Jamais il n’a parlé de la France avec tant d’égards. Il y a plus, il est près de revenir aux sentimens chevaleresques de la guerre de 1778, et d’oublier que les gens qu’il combat sont les fléaux du genre humain. La capture des bâtimens dont il s’est emparé devant Oneille l’a mis en possession d’une malle appartenant à un officier-général de notre armée. Je ne sais quel mouvement de courtoisie, le seul dont il ait été coupable envers nous, le porte à écrire sur-le-champ au ministre de France à Gènes ce petit billet qu’on ne lui eût point pardonné à la cour de Naples.


« Monsieur,

« Des nations généreuses ne doivent causer d’autre tort aux particuliers que celui auquel les obligent les lois bien connues de la guerre. À bord d’un navire que vient de capturer mon escadre, on a trouvé une impériale remplie d’effets appartenant à un officier-général d’artillerie. Je vous envoie ces effets tels qu’on les a trouvés et quelques papiers qui peuvent être utiles à cet officier, et je vous prie d’avoir la bonté de les lui faire parvenir. »


Cependant, bien que Bonaparte, privé de son artillerie, ait été contraint de lever le siége de Mantoue, il n’en poursuit pas moins ses conquêtes. Pour la première fois, la marine anglaise lui fait obstacle : il s’en venge, comme il le fera après Trafalgar, après Saint-Jean-d’Acre, sur les ennemis que l’Angleterre lui suscite. Wurmser est battu comme l’a été Beaulieu. La Sardaigne cède le comté de Nice à la république, et bientôt, suivant l’exemple de la Prusse et de l’Espagne, le gouvernement haineux de Naples demande à traiter avec la France. « Je crains bien, écrit Nelson au vice-roi de la Corse, que l’Angleterre, qui a commencé cette guerre avec l’Europe entière pour alliée, ne la finisse avec presque toute l’Europe pour ennemie. » Déjà, en effet, un traité d’alliance offensive et défensive a uni la Hollande et va unir l’Espagne à la France. Le 19 août 1796, une convention signée à Madrid entre le descendant de Philippe V et le directoire stipule que, dans l’espace de trois mois, celle des deux puissances qui réclamera l’assistance de l’autre en recevra 15 vaisseaux de ligne et 10 grandes frégates ou corvettes avec leurs équipages et leurs approvisionnemens. Ce traité est ratifié à Paris le 12 septembre, et, trois jours après, le gouvernement anglais ordonne la saisie de tous les navires espagnols mouillés dans les ports d’Angleterre. La déclaration de guerre de l’Espagne répond à cet embargo ; et la flotte de l’amiral don Juan de Langara, quittant la rade de Cadix, se dirige immédiatement vers le détroit. Ces deux pavillons, auxquels l’Amérique devait son indépendance et qui avaient si profondément humilié la puissance anglaise, se trouvèrent donc une fois encore réunis. Glorieuse et fatale alliance dont les illusions ne devaient s’évanouir que trop tard !


III.

« Les Espagnols, écrivait Nelson en 1795, font de beaux navires, mais il ne feront pas si facilement des hommes. Leur flotte n’a que de mauvais équipages et des officiers pires encore. D’ailleurs ils sont lents et manquent d’activité. -On prétend, ajoutait-il en 1796, que l’Espagne a consenti à fournir à la république française 14 vaisseaux de ligne prêts à prendre la mer. Je suppose qu’il s’agit de vaisseaux sans équipages car les prendre avec un pareil personnel, serait pour la république le plus sûr moyen d’en être promptement débarrassée Dans le cas où ce traité amènerait la guerre entre nous et les Espagnols, je suis sûr que l’affaire de leur flotte sera bientôt faite, si elle ne vaut pas mieux celle qu’ils possédaient quand ils étaient nos alliés. »

On serait tenté de taxer de pareilles paroles de forfanterie, et cependant elles n’exprimaient qu’une opinion trop fondée sur le triste état où se trouvait alors réduite la marine espagnole, malgré le magnifique matériel qui lui restait encore. Notre marine se souvenait davantage de son antique splendeur, mais l’incroyable incurie de l’administration avait amené pour nous, dès le début de la guerre, par une série de désastres dont l’ennemi fut à peine complice, la nécessité de subir des blocus dont nous éprouvions pour la première fois l’humiliation[3]. Occupés à croiser sur nos côtes, tenus en haleine par lord Bridport et Jervis, les vaisseaux anglais se formaient à la rude école de la mer, tandis que nous perdions notre vieille expérience dans les loisirs mal employés de nos rades. Jervis savait bien ce que de tels loisirs ont de périlleux : « Ne voyez-vous pas, disait-il à ceux qui, au mois de janvier 1707, le blâmaient de sortir du Tage pour aller s’exposer à la rencontre de forces supérieures, ne voyez-vous pas que ce séjour devant Lisbonne fera bientôt de nous tous des poltrons ? » Dieu merci, toutes déplorables qu’elles ont été, les guerres maritimes, de la république et de l’empire ont prouvé qu’un pareil danger n’était pas à craindre avec des marins français ; mais, si nos équipages ne couraient point le risque de voir s’évanouir leur courage dans une inaction prolongée, ils devaient y désapprendre le métier de la mer. Aussi, pendant que les Anglais, instruits par de constantes croisières, réalisaient chaque jour de nouveaux progrès, pendant qu’ils perfectionnaient l’organisation de leur service, la manœuvre de leur artillerie et l’installation intérieure de leurs vaisseaux, pendant que leurs escadres bravaient impunément les ouragans du golfe de Lyon et du golfe de Gascogne, la plus importante de nos expéditions, l’expédition d’Irlande, allait échouer par la seule inexpérience de nos équipages.

Cette inexpérience dut frapper surtout les officiers de l’ancienne marine qui, destitués par la convention, avaient échappé cependant aux proscriptions de la terreur ou au funeste entraînement de l’émigration. Quand ils furent rappelés au service par le directoire, ces officiers trouvèrent des vaisseaux bien inférieurs sous tous les rapports à ceux qu’ils avaient été habitués à commander. Une excellente institution avait disparu, celle des canonniers-marins[4]. Nous les avions supprimés au moment où les Anglais introduisaient sous ce rapport les plus importans perfectionnemens dans leur flotte. « Prenez garde, écrivait à la convention le contre-amiral Kerguelen[5] ; il faut des canonniers exercés pour servir le canon à la mer. Les canonniers de terre sont sur des bases solides et tirent sur des objets fixes ; ceux de mer, au contraire, sur des bases mobiles, et tirent toujours, pour ainsi dire, au vol. L’expérience des derniers combats a dû vous prouver que nos canonniers étaient inférieurs à ceux des ennemis[6]. » Mais comment ces prudentes paroles auraient-elles pu exciter l’attention de ces républicains plus touché des souvenirs de Rome et de la Grèce que des glorieuses traditions de nos ancêtres ? C’était le temps où de présomptueux novateurs songeaient sérieusement à rendre à la rame son importance et à jeter des ponts volans sur les vaisseaux anglais comme sur les galères de Carthage ; candides visionnaires, qui résumaient naïvement les titres de leur mission dans quelques-uns de ces bizarres préambules conservés aux archives de la marine : « Législateurs, voici les élans d’un ingénu patriote qui n’a pour guide d’autre principe que celui de la nature et un cœur vraiment français. »

Les institutions, l’esprit de corps qui faisaient la force de nos escadres, l’intelligence des véritables progrès, tout cela avait péri dans le grand naufrage. Morard de Galles, Villaret, Truguet, Martin, Brueys, Latouche-Tréville Decrès, Missiessy, Villeneuve, Bruix, Gantheaume, Blanquet-Duchayla, Dupetit-Thouars, quelques autres capitaines encore, mais en petit nombre, d’héroïques jeunes gens portes subitement aux premiers grades de leur arme, tels étaient les débris qu’avait laissés derrière elle la marine la plus éclairée et la plus brave de l’Europe. Le gouvernement modéré qui venait de succéder au comité de salut public rassemblait avec empressement ces précieux débris, et s’en servait le plus habilement possible pour étayer l’édifice chancelant sorti en quelques jours des mains des sociétés populaires.


