La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle/04

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CHAPITRE IV


COMPARAISON DES FACULTÉS MENTALES DE L’HOMME
AVEC CELLES DES ANIMAUX (suite).


Le sens moral. — Proposition fondamentale. — Les qualités des animaux sociables. — Origine de la sociabilité. — Lutte entre les instincts contraires. — L’homme, animal sociable. — Les instincts sociaux durables l’emportent sur d’autres instincts moins persistants. — Les sauvages n’estiment que les vertus sociales. — Les vertus personnelles s’acquièrent à une phase postérieure du développement. — Importance du jugement des membres d’une même communauté sur la conduite. — Transmission des tendances morales. — Résumé.


Je partage entièrement l’opinion des savants[1] qui affirment que, de toutes les différences existant entre l’homme et les animaux, c’est le sens moral ou la conscience, qui est de beaucoup la plus importante. Le sens moral, ainsi que le fait remarquer Mackintosh[2], « l’emporte à juste titre sur tout autre principe d’action humaine ; » il résume dans ce mot court, mais impérieux, le devoir, dont la signification est si élevée. C’est le plus noble attribut de l’homme qui le pousse à risquer, sans hésitation, sa vie pour celle d’un de ses semblables ; ou l’amène, après mûre délibération, à la sacrifier à quelque grande cause, sous la seule impulsion d’un profond sentiment de droit ou de devoir. Kant s’écrie : « Devoir ! pensée merveilleuse qui n’agit ni par l’insinuation, ni par la flatterie, ni par la menace, mais en te contentant de te présenter à l’âme dans ton austère simplicité ; tu commandes ainsi le respect, sinon toujours l’obéissance ; devant toi tous les appétits restent muets, si rebelles qu’ils soient en secret ; d’où tires-tu ton origine[3] ? »

Bien des écrivains de grand mérite ont discuté cette immense question[4] ; si je l’effleure ici, c’est qu’il m’est impossible de la passer sous silence, et que personne, autant que je le sache toutefois, ne l’a abordée exclusivement au point de vue de l’histoire naturelle. La recherche en elle-même offre, d’ailleurs, un vif intérêt, puisqu’elle nous permet de déterminer jusqu’à quel point l’étude des animaux inférieurs peut jeter quelque lumière sur une des plus hautes facultés psychiques de l’homme.

La proposition suivante me paraît avoir un haut degré de probabilité : un animal quelconque, doué d’instincts sociaux prononcés[5], en comprenant, bien entendu, au nombre de ces instincts, l’affection des parents pour leurs enfants et celle des enfants pour leurs parents, acquerrait inévitablement un sens moral ou une conscience, aussitôt que ses facultés intellectuelles se seraient développées aussi complètement ou presque aussi complètement qu’elles le sont chez l’homme. Premièrement, en effet, les instincts sociaux poussent l’animal à trouver du plaisir dans la société de ses semblables, à éprouver une certaine sympathie pour eux, et à leur rendre divers services. Ces services peuvent avoir une nature définie et évidemment instinctive ; ou n’être qu’une disposition ou qu’un désir qui pousse à les aider d’une manière générale, comme cela arrive chez les animaux sociables supérieurs. Ces sentiments et ces services ne s’étendent nullement, d’ailleurs, à tous les individus appartenant à la même espèce, mais seulement à ceux qui font partie de la même association. Secondement : une fois les facultés intellectuelles hautement développées, le cerveau de chaque individu est constamment rempli par l’image de toutes ses actions passées et par les motifs qui l’ont poussé à agir comme il l’a fait ; or il doit éprouver ce sentiment de regret qui résulte invariablement d’un instinct auquel il n’a pas été satisfait, ainsi que nous le verrons plus loin, chaque fois qu’il s’aperçoit que l’instinct social actuel et persistant a cédé chez lui à quelque autre instinct, plus puissant sur le moment, mais qui n’est ni permanent par sa nature, ni susceptible de laisser une impression bien vive. Il est évident qu’un grand nombre de désirs instinctifs, tels que celui de la faim, n’ont, par leur nature même, qu’une courte durée ; dès qu’ils sont satisfaits, le souvenir de ces instincts s’efface, car ils ne laissent qu’une trace légère. Troisièmement : dès le développement de la faculté du langage et, par conséquent, dès que les membres d’une même association peuvent clairement exprimer leurs désirs, l’opinion commune, sur le mode suivant lequel chaque membre doit concourir au bien public, devient naturellement le principal guide d’action. Mais il faut toujours se rappeler que, quelque poids qu’on attribue à l’opinion publique, le respect que nous avons pour l’approbation ou le blâme exprimé par nos semblables dépend de la sympathie, qui, comme nous le verrons, constitue une partie essentielle de l’instinct social et en est même la base. Enfin, l’habitude, chez l’individu, joue un rôle fort important dans la direction de la conduite de chaque membre d’une association ; car la sympathie et l’instinct social, comme tous les autres instincts, de même que l’obéissance aux désirs et aux jugements de la communauté, se fortifient considérablement par l’habitude. Nous allons maintenant discuter ces diverses propositions subordonnées, et en traiter quelques-unes en détail.

Je dois faire remarquer d’abord que je n’entends pas affirmer qu’un animal rigoureusement sociable, en admettant que ses facultés intellectuelles devinssent aussi actives et aussi hautement développées que celles de l’homme, doive acquérir exactement le même sens moral que le nôtre. De même que divers animaux possèdent un certain sens du beau, bien qu’ils admirent des objets très différents, de même aussi ils pourraient avoir le sens du bien et du mal, et être conduits par ce sentiment à adopter des lignes de conduite très différentes. Si, par exemple, pour prendre un cas extrême, les hommes se reproduisaient dans des conditions identiques à celles des abeilles, il n’est pas douteux que nos femelles non mariées, de même que les abeilles ouvrières, considéreraient comme un devoir sacré de tuer leurs frères, et que les mères chercheraient à détruire leurs filles fécondes, sans que personne songeât à intervenir[6]. Néanmoins il me semble que, dans le cas que nous supposons, l’abeille, ou tout autre animal sociable, acquerrait quelque sentiment du bien et du mal, c’est-à-dire une conscience. Chaque individu, en effet, aurait le sens intime qu’il possède certains instincts plus forts ou plus persistants, et d’autres qui le sont moins ; il aurait, en conséquence, à lutter intérieurement pour se décider à suivre telle ou telle impulsion ; il éprouverait un sentiment de satisfaction, de regret, ou même de remords, à mesure qu’il comparerait à sa conduite présente ses impressions passées qui se représenteraient incessamment à son esprit. Dans ce cas, un conseiller intérieur indiquerait à l’animal qu’il aurait mieux fait de suivre une impulsion plutôt qu’une autre. Il comprendrait qu’il aurait dû suivre une direction plutôt qu’une autre ; que l’une était bonne et l’autre mauvaise ; mais j’aurai à revenir sur ce point.


Sociabilité. — Plusieurs espèces d’animaux sont sociables ; certaines espèces distinctes s’associent même les unes aux autres, quelques singes américains, par exemple, et les bandes unies de corneilles, de freux et d’étourneaux. L’homme manifeste le même sentiment dans son affection pour le chien, affection que ce dernier lui rend avec usure. Chacun a remarqué combien les chevaux, les chiens, les moutons, etc., sont malheureux, lorsqu’on les sépare de leurs compagnons ; et combien les deux premières espèces surtout se témoignent d’affection lorsqu’on les réunit. Il est curieux de se demander quels sont les sentiments d’un chien qui se tient tranquille dans une chambre, pendant des heures, avec son maître ou avec un membre de la famille, sans qu’on fasse la moindre attention à lui, tandis que, si on le laisse seul un instant, il se met à aboyer ou à hurler tristement. Nous bornerons nos remarques aux animaux sociables les plus élevés, à l’exclusion des insectes, bien que ces derniers s’entr’aident de bien des manières. Le service que les animaux supérieurs se rendent le plus ordinairement les uns aux autres est de s’avertir réciproquement du danger au moyen de l’union des sens de tous. Les chasseurs savent, ainsi que le fait remarquer le Dr Jæger[7], combien il est difficile d’approcher d’animaux réunis en troupeau. Je crois que ni les chevaux sauvages, ni les bestiaux, ne font entendre un signal de danger ; mais l’attitude que prend le premier qui aperçoit l’ennemi avertit les autres. Les lapins frappent fortement le sol de leurs pattes postérieures comme signal d’un danger ; les moutons et les chamois font de même, mais avec les pieds de devant, et lancent en même temps un coup de sifflet. Beaucoup d’oiseaux et quelques mammifères placent des sentinelles, qu’on dit être généralement des femelles chez les phoques[8]. Le chef d’une troupe de singes en est la sentinelle, et pousse des cris pour indiquer, soit le danger, soit la sécurité[9]. Les animaux sociables se rendent une foule de petits services réciproques, les chevaux se mordillent et les vaches se lèchent mutuellement sur les points où ils éprouvent quelque démangeaison ; les singes se débarrassent les uns les autres de leurs parasites ; Brehm assure que, lorsqu’une bande de Cercopithecus griseo-viridis a traversé une fougère épineuse, chaque singe s’étend à tour de rôle sur une branche, et est aussitôt visité par un de ses camarades, qui examine avec soin sa fourrure et en extrait toutes les épines.

Les animaux se rendent encore des services plus importants : ainsi les loups et quelques autres bêtes féroces chassent par bandes et s’aident mutuellement pour attaquer leurs victimes. Les pélicans pêchent de concert. Les hamadryas soulèvent les pierres pour chercher des insectes, etc., et, quand ils en rencontrent une trop grosse, ils se mettent autour en aussi grand nombre que possible pour la soulever, la retournent et se partagent le butin. Les animaux sociables se défendent réciproquement. Les bisons mâles, dans l’Amérique du Nord, placent, au moment du danger, les femelles et les jeunes au milieu du troupeau, et les entourent pour les défendre. Je citerai, dans un chapitre subséquent, l’exemple de deux jeunes taureaux sauvages à Chillingham, qui se réunirent pour attaquer un vieux taureau, et de deux étalons cherchant ensemble à en chasser un troisième loin d’un troupeau de juments. Brehm rencontra, en Abyssinie, une grande troupe de babouins qui traversaient une vallée ; une partie avait déjà gravi la montagne opposée, les autres étaient encore dans la vallée. Ces derniers furent attaqués par des chiens ; aussitôt les vieux mâles se précipitèrent en bas des rochers, la bouche ouverte et poussant des cris si terribles que les chiens battirent en retraite. On encouragea ceux-ci à une nouvelle attaque, mais dans l’intervalle tous les babouins avaient remonté sur les hauteurs, à l’exception toutefois d’un jeune ayant six mois environ, qui, grimpé sur un bloc de rocher où il fut entouré, appelait à grands cris à son secours. Un des plus grands mâles, véritable héros, redescendit la montagne, se rendit lentement vers le jeune, le rassura, et l’emmena triomphalement, — les chiens étaient trop étonnés pour l’attaquer. Je ne puis résister au désir de citer une autre scène qu’a observée le même naturaliste : un jeune cercopithèque, saisi par un aigle, s’accrocha à une branche et ne fut pas enlevé d’emblée ; il se mit à crier au secours ; les autres membres de la bande arrivèrent en poussant de grands cris, entourèrent l’aigle, et lui arrachèrent tant de plumes, qu’il lâcha sa proie et ne songea plus qu’à s’échapper. Brehm fait remarquer avec raison que désormais cet aigle ne se hasardera probablement plus à attaquer un singe faisant partie d’une troupe[10].

