La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Texte entier/Le Paradis

La bibliothèque libre.
Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (2p. Titre).


DANTE — LAMENNAIS


LA
DIVINE COMÉDIE
TRADUITE
ET PRÉCÉDÉE D’UNE INTRODUCTION
SUR LA VIE, LA DOCTRINE, ET LES ŒUVRES DE DANTE


OEUVRES POSTHUMES DE F. LAMENNAIS
PUBLIÉES SELON LE VŒU DE L’AUTEUR
PAR E. D. FORGUES


II
LE PURGATOIRE — LE PARADIS
NOUVELLE ÉDITION.


PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES - ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS.


1863


LE PARADIS


____________________________________



CHANT PREMIER


1. Gloire à Celui qui meut tout, qui pénètre l’univers, et resplendit plus en une partie, et ailleurs moins [1].

2. Dans le ciel qui le plus reçoit de sa lumière, je fus, et je vis des choses que ne peut redire celui qui descend de là-haut ;

3. Parce qu’en s’approchant de l’objet de son désir, tant s’y enfonce notre intelligence, que la mémoire ne peut en arrière retourner si loin.

4. Cependant tout ce qu’en moi j’ai pu du royaume saint thésauriser de souvenirs, sera maintenant le sujet de mon chant.

5. O bon Apollon, fais, en ce dernier travail, que de ta vertu je sois rempli, autant que tu le demandes pour donner le laurier aimé de toi [2].

6. Jusqu’ici ce me fut assez d’un sommet du Parnasse ; mais des [3] deux j’ai besoin pour entrer dans la nouvelle carrière.

7. Viens dans ma poitrine, souffle en elle, comme lorsque tu tiras Marsyas de la gaîne de ses membres [4].

8. O divine vertu, si tant tu te donnes à moi, que je reproduise au dehors l’ombre du bienheureux royaume empreinte en mon esprit,

9. Tu me verras alors venir à ton arbre aimé, et me couronner de ces feuilles dont le sujet et toi me rendrez digne.

10. Si rarement, Père, on en cueille, pour le triomphe ou d’un César ou d’un poëte (coulpe et honte des humains désirs),

11. Qu’à joie devrait être à la radieuse Déité Delphique, le feuillage de Pénée [5], lorsqu’il rend de soi quelqu’un avide.

12. Petite étincelle allume une grande flamme : peut-être qu’après moi, d’une voix meilleure, on priera Cirra [6] de répondre.

13. Par des passages divers surgit pour les mortels la lampe du monde [7] ; mais par celui qui avec trois croix joint quatre cercles [8],

14. Il sort, d’un cours plus bienfaisant, en conjonction avec une étoile plus propice [9], et de la manière qui mieux convient, amollit et empreint la cire terrestre.

15. Un tel lever avait fait là le matin, et ici comme le soir [10], et là était blanc tout cet hémisphère, et l’autre noir,

16. Lorsque je vis Béatrice, tournée vers la gauche, regarder le Soleil : jamais aigle si fixement ne le regarda.

17. Et comme un second rayon sort du premier [11], et rejaillit en haut, tel qu’un voyageur qui veut s’en retourner ;

18. Ainsi son acte, infus par les yeux dans mon imaginative, devint le mien, et sur le Soleil je fixai les yeux plus qu’il n’est de notre usage [12].

19. Beaucoup de choses peut là, que ne peut ici notre force, grâce au lieu fait pour être la demeure propre de l’humaine espèce.

20. Je ne le supportai pas longtemps, non cependant si peu que je ne le visse étinceler tout autour, comme le fer qui du feu sort bouillant.

21. Et tout à coup un nouveau jour parut être ajouté au jour, comme si Celui qui peut, d’un autre Soleil avait orné le ciel.

22. Béatrice, debout, tenait ses yeux fixés sur les Cercles éternels ; et moi, d’en bas éloignant les miens, je les fixai sur elle,

23. Et si avant je pénétrai, que dans son aspect je me fis tel que se fit Glaucus [13], qui en goûtant de l’herbe, devint dans la mer le compagnon des autres Dieux.

24. Cette surhumaine transformation par des paroles ne saurait se décrire : que l’exemple donc suffise à celui à qui la grâce en réserve l’expérience.

25. Si là était de moi cela seul que tu avais nouvellement créé [14], Amour qui gouvernes le ciel, tu le sais, toi qui m’élevas par ta lumière.