« On s’est adressé à ces sociétés (écrivait à cette époque un citoyen courageux) pour qu’elles désignassent des hommes qui réunissent les connaissances de la marine au patriotisme. Les sociétés populaires ont cru qu’il suffisait à un homme d’avoir beaucoup navigué pour être marin, si d’ailleurs il était patriote Elles n’ont pas réfléchi que le patriotisme seul ne conduit pas les vaisseaux. On a donc donné des grades à des hommes qui n’ont dans la marine d’autre mérite que celui d’avoir été beaucoup à la mer, sans songer que tel homme est souvent dans un navire comme un ballot… Aussi la routine de ces hommes s’est-elle trouvée déconcertée au premier événement imprévu. Ce n’est point toujours, il faut bien le dire, le plus instruit et le plus patriote en même temps qui a obtenu les suffrages dans les sociétés ; mais souvent le plus intrigant et le plus faux, celui qui, avec de l’effronterie et un peu de babil, a su en imposer à la majorité. On est tombé dans un autre inconvénient : sur une apparence d’activité que produit l’effervescence de l’âge, on a donné des grades à des jeunes gens sans connaissances, sans talens, sans expérience et sans examen. Il a semblé, sans doute, que les pilotes de l’ancienne marine étaient faits pour aspirer à tous les grades ; aussi sont-ils tous placés. Eh bien ! le mérite de la très grande majorité parmi eux se borne à estimer leur route à faire leur point et à pointer leur carte d’une manière routinière… Beaucoup n’ont jamais été à portée de mettre à exécution la partie brillante du marin, la manœuvre, qui déjoue les dispositions de l’ennemi et donne l’avantage à forces égales. Qu’ont de commun avec l’art du vrai marin les canonniers, les voiliers, les calfats, les charpentiers, et on pourrait dire les maîtres d’équipage, dont la majeure partie sait à peine lire et écrire, quelques-uns point du tout ? Il y en a cependant qui ont obtenu des grades d’officiers et même de capitaines[7]. »


On peut apprécier maintenant quelle était, en 1796, la valeur réelle de forces que l’Angleterre allait avoir à combattre. Cependant, dans le premier moment d’émotion, le cabinet britannique abandonna l’offensive et sembla reculer devant cette alliance qui, si récemment encore, au mois de juillet 1779, avait rassemblé sous la conduite de M. d’Orvilliers 66 vaisseaux de ligne à l’entrée de la Manche. L’amiral Jervis reçut l’ordre d’évacuer la Corse et de sortir de la Méditerranée. Déjà la flotte espagnole, partie de Cadix dans les derniers jours du mois de septembre, avait paru devant Carthagène et y avait rallié une division de 7 vaisseaux. Elle se composait de 26 vaisseaux et de quelques frégates quand elle fut aperçue à la hauteur de l’île de Corse le 15 octobre par les éclaireurs de l’escadre anglaise. L’amiral Jervis était alors mouillé avec 14 vaisseaux dans la baie de Saint-Florent. Il ignorait le départ de la flotte espagnole, et don Juan de Langara eût pu l’assaillir avec avantage dans la baie profonde où son escadre se trouvait enfermée ; mais cette occasion de porter un coup mortel à la puissance anglaise fut négligée, comme tant d’autres, et, faisant route pour Toulon, l’amiral espagnol vint mouiller de nouveau sur cette rade qu’il avait quittée trois ans plus tôt sous le feu des batteries républicaines. Il y trouva 12 vaisseaux français prêts à prendre la mer, et son arrivée porta à 38 vaisseaux et 20 frégates les forces alliées réunies en ce moment dans ce port. Cette armée formidable devait cependant souffrir que sir John Jervis opérât tranquillement sa retraite !

Ce dernier pressait les préparatifs de son départ avec la plus grande activité. Bastia avait été évacué sous la direction de Nelson, les garnisons de Calvi et d’Ajaccio étaient embarquées, et, bien qu’il lui restât à peine quelques jours de vivres, sir John Jervis s’apprêtait à traverser la Méditerranée. Le 2 novembre 1796, six jours seulement après l’arrivée de l’amiral Langara à Toulon, Jervis fut rallié par le vaisseau le Captain dont Nelson avait pris le commandement : l’Agamemnon, épuisé par ses longs services, avait été renvoyé en Angleterre. L’escadre anglaise, alors composée de 15 vaisseaux et de quelques frégates, se hâta de quitter la baie de Saint-Florent. Elle était suivie d’un convoi qui emportait une partie des troupes et du matériel débarqués en Corse. Ces bâtimens de commerce furent pris à la remorque, mais dans une saute de vent deux d’entre eux furent abordés et coulés par les vaisseaux qui les remorquaient. L’Excellent et le Captain démâtèrent chacun dans la même journée d’un de leurs bas mâts, et, la traversée se prolongeant au-delà de toutes les prévisions, les équipages se trouvèrent réduits au tiers de leur ration ordinaire. Il fallut leur délivrer les balayures des soutes, endurer leurs justes plaintes et supporter la vue de leurs souffrances. Sir John Jervis resta inébranlable et ne dévia point un instant de sa route ; mais il promit aux équipages que les vivres qui ne leur auraient point été distribués en nature leur seraient religieusement remboursés en argent. Enfin, le 1er décembre, grace à sa persévérance, il eut la satisfaction de voir ses vaisseaux mouillés en sûreté sous les canons du rocher de Gibraltar La Méditerranée se trouva ainsi complètement évacuée par les Anglais. Ce résultat une fois obtenu, la concentration des forces considérables réunies à Toulon devenait pour ainsi dire inutile, et, la veille du jour où l’amiral Jervis arrivait à Gibraltar, la flotte espagnole, accompagnée du contre-amiral Villeneuve et de 5 vaisseaux français quittait les côtes de France. Le 6 décembre, elle entra dans le Port de Carthagène. Quant à Villeneuve, il continua sa route sur Brest et eut le bonheur de franchir le détroit en plein jour par un violent coup de vent d’est qui empêcha les vaisseaux anglais de lever l’ancre et de se lancer à sa poursuite. Ce coup de vent, qui lui fut si favorable fut en même temps fatal à la flotte de l’amiral Jervis. Trois vaisseaux anglais chassèrent sur leur ancres et déradèrent. L’un d’eux alla se perdre avec la plus grande partie de son équipage sur la côte d’Afrique ; un autre, à moitié démâté, alla mouiller dans la baie de Tanger après avoir franchi l’extrémité d’un récif. Enfin, le 16 décembre, sir John Jervis fit voile pour Lisbonne, où il devait attendre des renforts, mais de nouvelles épreuves lui étaient réservées : un de ses vaisseaux toucha sur une roche devant Tanger, à la hauteur du cap Malabata ; un second vaisseau, le Bombay-castle, se perdit, au moment même où il entrait dans le Tage, sur un des bancs qui obstruent l’entrée de cette rivière.

Ainsi, en moins de deux mois, sans avoir eu à combattre d’autre ennemi que ce rude hiver de 1796, qui dispersait, en ce moment même, l’expédition que nous dirigions sur l’Irlande[8], la flotte anglaise se trouvait réduite de 15 vaisseaux a 11. Jervis ne laissa paraître aucune faiblesse dans ces circonstances critiques ; mais il se promit de redoubler de vigilance et de réparer ces malheurs à force d’activité. Il songea d’abord à assurer l’évacuation de Porto-Ferrajo, que les troupes anglaises avaient occupé le 18 juillet 1796, et ce fut Nelson qu’il chargea du soin périlleux d’aller enlever la garnison laissée dans cette place. Lui seul était capable de remplir cette mission et de pénétrer sans crainte au fond de la Méditerranée malgré les escadres qui se croisaient en tous sens dans ce vaste bassin, abandonne par l’Angleterre aux pavillons unis de France et de Castille. Nelson quitta pour un instant son vaisseau et partit de Gibraltar avec les deux frégates la Blanche et la Minerve. Peu de jours après son départ, il rencontra deux frégates espagnoles et leur donna la chasse. La Minerve, qu’il montait, atteignit la Sabine, commandée par un descendant expatrié des Stuarts. La frégate ennemie fut bientôt écrasée sous ce feu redoutable, comparé par les Espagnols au feu de l’enfer, et que la Minerve avait appris à vomir contre l’ennemi à l’école exigeante et sévère de sur, John Jervis. La Sabine amena après une très belle défense, mais Nelson se vit bientôt oblige d’abandonner sa récente capture à une escadre espagnole qui faillit le capturer lui-même. Quelques jours après ce combat, il mouillait en rade de Porto-Ferrajo. Le général anglais qui occupait cette place ne se crut point autorisé à la quitter avant d’en avoir reçu l’ordre d’Angleterre, et Nelson dut se contenter de charger sur son escadre les munitions navales déposées, au moment de l’évacuation de la Corse, dans les magasins de l’île d’Elbe. « On voit bien, écrivait l’impétueux commodore, gêné par ces scrupules dans l’accomplissement de sa mission, que ces messieurs de l’armée ne sont pas aussi souvent que nous appelés à faire usage de leur jugement sur le terrain de la politique. » Laissant derrière lui le capitaine Freemantle, qu’il chargea de pourvoir au transport des troupes quand elles prendraient le parti de se retirer, Nelson, avec la Minerve, fit route vers le cap Saint-Vincent, que l’amiral Jervis lui avait assigné pour lieu de rendez-vous.