Il est évident que les animaux associés ressentent des sentiments d’affection réciproque, qui n’existent pas chez les animaux adultes non sociables. Il est plus douteux qu’ils éprouvent de la sympathie pour les peines ou les plaisirs de leurs congénères, surtout pour les plaisirs. M. Buxton a pu, toutefois, constater, grâce à d’excellents moyens d’observation[11], que ses perroquets, vivant en liberté dans le Norfolk, prenaient un intérêt considérable à un couple qui avait un nid ; ils entouraient la femelle « en poussant d’effroyables cris pour l’acclamer, toutes les fois qu’elle quittait son nid. » Il est souvent difficile de juger si les animaux éprouvent quelque sentiment de pitié pour les souffrances de leurs semblables. Qui peut dire ce que ressentent les vaches lorsqu’elles entourent et fixent du regard une de leurs camarades morte ou mourante ? Il est probable, cependant, que, comme le fait remarquer Houzeau, elles ne ressentent aucune pitié. L’absence de toute sympathie chez les animaux n’est quelquefois que trop certaine, car on les voit expulser du troupeau un animal blessé, ou le poursuivre et le persécuter jusqu’à la mort. C’est là le fait le plus horrible que relate l’histoire naturelle, à moins que l’explication qu’on en a donnée soit la vraie, c’est-à-dire que leur instinct ou leur raison les pousse à expulser un compagnon blessé, de peur que les bêtes féroces, l’homme compris, ne soient tentés de suivre la troupe. Dans ce cas, leur conduite ne serait pas beaucoup plus coupable que celle des Indiens de l’Amérique du Nord qui laissent périr dans la plaine leurs camarades trop faibles pour les suivre, ou que celle des Fijiens qui enterrent vivants leurs parents âgés ou malades[12].

Beaucoup d’animaux, toutefois, font certainement preuve de sympathie réciproque dans des circonstances dangereuses ou malheureuses. On observe cette sympathie même chez les oiseaux. Le capitaine Stansbury[13] a rencontré, sur les bords d’un lac salé de l’Utah, un pélican vieux et complètement aveugle qui était fort gras, et qui devait être nourri depuis longtemps par ses compagnons. M. Blyth m’informe qu’il a vu des corbeaux indiens nourrir deux ou trois de leurs compagnons aveugles, et j’ai eu connaissance d’un fait analogue observé chez un coq domestique. Nous pouvons, si bon nous semble, considérer ces actes comme instinctifs ; mais les exemples sont trop rares pour qu’on puisse admettre le développement d’aucun instinct spécial[14] J’ai moi-même vu un chien qui ne passait jamais à côté d’un de ses grands amis, un chat malade dans un panier, sans le lécher en passant, le signe le plus certain d’un bon sentiment chez le chien.

Il faut bien appeler sympathie le sentiment qui porte le chien courageux à s’élancer sur qui frappe son maître, ce qu’il n’hésite pas à faire. J’ai vu une personne simuler de frapper une dame ayant sur ses genoux un chien fort petit et très timide ; on n’avait jamais fait cet essai. Le petit chien s’éloigna aussitôt, mais, après que les coups eurent cessé, il vint lécher la figure de sa maîtresse, et il était vraiment touchant de voir tous les efforts qu’il faisait pour la consoler. Brehm[15] constate que, lorsqu’on poursuivait un babouin en captivité pour le punir, les autres cherchaient à le protéger. Ce devait être la sympathie qui poussait, dans les exemples que nous venons de citer, les babouins et les cercopithèques à défendre leurs jeunes camarades contre les chiens et contre l’aigle. Je me bornerai à citer un seul autre exemple de conduite sympathique et héroïque de la part d’un petit singe américain. Il y a quelques années, un gardien du Jardin zoologique me montra quelques blessures profondes, à peine cicatrisées, que lui avait faites au cou un babouin féroce, pendant qu’il était occupé à côté de lui. Un petit singe américain, grand ami du gardien, vivait dans le même compartiment, et avait une peur horrible du babouin. Néanmoins, dès qu’il vit son ami le gardien en péril, il s’élança à son secours, et tourmenta tellement le babouin, par ses morsures et par ses cris, que l’homme, après avoir couru de grands dangers pour sa vie, put s’échapper.

Outre l’amour et la sympathie, les animaux possèdent d’autres qualités que chez l’homme nous regardons comme des qualités morales, et je suis d’accord avec Agassiz[16] pour reconnaître que le chien possède quelque chose qui ressemble beaucoup à la conscience.

Le chien a certainement un certain empire sur lui-même, et cette qualité ne paraît pas provenir entièrement de la crainte. Le chien, comme le fait remarquer Braubach[17] s’abstient de voler des aliments en l’absence de son maître. Depuis très longtemps, on regarde les chiens comme le type de la fidélité et de l’obéissance. L’éléphant est aussi très fidèle à son gardien qu’il regarde probablement comme le chef de la troupe. Le Dr Hooker m’a raconté qu’un éléphant sur lequel il voyageait dans l’Inde s’enfonça un jour si complètement dans une tourbière qu’il lui fut impossible de se dégager et qu’on dut l’extraire le lendemain à grand renfort de cordes. Dans ces occasions les éléphants saisissent avec leur trompe tout ce qui est à leur portée, chose ou individu, et le placent sous leurs genoux pour éviter d’enfoncer davantage dans la boue. Aussi le cornac craignait-il que l’animal ne saisit le Dr Hooker pour le placer au-dessous de lui dans la tourbière. Quant au cornac lui-même, il n’avait absolument rien à craindre : or, cet empire sur soi-même, dans une circonstance si épouvantable pour un animal très pesant, est certainement une preuve étonnante de noble fidélité[18].

Tous les animaux vivant en troupe, qui se défendent l’un l’autre, ou qui se réunissent pour attaquer leurs ennemis, doivent, dans une certaine mesure, avoir de la fidélité les uns pour les autres ; ceux qui suivent un chef doivent lui obéir jusqu’à un certain point. Les babouins qui, en Abyssinie[19], vont en troupe piller un jardin, suivent leur chef en silence. Si un jeune animal imprudent fait du bruit, les autres lui donnent une claque pour lui enseigner le silence et l’obéissance. M. Galton[20], qui a eu d’excellentes occasions d’étudier les bestiaux à demi sauvages de l’Afrique méridionale, affirme qu’ils ne peuvent supporter même une séparation momentanée de leur troupeau. Ces bestiaux semblent avoir le sentiment inné de l’obéissance ; ils ne demandent qu’à se laisser guider par celui d’entre eux qui a assez de confiance en soi pour accepter la position de chef. Les hommes qui dressent ces animaux à la voiture choisissent avec soin pour en faire les chefs d’un attelage ceux qui, en s’éloignant de leurs congénères pour brouter, prouvent ainsi qu’ils ont une certaine dose de volonté. M. Galton ajoute que ces derniers sont rares et qu’ils ont, par conséquent, beaucoup de valeur ; d’ailleurs, ils sont vite éliminés, car les lions sont toujours à l’affût pour saisir ceux qui s’écartent du troupeau.

Quant à l’impulsion, qui conduit certains animaux à s’associer et à s’entr’aider de diverses manières, nous pouvons conclure que, dans la plupart des cas, ils sont poussés par les mêmes sentiments de joie et de plaisir que leur procure la satisfaction d’autres actions instinctives, ou par le sentiment de regret que l’instinct non satisfait laisse toujours après lui. Nous pourrions citer, à cet égard, d’innombrables exemples, et les instincts acquis de nos animaux domestiques nous fournissent quelques-uns des plus frappants : ainsi, un jeune chien de berger est heureux de conduire un troupeau de moutons, il court joyeusement autour du troupeau, mais sans harceler les moutons ; un jeune chien, dressé à chasser le renard, aime à poursuivre cet animal, tandis que d’autres chiens, ainsi que j’en ai été témoin, semblent s’étonner du plaisir qu’il y prend. Quel immense bonheur intime ne doit pas ressentir l’oiseau, pour qu’il consente, lui, si plein d’activité, à couver ses œufs pendant des journées entières ! Les oiseaux migrateurs sont malheureux si on les empêche d’émigrer, et peut-être éprouvent-ils de la joie à entreprendre leur long voyage ; mais il est difficile de croire que l’oie décrite par Audubon, à laquelle on avait attaché les ailes et qui, le temps venu, n’en partit pas moins à pied pour faire son long voyage de plusieurs milliers de kilomètres, ait pu ressentir une joie quelconque en se mettant en route. Quelques instincts dérivent seulement de sentiments pénibles, tels que la crainte, qui conduit à la conservation de soi-même, ou qui met en garde contre certains ennemis. Je crois que personne ne peut analyser les sensations du plaisir ou de la peine. Il est toutefois probable que, dans beaucoup de cas, les instincts se perpétuent par la seule force de l’hérédité, sans le stimulant du plaisir ou de la peine. Un jeune chien d’arrêt, flairant le gibier pour la première fois, semble ne pas pouvoir s’empêcher de tomber en arrêt. L’écureuil dans sa cage, qui cherche à enterrer les noisettes qu’il ne peut manger, n’est certainement pas poussé à cet acte par un sentiment de peine ou de plaisir. Il en résulte que l’opinion commune qui veut que l’homme n’accomplisse une action que sous l’influence d’un plaisir ou d’une peine, peut être erronée. Bien qu’une habitude puisse devenir aveugle ou involontaire, abstraction faite de toute impression de plaisir ou de peine éprouvée sur le moment, il n’en est pas moins vrai que la suppression brusque et forcée de cette habitude entraîne, en général, un vague sentiment de regret.

On a souvent affirmé que les animaux sont d’abord devenus sociables, et que, en conséquence, ils éprouvent du chagrin lorsqu’ils sont séparés les uns des autres, et ressentent de la joie lorsqu’ils sont réunis ; mais il est bien plus probable que ces sensations se sont développées les premières, pour déterminer les animaux qui pouvaient tirer un parti avantageux de la vie en société à s’associer les uns aux autres ; de même que le sentiment de la faim et le plaisir de manger ont été acquis d’abord pour engager les animaux à se nourrir. L’impression de plaisir que procure la société est probablement une extension des affections de parenté ou des affections filiales ; on peut attribuer cette extension principalement à la sélection naturelle, et peut-être aussi, en partie, à l’habitude. Car, chez les animaux pour lesquels la vie sociale est avantageuse, les individus qui trouvent le plus de plaisir à être réunis peuvent le mieux échapper à divers dangers, tandis que ceux qui s’inquiètent moins de leurs camarades et qui vivent solitaires, doivent périr en plus grand nombre. Il est inutile de spéculer sur l’origine de l’affection des parents pour leurs enfants et de ceux-ci pour leurs parents ; ces affections constituent évidemment la base des affections sociales ; mais nous pouvons admettre qu’elles ont été, dans une grande mesure, produites par la sélection naturelle. On peut, presque certainement, en effet, attribuer à la sélection naturelle le sentiment extraordinaire et tout opposé de la haine entre les parents les plus proches ; ainsi, par exemple, les abeilles ouvrières qui tuent leurs frères et les reines-abeilles qui détruisent leurs propres filles, car le désir de détruire leurs proches parents, au lieu de les aimer, constitue, dans ce cas, un avantage pour la communauté. On a observé chez certains animaux placés extrêmement bas sur l’échelle, chez les astéries ou les araignées, par exemple, l’existence de l’affection paternelle, ou de quelque sentiment analogue qui la remplace. Ce sentiment existe aussi parfois chez quelques membres seuls de tout un groupe d’animaux, comme chez les Forficula, ou perce-oreille.