26. Lorsque la roue [15] qu’éternellement tu meus, ô désiré, à soi m’eut rendu attentif, par l’harmonie que tu règles et que tu distribues,

27. Me parut embrasée de la flamme du soleil une telle étendue du ciel, que ni pluie ni fleuve ne firent jamais un si vaste lac.

28. La nouveauté du son et l’éclat de la lumière allumèrent en moi un désir d’en connaître la cause, plus vif qu’aucun autre que j’eusse jamais senti.

29. D’où elle, qui me voyait comme moi-même, afin de calmer mon âme agitée, avant que pour demander j’eusse ouvert la bouche, ouvrit la sienne,

30. Et commença : « Tu épaissis toi-même ta vue par une fausse imagination, tellement que tu ne vois pas ce que tu verrais si tu l’avais secouée.

31. « Tu n’es point sur la terre, comme tu le crois ; mais de son séjour propre le foudre descend moins vite que tu n’y montes. »

32. Si ces brèves paroles, enveloppées d’un sourire, me délivrèrent du premier doute, dans un autre je fus encore plus enlacé ;

33. Et je dis : — Satisfait désormais suis-je, et soulagé d’un grand étonnement ; mais à présent je m’étonne comment je m’élève au-dessus de ces corps légers.

34. Sur quoi, après un pieux soupir, elle tourna vers moi les yeux, telle de visage qu’une mère qui regarde son fils en délire.

35. Et commença : « Toutes choses sont ordonnées entre elles, et cet ordre est la forme qui rend l’univers semblable à Dieu.

36. « Ici contemplent les hautes créatures [16] la trace de l’éternelle Puissance, qui est la fin de ce qu’ainsi elle a réglé.

37. « Dans l’ordre dont je parle, toutes les natures ont leur inclination, plus ou moins, selon leurs genres divers, rapprochées de leur principe :

38. « D’où vient qu’elles voguent vers divers ports à travers la grande mer de l’Être, emportées chacune par l’instinct qu’elle a reçu :

39. Celui-ci emporte le feu vers la lune ; celui-ci meut les cœurs mortels ; celui-ci condense et unit en une masse la terre.

40. « Et les flèches de cet arc n’atteignent pas seulement les créatures privées d’intelligence, mais celles aussi douées d’intelligence et d’amour.

41 • « La Providence ordonnatrice de ce vaste tout, par l’effusion de sa lumière maintient perpétuellement en paix le ciel où tourne le Cercle le plus rapide [17] ;

42. « Et là maintenant nous porte, comme au séjour prédestiné, la puissance de cette corde, qui dirige ce qu’elle décoche vers un heureux but.

43. « Il est vrai que, comme souvent la forme ne s’accorde point avec l’intention de l’art, parce que la matière refuse de s’y prêter,

44. « Ainsi de cette direction s’écarte parfois la créature, qui, poussée de la sorte, a le pouvoir de se ployer d’autre part,

45. « Et (comme on peut voir le feu tomber de la nue) tombe, si vers la terre l’impulsion première est détournée par un faux plaisir.

46. « Tu ne dois donc pas, si bien je juge, plus t’étonner de monter, que de ce qu’un ruisseau descend du haut d’un mont.

47. « Même merveille serait-ce, si, dégagé de tout empêchement, tu fusses en bas demeuré, que si un feu libre restait en repos à terre. »

Puis vers le ciel elle reporta ses regards.




NOTES DU CHANT PREMIER


3-1-1. Selon la pensée de Dante, à mesure que les Cieux, — les orbes célestes, — s’éloignent du Ciel le plus élevé ou du Ciel Empyrée, ils participent moins abondamment, à la splendeur divine, qui les éclaire tous à divers degrés.

3-1-2. A cause de son amour pour Daphné, qui fut métamorphosée en laurier.

3-1-3. Les deux sommets du Parnasse, ce sont les deux ordres de divinités qui l’habitent. Jusqu’ici le secours des Muses a suffi au poëte, maintenant il a besoin de celui d’Apollon lui-même.

3-1-4. Fier de son habileté sur la flûte, Marsyas, ayant osé défier Apollon, fut vaincu par le Dieu, qui, pour le punir de sa présomption, l’écorcha vivant.