Le 18 janvier 1797, cet amiral appareilla de Lisbonne avec les 11 vaisseaux qui lui restaient. Il savait que l’escadre espagnole avait dû quitter Carthagène, et en se portant au cap Saint-Vincent, c’est-à-dire à l’extrémité sud-ouest de la Péninsule, il se plaçait au point le plus avantageux pour l’observer. De là, si, comme il y avait lieu de le craindre, la destination de la flotte espagnole était le golfe de Gascogne, on pouvait, avec des éclaireurs actifs, être averti de tous ses mouvemens, la harceler jusque sur les côtes de France, ou lui livrer bataille pour l’obliger à se réfugier à Cadix. C’est avec cette intention que l’amiral Jervis, au lieu d’attendre dans le Tage les renforts qui lui étaient annoncés, leur avait donné rendez-vous à la hauteur du cap Saint-Vincent, et s’empressait de s’y rendre lui-même ; mais une fatalité inexplicable semblait le poursuivre, et une ame moins ferme que la sienne eût vu dans le nouvel accident qui vint le priver de l’un de ses plus importans vaisseaux le présage infaillible de quelque immense revers. Au moment où la flotte sortait du Tage, un vaisseau à trois ponts se jeta sur le banc où avait déjà péri le Bombay-Castle, et ne parvint à rentrer a Lisbonne qu’après avoir coupé sa mâture et être resté échoué près de quarante-huit heures ; il ne restait donc plus que 10 vaisseaux de cette flotte, autrefois si fière, que Nelson s’indignait de la voir se retirer devant 38 vaisseaux français et espagnols ; mais ces 10 vaisseaux possédaient une précision de mouvemens, un ensemble et une régularité admirables, et, bien que privé du tiers de ses forces par une succession inouie d’accidens, sir John Jervis était encore rempli de confiance et marchait sans crainte à la rencontre de l’ennemi


IV.

L’Angleterre, à cette époque, venait de porter ses armemens à 108 vaisseaux de ligne et 400 bâtimens montés par 120 mille marins ; mais, obligée de protéger tant de colonies et d’intérêts dispersés sur la face du globe, l’amirauté n’avait pu envoyer à la flotte du Tage que cinq vaisseaux de ligne, momentanément détachés de la flotte de la Manche C’est ainsi, que pendant cette guerre l’Angleterre sembla toujours, malgré l’immense développement qu’avait pris sa marine, éprouver au milieu de ses richesses, tous les embarras de la misère. Après l’arrivée de ce renfort, qui le rejoignit le 6 février, l’amiral Jervis se trouva encore une fois à la tête de 15 vaisseaux de ligne, dont 6 à trois ponts, 4 frégates et 2 corvettes. Sa mauvaise fortune n’était cependant pas complètement épuisée. Le 12 février, deux de ses vaisseaux, virant de bord par une nuit sombre et pluvieuse, s’abordèrent, et l’un d’eux, le Culloden, éprouva dans ce choc terrible des avaries tellement sérieuses, qu’il eût fallu le renvoyer au port, s’il n’eût été commandé par un des capitaines les plus actifs de la marine anglaise mais, au grand étonnement de tous ceux qui avaient vu l’état de son vaisseau au point du jour, le capitaine Troubridge, grace à de prodigieux effort put signaler dans l’après-midi qu’il était prêt à combattre. L’éloignement de ce vaisseau eût été très mal venu en ce moment, car le lendemain la frégate la Minerve, portant le guidon de commandement de Nelson, ralliait l’escadre anglaise avec la nouvelle que, deux jours auparavant, la flotte espagnole avait été aperçue en dehors du détroit.

Cette flotte, alors commandée par don Josef de Cordova, avait quitté Carthagène le 1er février. Elle se composait de 26 vaisseaux, dont 7 à trois ponts, et de 11 frégates. Le 5 février, au point du jour, elle franchit le détroit de Gibraltar et se dirigea vers Cadix ; mais un coup de vent d’est l’empêcha de gagner ce port, et le 13 février dans la soirée, pendant qu’elle luttait, pour s’en rapprocher, contre des vents encore contraires, les éclaireurs des deux armées, signalèrent l’ennemi, dont ils n’avaient pu cependant apprécier exactement la force. Les Espagnols, qui n’avaient point eu connaissance du dernier renfort reçu par l’amiral Jervis, rassurés par leur immense supériorité numérique, négligèrent de serrer leurs distances pendant la nuit et continuèrent à naviguer sans ordre. Peu désireux d’en venir aux mains avec l’escadre anglaise, ils pensaient que celle-ci n’oserait jamais prendre l’offensive ; mais Jervis, au contraire, songeait à combattre. Il savait combien une victoire était en ce moment nécessaire à l’Angleterre, et il attendait cette victoire des soins judicieux qu’il donnait depuis deux ans à l’instruction de son escadre.

Au coucher du soleil, il fit signal à ses vaisseaux de se préparer au combat, les rangea sur deux colonnes et leur recommanda de se tenir beaupré sur poupe pendant la nuit. Le 14 février, ce jour si désastreux pour la marine espagnole, se leva obscur et brumeux sur les deux flottes. La flotte anglaise était formée en deux divisions compactes, et le premier regard de Jervis se porta avec satisfaction sur ces deux files égales et serrées qui, par un mouvement rapide, pouvaient en un instant présenter un front formidable. Vers l’orient, la côte de Portugal montrait à peine, à travers le brouillard ; ses falaises escarpées et les hautes sierras de Monchique, qui dominent la baie de Lagos ; les frégates anglaises jetées en avant pour observer l’ennemi ne signalaient encore que six vaisseaux espagnols, et un voile épais planait sur les deux escadres. Cependant, à mesure que le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon, la brume, qui les avait enveloppées jusque-là, se roulait en légers flocons que la brise poussait devant elle, ou montait en tourbillonnant vers la cime des mâts pour aller se perdre dans le ciel. A neuf heures du matin 20 vaisseaux espagnols avaient été comptés du haut des barres de perroquet du Victory, et à onze heures les frégates anglaises en signalaient. 25. Par suite de la négligence avec laquelle ils avaient navigué jusqu’à ce moment, les vaisseaux espagnols se trouvaient alors séparés en deux pelotons. L’amira1 Jervis se promit de profiter de cette faute et se disposa à attaquer séparément une de ces divisions. L’une, composée de 19 vaisseaux, formait le gros de la flotte ; l’autre n’en comptait que 6, tombés sous le vent pendant la nuit et aperçus les premiers par l’escadre anglaise. Toutes deux faisaient force de voiles pour opérer une jonction imprudemment différée. Vers l’intervalle qui séparait encore les deux pelotons ennemis, intervalle qui diminuait à chaque instant, s’avançait de son côté l’escadre de Jervis, alors rangée sur une seule ligne de file. Tel fut le tableau plein d’émotion que présenta pendant : quelques heures le champ de bataille ; mais l’amiral espagnol, s’apercevant que, s’il continuait sa route, la totalité de sa division ne parviendrait pas à doubler l’escadre anglaise, vira de bord au moment où la tête de cette escadre s’approchait. Cependant trois des vaisseaux espagnols avaient, avant ce mouvement, dépassé l’avant-garde ennemie et rallié la division sur laquelle il était probable que sir John Jervis porterait ses premiers efforts. Sir John, avec une rare sagacité, en avait décidé autrement. En effet, s’il se fût laissé séduire par l’espoir d’écraser ces neuf vaisseaux avec son escadre, il est probable qu’il aurait eu bientôt sur les bras toute la flotte espagnole ; car le vent, dans cette circonstance, eût servi les projets de l’amiral Cordova et lui eût permis de se porter avec la totalité de ses forces sur le théâtre du combat. En négligeant, au contraire, cette division, paralysée par sa position et obligée de remonter dans le vent pour venir prendre part à l’action, en ne laissant sur ses derrières qu’une force insignifiante en comparaison de celle qu’il allait poursuivre, sir John Jervis saisissait d’un coup d’œil rapide et sûr la seule chance qu’il pût avoir de triompher d’une flotte aussi supérieure.