Le sentiment si important de la sympathie est distinct de celui de l’amour. Quelque passionné que soit l’amour qu’une mère puisse ressentir pour son enfant endormi, on ne saurait pas dire qu’elle éprouve en ce moment de la sympathie pour lui. L’affection que l’homme a pour son chien, l’amour du chien pour son maître, ne ressemblent en rien à de la sympathie. Adam Smith a affirmé autrefois, comme M. Bain l’a fait récemment, que la sympathie repose sur le vif souvenir que nous ont laissé d’anciens états de douleur ou de plaisir. Il en résulte que « le spectacle d’une autre personne qui souffre de la faim, du froid, de la fatigue, nous rappelle le souvenir de ces sensations, qui nous sont douloureuses même en pensée. » Il en résulte aussi que nous sommes disposés à soulager les souffrances d’autrui, pour adoucir dans une certaine mesure les sentiments pénibles que nous éprouvons. C’est le même motif qui nous dispose à participer aux plaisirs des autres[21]. Mais je ne crois pas que cette hypothèse explique comment il se fait qu’une personne, qui nous est chère, excite notre sympathie à un bien plus haut degré qu’une personne qui nous est indifférente. Le spectacle seul de la souffrance, sans tenir compte de l’amour, suffirait pour évoquer dans notre esprit des souvenirs et des comparaisons vivaces. Il est possible peut-être d’expliquer ce phénomène en supposant que, chez tous les animaux, la sympathie ne s’exerce qu’envers les membres de la même communauté, c’est-à-dire envers les membres qui leur sont bien connus et qu’ils aiment plus ou moins, mais non pas envers tous les individus de la même espèce. On sait, d’ailleurs, et c’est là un fait à peu près analogue, que beaucoup d’animaux redoutent tout particulièrement certains ennemis. Les espèces non sociables, telles que les tigres et les lions, ressentent sans aucun doute de la sympathie pour les souffrances de leurs petits, mais non pas pour celles d’autres animaux. Chez l’homme, l’égoïsme, l’expérience et l’imitation ajoutent probablement, ainsi que le fait remarquer M. Bain, à la puissance de la sympathie ; car l’espoir d’un échange de bons procédés nous pousse à accomplir pour d’autres des actes de bienveillance sympathique ; on ne saurait mettre en doute, d’ailleurs, que les sentiments de sympathie se fortifient beaucoup par l’habitude. Quelle que soit la complexité des causes qui ont engendré ce sentiment, comme il est d’une utilité absolue à tous les animaux qui s’aident et se défendent mutuellement, la sélection naturelle a dû le développer beaucoup ; en effet, les associations contenant le plus grand nombre de membres éprouvant de la sympathie, ont dû réussir et élever un plus grand nombre de descendants.

D’ailleurs, il est impossible, dans beaucoup de cas, de déterminer si certains instincts sociaux sont la conséquence de l’action de la sélection naturelle ou s’ils sont le résultat indirect d’autres instincts et d’autres facultés, tels que la sympathie, la raison, l’expérience et la tendance à l’imitation ; ou bien encore, s’ils sont simplement le résultat de l’habitude longuement continuée. L’instinct remarquable qui pousse à poster des sentinelles pour avertir le troupeau du danger, ne peut guère être le résultat indirect d’aucune autre faculté ; il faut donc qu’il ait été directement acquis. D’autre part, l’habitude qu’ont les mâles de quelques espèces sociables de défendre la communauté et de se réunir pour attaquer leurs ennemis ou leur proie, résulte peut-être de la sympathie mutuelle ; mais le courage, et, dans la plupart des cas, la force, ont dû être préalablement acquis, probablement par sélection naturelle.

Certaines habitudes et certains instincts sont beaucoup plus vifs que d’autres, c’est-à-dire, il en est qui procurent plus de plaisir s’ils sont satisfaits, et plus de peine s’ils ne le sont pas ; ou, ce qui est probablement tout aussi important, il en est qui sont transmis héréditairement d’une manière plus persistante sans exciter aucun sentiment spécial de plaisir ou de peine. Nous comprenons nous-mêmes que certaines habitudes sont beaucoup plus que d’autres, difficiles à guérir ou à changer. Aussi peut-on souvent observer, chez les animaux, des luttes entre des instincts divers, ou entre un instinct et quelque tendance habituelle ; ainsi, lorsqu’un chien s’élance après un lièvre, est rappelé, s’arrête, hésite, reprend la poursuite ou revient honteux vers son maître ; ou bien encore la lutte entre l’amour maternel d’une chienne pour ses petits et son affection pour son maître, lorsqu’on la voit se dérober pour aller vers les premiers, en ayant l’air honteux de ne pas accompagner le second. Un des exemples les plus curieux que je connaisse d’un instinct en dominant un autre est celui de l’instinct de la migration qui l’emporte sur l’instinct maternel. Le premier est étonnamment fort ; un oiseau captif, lors de la saison du départ, se jette contre les barreaux de sa cage jusqu’à se dépouiller la poitrine de ses plumes et à se mettre en sang. Il fait bondir les jeunes saumons hors de l’eau douce, où ils pourraient, cependant, continuer à vivre, et leur fait ainsi commettre un suicide involontaire. Chacun connaît la force de l’instinct maternel, qui pousse des oiseaux très timides à braver de grands dangers, bien qu’ils le fassent avec hésitation et contrairement aux inspirations de l’instinct de la conservation. Néanmoins, l’instinct de la migration est si puissant, qu’on voit en automne des hirondelles et des martinets abandonner fréquemment leurs jeunes et les laisser périr misérablement dans leurs nids[22].

Nous pouvons concevoir qu’une impulsion instinctive, si elle est, de quelque façon que ce soit, plus avantageuse à une espèce qu’un instinct autre ou opposé, devienne la plus énergique grâce à l’action de la sélection naturelle ; les individus, en effet, qui la possèdent au plus haut degré doivent persister en plus grand nombre. Il y a lieu de douter, toutefois, qu’il en soit ainsi de l’instinct migrateur comparé à l’instinct maternel. La persistance et l’action soutenue du premier pendant tout le jour, à certaines époques de l’année, peuvent lui donner, pour un temps, une énergie prépondérante.


L’homme, animal sociable. – On admet généralement que l’homme est un être sociable. Il suffit pour le prouver de rappeler son aversion pour la solitude et son goût pour la société, outre celle de sa propre famille. La réclusion solitaire est une des punitions les plus terribles qu’on puisse lui infliger. Quelques auteurs supposent que l’homme a vécu primitivement en familles isolées ; mais actuellement, bien que des familles dans cette condition, ou réunies par deux ou trois, parcourent les solitudes de quelques pays sauvages, elles conservent toujours, autant que je puis le savoir, des rapports d’amitié avec d’autres familles habitant la même région. Ces familles se rassemblent quelquefois en conseil, et s’unissent pour la défense commune. On ne peut pas invoquer contre la sociabilité du sauvage l’argument que les tribus, habitant des districts voisins, sont presque toujours en guerre les unes avec les autres, car les instincts sociaux ne s’étendent jamais à tous les individus de la même espèce. À en juger par l’analogie de la grande majorité des quadrumanes, il est probable que les animaux à forme de singe, ancêtres primitifs de l’homme, étaient également sociables ; mais ceci n’a pas pour nous une bien grande importance. Bien que l’homme, tel qu’il existe actuellement, n’ait que peu d’instincts spéciaux, car il a perdu ceux que ses premiers ancêtres ont pu posséder, ce n’est pas une raison pour qu’il n’ait pas conservé, depuis une époque extrêmement reculée, quelque degré d’affection et de sympathie instinctive pour ses semblables. Nous avons même tous conscience que nous possédons des sentiments sympathiques de cette nature[23] ; mais notre conscience ne nous dit pas s’ils sont instinctifs, si leur origine remonte à une époque très reculée comme chez les animaux inférieurs, ou si nous les avons acquis, chacun en particulier, dans le cours de nos jeunes années. Comme l’homme est un animal sociable, il est probable qu’il reçoit héréditairement une tendance à la fidélité envers ses semblables et à l’obéissance envers le chef de la tribu, qualités communes à la plupart des animaux sociables. Il doit de même posséder quelque aptitude au commandement de soi-même. Il peut, par suite d’une tendance héréditaire, être disposé à défendre ses semblables avec le concours des autres et être prêt à leur venir en aide, à condition que cela ne soit pas trop contraire à son propre bien-être ou à ses désirs.

Quand il s’agit de porter secours aux membres de leur communauté, les animaux sociables, occupant le bas de l’échelle, obéissent presque exclusivement à des instincts spéciaux ; les animaux plus élevés obéissent en grande partie aux mêmes instincts ; mais l’affection et la sympathie réciproques, et évidemment aussi, la raison, dans une certaine mesure, contribuent à augmenter ces instincts. Bien que l’homme, comme nous venons de le faire remarquer, n’ait pas d’instincts spéciaux qui lui indiquent comment il doit aider ses semblables, l’impulsion existe cependant chez lui et, grâce à ses hautes facultés intellectuelles, il se laisse naturellement guider sous ce rapport par la raison et par l’expérience. La sympathie qu’il possède à l’état instinctif lui fait aussi apprécier hautement l’approbation de ses semblables ; car, ainsi que l’a démontré M. Bain[24], l’amour des louanges, le sentiment puissant de la gloire, et la crainte encore plus vive du mépris et de l’infamie, « sont la conséquence et l’œuvre immédiate de la sympathie. » Les désirs, l’approbation ou le blâme de ses semblables, exprimés par les gestes et par le langage, doivent donc exercer une influence considérable sur la conduite de l’homme. Ainsi les instincts sociaux, qui ont dû être acquis par l’homme alors qu’il était à un état très grossier, probablement même déjà par ses ancêtres simiens primitifs, donnent encore l’impulsion à la plupart de ses meilleures actions ; mais les désirs et les jugements de ses semblables, et, malheureusement plus souvent encore ses propres désirs égoïstes, ont une influence considérable sur ses actions. Toutefois, à mesure que les sentiments d’affection et de sympathie, et que la faculté de l’empire sur soi-même, se fortifient par l’habitude ; à mesure que la puissance du raisonnement devient plus lucide et lui permet d’apprécier plus sainement la justice des jugements de ses semblables, il se sent poussé, indépendamment du plaisir ou de la peine qu’il en éprouve dans le moment, à adopter certaines règles de conduite. Il peut dire alors, ce que ne saurait faire le sauvage ou le barbare : « Je suis le juge suprême de ma propre conduite, » et, pour employer l’expression de Kant : « Je ne veux point violer dans ma personne la dignité de l’humanité. »


Les instincts sociaux les plus durables l’emportent sur les instincts moins puissants. — Nous n’avons, toutefois, pas encore abordé le point fondamental sur lequel pivote toute la question du sens moral. Pourquoi l’homme comprend-il qu’il doit obéir à tel désir instinctif plutôt qu’à tel autre ? Pourquoi regrette-t-il amèrement d’avoir cédé à l’instinct énergique de la conservation, et de n’avoir pas risqué sa vie pour sauver celle de son semblable ; ou pourquoi regrette-t-il d’avoir volé des aliments, pressé qu’il était par la faim ?

Il est évident d’abord que, chez l’homme, les impulsions instinctives ont divers degrés d’énergie. Un sauvage n’hésite pas à risquer sa vie pour sauver un membre de la tribu à laquelle il appartient, mais il reste absolument passif et indifférent dès qu’il s’agit d’un étranger. Une mère jeune et timide, sollicitée par l’instinct maternel, se jette, sans la moindre hésitation, dans le plus grand danger pour sauver son enfant, mais non pas pour sauver le premier venu. Néanmoins, bien des hommes, bien des enfants même, qui n’avaient jamais risqué leur vie pour d’autres, mais chez lesquels le courage et la sympathie sont très développés, méprisant tout à coup l’instinct de la conservation, se plongent dans un torrent pour sauver leur semblable qui se noie. L’homme est, dans ce cas, poussé par ce même instinct que nous avons signalé plus haut à l’occasion de l’héroïque petit singe américain, qui attaqua le grand et redouté babouin pour sauver son gardien. De semblables actions paraissent être le simple résultat de la prépondérance des instincts sociaux ou maternels sur tous les autres ; car elles s’accomplissent trop instantanément pour qu’il y ait réflexion, ou pour qu’elles soient dictées par un sentiment de plaisir ou de peine ; et, cependant, si l’homme hésite à accomplir une action de cette nature, il éprouve un sentiment de regret. D’autre part, l’instinct de la conservation est parfois assez énergique chez l’homme timide pour le faire hésiter et l’empêcher de courir aucun risque, même pour sauver son propre enfant.