3-1-5. Daphné était fille du fleuve Pénée.

3-1-6. Cirra pour Apollon. Cirra était une ville située sur le mont Parnasse.

3-1-7. C’est-à-dire que le soleil, durant le cours de l’année, se lève à différents points de l’horizon.

3-1-8. Le point où s’intersectent entre eux et avec le cercle de l’horizon les autres grands cercles de la sphère, le Zodiaque, l’Équateur et le Colure d’équinoxe.

3-1-9. La constellation du Bélier, sous laquelle le soleil, au printemps, ranime la terre, qui par lui prend un nouvel aspect, comme la cire amollie reçoit une empreinte.

3-1-10. Lorsque le soleil se leva à ce point de l’horizon, le matin commença au lieu où était Dante : et au lieu opposé de l’autre hémisphère, il était comme le soir, c’est-à-dire que le soleil, descendu sous l’horizon, éclairait encore les hautes régions de l’atmosphère.

3-1-11. Comme le rayon d’incidence engendre le rayon réfléchi.

3-1-12. « Plus que nous ne le pouvons faire ici-bas. »

3-1-13. Le pêcheur Glaucus, ayant vu des poissons, qu’il avait déposés sur l’herbe, se ranimer et sauter dans la mer, goûta de cette herbe, et devint un Dieu marin.

3-1-14. « Si j’étais là corporellement, ou en esprit seulement. « Allusion aux paroles de saint Paul : — Si spiritu, vel corpore, nescio, Deus scit.

3-1-15. Le firmament.

3-1-16. Les intelligences célestes.

3-1-17. Ce que les anciens appelaient le premier Mobile, c’est-à-dire, le plus élevé des cercles concentriques dont ils croyaient l’univers formé, et par conséquent celui dont la vitesse, dans le mouvement commun de tous ces cercles, était la plus grande.




CHANT DEUXIÈME


1. O vous qui, sur une frêle nacelle, désireux d’écouter, suivez mon vaisseau, qui chantant vogue,

2. Retournez vers vos rivages ; ne vous hasardez point dans l’Océan, où peut-être, me perdant, demeureriez-vous égarés.

3. La mer où j’entre jamais ne fut parcourue : Minerve m’inspire, Apollon me conduit, et les neuf Muses me montrent l’Ourse.

4. Vous, peu nombreux, qui de bonne heure avez levé la tête vers le pain des Anges, dont ici l’on se nourrit sans en être rassasié,

5. Bien pouvez-vous lancer votre navire sur la haute mer, en suivant le sillon que j’ouvre dans l’eau, qui soudain se referme.

6. Des héros qui passèrent à Colchos, moindre que ne sera le vôtre, fut l’étonnement, lorsqu’ils virent Jason devenu laboureur  [1].

7. La soif innée et perpétuelle du royaume divin nous emportait avec une vitesse presque égale à celle du ciel.

8. Béatrice regardait en haut, et moi je la regardais ; et peut-être en ce qu’il faut de temps pour qu’un trait soit posé, et se détache de la noix, et vole,

9. Je me vis arrivé où une chose merveilleuse attira mon regard : et lors celle à qui mon souci ne pouvait être caché,

10. Se tournant vers moi, aussi joyeuse que belle : « Élève, » me dit-elle, « ton esprit reconnaissant à Dieu, qui nous a conduits dans la première étoile [2]. »

11. Il me sembla que nous couvrait une nuée épaisse, dense et polie, telle qu’un diamant que le soleil frapperait.

12. Au dedans de soi nous reçut la perle éternelle, comme l’eau, sans se diviser, reçoit un rayon de lumière.

13. Si là j’étais corporellement, et qu’ici point ne se comprenne comment une étendue en peut admettre une autre, ce qui doit être si un corps pénètre un autre corps ;

14. Plus devrait nous enflammer le désir de contempler cette essence, dans laquelle se voit comment s’unirent notre nature et Dieu.

15. Ce que nous tenons par la foi, là se verra, non démontré, mais connu par soi-même, à la manière du premier vrai que l’homme croit [3].

16. Je répondis : — Madonna, aussi dévotement qu’il se peut, je rends grâces à celui qui m’a tiré du monde mortel ;

17. Mais dites-moi ce que sont les signes obscurs de ce corps [4], lesquels là en bas sur la terre donnent lieu à des fables sur Caïn.