A peine Cordova eut-il viré de bord, que Jervis fit au Culloden le signal de virer aussi et de conduire l’armée à la poursuite des seize vaisseaux qui s’éloignaient bâbord amures. La manière dont cette manœuvre fut exécutée par Troubridge sous le feu de l’arrière-garde espagnole lui arracha un cri de joie. « Voyez, s’écria-t-il, voyez donc Troubridge ! ne manœuvre-t-il pas comme si toute l’Angleterre avait les yeux sur lui ? Plût à Dieu qu’elle assistât en effet à ce combat ! elle apprendrait à apprécier comme moi le brave, commandant du Culloden. » Placé sur le Victory au centre de son armée, Jervis en surveillait les mouvemens d’un œil inquiet. Les vaisseaux qui précédaient le Victory avaient imité la manœuvre de Troubridge et s’étaient rangés successivement dans les eaux du Culloden ; mais la division espagnole laissée sous le vent n’avait point renoncé à l’espoir de traverser la ligne anglaise. Elle continuait à s’avancer résolument sous les mêmes amures vers les vaisseaux interposés entre elle et l’amiral espagnol. Le vaisseau à trois ponts le Prince des Asturies, portant au mât de misaine un pavillon de vice-amiral, la dirigeait dans cette tentative ; arrivé par le travers du Victory, ce vaisseau trouva la ligne anglaise tellement serrée, qu’il n’osa s’exposer à un abordage qui semblait inévitable. Il vira de bord sous la volée même de l’amiral anglais, et reçut pendant cette évolution un feu si terrible, qu’il laissa arriver dans le plus grand désordre. Les vaisseaux qui le suivaient, découragés par cet exemple, s’éloignèrent également après avoir échangé quelques boulets perdus avec l’arrière-garde anglaise. Cordova, cependant, se voyant exposé à soutenir avec 16 vaisseaux le choc de 15 vaisseaux anglais, était plus désireux que jamais de rallier la division dont il s’était laissé séparer. Il résolut de tenter un dernier effort pour la rejoindre. Précisons la position des deux escadres en cet instant critique : l’avant-garde anglaise avait viré de bord et se dirigeait à la poursuite des 16 vaisseaux de Cordova ; l’arrière-garde continuait sa bordée pour venir prendre le vent et virer également par un mouvement successif dans les eaux du Victory. L’amiral espagnol crut le moment venu de passer sous le vent de la ligne ennemie. Au milieu de la fumée, il espérait dérober ce mouvement à Jervis et le surprendre par la rapidité de sa manœuvre. Marchant en tête de sa colonne, il se porta vers l’arrière-garde anglaise ; mais Nelson, qui avait rehissé son guidon de commodore à bord du Captain, commandé par le capitaine Miller, montait le troisième vaisseau de cette arrière-garde, et veillait sur les destins de la journée. Il n’avait derrière lui que l’Excellent, de 74, commandé par Collingwood, et un petit vaisseau de 64, le Diadem. La manœuvre de Cordova était à peine indiquée, que Nelson, en devinant l’objet, comprit qu’il n’aurait point le temps de prévenir l’amiral Jervis et de prendre ses ordres. Il n’y avait point en effet un instant à perdre si l’on voulait s’opposer à ce mouvement de la flotte espagnole. Sans hésiter, Nelson quitte son poste, vire de bord vent arrière, et, passant entre l’Excellent et le Diadem, qui continuent leur route, vient se placer sur le passage de la Santisima-Trinidad, cet énorme trois-ponts qu’il devait encore retrouver à Trafalgar. Il lui barre le chemin, l’oblige à revenir au vent, et le rejette sur l’avant-garde anglaise.

Une partie de cette avant-garde se porte alors sous le vent de la ligne espagnole pour prévenir une nouvelle tentative semblable à celle qu’a réprimée Nelson. Les autres vaisseaux anglais, conduits par le Victory, prolongent cette ligne au vent, enveloppent l’arrière-garde de Cordova et la prennent entre deux feux. Le succès de la manœuvre audacieuse de Nelson est complet ; mais lui-même, séparé de ses compagnons, s’est trouvé pendant quelque temps exposé au feu de plusieurs vaisseaux espagnols. Le Culloden et les vaisseaux qui suivent le capitaine Troubridge ne le couvrent un instant que pour le dépasser bientôt, le laissant aux prises avec de plus nombreux adversaires. Il lui faut monter de nouveaux projectiles de la cale ; ceux qui garnissent les parcs à boulets de ses batteries ont été épuisés par la rapidité de son tir. C’est en ce moment où son feu s’est nécessairement ralenti que Nelson se trouve sous la volée d’un vaisseau de 80, le San-Nicolas. La confusion qui règne dans la ligne espagnole a réuni sur le même point trois ou quatre vaisseaux qui, n’ayant pas d’autre ennemi à combattre, dirigent vers le Captain ceux de leurs canons qui peuvent l’atteindre. Le San- Josef surtout, vaisseau de 112 canons, placé en arrière du San-Nicolas, lui prête l’appui de son artillerie formidable. La position de Nelson n’est point sans danger : son gréement a considérablement souffert de cette canonnade ; une partie de sa mâture est compromise, et il compte déjà près de 70 hommes hors de combat. Pendant que l’avant-garde, conduite par le Culloden, continue à engager les Espagnols sous le vent, l’arrière-garde, que dirige sir John lui-même, les combat au vent et est séparée de Nelson par un triple rang de navires. La tête de la ligne espagnole fait déjà force de voiles et semble abandonner aux Anglais les vaisseaux qu’ils ont enveloppés, parmi lesquels se distinguent par leur masse et leur feu plus nourri quatre vaisseaux à trois ponts. C’est cette arrière-garde sacrifiée que sir John se décide à accabler. Tant qu’il a cru à une action plus générale, il n’a point voulu affaiblir la colonne qui contient l’ennemi du côté du vent, et il a rappelé à lui l’Excellent au moment où Collingwood allait se porter au secours de Nelson, mais quand l’engagement est mieux dessiné, quand la flotte espagnole éperdue lui livre une partie de ses vaisseaux, il comprend la nécessité de s’assurer ces premiers gages de sa victoire. Collingwood reçoit l’ordre de traverser la ligne ennemie, et cet ordre est exécuté à l’instant. L’Excellent engage d’abord le Salvador del Mundo, le dépasse et canonne le San-Isidro. Ces deux vaisseaux, déjà maltraités, amènent leur pavillon et sont amarinés par le Diadem et l’Irrésistible, qui suivent Collingwood. Au milieu de la mêlée, celui-ci cherche encore des compagnons à secourir, de nouveaux ennemis à combattre ; il cherche surtout des yeux le vaisseau de Nelson. Il l’aperçoit enfin échangeant avec le San-Nicolas des volées que le manque de munitions a rendues moins rapides. L’espace qui sépare ces deux adversaires semble laisser à peine passage à son vaisseau. C’est vers cet étroit intervalle qu’il le dirige : conservant au feu ce coup d’œil de manœuvrier qui le distingue entre tous les capitaines anglais, Collingwood range le San-Nicolas à portée de pistolet, et lui envoie à bout portant la plus terrible bordée que ce vaisseau ait encore reçue ; puis, continuant sa route, il va se joindre au Blenheim, à l’Orion et à l’Irresistible, contre lesquels la Santissima-Trinidad se défend encore.