Quelques philosophes, je le sais, soutiennent que des actes comme les précédents, accomplis sous l’influence de causes impulsives, échappent au domaine du sens moral et ne méritent pas le nom d’actes moraux. Ils réservent ce terme pour des actions faites de propos délibéré, à la suite d’une victoire remportée sur des désirs contraires, ou pour des actes inspirés par des motifs élevés. Mais il est presque impossible de tracer une ligne de démarcation[25]. En tant qu’il s’agit de motifs élevés, on pourrait citer de nombreux exemples de sauvages, dépourvus de tout sentiment de bienveillance générale envers l’humanité et insensibles à toute idée religieuse, qui, faits prisonniers, ont bravement sacrifié leur vie[26], plutôt que de trahir leurs compagnons ; il est évident qu’on doit voir là un acte moral. Quant à la réflexion et à la victoire remportée sur des motifs contraires, ne voyons-nous pas des animaux hésiter entre des instincts opposés, au moment de venir au secours de leurs petits ou de leurs semblables en danger ? Cependant, on ne qualifie pas de morales ces actions accomplies au profit d’autres individus. En outre, si nous répétons souvent un acte, nous finissons par l’accomplir sans hésitation, sans réflexion, et alors il ne se distingue plus d’un instinct ; personne ne saurait prétendre, cependant, que cet acte cesse d’être moral. Nous sentons tous, au contraire, qu’un acte n’est parfait, n’est accompli de la manière la plus noble, qu’à condition qu’il soit exécuté impulsivement, sans réflexion et sans effort, exécuté, en un mot, comme il le serait par l’homme chez lequel les qualités requises sont innées. Celui qui, pour agir, est obligé de surmonter sa frayeur ou son défaut de sympathie, mérite, cependant, dans un sens, plus d’éloges que l’homme dont la tendance innée est de bien agir sans effort. Ne pouvant distinguer les motifs, nous appelons morales toutes les actions de certaine nature, lorsqu’elles sont accomplies par un être moral. Un être moral est celui qui est capable de comparer ses actes ou ses motifs passés ou futurs, et de les approuver ou de les désapprouver. Nous n’avons aucune raison pour supposer que les animaux inférieurs possèdent cette faculté ; en conséquence, lorsqu’un chien de Terre-Neuve se jette dans l’eau pour en retirer un enfant, lorsqu’un singe brave le danger pour sauver son camarade, ou prend à sa charge un singe orphelin, nous n’appliquons pas le terme « moral » à sa conduite. Mais, dans le cas de l’homme, qui seul peut être considéré avec certitude comme un être moral, nous qualifions de « morales » les actions d’une certaine nature, que ces actions soient exécutées après réflexion, après une lutte contre des motifs contraires, par suite des effets d’habitudes acquises peu à peu, ou enfin d’une manière impulsive et par instinct.

Pour en revenir à notre sujet immédiat, bien que quelques instincts soient plus énergiques que d’autres et provoquent ainsi des actes correspondants, on ne saurait, cependant, affirmer que les instincts sociaux (y compris l’amour des louanges et la crainte du blâme) soient ordinairement plus énergiques chez l’homme ou soient devenus tels par habitude longtemps continuée, que les instincts, par exemple, de la conservation, de la faim, de la convoitise, de la vengeance, etc. Pourquoi l’homme regrette-t-il, alors même qu’il pourrait tenter de bannir ce genre de regrets, d’avoir cédé à une impulsion naturelle plutôt qu’à une autre, et pourquoi sent-il, en outre, qu’il doit regretter sa conduite ? Sous ce rapport, l’homme diffère profondément des animaux inférieurs ; nous pouvons, cependant, je crois, expliquer assez clairement la raison de cette différence.

L’homme, en raison de l’activité de ses facultés mentales, ne saurait échapper à la réflexion ; les impressions et les images du passé traversent sans cesse sa pensée avec une netteté absolue. Or, chez les animaux qui vivent en société d’une manière permanente, les instincts sociaux sont toujours présents et persistants. Ces animaux sont toujours prêts, entraînés, si l’on veut, par l’habitude, à pousser le signal du danger pour défendre la communauté et à prêter aide et secours à leurs camarades ; ils éprouvent à chaque instant pour ces derniers, sans y être stimulés par aucune passion ni par aucun désir spécial, une certaine affection et quelque sympathie ; ils ressentent du chagrin, s’ils en sont longtemps séparés, et ils sont toujours heureux de se trouver dans leur société, il en est de même pour nous. Alors même que nous sommes isolés, nous nous demandons bien souvent, et cela ne laisse pas de nous occasionner du plaisir ou de la peine, ce que les autres pensent de nous ; nous nous inquiétons de leur approbation ou de leur blâme ; or ces sentiments procèdent de la sympathie, élément fondamental des instincts sociaux. L’homme qui ne posséderait pas de semblables sentiments, serait un monstre. Au contraire, le désir de satisfaire la faim, ou une passion comme la vengeance, est un sentiment passager de sa nature, et peut être rassasié pour un temps. Il n’est même pas facile, peut-être est-il impossible, d’évoquer dans toute sa plénitude la sensation de la faim, par exemple, et, comme on l’a souvent remarqué, celle d’une souffrance quelle qu’elle soit. Nous ne ressentons l’instinct de la conservation qu’en présence du danger, et plus d’un poltron s’est cru brave jusqu’à ce qu’il se soit trouvé en face de son ennemi. L’envie de la propriété d’autrui est peut-être un des désirs les plus persistants ; mais, même dans ce cas, la satisfaction de la possession réelle est généralement une sensation plus faible que ne l’est celle du désir. Bien des voleurs, à condition qu’ils ne le soient pas par profession, se sont, après le succès de leur vol, étonnés de l’avoir commis[27].

L’homme, ne pouvant s’opposer à ce que ses anciennes impressions traversent sans cesse son esprit, est contraint de comparer ses impressions plus faibles, la faim passée, la vengeance satisfaite, ou le danger évité aux dépens d’autres hommes, par exemple, avec ses instincts de sympathie et de bienveillance pour ses semblables, instincts qui sont toujours présents et, dans une certaine mesure, toujours actifs dans son esprit. Il comprend alors qu’un instinct plus fort a cédé à un autre qui lui semble maintenant relativement faible, et il éprouve inévitablement ce sentiment de regret auquel l’homme est sujet, comme tout autre animal, dés qu’il refuse d’obéir à un instinct.

Le cas de l’hirondelle, que nous avons cité plus haut, fournit un exemple d’ordre inverse, celui d’un instinct temporaire, mais très énergique dans le moment, qui l’emporte sur un autre instinct qui est habituellement prépondérant sur tous les autres. Lorsque la saison est arrivée, ces oiseaux paraissent tout le jour préoccupés du désir d’émigrer ; leurs habitudes changent ; ils s’agitent, deviennent bruyants et se rassemblent en troupe. Tant que l’oiseau femelle nourrit ou couve ses petits, l’instinct maternel est probablement plus fort que celui de la migration ; mais c’est l’instinct le plus tenace qui l’emporte, et, enfin, dans un moment où ses petits ne sont pas sous ses yeux, elle prend son vol et les abandonne. Arrivé à la fin de son long voyage, l’instinct migrateur cessant d’agir, quel remords ne ressentirait pas l’oiseau, si, doué d’une grande activité mentale, il ne pouvait s’empêcher de voir repasser constamment dans son esprit l’image de ses petits, qu’il a laissés dans le Nord périr de faim et de froid ?

Au moment de l’action, l’homme est sans doute capable de suivre l’impulsion la plus puissante ; or, bien que cette impulsion puisse le pousser aux actes les plus nobles, elle le porte le plus ordinairement à satisfaire ses propres désirs aux dépens de ses semblables. Mais, après cette satisfaction donnée à ses désirs, lorsqu’il compare ses impressions passées et affaiblies avec ses instincts sociaux plus durables, le châtiment vient inévitablement. L’homme est alors en proie au repentir, au regret, au remords ou à la honte ; toutefois, cette dernière sensation se rapporte presque exclusivement au jugement de ses semblables. Il prend, en conséquence, la résolution, plus ou moins ferme, d’en agir autrement à l’avenir. C’est là la conscience, qui se reporte en arrière, et nous sert de guide pour l’avenir.

La nature et l’énergie des sensations que nous appelons regret, honte, repentir ou remords, dépendent évidemment non-seulement de l’énergie de l’instinct que nous avons violé, mais aussi de la puissance de la tentation, et plus encore, bien souvent, du cas que nous faisons du jugement de nos semblables. L’homme fait plus ou moins de cas du jugement de ses semblables, selon que son instinct de sympathie, inné ou acquis, est plus ou moins vigoureux, et selon qu’il est plus ou moins susceptible de comprendre les conséquences futures de ses actes. Un autre sentiment très important, mais non pas indispensable, vient s’ajouter à ceux que nous avons indiqués : c’est le respect pour un ou plusieurs dieux ou pour les esprits, ou la crainte que l’homme éprouve pour ces dieux ; ce sentiment entre surtout en jeu quand il s’agit du remords. Plusieurs critiques m’ont objecté que si on peut expliquer, par l’hypothèse exposée dans ce chapitre, une certaine dose de regret ou de repentir, il est impossible d’y trouver l’explication du sentiment si puissant du remords. J’avoue ne pas saisir complètement la force de l’objection. Mes critiques ne définissent pas ce qu’ils entendent par le remords ; or je crois que le remords est tout simplement le repentir poussé à l’extrême ; en un mot, le remords semble avoir avec le repentir le même rapport que la rage avec la colère, l’agonie avec la souffrance. Est-il donc si étrange que, si une femme viole l’instinct si énergique et si généralement admiré de l’amour maternel, elle éprouve le chagrin le plus profond, le plus cuisant, dès que s’affaiblit l’impression de la cause qui l’a portée à cette désobéissance ? Alors même qu’une de nos actions n’est contraire à aucun instinct spécial, nous n’en éprouvons pas moins un vif chagrin si nous savons que nos amis et nos égaux nous méprisent parce que nous l’avons commise. Qui pourrait nier qu’un homme qui, poussé par la crainte, a refusé de se battre en duel, n’éprouve un vif sentiment de honte ? On affirme que bien des Hindous ont été remués jusqu’au fond de l’âme parce qu’ils avaient absorbé des aliments impurs. Voici un autre exemple de ce que l’on doit, je pense, appeler un remords. Le Dr Landor[28], qui faisait fonctions de magistrat dans une des provinces de l’Australie occidentale, raconte qu’un indigène employé dans sa ferme vint à perdre une de ses femmes par suite de maladie ; il vint trouver le Dr Landor et lui dit « qu’il partait en voyage ; il allait visiter une tribu éloignée dans le but de tuer une femme afin de remplir un devoir sacré envers la femme qu’il avait perdue. Je lui répondis que, s’il commettait cet acte, je le mettrais en prison et l’y laisserais toute sa vie. En conséquence, il resta dans la ferme pendant quelques mois, mais il dépérissait chaque jour ; il se plaignait de ne pouvoir ni dormir ni manger ; l’esprit de sa femme le hantait perpétuellement parce qu’il n’avait pas pris une vie en échange de la sienne. Je restai inexorable et tâchai de lui faire comprendre que rien ne pourrait le sauver s’il commettait un meurtre. » Néanmoins, l’homme disparut pendant plus d’une année et revint en parfaite santé ; sa seconde femme raconta alors au Dr Landor qu’il s’était rendu dans une autre tribu et qu’il avait assassiné une femme, mais il fut impossible de le punir, car on ne put établir légalement la preuve de cet assassinat. Ainsi donc, la violation d’une règle tenue pour sacrée par la tribu excite les regrets ou les remords les plus cuisants, et, il faut le remarquer, cette règle ne touche aux instincts sociaux qu’en ce qu’elle est basée sur le jugement de la communauté. Nous ne saurions dire comment de si étranges superstitions ont pu se produire ; nous ne saurions dire non plus comment il se fait que quelques crimes abominables, tels que l’inceste, excitent l’horreur des sauvages les plus infimes, bien que ce sentiment soit loin d’être universel. Il est même douteux que, chez quelques tribus, l’inceste excite une plus grande horreur que le ferait le mariage d’un homme avec une femme portant le même nom que lui, bien que cette femme ne soit sa parente à aucun degré. « Violer cette loi est un crime pour lequel les Australiens professent la plus grande horreur, et leurs idées concordent absolument sur ce point avec celles de certaines tribus de l’Amérique septentrionale. Si l’on demande à un indigène de l’un ou l’autre de ces deux pays lequel est le plus grand crime, de tuer une jeune fille appartenant à une autre tribu, ou d’épouser une jeune fille de la même tribu que le mari, il répondra sans hésiter un instant de façon toute contraire à ce que nous ferions nous-mêmes[29]. » Nous pouvons donc rejeter l’hypothèse, soutenue dernièrement avec beaucoup d’insistance par plusieurs écrivains, que l’horreur pour l’inceste provient de ce que Dieu nous a donné un instinct spécial à cet égard. En résumé, on comprend facilement qu’un homme poussé par un sentiment aussi énergique que le remords, bien que ce remords résulte de causes semblables à celles indiquées ci-dessus, en arrive à pratiquer ce qu’on lui a dit être une expiation pour son crime, en arrive, par exemple, à se livrer lui-même à la justice.