18. Elle sourit un peu ; puis : « Si l’opinion des mortels erre, » dit-elle, « lorsque la clef des sens n’ouvre pas [5],

19. « Point, certes, ne devrais-tu désormais être frappé d’étonnement, voyant que, même à la suite des sens, court est le vol de la raison.

20. « Mais dis-moi ce que de toi-même tu en penses. » Et moi : — Ce qui là-haut nous apparaît de divers, est, je crois, l’effet des corps rares et denses [6].

21. Et elle : « Profondément submergée dans le faux tu verras, certes, ta croyance, si tu écoutes bien le raisonnement que j’y opposerai.

22. « La huitième sphère [7] contient beaucoup d’astres, qu’à leur aspect on peut reconnaître différents de grandeur et d’éclat.

23. « Si cela venait seulement de la rareté et de la densité, une seule vertu serait en tous, distribuée avec ou plus, ou moins d’abondance, ou également.

24. « Des vertus diverses doivent procéder de principes formels, et ceux-ci, hors un, seraient détruits par les conséquences de ton raisonnement.

25. « De plus, si la rareté était de cette teinte brune la cause que tu demandes, soit qu’en quelqu’une de ses parties fut privée de sa matière

26. « Cette planète [8], soit que comme le gras et le maigre sont répartis dans un corps, ainsi fussent dans sa masse des couches superposées,

27. « Le premier serait manifeste, pendant les éclipses de soleil, par la lumière qui la traverserait comme tout autre milieu rare.

28. « Cela n’est pas : voyons donc l’autre ; et s’il arrive que je l’annule, ta conjecture sera démontrée fausse.

29. « Si la lumière ne pénètre pas au delà de la couche rare, il doit y avoir un point où la couche contraire ne la laisse plus passer ;

30. « Et de ce point le rayon venu du dehors se réfléchit, comme la couleur à travers le verre derrière lequel du plomb est caché [9].

31. « Tu diras que là [10] le rayon se montre plus obscur, parce qu’il est réfléchi d’un point plus en arrière [11].

32. « L’expérience, d’où doivent découler les ruisseaux de vos arts [12], peut, si tu veux y recourir, résoudre cette instance.

33. « Prends trois miroirs ; places-en deux a une égale distance de toi, et qu’entre ceux-ci, mais plus loin, tes yeux rencontrent l’autre :

34. « Tourné vers eux, fais que derrière toi soit une lumière qui éclaire les trois miroirs, et revienne à toi réfléchie par tous :

35. « Bien que le miroir le plus éloigné ne te renvoie pas autant de lumière, tu le verras, comme cela doit être, resplendir également.

36. « Maintenant comme, frappée par de chauds rayons, la matière de la neige demeure privée de la couleur et du froid primitifs ;

37. « Ainsi demeuré dans ton entendement, je veux t’informer [13] d’une lumière si vive, qu’elle te paraîtra scintillante d’éclat.

38. « Au dedans du ciel et de la divine paix  [14], tourne un corps [15], dans la vertu duquel gît l’être de tout ce qu’il contient.

39. « Le ciel suivant [16], où se voient tant d’étoiles, distribue cet être entre diverses essences distinctes de lui, et contenues en lui.

40. « Les autres cieux [17] disposent pour leurs fins, et comme de semences, des vertus distinctes, par des différences variées qu’ils ont en soi.

41. « Ces organes du monde [18], comme tu le vois maintenant, vont ainsi de degré en degré, recevant d’au-dessus, et opérant au-dessous.

42. « Regarde bien comment par cette route je vais au vrai que tu désires, afin qu’ensuite tu puisses tenir seul le gué [19].

43. « Comme du forgeron l’œuvre du marteau, des moteurs bienheureux émane la vertu et le mouvement des saintes sphères ;

44. « Et le ciel, qu’embellissent tant de lumières, de la profonde intelligence qui le meut reçoit l’image et s’en empreint.

45. « Et comme dans votre poussière, par divers membres conformés pour diverses fonctions, l’âme s’épand ;

46. « Ainsi l’intelligence épand sa bonté par la multiplicité des étoiles, se mouvant elle-même dans son unité.

47. « Une vertu diverse, infuse en chacun de ces corps précieux [20] qu’elle anime, s’unit à lui comme à vous la vie.