En voulant éviter la bordée de Collingwood, le San-Nicolas s’est jeté sur le San-Josef, en partie démâté ; Nelson, qui a lui-même perdu son petit mât de hune, et qui craint d’être entraîne sous le vent, se décide a aborder ce groupe formidable. Son beaupré s’est engagé dans les haubans d’artimon du San-Nicolas, son bossoir de bâbord dans la galerie de poupe du vaisseau espagnol. Le premier qui en profite pour sauter à bord de l’ennemi est un ancien lieutenant de l’Agamemnon, le capitaine Berry, qui doit commander le Vanguard à Aboukir. Un des soldats que Nelson a ramenés de Bastia brise une des fenêtres de la galerie, et pénètre ainsi dans la chambre même du commandant espagnol. Nelson le suit, et, sur ses pas, se précipitent quelques hommes intrépides. D’autres se sont joints au capitaine Berry. Ils trouvent un équipage épouvanté et déjà réduit. Les officiers seuls, dignes d’un meilleur sort, opposent à cet assaut une vigoureuse résistance ; mais le commandant du San-Nicolas vient tomber mortellement blessé sur le gaillard d’arrière, et cet événement met fin à une lutte inégale. Pendant quelque temps encore, l’équipage du San-Josef, qu’anime l’amiral Francisco Winthuysen, dirige de la dunette et de la galerie de ce vaisseau, un feu nourri de mousqueterie sur les Anglais, déjà maîtres du San-Nicolas.Vains efforts ! l’amiral Winthuysen est bientôt atteint d’un coup mortel, et le San-Josef doit céder aux renforts que le capitaine Miller, reste à bord de son vaisseau par les ordres exprès de Nelson, ne cesse de faire passer sur le San-Nicolas. Un officier espagnol se penche en dehors des bastingages et fait connaître aux Anglais que le San-Josef s’est rendu. Nelson prend possession de cette nouvelle conquête, et ajoute à ses trophées l’épée d’un contre-amiral espagnol.

Le San-Josef et le San-Nicolas furent les derniers vaisseaux dont put s’emparer la flotte anglaise. Bien que la Santissima-Trinidad eût perdu son mât de misaine et son mât d’artimon, elle continuait à combattre quand la division de neuf vaisseaux, qui n’avait pu prendre qu’une part insignifiante à l’action, s’étant élevée au vent par une longue bordée, manifesta l’intention de venir dégager l’amiral des ennemis qui l’entouraient. Cette démonstration sauva Cordova, car elle engagea l’amiral anglais à rappeler à lui ses vaisseaux. Cependant l’armée espagnole était encore dans le plus grand désordre. Si Jervis se fût alors décidé à poursuivre ces vaisseaux dispersés et démoralisés, et à les attaquer pendant la nuit obscure qui suivit ce combat, il est probable que l’horreur et la confusion inséparables d’un pareil engagement eussent, cette fois encore, tourné à l’avantage de l’escadre la moins nombreuse et la mieux disciplinée ; mais Jervis craignit de compromettre dans des engagemens partiels les vaisseaux espagnols marchaient beaucoup mieux que les siens[9], et les six vaisseaux à trois ponts qu’il comptait dans son escadre, et qui en formaient le noyau le plus redoutable, auraient dû peut-être, dans une chasse générale, être laisses en arrière Ces considérations le déterminèrent a ne point inquiéter la retraite de l’ennemi. Pour se lancer avec cette audace imprévoyante à la poursuite de 21 vaisseaux, dont la plupart n’avaient point encore combattu, il eût fallu être Nelson. Sir John Jervis n’était ni assez grand, ni assez téméraire pour cela. D’ailleurs si, après Aboukir, cette circonspection eût couru le risque d’être taxée de timidité, à cette époque, elle semblait encore trop naturelle, trop conforme aux règles et aux usages établis pour ternir l’éclat de cette brillante victoire.

L’armée espagnole, n’étant point troublée dans sa fuite, alla se réfugier à Cadix et à Algésiras, et l’escadre anglaise, suivie des quatre vaisseaux qu’elle avait capturés, après avoir réparé ses avaries dans la baie de Lagos, revint mouiller à Lisbonne.

Nelson venait enfin de trouver en ce jour une occasion digne de lui, et l’opinion publique lui décerna d’une voix unanime la gloire d’avoir décidé, par sa manœuvre audacieuse, la capture des vaisseaux qui tombèrent au pouvoir de l’escadre anglaise. « C’est à vous, lui écrivait Collingwood le lendemain de la bataille, c’est à vous et au Culloden qu’appartient l’honneur de la journée. Laissez-moi vous féliciter, mon cher et bon ami, et vous dire qu’au milieu de la joie que j’éprouve d’un succès si glorieux pour la marine anglaise, sil est quelque chose qui puisse ajouter à ma satisfaction d’avoir battu les Espagnols, et d’avoir vu, cette fois encore, mon cher commodore au premier rang parmi ceux qui combattaient pour les intérêts et la gloire de notre pays, c’est la pensée que j’ai pu vous être utile hier, et prêter à votre vaisseau une assistance opportune. » Ce dut être, en effet, un beau moment pour Collingwood que celui où il vint couvrir le vaisseau de son rival et de son ami ; il pouvait à bon droit s’en souvenir le lendemain de cette journée mémorable. La précision de sa manœuvre, le coup d’œil rapide qui lui en avait fait entrevoir la possibilité, le mouvement généreux qui lui en suggéra la pensée, tout cela fut digne de l’officier intrépide qui devait survivre à Nelson et consoler l’Angleterre de sa perte. Ce fut vraiment une noble affection que celle qui unit ces deux hommes. Fondée sur une estime réciproque au début de leur carrière, elle traversa sans s’altérer de longues années et de difficiles épreuves, jusqu’à ce jour néfaste où Trafalgar dut apprendre à la France ce que valent et ce que produisent la cordiale union des chefs et leur coopération sincère.

Nelson, du reste, n’avait point attendu la lettre de Collingwood pour reconnaître le secours qu’il avait reçu de son ami. « Il n’est point de meilleur ami (lui écrivit-il dès que les vaisseaux anglais furent libres de communiquer entre eux) que celui qu’on trouve au moment du besoin, et votre glorieuse conduite dans le combat d’hier m’en a donné la preuve. Vous avez épargné de nouvelles pertes au Captain. Recevez-en tous mes remerciemens. Nous nous reverrons dans la baie de Lagos ; mais je n’ai pas voulu attendre plus long-temps pour vous exprimer tout ce que je dois à votre assistance dans une situation qui pouvait devenir critique. » Sublime et glorieux échange ! touchantes félicitations ! Sans doute ce sont là les émotions saintes qu’au milieu des combats recherche un noble cœur, car elles honorent encore, la nature humaine à travers ces scènes de deuil et de carnage, et peuvent justifier l’irrésistible attrait que ces luttes sanglantes ont offert de tout temps aux ames généreuses.

Rien ne devait manquer en ce jour à la gloire de Nelson. Quand il se présenta à bord du Victory, sir John Jervis le serra dans ses bras et refusa d’accepter l’épée du contre-amiral espagnol qui montait le San-Josef. « Gardez-la, lui dit-il ; elle appartient à trop de titres à celui qui l’a reçue de son prisonnier. » Quelques esprits jaloux essayèrent, il est vrai, d’atténuer l’effet de la belle conduite de Nelson en remarquant qu’il s’était écarté du mode d’attaque prescrit. Par l’amiral. Cette circonstance pouvait exercer quelque influence sur l’opinion d’un chef aussi rigide que sir John Jervis, et le capitaine Calder se chargea de la signaler à son attention. « Je m’en suis bien aperçu, Calder, répondit le malicieux amiral, mais, si vous commettez Jamais une pareille faute, soyez sûr que je vous la pardonnerai aussi. »

L’annonce de cette victoire excita en Angleterre des transports universels, et cependant elle ne mérite point, selon nous, d’être placée sur le même niveau que les succès remportés sur nos flottes par lord Rodney, lord Howe ou Nelson. Les Espagnols à cette époque n’étaient déjà plus des ennemis sérieux, et le gouvernement de Madrid montra autant d’injuste sévérité envers les malheureux officiers livrés par son impéritie aux chances d’un combat inégal[10], que le gouvernement anglais témoigna de facile reconnaissance envers les vainqueurs. Sir John Jervis fut créé pair d’Angleterre et obtint les titres de baron de Meaford et comte de Saint-Vincent, avec une pension annuelle de 3,000 livres sterling. Don Josef de Cordova, malgré la magnifique défense de la Santissma-Trinidad, fut cassé et déclaré incapable, de servir. L’officier-général qui commandait sous ses ordres et six de ses capitaines partagèrent sa disgrace et éprouvèrent le même sort.