L’homme guidé par la conscience parvient, grâce à une longue habitude, à acquérir assez d’empire sur lui-même pour que ses passions et ses désirs finissent par céder aussitôt et sans qu’il y ait lutte à ses sympathies et à ses instincts sociaux, y compris le cas qu’il fait du jugement de ses semblables. L’homme encore affamé ne songe plus à voler des aliments, celui dont la vengeance n’est pas encore satisfaite ne songe plus à l’assouvir. Il est possible, il est même probable, comme nous le verrons plus loin, que l’habitude de commander à soi-même soit héréditaire comme les autres habitudes. L’homme en arrive ainsi à comprendre, par habitude acquise ou héréditaire, qu’il est préférable d’obéir à ses instincts les plus persistants. Le terme impérieux devoir ne semble donc impliquer que la conscience de l’existence d’une règle de conduite, quelle qu’en soit l’origine. On soutenait autrefois que l’homme insulté devait se battre en duel. Nous disons même que les chiens d’arrêt doivent arrêter, et que les chiens rapporteurs doivent rapporter le gibier. S’ils n’agissent pas ainsi, ils ont tort et manquent à leur devoir.

Un désir ou un instinct peut pousser un homme à accomplir un acte contraire au bien d’autrui ; si ce désir lui paraît encore, lorsqu’il se le rappelle, aussi vif ou plus vif que son instinct social, il n’éprouve aucun regret d’y avoir cédé ; mais il a conscience que, si sa conduite était connue de ses semblables, elle serait désapprouvée par eux, et il est peu d’hommes qui soient assez dépourvus de sympathie pour n’être pas désagréablement affectés par cette idée. S’il n’éprouve pas de pareils sentiments de sympathie, si les désirs qui le poussent à de mauvaises actions sont très énergiques à de certains moments, si, enfin, quand il les examine froidement, ses désirs ne sont pas maîtrisés par les instincts sociaux persistants, c’est alors un homme essentiellement méchant[30] ; il n’est plus retenu que par la crainte du châtiment et la conviction qu’à la longue il vaut mieux, même dans son intérêt, respecter le bien des autres que consulter uniquement son égoïsme.

Il est évident que, avec une conscience souple, un homme peut satisfaire ses propres désirs, s’ils ne heurtent pas ses instincts sociaux, c’est-à-dire le bien-être des autres ; mais, pour qu’il soit à l’abri de ses propres reproches ou au moins de toute anxiété, il est indispensable qu’il évite le blâme, raisonnable ou non, de ses semblables. Il ne faut pas non plus qu’il rompe avec les habitudes établies de sa vie, surtout si elles sont basées sur la raison, car alors il éprouverait sûrement certains regrets. Il faut également qu’il évite la réprobation du dieu ou des dieux auxquels suivant ses connaissances ou ses superstitions, il peut croire ; mais, dans ce cas, la crainte d’une punition divine intervient fréquemment.


Les vertus strictement sociales estimées seules dans le principe. – Cet aperçu de l’origine et de la nature du sens moral qui nous avertit de ce que nous devons faire, et de la conscience qui nous blâme si nous lui désobéissons, concorde avec l’état ancien et peu développé de cette faculté dans l’humanité. Les vertus, dont la pratique est au moins généralement indispensable pour que des hommes grossiers puissent s’associer en tribus, sont celles qu’on reconnaît encore pour les plus importantes. Mais elles sont presque toujours pratiquées exclusivement entre hommes de la même tribu ; leur infraction, vis-à-vis d’hommes appartenant à d’autres tribus, ne constitue en aucune façon un crime. Aucune tribu ne pourrait subsister si l’assassinat, la trahison, le vol, etc., y étaient habituels ; par conséquent, ces crimes sont « flétris d’une infamie éternelle[31] dans les limites de la tribu » ; mais au-delà de ces limites ils n’excitent plus ces mêmes sentiments. Un Indien de l’Amérique du Nord est content de lui-même et considéré par les autres lorsqu’il a scalpé un individu appartenant à une autre tribu ; un Dyak coupe la tête d’une personne qui ne lui a rien fait, et la fait sécher pour s’en faire un trophée. L’infanticide a été pratiqué dans le monde entier[32] sur la plus vaste échelle, sans soulever de reproches ; car le meurtre des enfants, et surtout des femelles, a été regardé comme avantageux, ou au moins comme non nuisible, pour la tribu. Autrefois le suicide n’était pas ordinairement considéré comme un crime[33], mais plutôt comme un acte honorable, en raison du courage dont il était la preuve ; il est encore largement pratiqué chez quelques nations à demi civilisées, sans qu’il s’y attache aucune idée de honte, car une nation ne ressent pas la perte d’un seul individu. On raconte qu’un Thug indien regrettait vivement de n’avoir pas pu voler et étrangler autant de voyageurs que son père l’avait fait avant lui. Dans un état grossier de civilisation, voler les étrangers est même ordinairement considéré comme un acte honorable.

Bien que l’esclavage, dans l’antiquité[34], ait eu sa raison d’être et ait été utile à certains égards, il n’en constitue pas moins un grand crime. Toutefois les peuples les plus civilisés ne le considéraient pas comme tel jusque tout récemment, ce qui résultait évidemment de ce que les esclaves appartenaient d’ordinaire à une race autre que celle de leurs maîtres. Les barbares ne tenant aucun compte de l’opinion de leurs femmes les traitent habituellement comme des esclaves. La plupart des sauvages se montrent totalement indifférents aux souffrances des étrangers, et même se plaisent à en être témoins. On sait que, chez les Indiens du nord de l’Amérique, les femmes et les enfants aident à torturer les ennemis. Quelques sauvages prennent plaisir à pratiquer d’atroces cruautés sur les animaux[35], et l’humanité est pour eux une vertu inconnue. Néanmoins les sentiments de sympathie et de bienveillance sont communs, surtout pendant la maladie, entre membres d’une même tribu ; ils peuvent même s’étendre au delà. On connaît le touchant récit que fait Mungo Park de la bonté qu’eurent pour lui les femmes nègres de l’intérieur. On pourrait citer bien des exemples de la noble fidélité des sauvages les uns envers les autres, mais pas envers les étrangers, et l’expérience commune justifie la maxime espagnole : « Il ne faut jamais se fier à un Indien. » Il n’y a pas de fidélité sans loyauté ; cette vertu fondamentale n’est pas rare parmi les membres d’une même tribu ; ainsi, Mungo Park a entendu les femmes nègres enseigner à leurs enfants l’amour de la vérité. C’est là encore une de ces vertus qui s’enracinent si profondément dans l’esprit qu’elle est quelquefois pratiquée par les sauvages à l’égard des étrangers, même au prix d’un sacrifice ; mais on considère rarement comme un crime de mentir à son ennemi, ainsi que le prouve trop clairement l’histoire de la diplomatie moderne. Dès qu’une tribu a un chef reconnu, la désobéissance devient un crime et la soumission aveugle est regardée comme une vertu sacrée.

Aux époques barbares, aucun homme ne pouvait être utile ou fidèle à sa tribu s’il n’avait pas de courage, aussi cette qualité a-t-elle été universellement placée au rang le plus élevé ; et bien que, dans les pays civilisés, un homme bon, mais timide, puisse être beaucoup plus utile à la communauté qu’un homme brave, on ne peut s’empêcher d’honorer instinctivement l’homme brave plus que le poltron, si bienveillant que soit ce dernier. D’autre part, on n’a jamais beaucoup estimé la prudence, vertu fort utile cependant, mais qui n’influe guère sur le bien-être d’autrui. L’homme ne peut pratiquer les vertus nécessaires au bien-être de sa tribu, s’il n’est prêt à tous les sacrifices, s’il n’a aucun empire sur lui-même et s’il n’est doué de patience : ces qualités ont donc été de tout temps très hautement et très justement appréciées. Le sauvage américain se soumet volontairement, sans pousser un cri, aux tortures les plus atroces, pour prouver et pour augmenter sa force d’âme et son courage ; nous ne pouvons, d’ailleurs, nous empêcher de l’admirer, de même que nous admirons le fakir indien, qui, dans un but religieux insensé, se balance suspendu à un crochet planté dans ses chairs.

Les autres vertus individuelles qui n’affectent pas d’une manière apparente, bien qu’elles affectent très réellement peut-être, le bien-être de la tribu, n’ont jamais été appréciées par les sauvages, quoiqu’elles le soient actuellement et à juste titre par les nations civilisées. Chez les sauvages, la plus grande intempérance n’est pas un sujet de honte. Leur licence extrême, pour ne pas parler des crimes contre nature, est quelque chose d’effrayant[36]. Aussitôt, cependant, que le mariage, polygame ou monogame, vient à se répandre, la jalousie détermine le développement de certaines vertus chez la femme ; la chasteté, passant dans les mœurs, tend à s’étendre aux femmes non mariées. Nous pouvons juger, par ce qui se passe maintenant encore, combien elle s’est peu étendue au sexe mâle. La chasteté exige beaucoup d’empire sur soi ; aussi a-t-elle été honorée, dès une époque très reculée, dans l’histoire morale de l’homme civilisé. En conséquence de ce fait, on a considéré, dès une haute antiquité, la pratique absurde du célibat comme une vertu[37]. L’horreur de l’indécence, qui nous paraît si naturelle que nous sommes disposés à la croire innée, et qui constitue un aide essentiel à la chasteté, est une vertu essentiellement moderne, qui appartient exclusivement, ainsi que le fait observer sir G. Staunton[38], à la vie civilisée. C’est ce que prouvent les anciens rites religieux de diverses nations, les dessins qui couvrent les murs de Pompéi et les coutumes de beaucoup de sauvages.