48. « A cause de la nature heureuse d’où elle dérive, la vertu répandue dans le corps brille comme la joie à travers une brillante pupille.

49. « D’elle vient la différence qui apparaît entre une lumière et une autre lumière, non de la rareté ou de la densité ; elle est le principe formel qui produit,

« Conformément à sa bonté [21], l’obscur et le clair. »




NOTES DU CHANT DEUXIÈME


3-2-1. « Les Grecs qui allèrent à Colchos pour enlever la Toison d’or, ne furent pas si étonnés que vous le serez, lorsqu’ils virent Jason, après avoir dompté les bœufs qui jetaient du feu par les narines, labourer la terre pour y semer les dents du Dragon tué par Cadmus, desquels naquirent des hommes armés. »

3-2-2. La Lune.

3-2-3. Les vérités premières auxquelles l’homme adhère en vertu, non du raisonnement, mais d’une simple et pure intuition.

3-2-4. Les taches de la Lune, que l’ignorance populaire dit être Caïn portant sur ses épaules un fagot d’épines.

3-2-5. « Lorsque les sens ne nous apprennent pas ce que sont réellement les choses dont nous jugeons. »

3-2-6. Il veut dire que les taches de la lune sont, — à ce qu’il croit,— l’effet de la densité plus ou moins grande de ses différentes parties.

3-2-7. Le ciel des étoiles fixes.

3-2-8. « Soit qu’il existât dans la planète, percée de part en part, un vide. »

3-2-9. Le verre étamé.

3-2-10. « Dans la Lune. »

3-2-11. D’un point plus éloigné du Soleil que la superficie de la planète.

3-2-12. « De votre science.» — Ici comme ailleurs, Dante affecte d’employer le langage de l’École.

3-2-13. Encore un mot de l’École, pour t’éclairer, t’illuminer.

3-2-14. Voyez Chant 1.

3-2-15. Le Ciel au-dessous de l’Empyrée, dit le premier Mobile.

3-2-16. Le huitième.

3-2-17. Les sept cieux inférieurs, de Saturne, Jupiter, Mars, etc. Les Scolastiques enseignaient, d’après Aristote, qu’il y avait dans les corps deux principes : l’un matériel, le même en tous ; l’autre formel, divers en chacun, et qu’ils appelaient la forme substantielle, laquelle constituait les différentes espèces, et engendrait les vertus différentes des corps.

3-2-18. Les divers cieux qui par leurs mutuelles relations, et l’action propre de chacun d’eux, coopèrent à l’ordre du monde.

3-2-19. « Te diriger seul. »

3-2-20. « De ces étoiles. »

3-2-21. « Selon le degré de sa bonté, de sa perfection ; » ou bien : « selon qu’elle se répand avec plus ou moins d’abondance dans une partie du corps et dans une autre partie. »


CHANT TROISIÈME


1. Ce Soleil [1] qui d’amour jadis m’embrasa la poitrine, m’avait, en prouvant et en réfutant, découvert de la belle vérité les doux traits ;

2. Et moi, pour me confesser désabusé et convaincu, aussi haut qu’il convenait pour parler je levai la tête.

3. Mais apparut un objet qui attira mes regards, et les fixa tellement que de ma confession il ne me souvint plus.

4. Telle qu’à travers des verres transparents et polis, ou des eaux limpides et tranquilles, non si profondes que le fond ne s’aperçoive pas,

5. De notre visage l’image revient si faible, que moins fortement ne vient pas frapper nos pupilles une perle sur un front blanc ;

6. Telles vis-je plusieurs faces se préparant à parler ; d’où je tombai dans l’erreur contraire à celle qui alluma l’amour entre l’homme et la fontaine [2].

7. Aussitôt que je les aperçus, pensant que ce fussent des figures peintes en un miroir, pour voir de qui elles étaient je tournai les yeux ;

8. Et je ne vis rien, et je les ramenai en avant dans la lumière dont brillaient les yeux saints de mon doux Guide, qui souriait.

9. « Ne t’étonne point, » me dit-elle, « que je sourie de ton penser puéril, puisque tu n’appuies pas encore le pied sur le vrai,

10. « Mais te tournes vainement ici et là, selon ta coutume. Ce que tu vois, ce sont de vraies substances, ici reléguées pour rupture de vœu.