V.

Si l’Angleterre avait vu ses amiraux remporter des victoires plus brillantes que celle du cap Saint-Vincent, jamais elle ne leur dut victoire plus opportune. Menacée d’une invasion formidable, abandonnée de la plupart de ses alliés, à la veille de voir l’Autriche, la seule puissance continentale qui résistât encore à nos armes, écrasée sur le Rhin et en Italie, elle eût souscrit peut-être, sans ce succès inattendu, aux conditions de paix les plus humiliantes et les plus dures. Déjà la banque avait suspendu ses paiemens, et les fonds publics étaient tombés plus bas qu’aux plus mauvais jours de la guerre d’Amérique ; l’opinion générale se prononçait contre la continuation des hostilités, le parlement se montrait disposé à refuser les subsides que réclamait le ministère, et le génie de Pitt ne soutenait qu’à peine le cabinet ébranlé à travers tant de difficultés et de périls. La victoire remportée sur la flotte espagnole ranima l’esprit national et vint donner à l’administration la force nécessaire pour faire face à cette crise menaçante ; mais l’Angleterre allait se trouver en présence d’épreuves plus dangereuses encore qui préparaient à Jervis un nouveau triomphe.

En effet, vers la fin du mois de février 1797, au moment même où venait avorter dans les eaux du cap Saint-Vincent ce projet de coalition maritime qui devait réunir dans le port de Brest la flotte de Carthagène à celle du Texel, au moment où l’Angleterre voyait son littoral sans défense couvert encore une fois par ces remparts mobiles qui l’avaient défendue depuis les temps glorieux d’Elisabeth, une sourde agitation faisait éclater dans l’escadre de la Manche les premiers symptômes d’une insurrection cent fois plus redoutable que ne l’eût été la présence d’une flotte ennemie à l’embouchure de la Tamise. Lord Howe, qui commandait alors à Portmouth les forces anglaises réunies dans la Manche, reçut plusieurs lettres anonymes contenant les réclamations les plus vives en faveur des équipages de la flotte ; mais, au lieu d’accorder à ces pétitions l’attention qu’elles méritaient, cet amiral se contenta de l’assurance qui lui fut transmise par plusieurs capitaines du bon, esprit, qui régnait à bord de leurs vaisseaux, et il pensa qu’un silence absolu ferait justice de ces prétentions. Le 30 cependant, l’escadre qui croisait devant Brest sous le commandement de lord Bridport vint mouiller à Spithead, et le 15 avril, au moment où cette escadre recevait l’ordre d’appareiller pour aller reprendre sa croisière, l’équipage du Royal-George, sur lequel flottait le pavillon du commandant en chef, au lieu de se porter dans les batteries pour lever l’ancre, monta dans les haubans du vaisseau, et poussa trois acclamations auxquelles répondirent immédiatement, comme un écho terrible, les houras séditieux des autres matelots de l’escadre. Le secret de ce complot avait été si bien gardé et l’aveuglement des chefs était tellement complet, que rien n’avait transpiré jusque-là des projets les mécontens. En vain essaya-t-on de faire rentrer ces hommes égarés dans le devoir. Les prières et les exhortations restèrent inutiles. Ceux des officiers qui s’étaient rendus coupables de quelques actes d’oppression furent envoyés à terre ; les autres purent rester à bord sans avoir à subir aucun mauvais traitement. Le lendemain, les équipages prêtèrent serment de rester fidèles à la cause commune et de ne point lever l’ancre qu’on n’eût fait droit à leurs demandes. Des cordes furent en même temps passées au bout des vergues, pour indiquer le sort réservé à ceux qui failliraient à ce serment, et les délégués chargés par les matelots de les représenter se réunirent a bord du vaisseau-amiral, afin de rédiger et de signer deux pétitions, l’une à la chambre des communes, l’autre à l’amirauté. Rappelant les services rendus au pays par les marins anglais, les pétitionnaires exposaient leurs griefs dans un langage plein de convenance et de respect ; ces griefs, quelque fondés qu’ils pussent être, n’auraient point, il faut le dire, suffi pour soulever une flotte française. Nos matelots sont moins dociles peut-être que les marins anglais ; en revanche, de plus nobles instincts les animent. Les équipages de la flotte de lord Bridport réclamaient une augmentation de paie, une ration plus considérable et mieux composée, une distribution plus équitables des parts de prise, divers avantages pour les matelots blessés ou infirmes, et la liberté, en revenant de la mer, d’aller visiter leurs familles. Cette dernière demande était assurément la plus légitime. Il est impossible, en effet, de rien imaginer de plus affreux que cette séquestration à laquelle se trouvait condamnée, pendant des années entières, la grande majorité des équipages anglais. Quant à la rigueur de la discipline maritime, aux châtimens corporels auxquels ils se trouvaient soumis sans le moindre contrôle, les insurgés s’y arrêtaient à peine et se bornaient à demander que ces châtimens ne leur fussent plus infligés au caprice des officiers inférieurs. Les préoccupations matérielles, les intérêts les plus grossiers, tenaient donc la première place dans l’esprit des révoltés de Portsmouth, et l’insurrection d’une escadre française eût eu, dès le principe, on peut en être certain, un plus noble et plus dangereux caractère.

Dès que la nouvelle de ce mouvement eut été transmise à Londres, le gouvernement, sérieusement alarmé, ordonna à l’amirauté de se transporter à Portsmouth, et lui prescrivit d’adopter immédiatement les mesures les plus efficaces pour étouffer la révolte à sa naissance. Conformément à ces instructions, le premier lord de l’amirauté, le comte Spencer, après quelques pourparlers inutiles, engagea les officiers-généraux qui servaient sous les ordres de lord Bridport à se rendre à bord du vaisseau sur lequel s’étaient réunis les délégués, afin d’essayer par de nouvelles démarches de les faire rentrer dans le devoir. Les exigences qui se manifestèrent dans cette entrevue exaspérèrent tellement un de ces officiers-généraux, le vice-amiral Gardner, qu’il saisit un des délégués au collet et jura qu’il les ferait tous pendre pour prix de leur trahison. Cet acte de violence faillit lui coûter la vie ; au retour de leurs délégués, voulant témoigner qu’ils regardaient les conférences comme rompues, les matelots offensés hissèrent à bord de chaque vaisseau le pavillon rouge en signe de défi et de rébellion ; les canons furent chargés, et les navires mis en état de défense.

Le lendemain cependant les mutins revinrent à des sentimens plus calme, et de nouvelles propositions de lord Bridport furent acceptées après quelques instans de délibération. Près de quinze jours s’écoulèrent ainsi ; la flotte, à l’exception de trois vaisseaux, avait quitté Spithead pour aller mouiller à l’entrée même de la rade, et l’amiral n’attendait plus qu’un vent favorable pour la conduire devant Brest, quand, irrités de ne point recevoir du parlement et de la couronne la confirmation des promesses de lord Bridport, les équipages arborèrent de nouveau l’étendard de la révolte. Cette fois le sang coula à bord d’un vaisseau, celui que montait le vice-amiral Colpoys. Fidèles à leur vieille réputation de loyauté, les soldats de marine prirent les armes ; au moment où l’équipage, confiné dans les batteries, braquait vers le gaillard d’arrière deux canons qu’il venait de démarrer de la batterie haute et qu’il avait traînés sous les écoutilles, ils exécutèrent une décharge générale qui renversa onze hommes et en blessa six mortellement. Malgré cette décharge, les matelots se précipitèrent sur le pont, s’emparèrent du premier lieutenant, et s’apprêtèrent à immoler cette première victime à leur ressentiment ; mais le vice-amiral. Colpoys s’avançant vers eux leur déclara que ce qui s’était passé n’avait eu lieu que d’après ses ordres et conformément aux prescriptions de l’amirauté. Singulier exemple de ce respect des lois si profondément empreint dans le caractère britannique ! ces hommes en état de révolte ouverte contre leurs officiers, encore excités par la vue du sang répandu et de leurs camarades expirans, demandèrent à prendre connaissance des instructions de l’amirauté, et s’inclinèrent humblement devant elles. L’emploi de la force leur sembla suffisamment justifié, dès que ces instructions autorisaient l’amiral à y avoir recours. Le malheureux officier qu’ils allaient sacrifier à leur aveugle fureur fut immédiatement relâché, les soldats de marine furent désarmés sans qu’on se portât contre eux à la moindre violence, et le vice-amiral Colpoys reçut l’invitation de se retirer dans sa chambre.