Nous venons donc de voir que les sauvages, et il en a probablement été de même pour les hommes primitifs, ne regardent les actions comme bonnes ou mauvaises qu’autant qu’elles affectent d’une manière apparente le bien-être de la tribu, — non celui de l’espèce, ni celui de l’homme considéré comme membre individuel de la tribu. Cette conclusion concorde avec l’hypothèse que le sens, dit moral, dérive primitivement des instincts sociaux, car tous deux se rapportent d’abord exclusivement à la communauté. Les causes principales du peu de moralité des sauvages, considérée à notre point de vue, sont, premièrement, la restriction de la sympathie à la même tribu ; secondement, l’insuffisance du raisonnement, ce qui ne leur permet pas de comprendre la portée que peuvent avoir beaucoup de vertus, surtout les vertus individuelles, sur le bien-être général de la tribu. Les sauvages, par exemple, ne peuvent se rendre compte des maux multiples qu’engendre le défaut de tempérance, de chasteté, etc. Troisièmement, un faible empire sur soi-même, cette aptitude n’ayant pas été fortifiée par l’action longtemps continuée, peut-être héréditaire, de l’habitude, de l’instruction et de la religion.

Je suis entré dans les détails précédents sur l’immoralité des sauvages[39], parce que quelques auteurs ont récemment fait un grand éloge de leur nature morale, et ont attribué la plupart de leurs crimes à une bienveillance exagérée[40]. Ces auteurs tirent leurs arguments de ce que les sauvages possèdent souvent à un haut degré, ce dont on ne peut douter, les vertus qui sont utiles et même nécessaires à l’existence d’une famille et d’une tribu.


Conclusions. — Les philosophes de l’école de la morale « dérivée[41] » ont admis d’abord que la morale repose sur une forme de l’égoïsme ; mais, plus récemment, ils ont mis en avant le « principe du plus grand bonheur. » Il serait toutefois plus correct de considérer ce dernier principe comme la sanction plutôt que comme le motif de la conduite. Néanmoins tous les écrivains dont j’ai consulté les ouvrages pensent, à très peu d’exceptions près[42], que chaque action procède d’un motif distinct, lequel doit être toujours relié à quelque plaisir ou à quelque peine. Mais il me semble que l’homme agit souvent par impulsion, c’est-à-dire en vertu de l’instinct ou d’une longue habitude, sans avoir conscience d’un plaisir, probablement de la même façon qu’une abeille ou une fourmi quand elle obéit aveuglément à ses instincts. Dans un moment de grand péril, dans un incendie par exemple, il est bien difficile de soutenir que l’homme qui, sans un instant d’hésitation, essaye de sauver un de ses semblables, ressent un plaisir quelconque ; il n’a certes pas non plus le temps de réfléchir sur le chagrin qu’il pourrait ressentir plus tard s’il n’avait pas fait tous ses efforts pour sauver son semblable. S’il réfléchit plus tard à sa propre conduite, il reconnaît certainement qu’il y a en lui une force impulsive absolument indépendante de la recherche du plaisir ou du bonheur ; or cette force semble être l’instinct social dont il est si profondément imprégné.

Quand il s’agit des animaux inférieurs, il semble beaucoup plus correct de dire que leurs instincts sociaux se sont développés en vue du bien général plutôt que du bonheur général de l’espèce. Le terme « bien général » peut se définir ainsi : le moyen qui permet d’élever, dans les conditions existantes, le plus grand nombre possible d’individus en pleine santé, en pleine vigueur, doués de facultés aussi parfaites que possible. Les instincts sociaux de l’homme, aussi bien que ceux des animaux inférieurs, ont, sans doute, traversé à peu près les mêmes phases de développement ; il serait donc, autant que possible, préférable d’employer dans les deux cas la même définition et de prendre, comme critérium de la morale, le bien général ou la prospérité de la communauté, plutôt que le bonheur général ; mais cette définition nécessiterait peut-être quelques réserves à cause de la morale politique.

Lorsqu’un homme risque sa vie pour sauver celle d’un de ses semblables, il semble plus juste de dire qu’il agit pour le bien général que pour le bonheur de l’espèce humaine. Le bien et le bonheur de l’individu coïncident sans doute habituellement ; une tribu heureuse et contente prospère davantage qu’une autre qui ne l’est pas. Nous avons vu que, même dans les premières périodes de l’histoire de l’homme, les désirs exprimés par la communauté ont dû naturellement influencer à un haut degré la conduite de chacun de ses membres, et, tous recherchant le bonheur, le principe du « plus Grand Bonheur » a dû devenir un guide et un but secondaire fort important ; mais les instincts sociaux, y compris la sympathie qui nous pousse à faire grand cas de l’approbation ou du blâme d’autrui, ont toujours dû servir d’impulsion première et de guide. Ainsi se trouve écarté le reproche de placer dans le vil principe de l’égoïsme les bases de ce que notre nature a de plus noble ; à moins, cependant, qu’on n’appelle égoïsme la satisfaction que tout animal éprouve lorsqu’il obéit à ses propres instincts, et le regret qu’il ressent lorsqu’il en est empêché.

Les désirs et les jugements des membres de la même communauté, exprimés d’abord par le langage et ensuite par l’écriture, constituent, comme nous venons de le faire remarquer, un guide de conduite secondaire, mais très important, qui vient en aide aux instincts sociaux, bien que parfois il soit en opposition avec eux. La loi de l’honneur, c’est-à-dire la loi de l’opinion de nos égaux et non de tous nos compatriotes, en est un excellent exemple. Toute infraction à cette loi, cette infraction fût-elle reconnue comme rigoureusement conforme à la vraie morale, a causé à bien des hommes plus d’angoisses qu’un crime réel. Nous reconnaissons la même influence dans cette cuisante sensation de honte que la plupart d’entre nous ont ressentie, même après un long intervalle d’années, en nous rappelant quelque infraction accidentelle faite à une règle insignifiante mais établie de l’étiquette. Le jugement de la communauté se laisse généralement guider par quelque grossière expérience de ce qui, à la longue, est le plus utile à l’intérêt de tous les membres ; mais l’ignorance et la faiblesse du raisonnement contribuent souvent à fausser le jugement de la masse. Il en résulte que des coutumes et des superstitions étranges, en opposition complète avec la vraie prospérité et le véritable bonheur de l’humanité, sont devenues toutes-puissantes dans le monde entier. Nous en voyons des exemples dans l’horreur que ressent l’Hindou qui perd sa caste, et dans une foule d’autres cas. Il serait difficile de distinguer entre le remords éprouvé par l’Hindou qui a mangé des aliments impurs, et le remords que lui causerait un vol ; mais il est probable que le premier serait le plus poignant.

Nous ne connaissons pas l’origine de tant d’absurdes règles de conduite, de tant de croyances religieuses ridicules ; nous ne savons pas comment il se fait qu’elles aient pu, dans toutes les parties du globe, s’implanter si profondément dans l’esprit de l’homme ; mais il est à remarquer qu’une croyance constamment inculquée pendant les premières années de la vie, alors que le cerveau est susceptible de vives impressions, paraît acquérir presque la nature d’un instinct. Or la véritable essence d’un instinct est d’être suivi indépendamment de la raison. Nous ne pouvons pas non plus dire pourquoi quelques tribus sauvages estiment plus que d’autres certaines vertus admirables, telles que l’amour de la vérité[43] ; nous ne pouvons pas plus expliquer, d’ailleurs, pourquoi on retrouve des différences semblables même parmi les nations civilisées. Ce qui est certain, c’est que ces coutumes, ces superstitions étranges, se sont solidement implantées dans l’esprit humain y a-t-il donc alors lieu de s’étonner que les vertus personnelles, basées qu’elles sont sur la raison, nous paraissent maintenant si naturelles, que nous les regardions comme innées, bien que l’homme à l’état primitif n’en fît aucun cas ?

Malgré de nombreuses causes de doute, l’homme peut d’ordinaire distinguer facilement entre les règles morales supérieures et les règles morales inférieures. Les premières, basées sur les instincts sociaux, ont trait à la prospérité des autres ; elles s’appuient sur l’approbation de nos semblables et sur la raison. Les règles morales inférieures, bien que cette qualification ne soit pas absolument correcte lorsqu’elles exigent un sacrifice personnel, se rapportent principalement à l’individu lui-même, et doivent leur origine à l’opinion publique mûrie par l’expérience et par la civilisation, car elles sont inconnues aux tribus grossières.

À mesure que l’homme avance en civilisation et que les petites tribus se réunissent en communautés plus nombreuses, la simple raison indique à chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et sa sympathie à tous les membres de la même nation, bien qu’ils ne lui soient pas personnellement connus. Ce point atteint, une barrière artificielle seule peut empêcher ses sympathies de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations et de toutes les races. L’expérience nous prouve, malheureusement, combien il faut de temps avant que nous considérions comme nos semblables les hommes qui diffèrent considérablement de nous par leur aspect extérieur et par leurs coutumes. La sympathie étendue en dehors des bornes de l’humanité, c’est-à-dire la compassion envers les animaux, paraît être une des dernières acquisitions morales. Elle est inconnue chez les sauvages, sauf pour leurs animaux favoris. Les abominables combats des gladiateurs montrent combien peu les anciens Romains en avaient le sentiment. Autant que j’ai pu en juger, l’idée d’humanité est inconnue à la plupart des Gauchos des Pampas. Cette qualité, une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies, devenant plus délicates à mesure qu’elles s’étendent davantage, finissent par s’appliquer à tous les êtres vivants. Cette vertu, une fois honorée et cultivée par quelques hommes, se répand chez les jeunes gens par l’instruction et par l’exemple, et finit par faire partie de l’opinion publique.

Nous atteignons le plus haut degré de culture morale auquel il soit possible d’arriver, quand nous reconnaissons que nous devons contrôler toutes nos pensées et « que nous ne regrettons plus, même dans notre for intérieur, les errements qui nous ont rendu le passé si agréable[44], » Tout ce qui familiarise l’esprit avec une mauvaise action en rend l’accomplissement plus facile. Ainsi que l’a dit il y a fort longtemps Marc-Aurèle : « Telles sont tes pensées habituelles, tel sera aussi le caractère de ton esprit ; car les pensées déteignent sur l’âme[45]. »

Notre grand philosophe, Herbert Spencer, a récemment émis son opinion sur le sens moral. Il s’exprime en ces termes[46] : « Je crois que les expériences d’utilité organisées et consolidées à travers toutes les générations passées de la race humaine ont produit des modifications correspondantes qu’une transmission et une accumulation continuelles ont transformées chez nous en certaines facultés d’intuition morale, — en certaines émotions répondant à une conduite juste ou fausse et qui n’ont aucune base apparente dans les expériences d’utilité individuelle. » Il n’y a pas, ce me semble, la moindre improbabilité inhérente à ce que les tendances vertueuses soient plus ou moins complètement héréditaires ; car, sans mentionner les habitudes et les caractères variés que se transmettent un grand nombre de nos animaux domestiques, je pourrais citer nombre de cas prouvant que le goût du vol et la tendance au mensonge paraissent exister dans des familles occupant une position très élevée ; or, comme le vol est un crime fort rare chez les classes riches, il est difficile d’expliquer par une coïncidence accidentelle la manifestation de la même tendance chez deux ou trois membres d’une même famille. Si les mauvaises tendances sont transmissibles, il est probable qu’il en est de même des bonnes. Tous ceux qui ont souffert de maladies chroniques de l’estomac ou du foie savent que l’état du corps en affectant le cerveau exerce la plus grande influence sur les tendances morales. On sait aussi que l’un des premiers symptômes d’un dérangement des facultés mentales est la perversion ou la destruction du sens moral[47] ; or, on sait que la folie est certainement souvent héréditaire. Le principe de la transmission des tendances morales peut seul nous permettre d’expliquer les différences qu’on croit exister, sous ce rapport, entre les diverses races de l’humanité.