11. « Parle-leur donc, et écoute, et crois, la véridique lumière qui les satisfait ne permettant pas que leurs pieds se détournent d’elle. »

12. Et moi, à l’ombre qui de discourir paraissait la plus désireuse, je m’adressai, et je commençai, comme un homme que trouble un trop vif désir :

13. — O esprit élu, qui, aux rayons de l’éternelle vie, sens la douceur qu’on ne peut comprendre si on ne l’a goûtée,

14. À grâce il me sera, si tu m’apprends ton nom et quel est votre sort. — Sur quoi elle, prompte et d’un œil riant :

15. « Notre charité, comme celle [3] qui veut que toute sa cour lui ressemble, ne ferme point les portes à un juste désir.

16. « Je fus dans le monde une sœur vierge ; et si bien me regarde ta mémoire, ne me cachera point à toi ma beauté plus grande.

17. « Mais tu reconnaîtras que je suis Piccarda [4], qui, placée ici avec ces autres bienheureux, bienheureuse suis dans la sphère la plus lente [5].

18. « Nos désirs, enflammés seulement par ce qui plaît à l’Esprit saint, se réjouissent d’être conformes à l’ordre voulu de lui ;

19. « Et ce sort, qui parait si infime, nous est assigné pour avoir négligé et rompu en partie nos vœux. »

20. D’où moi à elle : — Sur vos brillants visages resplendit je ne sais quoi de divin, qui vous transfigure aux yeux de qui, en soi, a vos premières images ;

21. Par quoi n’ai-je été prompt à me souvenir : maintenant que m’aide ce que tu me dis, plus facile il m’est de te reconnaître.

22. Mais dis-moi, vous qui heureux ici êtes, désirez-vous un lieu plus haut, pour voir plus et plus être aimés ?

23. Avec les autres ombres premièrement elle sourit un peu ; puis, si brillante qu’elle semblait brûler d’amour dans le premier feu [6], elle me répondit :

24. « Frère, apaise notre vouloir une vertu de charité, par laquelle, ne voulant que ce que nous avons, nous ne sommes altérés d’aucune autre chose.

25. « Si nous désirions être plus haut, nos désirs seraient en désaccord avec la volonté de Celui qui nous place ici ;

26. « Ce que tu verras ne se pouvoir dans ces Cercles, s’il est nécessaire d’être ici dans la charité, et si tu en considères bien la nature.

27. « Il est même essentiel à cet être heureux de se maintenir dans la volonté divine [7], pour que nos volontés elles-mêmes n’en fassent qu’une ;

28. « De sorte que d’être ainsi que nous le sommes, distribués de seuil en seuil [8] dans ce royaume, à tout le royaume il plaise, comme au Roi, qui absorbe notre vouloir dans le sien.

29. « Dans sa volonté est notre paix ; elle est cette mer vers laquelle se meut tout ce qu’elle créa, ou que fait la nature [9]. »

30. Il me fut clair alors comment tout lieu dans le ciel est Paradis, bien qu’il n’y pleuve pas d’une même manière la grâce du souverain bien.

31. Mais, comme il arrive que, rassasié d’un mets, on a encore appétit d’un autre, qu’on demande celui-ci, et que de celui-là on rend grâces ;

32. Ainsi fis-je du geste et de la parole, pour apprendre d’elle quelle fut la toile que n’acheva point d’ourdir sa navette [10].

33. « Une vie parfaite et un mérite éminent élèvent plus haut dans le ciel une femme [11] selon la règle de laquelle, en bas dans votre monde, on se vêtit et se voile,

34. « Pour enfin, à la mort, veiller et dormir avec cet époux, qui agrée tout vœu qu’à son plaisir la charité conforme.

35. « Du monde, pour la suivre, toute jeune je me retirai, et me couvris de son habit, et promis de tenir la voie prescrite par elle.

36. « Puis des hommes, plus habitués au mal qu’au bien, m’enlevèrent du doux cloître : ce qu’ensuite fut ma vie, Dieu le sait.

37. « Et cette autre splendeur, qui à ma droite se montre à toi, brillante de tout l’éclat de notre sphère,

38. « Ce que je dis de moi, l’entend de soi [12] ; sœur elle fut, et de sa tête ainsi fut ravie l’ombre des sacrés bandeaux.

39. « Mais après qu’au monde elle fut retournée contre son gré, et contre toute bonne coutume, jamais du cœur elle ne dénoua le voile [13].