Enfin, le 14 mai, un mois après le commencement de cette sédition, lord Howe arriva de Londres avec de pleins, pouvoirs pour terminer cette malheureuse affaire. Il apportait aux équipages révoltés l’assurance d’une amnistie complète, l’acte du parlement qui sanctionnait les concessions consenties par lord Bridport, et la nouvelle que 436,000 livres sterling avaient été votées par la chambre des communes pour faire face aux nouvelles charges imposées au trésor. Ces conditions furent agréées ; le lendemain, accompagnés de lord et de lady Howe et de plusieurs autres personnages de distinction, les délégués visitèrent les bâtimens mouillés à Spithead ; apaisèrent par leur présence une nouvelle révolte à la veille d’éclater dans l’escadre de sir Roger Curtis, qui en ce moment arrivait de croisière, et, à leur retour à Portsmouth, portèrent lord Howe sur leurs épaules jusqu’à la maison du gouverneur.

Des désordres semblables à ceux dont la rade de Portsmouth avait été le théâtre avaient également éclate à bord des vaisseaux mouilles à plymouth ; mais, inspiré par les mêmes motifs que la révolte de Spithead, ce mouvement s’apaisa de lui-même, dès que la flotte de lord Bridport fut rentrée dans le devoir. Cependant une insurrection d’une plus haute portée, et qui semblait se lier à l’agitation politique du pays, se préparait dans la flotte de la Tamise et dans celle de la mer du Nord. Un grand nombre, d’irlandais faisaient partie des équipages de ces flottes, et la résistance que ces deux escadres opposèrent aux premières tentatives de conciliation, le ton menaçant de leurs réclamations, l’audace des prétentions qu’elles affichèrent, eussent suffi pour indiquer des mécontentemens plus sérieux et plus graves que ceux dont l’amirauté venait de triompher. Les bâtimens mouillés à Sheerness sous les ordres du vice-amiral Charles Buckner furent les premiers à donner le signal de ces nouveaux troubles, et bientôt l’escadre de l’amiral Duncan, à l’exception de deux vaisseaux, vint se joindre à la flotte insurgée de la Tamise. Cette escadre, composée de 15 vaisseaux de ligne, était partie de la rade de Yarmouth pour se rendre devant le Texel, et l’amiral Duncan, malgré les qualités aimables qui le recommandaient à l’affection de ses équipages, se vit abandonné, presque en présence de l’ennemi, par une flotte qui avait long-temps fait son orgueil et son espoir.

A Sheerness comme ailleurs, les révoltés mirent dans leur insurrection toutes les formes de l’ordre le plus régulier. Ils nommèrent à bord de chaque vaisseau un comité composé de douze membres, qu’ils chargèrent de la police intérieure du navire, et deux délégués par vaisseau, qui, réunis sous la présidence d’un matelot du Sandwich, le fameux Richard Parker, durent présider aux mouvemens généraux de la flotte mouillée au milieu de la Tamise, cette escadre arrêtait les bâtimens marchands qui remontaient vers Londres, et menaçait, si l’on tardait à faire droit à ses réclamations, de prendre la mer et de se rendre dans les ports d’Irlande, où les vaisseaux de l’amiral Kingsmill venaient aussi de se mutiner, dans ces tristes conjonctures, le gouvernement anglais se montra digne de la confiance du pays et se maintint à la hauteur des circonstances. L’amiral sir Roger Curtis dut se tenir prêt à se porter dans la Tamise avec une partie de la flotte de Portsmouth, sur la fidélité de laquelle on crut pouvoir compter ; 15,000 hommes d’infanterie et de cavalerie furent rassemblés autour de Sheerness, les fortifications de Gravesend furent mises en état, et des fourneaux à boulets rouges furent disposés dans tous les forts qui défendent les approches de cette place. En même temps, on obtenait des vaisseaux mouillés à Spthead et à Plymouth de désavouer cette nouvelle insurrection. Ces équipages réconciliés firent parvenir à leurs camarades une adresse pathétique pour les exhorter à suivre leur exemple et à se contenter des concessions déjà faites. Cette démarche produisit tout l’effet qu’on en devait attendre : plusieurs vaisseaux coupèrent leurs câbles, et, se séparant des insurgés, allèrent se réfugier sous les batteries de Woolwich et de Gravesend. Le 13 juin, le pavillon rouge ne flottait plus qu’à bord de trois vaisseaux sur lesquels s’étaient retirés les délégués de la flotte ; le lendemain, l’équipage du Sandwich livrait Parker aux soldats envoyés pour l’arrêter. Parker sur lequel ces lugubres circonstances attirèrent un instant les yeux de l’Europe, était simple matelot à bord du Sandwich. C’était un homme d’une trentaine d’années, d’une taille assez élevée, et dont le visage hâlé et les traits amaigris ne manquaient ni de dignité ni d’expression. Pendant l’exercice de son pouvoir éphémère, il avait conservé une veste bleue à demi usée, et ce fut dans ce costume qu’il comparut à bord du Neptune devant la commission militaire appelée, à prononcer sur son sort. Pendant l’instruction, de son procès, qui remplit deux séances, il se conduisit avec autant de décence que de fermeté. Son maintien fut froid et recueilli ; ses interpellations aux témoins à charge indiquèrent plus d’habileté et de présence d’esprit qu’on ne se fût attendu à en rencontrer chez un pareil homme. Du reste, il n’essaya point de se défendre, et sembla livrer sa tête à ses juges avec la résignation d’un conspirateur qui a mesuré d’avancé les conséquences de sa défaite.

La mort de Parker n’éteignit point les fermens de sédition qui, depuis tant d’années, bouillonnaient dans ces équipages si cruellement traités par un pays ingrat. L’insurrection de Portsmouth était à peine apaisée, que les renforts expédiés à l’amiral Jervis apportèrent au milieu de son escadre le germe de cet esprit turbulent qui avait infecté les escadres du Nord. La main, de fer du rigide amiral eut bientôt comprimé ces tendances subversives, et ce fut en face de l’ennemi, en vue même de Cadix et de la flotte, espagnole, qu’il brisa ce dernier effort de l’indiscipline.

Pour subvenir aux besoins toujours croissans de ses nombreux, armemens, le gouvernement anglais avait été contraint de faire un nouvel appel au pays. Une loi qu’il obtint du parlement obligea chaque paroisse ou district à fournir, en raison de son étendue et de sa population, un certain contingent destiné au service de la flotte. Les paroisses, de leur côté, pour remplir cette obligation, offrirent, sous le nom de bounty-money, une somme de 30 guinées, souvent même une somme supérieure, aux personnes qui voudraient s’engager volontairement à faire partie de ce contingent. Cette prime séduisit malheureusement beaucoup de gens qui avaient occupé autrefois un rang plus élevé dans la société : de petits marchands ruinés, des clercs de procureurs, des hommes perdus de débauches et de dettes, qui fuyaient, sur les vaisseaux du roi, la prison du comté ou les poursuites de leurs créanciers. Parmi ces volontaires se trouvèrent même quelques Irlandais affiliés aux sociétés secrètes qui rêvaient pour leur pays un affranchissement devenu impossible. Le serment des Irlandais unis servit de lien au nouveau complot, et Bott, ancien procureur, homme artificieux et résolu, nourri dans les subtilités de la chicane et délégué d’un des comités révolutionnaires les plus actifs, Bott, embarqué comme simple matelot sur la flotte de Cadix, devint l’ame de l’entreprise. Il s’agissait, ainsi qu’il l’avoua avant de mourir, de pendre lord Jervis, de se débarrasser de tous les officiers dont les services ne seraient pas reconnus indispensables, et de remettre le commandement de la flotte à un matelot intelligent nommé David Davison. Cette révolution une fois accomplie, la flotte devait se rendre dans un des ports, d’Irlande, appeler le peuple aux armes et décider une nouvelle insurrection.