Notre impulsion primordiale vers la vertu, impulsion provenant directement des instincts sociaux, recevrait un concours puissant de la transmission héréditaire, même partielle, des tendances vertueuses. Si nous admettons un instant que les tendances vertueuses sont héréditaires, il semble probable que, au moins dans les cas de chasteté, de tempérance, de compassion pour les animaux, etc., elles s’impriment d’abord dans l’organisation mentale par l’habitude, par l’instruction et par l’exemple soutenus pendant plusieurs générations dans une même famille ; puis, d’une manière accessoire, par le fait que les individus doués de ces vertus ont le mieux réussi dans la lutte pour l’existence. Si j’éprouve quelque doute relativement à ce genre d’hérédité, c’est parce qu’il me faut admettre que des coutumes, des superstitions et des goûts insensés, l’horreur, par exemple, que professe l’Hindou pour des aliments impurs, doivent aussi se transmettre héréditairement en vertu du même principe. Bien que ceci soit peut-être tout aussi probable que l’acquisition héréditaire par les animaux du goût pour certains aliments, ou de la crainte pour certains ennemis, je ne possède aucune preuve tendant à démontrer la transmission des coutumes superstitieuses ou des habitudes ridicules.


En résumé, les instincts sociaux qui ont été sans doute acquis par l’homme, comme par les animaux, pour le bien de la communauté, ont dû, dès l’abord, le porter à aider ses semblables, développer en lui quelques sentiments de sympathie et l’obliger de compter avec l’approbation ou le blâme de ses semblables. Des impulsions de ce genre ont dû de très bonne heure lui servir de règle grossière pour distinguer le bien et le mal. Puis, à mesure que les facultés intellectuelles de l’homme se sont développées ; à mesure qu’il est devenu capable de comprendre toutes les conséquences de ses actions ; qu’il a acquis assez de connaissances pour repousser des coutumes et des superstitions funestes ; à mesure qu’il a songé davantage, non-seulement au bien, mais aussi au bonheur de ses semblables ; à mesure que l’habitude résultant de l’instruction, de l’exemple et d’une expérience salutaire a développé ses sympathies au point qu’il les a étendues aux hommes de toutes les races, aux infirmes, aux idiots et aux autres membres inutiles de la société, et enfin aux animaux eux-mêmes, — le niveau de sa moralité s’est élevé de plus en plus. Les moralistes de l’école dérivative et quelques intuitionnistes admettent que le niveau de la moralité a commencé à s’élever dès une période fort ancienne de l’histoire de l’humanité[48].

De même qu’il y a quelquefois lutte entre les divers instincts des animaux inférieurs, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il puisse y avoir, chez l’homme, une lutte entre ses instincts sociaux et les vertus qui en dérivent, et ses impulsions ou ses désirs d’ordre inférieur ; car, par moments, ceux-ci peuvent être les plus énergiques. Cela est d’autant moins étonnant, comme le fait remarquer M. Galton[49], que l’homme est sorti depuis un temps relativement récent de la période de la barbarie. Après avoir cédé à certaines tentations, nous éprouvons un sentiment de mécontentement, de honte, de repentir ou de remords, sentiment analogue à celui que nous ressentons quand un instinct n’est pas satisfait ; nous ne pouvons pas, en effet, empêcher les impressions et les images du passé de se représenter continuellement à notre esprit ; nous ne pouvons nous empêcher de les comparer, dans cet état affaibli, avec les instincts sociaux toujours présents, ou avec des habitudes contractées dès la première jeunesse, héréditaires peut-être, fortifiées pendant toute la vie, et rendues ainsi presque aussi énergiques que des instincts. Si nous ne cédons pas à la tentation, c’est que l’instinct social ou quelque habitude l’emporte en ce moment en nous, ou parce que nous avons appris à comprendre que cet instinct nous paraîtra le plus fort quand nous le comparerons à l’impression affaiblie de la tentation et que nous savons que nous éprouverons un chagrin si nous avons violé cet instinct. Il n’y a pas lieu de craindre que les instincts sociaux s’affaiblissent chez les générations futures, et nous pouvons même admettre que les habitudes vertueuses croîtront et se fixeront peut-être par l’hérédité. Dans ce cas, la lutte entre nos impulsions élevées et nos impulsions inférieures deviendra moins violente et la vertu triomphera.


Résumé des deux derniers chapitres. — On ne peut douter qu’il existe une immense différence entre l’intelligence de l’homme le plus sauvage et celle de l’animal le plus élevé. Si un singe anthropomorphe pouvait se juger d’une manière impartiale, il admettrait que, bien que capable de combiner un plan ingénieux pour piller un jardin, de se servir de pierres pour combattre ou pour casser des noix, l’idée de façonner une pierre pour en faire un outil serait tout à fait en dehors de sa portée. Encore moins pourrait-il suivre un raisonnement métaphysique, résoudre un problème de mathématiques, réfléchir sur Dieu, ou admirer une scène imposante de la nature. Quelques singes, toutefois, déclareraient probablement qu’ils sont aptes à admirer, et qu’ils admirent la beauté des couleurs de la peau et de la fourrure de leurs compagnes. Ils admettraient que, bien qu’ils soient à même de faire comprendre par des cris à d’autres singes quelques-unes de leurs perceptions ou quelques-uns de leurs besoins les plus simples, jamais la pensée d’exprimer des idées définies par des sons déterminés n’a traversé leur esprit. Ils pourraient affirmer qu’ils sont prêts à aider de bien des manières leurs camarades de la même troupe, à risquer leur vie pour eux, et à se charger des orphelins ; mais ils seraient forcés de reconnaître qu’ils ne comprennent même pas cet amour désintéressé pour toutes les créatures vivantes qui constitue le plus noble attribut de l’homme.

Néanmoins, si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré, et non d’espèce. Nous avons vu que des sentiments, des intuitions, des émotions et des facultés diverses, telles que l’amitié, la mémoire, l’attention, la curiosité, l’imitation, la raison, etc., dont l’homme s’enorgueillit, peuvent s’observer à un état naissant, ou même parfois à un état assez développé, chez les animaux inférieurs. Ils sont, en outre, susceptibles de quelques améliorations héréditaires, ainsi que nous le prouve la comparaison du chien domestique avec le loup ou le chacal. Si l’on veut soutenir que certaines facultés, telles que la conscience, l’abstraction, etc., sont spéciales à l’homme, il se peut fort bien qu’elles soient les résultats accessoires d’autres facultés intellectuelles très développées, qui elles-mêmes dérivent principalement de l’usage continu d’un langage arrivé à la perfection. À quel âge l’enfant nouveau-né acquiert-il la faculté de l’abstraction ? À quel âge commence-t-il à avoir conscience de lui-même, et à réfléchir sur sa propre existence ? Nous ne pouvons pas plus répondre à cette question que nous ne pouvons expliquer l’échelle organique ascendante. Le langage, ce produit moitié de l’art, moitié de l’instinct, porte encore l’empreinte de son évolution graduelle. La sublime croyance à un Dieu n’est pas universelle chez l’homme ; celle à des agents spirituels actifs résulte naturellement de ses autres facultés mentales. C’est le sens moral qui constitue peut-être la ligne de démarcation la plus nette entre l’homme et les autres animaux, mais je n’ai rien à ajouter sur ce point, puisque j’ai essayé de prouver que les instincts sociaux, — base fondamentale de la morale humaine[50], — auxquels viennent s’adjoindre les facultés intellectuelles actives et les effets de l’habitude, conduisent naturellement à la règle : « Fais aux hommes ce que tu voudrais qu’ils te fissent à toi-même ; » principe sur lequel repose toute la morale.

Je ferai, dans le chapitre suivant, quelques remarques sur les causes probables qui ont amené le développement graduel des diverses facultés morales et mentales de l’homme et sur les différentes phases qu’elles ont traversées. On ne peut du moins contester que cette évolution soit possible, puisque, tous les jours, nous contemplons le développement de ces facultés chez l’enfant ; puisqu’enfin nous pouvons établir une gradation parfaite entre l’état mental du plus complet idiot, qui est bien inférieur à l’animal, et les facultés intellectuelles d’un Newton.