40. « Celle-ci est la lumière [14] de la grande Constance  [15], qui de la seconde superbe de Souabe enfanta la troisième, et la dernière puissance. »

41. Ainsi elle me parla ; puis elle commença de chanter Ave, Maria et chantant elle s’évanouit, comme un corps pesant dans une eau profonde.

42. Ma vue, qui la suivit tant qu’il fut possible, se tourna, lorsqu’elle l’eut perdue, vers l’objet d’un plus grand désir,

43. Et en Béatrice s’absorba tout entière ; mais celle-ci à mon regard rayonna de tant d’éclat, que mes yeux d’abord ne le supportèrent point ;

Ce qui à demander me rendit plus lent.




NOTES DU CHANT TROISIÈME


3-3-1. Béatrice.

3-3-2. Narcisse qui, se voyant dans une fontaine, devint amoureux de lui-même, prenait son image pour une personne réelle, et Dante prenait des personnes réelles pour de simples images.

3-3-3. La Charité divine.

3-3-4. Elle était de la famille des Donati, et religieuse de Sainte-Claire, sous le nom de Constance ; son frère Corso l’enleva du couvent, et la força de se marier.

3-3-5. Selon le système astronomique adopté par Dante, tous les cercles concentriques accomplissant, dans le même espace de temps, leurs révolutions autour de la terre, leur vitesse est d’autant plus grande qu’ils en sont plus éloignés, et par conséquent le mouvement de la Lune, plus rapproché de notre planète qu’aucun autre corps céleste, est le plus lent de tous.

3-3-6. En Dieu, qui est le premier amour.

3-3-7. « De vouloir ce que Dieu veut, pour que nous n’ayons nous-mêmes qu’une volonté. »

3-3-8. De sphère en sphère.

3-3-9. Image prise des fleuves qui se rendent à la mer, pour y trouver la paix, le repos.

3-3-10. Quel fut le vœu qu’elle n’accomplit point jusqu’au bout.

3-3-11. Sainte Claire.

3-3-12. « Entend que je le dis aussi d’elle. »

3-3-13. Elle fut toujours de cœur fidèle à ses vœux.

3-3-14. La forme lumineuse.

3-3-15. Fille de Roger, roi de Pouille et de Sicile. Elle était religieuse dans un monastère de Païenne, d’où on la tira de force pour lui faire épouser l’empereur Henri V, fils de Barberousse. Elle eut de lui Frédéric II, dernière puissance, c’est-à-dire dernier empereur de la maison de Souabe.




CHANT QUATRIÈME


1. Entre deux aliments à même distance et de même attrait, l’homme libre mourrait de faim, avant de porter les dents sur l’un d’eux.

2. Ainsi resterait immobile un agneau entre deux loups affamés, qu’il craindrait également ; ainsi un chien entre deux daims.

3. Si donc je me taisais, suspendu entre des doutes égaux [1], je ne m’en accuse ni ne m’en loue, puisque c’était une nécessité.

4. Je me taisais ; mais mon désir était peint dans mes yeux, et par eux je demandais plus ardemment que par des paroles.

5. Béatrice fit ce que fit Daniel, lorsque de Nabuchodonosor il calma la colère qui l’avait rendu injustement cruel [2].

6. « Je vois, » dit-elle, « comment t’attire l’un et l’autre désir, de sorte que, se liant lui-même, ton souci ne peut s’exhaler au dehors.

7. « Ainsi tu argumentes : si le bon vouloir dure, par quelle raison la violence d’autrui diminuerait-elle la mesure de mon mérite ?

8. « Te donne encore sujet de douter, l’apparent retour des âmes aux étoiles, selon la doctrine de Platon [3].

9. « Ce sont là les questions qui poussent également ton vouloir : je traiterai premièrement de celle qui a le plus de fiel [4].

10. « Celui des Séraphins qui le plus avant pénètre en Dieu, Moïse, Samuel, des deux Jean [5] lequel tu voudras, je ne dis point Marie,

11. « N’ont pas leurs sièges dans un autre ciel que ces esprits qui t’ont tout à l’heure apparu, et leur être n’est pas de plus ou de moins d’années ;

12. « Mais tous embellissent le premier Cercle, et d’une douce vie jouissent différemment, selon que plus ou moins ils sentent l’éternelle spiration.