Lord Jervis était prévenu par l’amirauté des dangers qu’il allait courir ; mais il n’était pas homme à s’en émouvoir. Il refusa, malgré les inquiétudes que lui témoignaient plusieurs capitaines, d’arrêter la distribution des lettres qui arrivaient d’Angleterre. « Cette précaution est inutile, dit-il. J’ose affirmer que le commandant en chef de cette escadre saura bien maintenir son autorité, si l’on essaie d’y porter atteinte. » Il se contenta d’interdire toute communication entre les divers bâtimens de la flotte ; les officiers commandant les détachemens de soldats de marine embarqués sur l’escadre furent mandés à bord du vaisseau la Ville de Paris, qui portait alors le pavillon de lord Jervis. L’amiral leur fit connaître ses intentions. Leurs soldats devaient désormais occuper dans les batteries un poste de couchage séparé de celui des matelots, manger à part, et former à bord de chaque vaisseau un groupe distinct et respecté, spécialement chargé de la police du navire. Jervis voulut en outre qu’il fut sévèrement interdit à ces soldats de converser en irlandais, et il prescrivit aux commandans de l’escadre de ne rien négliger pour piquer d’honneur ces défenseurs de l’ordre et de la discipline. Après avoir ainsi préparé ses moyens de défense, il attendit l’insurrection de pied ferme. Aux premiers symptômes qui en trahirent l’approche, il frappa les coupables sans pitié comme sans peur. Pendant quelques mois, les cours martiales et les exécutions se succédèrent dans l’escadre de Cadix. Le capitaine Pellew voulut intercéder auprès de lord Jervis en faveur d’un matelot dont la conduite avait été jusque-là irréprochable. « Nous n’avons encore puni que des misérables, répondit l’amiral, il est temps que nos marins apprennent qu’il n’est point de conduite passée qui puisse racheter un instant de trahison. » — « Le châtiment d’un franc vaurien, disait-il souvent, est sans utilité, car il ne peut servir d’exemple ; où en serions-nous donc si la bonne réputation d’un coupable pouvait lui assurer l’impunité ? »

Les circonstances étaient graves quand lord Jervis s’exprimait ainsi, et peut-être exigeaient-elles impérieusement ces extrêmes rigueurs ; cependant, il faut le reconnaître, malgré l’étendue des services que le comte de Saint-Vincent a rendus à son pays, il fut heureux pour l’Angleterre que le sort eût placé derrière lui Nelson et Collingwood. Ces natures inflexibles provoquent mal aux grandes choses ; elles humilient trop la volonté humaine pour ne pas lui ravir un peu de son élan et de son énergie. Il appartenait à l’amiral Jervis d’organiser la marine anglaise et d’y faire pénétrer, à force de vigueur et de persévérance, ces doctrines absolues et rigoureuses en dehors desquelles il n’entrevoyait que confusion et désordre. Dans un temps où l’insurrection avait fait flotter le drapeau rouge sous les yeux mêmes de l’amirauté, et contraint le parlement à compter avec elle, il avait consommé sa victoire par un dernier triomphe, et raffermi sur sa base la discipline ébranlées ; sa tâche était remplie. Il fallait maintenant des chefs plus populaires pour faire face aux péripéties qui se préparaient. Grace à Jervis, la puissance de la marine anglaise était fondée : Nelson et Collingwood allaient la mettre en œuvre.


E. Jurien de La Gravière.
  1. Le Foudroyant, cependant, n’eût point pris le Pégase, commandé par le brave chevalier Du Cillart, si l’escadre de l’amiral Barrington n’eût entouré, peu de temps après le commencement du combat, le vaisseau français ; mais Jervis, par l’habileté de sa manœuvre avait arrêté le Pégase et donné aux autres vaisseaux anglais le temps d’accourir.
  2. On peut juger par le tableau suivant, emprunté au bel ouvrage de M. Charles Dupin sur la Force navale de La Grande-Bretagne, des heureux résultats obtenus par ces soins hygiéniques.
    Pendant la guerre d’Amérique, de 1779 à 1782, il y eut en moyenne, chaque année, 30 malades sur 100 hommes embarqués ;
    En 1793, 1794, 1795, 1796, 24 malades sur 100 hommes embarqués ;
    En 1797, 1798, 1799, 1800, 14 malades sur 100 hommes embarqués ;
    En 1801, 1804, 1805, 1806, 8 malades sur 100 hommes embarqués.
    Quel fécond sujet de réflexions offre cette admirable progression décroissante !
  3. « Quand le ministre d’Albarade quitta le ministère, on s’aperçut que la liste de nos vaisseaux n’avait pas été conservée ou renouvelée dans les bureaux de la marine. Le successeur de ce ministre donnait-il ordre d’armer tel ou tel bâtiment, les ports répondaient que ces bâtimens étaient pris depuis plusieurs mois. » (Pinière, Principes organiques de la marine militaire. Paris, 1802.)
  4. « Il est de notoriété publique et prouvé par l’expérience que les troupes d’artillerie de marine sont restées inférieures, à tous égards, à ces canonniers qu’on appelait bourgeois, lesquels étaient de bons matelots, naviguant toute la vie, et n’avaient d’autres officiers que ceux des vaisseaux ; canonniers dont la suppression a été une vraie calamité dans la marine militaire. » (Forfait, Lettres d’un observateur sur la marine. Paris, 1802.)
  5. Rapport conservé au dépôt des cartes et plans de la marine.
  6. « En comparant la dernière guerre avec la guerre d’Amérique, On voit que dans celle-ci la perte des bâtimens anglais combattant des bâtimens français d’égale force fut beaucoup plus considérable. Au temps de Napoléon, des batteries entières de vaisseaux de ligne tiraient sans faire plus de mal que deux pièces bien dirigées. » (Howard Douglas, Traité d’artillerie navale.)
  7. Document conservé au dépôt des cartes et plans de la marine.
  8. L’armée que nous destinions à envahir l’Irlande, partie de Brest au mois de décembre 1796, eût certainement débarqué dans cette île, si la flotte chargée de l’y conduire eût été mieux armée et mieux exercée ; mais cette flotte, commandée par le vice-amiral Morard de Galles, se trouva séparée à la sortie même de la rade de Brest. 15 vaisseaux et 10 frégates parvinrent cependant à se rallier sous les ordres du contre-amiral Bouvet, et arrièrent, sans avoir rencontré l’ennemi, à l’entrée de la baie de Bantry. Des bâtimens habitués à plus d’activité eussent pu, dès les premiers jours, atteindre un mouillage favorable et mettre leurs troupes à terre. Le succès de l’expédition était encore assuré. Nos vaisseaux furent malheureusement dispersés de nouveau par un coup de vent qu’ils eurent l’imprudence d’attendre dans une baie ouverte ; ceux d’entre eux qui échappèrent au naufrage furent contraints par leurs avaries et le manque de vivres de rentrer à Brest. Des 44 navires qui composaient cette puissante flotte, 2 coulèrent à la mer, 4 se jetèrent à la côte, et 7 seulement furent capturés par les croisières ennemies.
  9. On remarqua en effet que les vaisseaux capturés, bien qu’ils eussent été mâtés avec des mâts de fortune et très pauvrement armés, gagnèrent tous les vaisseaux de l’escadre anglaise, quand cette escadre rentra en louvoyant dans le Tage.
  10. L’escadre espagnole avait à peine dans ce combat 60 ou 80 matelots par vaisseau. Le reste des équipages se composait d’hommes entièrement étrangers à la navigation, recrutés depuis quelques mois dans la campagne ou dans les prisons, et qui, de l’aveu même des historiens anglais, lorsqu’on voulait les faire monter dans le gréement, tombaient à genoux, frappés d’une terreur panique, et s’écriaient qu’ils aimaient mieux être immolés sur la place que de s’exposer à une mort certaine en essayant d’accomplir un service aussi périlleux. À bord d’un des vaisseaux capturés par les Anglais, on trouva quatre ou cinq canons, du côté où ce vaisseau avait combattu, qui n’avaient point été détapés. Que pouvaient le courage et le dévouement des officiers, leur habileté même, contre de pareilles chances ?