  1. Voir par exemple, sur ce sujet, de Quatrefages, Unité de l’espèce humaine, 1861, p. 21, etc.
  2. Dissertation on Ethical Philosophy, 1837, p. 231.
  3. J.-W. Semple, Metaphysics of moral science, Edimbourg 1836, p. 136.
  4. Dans son ouvrage, Mental and moral science, 1868, pp. 549, 725, M. Bain cite une liste de vingt-six auteurs anglais qui ont traité ce sujet ; à ces noms bien connus j’ajouterai celui de M. Bain lui-même et ceux de MM. Lecky, Shadworth Hodgson, et sir J. Lubbock, pour n’en tirer que quelques-uns.
  5. Sir B. Brodie, après avoir fait observer (Psychological Enquiries, 1854, p. 192) que l’homme est un animal sociable, pose une importante question : « Ceci ne devrait-il pas trancher la discussion sur l’existence du sens moral ? » Des idées analogues ont dû venir à beaucoup de personnes, comme cela est arrivé, il y a longtemps, à Marc-Aurèle. M. J.-S. Mill, dans son célèbre ouvrage, Utilitarianism (1864, p. 46), parle du sentiment social comme « d’un puissant sentiment naturel », et le considère comme « la base naturelle du sentiment de la moralité utilitaire ». Puis il ajoute : « Comme toutes les autres facultés acquises auxquelles j’ai déjà fait allusion, la faculté morale, si elle ne fait pas partie de notre nature, en est, pour ainsi dire, une excroissance naturelle, susceptible dans une certaine mesure de surgir spontanément comme toutes les autres facultés. » Mais, contrairement à cette assertion, il fait aussi remarquer que « si, comme je le crois, les sentiments moraux ne sont pas innés, mais acquis, ils n’en sont pas pour cela moins naturels. » Ce n’est pas sans hésitation que j’ose avoir un avis contraire à celui d’un penseur si profond, mais on ne peut guère contester que les sentiments sociaux sont instinctifs ou innés chez les animaux inférieurs ; pourquoi donc ne le seraient-ils pas chez l’homme ? M. Bain (the Emotions and the Will, 1865, p. 481) et d’autres croient que chaque individu acquiert le sens moral pendant le cours de sa vie. Ceci est au moins fort improbable étant donnée la théorie générale de l’évolution. Il me semble que M. Mill a commis une erreur fâcheuse en n’admettant pas la transmission héréditaire des qualités mentales.
  6. M. H. Sidgwick, qui a discuté ce sujet de façon très remarquable (Academy, 15 juin 1872, p. 231), fait remarquer « qu’une abeille très intelligente essaierait, nous pouvons en être assurés, de trouver une solution plus douce à la question de la population. » Toutefois, à en juger par les coutumes de la plupart des sauvages, l’homme résout le problème par le meurtre des enfants femelles, par la polyandrie et par la communauté des femmes ; on est en droit de douter que ces méthodes soient beaucoup plus douces. Miss Cobbe, en discutant le même exemple (Darwinism in Morals, Theological Review, avril 1872, pp. 188-191), soutient que les principes du devoir social seraient ainsi violés. Elle entend par là, je suppose, que l’accomplissement d’un devoir social deviendrait nuisible aux individus ; mais il me semble qu’elle oublie, ce qu’elle doit cependant admettre, que l’abeille a acquis ces instincts parce qu’ils sont avantageux pour la communauté. Miss Cobbe va jusqu’à dire que, si on admettait généralement la théorie de la morale exposée dans ce chapitre, « l’heure du triomphe de cette théorie sonnerait en même temps le signal funèbre de la destruction de la vertu chez l’humanité ! » Il faut espérer que la persistance de la vertu sur cette terre ne repose pas sur des bases aussi fragiles.
  7. Die Darwin’sche Theorie, p. 101.
  8. M. R. Brown, Proceedings Zoolog. Soc., 1868, p. 409.
  9. Brehm, Thierleben, vol. I, 1864, pp. 52, 79. Pour le cas des singes qui se débarrassent mutuellement des épines, p. 54. Le fait des hamadryas qui retournent les pierres est donné (p. 79) sur l’autorité d’Alvarez, aux observations duquel Brehm croit qu’on peut avoir confiance. Voy. p. 79 pour les cas de vieux babouins attaquant les chiens, et pour l’aigle, p. 56.
  10. M. Belt raconte que dans une forêt du Nicaragua il entendit un ateles crier pendant deux heures de suite ; il finit par s’approcher et vit un aigle perché sur une branche tout auprès du singe. L’oiseau semblait hésiter à attaquer le singe tant que celui-ci le regardait bien en face. M. Belt, qui a étudié avec tant de soin les habitudes des singes de ce pays, croit pouvoir affirmer qu’ils vont toujours par groupes de deux ou trois pour se défendre contre les aigles. The Naturalist in Nicaragua, 1874, p. 118.
  11. Annals and Mag. of Nat. History, nov. 1868, p. 382.
  12. Sir J. Lubbock, Prehistoric Times, 2e édit., p. 446.
  13. Cité par M. L.-H. Morgan, The american Beaver, 1868, p. 272. Le capitaine Stansbury raconte qu’un très jeune pélican, emporté par un fort courant, fut guidé et encouragé dans ses efforts pour atteindre la rive par une demi-douzaine de vieux oiseaux.
  14. Comme le dit M. Bain : « Un secours effectif porté à un être souffrant émane d’un sentiment de pure sympathie. » (Mental and Moral science, 1868, p. 245.)
  15. Thierleben, I, p. 85.
  16. De l’espèce et de la Classe, 1869, p. 97.
  17. Die Darwin’sche Art-Lehre, 1869, p. 54.
  18. Voir aussi Hooker, Himalayan Journals, vol. II, 1854, p. 383.
  19. Brehm, Thierleben, I, p. 76.
  20. Voir son très intéressant mémoire, Gregariousness in Cattle and in Man, – Macmillan Magazine, fév. 1871, p. 353.
  21. Voir le premier et excellent chapitre de la Théorie des sentiments moraux, d’Adam Smith. Voir aussi Mental and Moral science, de M. Bain, pp. 244, 275 et 282. M. Bain affirme, « que la sympathie est indirectement une source de plaisir pour celui qui sympathise ; » et il explique cette réciprocité. Il remarque « que la personne qui a reçu le bienfait, ou d’autres à sa place, peuvent reconnaître le sacrifice par leur sympathie et leurs bons offices. Mais si, comme cela paraît être le cas, la sympathie n’est qu’un instinct, son exercice serait la cause d’un plaisir direct, de la même manière, ainsi que nous l’avons déjà vu, que l’exercice de tout autre instinct.
  22. Le Rev. L. Jenyns (White’s Nat. Hist. of Selborne, 1853, p. 204) assure que ce fait a été observé pour la première fois par l’illustre Jenner (Philos. Transactions, 1824), et a été confirmé depuis par plusieurs naturalistes, surtout par M. Blackwall. Ce dernier a examiné, tard en automne, et pendant deux ans, trente-six nids ; il en trouva douze contenant des jeunes oiseaux morts ; cinq, des œufs sur le point d’éclore, et trois, des œufs qui en étaient encore bien loin. Les oiseaux, encore trop jeunes pour pouvoir entreprendre un long voyage, restent en arrière. Blackwall, Researches in Zoology, 1834, pp. 108, 118. Voir aussi Leroy, Lettres philosophiques, 1802, p. 217. Gould, Introduction to the Birds of Great Britain, 1823, p. 5. M. Adams, Popular Science Review, juillet 1873, p. 283, a observé, au Canada, des faits analogues.
  23. Hume remarque (An Enquiry concerning the principles of Morals, 1751, p. 132) : « Il faut confesser que le bonheur et la misère d’autrui ne sont pas des spectacles qui nous soient indifférents ; mais que la vue du premier… nous communique une joie secrète ; l’apparence du dernier… jette une tristesse mélancolique sur l’imagination. »
  24. Mental and Moral Science, 1868, p. 254.
  25. Je fais allusion ici à la distinction qu’on a établie entre ce qu’on a appelé la morale matérielle et la morale raisonnée. Je suis heureux de voir que le professeur Huxley (Critiques and Addresses, 1873, p. 287) partage à cet égard les mêmes opinions que moi. M. Leslie Stephen (Essays on Free-thinking and Plain-speaking, 1873, p. 83) fait remarquer que « la distinction métaphysique que l’on cherche à établir entre la morale matérielle et la morale raisonnée est aussi absurde que les autres distinctions analogues. »
  26. J’ai indiqué (Voyage d’un naturaliste, etc., p. 103) un cas analogue, celui de trois Patagons qui préférèrent se laisser fusiller l’un après l’autre, plutôt que de trahir leurs compagnons.
  27. L’inimitié ou la haine semble être aussi un instinct très persistant, plus énergique même qu’aucun autre. On a défini l’envie, la haine qu’on ressent pour un autre à cause de ses succès ou d’une suprématie quelconque qu’il exerce ; Bacon dit (Essay IX) : « L’envie est la plus importune et la plus continue de toutes les affections. » Les chiens sont très portés à haïr les hommes et les chiens qu’ils ne connaissent pas, surtout s’ils vivent dans le voisinage et appartiennent à une autre famille, à une autre tribu ou à un autre clan. Ce sentiment semble donc être inné et est certainement très persistant. Il paraît être, en un mot, le complément et l’inverse du vrai instinct social. Les sauvages éprouvent un sentiment analogue. On comprend donc facilement que le sauvage puisse appliquer ce sentiment à un membre de la même tribu au cas où ce dernier lui a causé quelque préjudice et est devenu son ennemi. Il n’est guère probable, d’ailleurs, que la conscience primitive ait reproché à l’homme d’avoir attaqué son ennemi, elle lui aurait plutôt reproché peut-être de ne s’être pas vengé. Faire le bien pour le mal, aimer son ennemi, constitue un développement de la morale que nos instincts sociaux seuls ne nous auraient probablement jamais fait atteindre. Il faut, pour que ces principes admirables aient pris naissance et qu’ils soient devenus assez puissants pour que nous leur obéissions, que les instincts sociaux et la sympathie aient été très cultivés outre la raison, l’instruction, l’amour ou la crainte de Dieu.
  28. Insanity in relation to law, Ontario, États-unis, 1871, p. 14.
  29. E.-B. Tylor, Contemporary Review, avril 1873, p. 707.
  30. Le docteur Prosper Despine cite (Psychologie naturelle, 1868, t. I, p. 243 ; t. II, p. 169), beaucoup d’exemples curieux tendant à prouver que les plus grands criminels paraissent avoir été entièrement dépourvus de conscience.
  31. Voir un excellent article dans North British Review, 1867, p. 395 ; voir aussi M. W. Bagehot, On the importance of obedience and coherence to primitive man, dans Fortnightly Review, 1867, p. 529, et 1868, p. 457, etc.
  32. L’exposé le plus complet que je connaisse est celui du docteur Gerland, Ueber das Aussterben der Naturvölker, 1868 ; mais j’aurai à revenir sur l’infanticide dans un chapitre subséquent.
  33. Voir La discussion fort intéressante sur le suicide, dans Lecky, History of European Morals, vol. I, 1869, p. 223. M. Winwood Reade affirme que les nègres de l’Afrique occidentale commettent souvent le suicide. On sait combien le suicide était fréquent chez les misérables indigènes de l’Amérique méridionale après la conquête espagnole. Pour la Nouvelle-Zélande, voir le Voyage de la Novara ; pour les îles Aléoutiennes, voir Houzeau, les Facultés mentales, vol. II, p. 136.
  34. Bagehot, Physics and Politics, 1872, p. 72.
  35. Voir l’étude de M. Hamilton sur les Cafres, Anthropological Review, 1870. p. xv.
  36. M. M’Lenan a cité beaucoup de faits de ce genre dans Primitive Marriage, 1875, p. 176.
  37. Lecky, History of European Morals, 1869, I, p. 109.
  38. Embassy to China, II, p. 348.
  39. Voir sur ce point les preuves nombreuses contenues dans sir J. Lubbock, Origin of Civilisation, 1870, chap. vii.
  40. Lecky, par exemple, Hist. of Europ. Morals, vol. I, p. 124.
  41. Terme employé dans un excellent article, Wesminster Review, oct. 1869, p. 498. Pour le principe du plus Grand Bonheur, voir J.-S. Mill, Utilitarianism, p. 17.
  42. Mill reconnaît (System of Logic, vol. II, p. 422) de la façon la plus absolue que l’habitude peut pousser à une action, sans qu’il y ait aucune anticipation de plaisir. De son côté, M. H. Sidgwick, dans son article sur le plaisir et le désir (Contemporary Review, avril 1872, p. 671), s’exprime en ces termes : « En un mot, contrairement à l’hypothèse en vertu de laquelle nos impulsions actives conscientes sont toujours dirigées vers la production de sensations agréables en nous-mêmes, je suis disposé à soutenir que nous éprouvons souvent des impulsions conscientes, généreuses, dirigées vers quelque chose qui n’est certainement pas le plaisir ; que, dans bien des cas, l’impulsion est si peu compatible avec notre égoïsme que les deux sentiments ne peuvent pas facilement coexister au moment où nous sommes conscients. » Le sentiment, je suis même tenté de le croire, que nos impulsions ne procèdent pas toujours de l’attente d’un plaisir immédiat ou futur a été une des principales causes qui ont fait adopter l’hypothèse intuitive de la morale et rejeter l’hypothèse utilitaire ou du plus grand bonheur. Quant à cette dernière hypothèse, on a sans doute souvent confondu entre la sanction et le motif de la conduite, mais ces deux termes se confondent réellement dans une certaine mesure.
  43. M. Wallace cite d’excellents exemples dans Scientific opinion, 15 sept. 1869 ainsi que dans Contributions to the theory of natural Selection, 1870, p. 353.
  44. Tennyson, Idyls of the King, p. 244.
  45. The Thoughts of the emperor M. Aurelius Antoninus, trad. anglaise 2e édit., 1869, p. 112. M. Aurelius est né 121 ans après J.-C.
  46. Lettre à M. Mill, dans Mental and Moral Science, de Bain, 1868, p. 722.
  47. Maudsley, Body and Mind, 1870, p. 60.
  48. Un auteur, très capable de juger sainement cette question, s’exprime énergiquement dans ce sens dans un article de la North British Review, juillet 1869, p. 531. M. Lecky (Hist. of Morals, vol. I, p. 143) paraît, jusqu’à un certain point, partager la même opinion.
  49. Voir son ouvrage remarquable, Hereditary Genius, 1869, p. 349. Le duc d’Argyll (Primeval Man, 1869, p. 188) fait quelques excellentes remarques sur la lutte entre le bien et le mal dans la nature de l’homme.
  50. Pensées de Marc-Aurèle, p. 139.