13. « Ils se sont ici montrés, non que cette sphère leur soit assignée pour partage, mais afin que du ciel ils soient le signe dans la moins élevée.

14. « Il convient de parler ainsi à votre esprit, parce que par les sens seuls il apprend ce qu’il rend ensuite digne de l’intellect [6].

15. « Pour cela l’Écriture, condescendant à vos facultés, attribue des pieds et des mains à Dieu, et entend autre chose :

16. « Et la sainte Église vous représente sous une forme humaine Gabriel et Michel, et l’autre qui guérit Tobie [7].

17. « A ce qu’on voit ici [8] point n’est semblable le langage de Timée au sujet des âmes, car ce qu’il dit, il parait le penser.

18. « Il dit que l’âme retourne à son étoile, croyant qu’elle en fut séparée quand la nature la donna pour forme [9].

19. « Mais peut-être sa sentence a-t-elle un sens autre que celui que présentent les mots, et peut-elle s’entendre de façon qu’elle ne soit pas à mépriser.

20. « S’il entend qu’à l’influence de ces sphères revient l’honneur et le blâme [10], peut-être en quelque point son arc frappe-t-il le vrai.

21. « Mal entendu, ce principe égara tout le monde presque, de sorte qu’en célébrant Jupiter, Mercure et Mars [11], il excéda toutes bornes.

22. « L’autre doute qui te trouble, a moins de venin, en ce que sa malignité ne saurait t’éloigner de moi [12].

23. « Qu’injuste paraisse notre justice aux yeux des mortels, point en cela d’hérétique méchanceté, mais une épreuve de foi [13].

24. « Mais parce que votre raison peut bien pénétrer jusqu’à cette vérité, je satisferai ton désir.

25. « S’il y a violence quand celui qui souffre ne cède rien à celui qui force [14], par elle ces âmes ne furent point excusées ;

26. « Car, si elle ne le veut, la volonté ne défaille point, mais fait ce que le feu fait par sa nature, quand la violence mille fois le courberait [15].

27. « Que si elle se ploie peu ou beaucoup, elle coopère à la force ; et ainsi firent celles-là qui auraient pu retourner au saint lieu,

28. « Si leur vouloir eût été entier : comme celui qui retint Laurent sur le gril, et rendit Mutius [16] cruel pour sa main.

29. « Ainsi les aurait-il, dès qu’elles furent libres, ramenées dans la voie d’où on les avait tirées : mais bien rare est une volonté si ferme.

30. « Et par ces paroles, si tu les as recueillies comme tu dois, est détruit l’argument qui plus d’une fois encore t’aurait embarrassé.

31. « Mais devant tes yeux, maintenant, à la traverse vient un autre passage, tel que de toi-même tu n’en sortirais pas, et serais las auparavant.

32. « Je t’ai donné pour certain qu’une âme bienheureuse ne pouvait mentir, parce qu’elle est toujours près du premier Vrai ;

33. « Et ensuite tu as pu entendre de Piccarda, que Constance garda son attachement au voile, de sorte qu’ici elle paraît être avec moi en contradiction.

34. « Bien des fois déjà, frère, il est advenu que, pour fuir un péril, on a fait contre son gré ce qu’il ne convenait pas de faire ;

35. « Comme Alcméon [17], qui, à la prière de son père, tua sa propre mère et par pitié fut impitoyable.

36. « Sur ce point, je veux que tu penses que la force se mêle à la volonté, et qu’ainsi mêlées elles font que les offenses ne peuvent être excusées.

37. « La volonté absolue [18] ne consent point au mal ; mais elle y consent en tant qu’elle craint, si elle résiste, de tomber dans un souci plus grand.

38. « En s’exprimant de la sorte, Piccarda donc entend la volonté absolue, et moi l’autre : ainsi nous disons vrai toutes deux. »

39. Telle fut l’ondoyer du saint ruisseau, qui sortait de la fontaine d’où dérive tout vrai [19] ; tel apaisa-t-il l’un et l’autre désir :

40. — O amante du premier amant, dis-je ensuite, ô femme divine, dont le parler m’inonde et m’échauffe tellement, que de plus en plus je me ravive !

41. Si profond que soit le sentiment que j’éprouve point ne suffit-il à vous rendre grâce pour grâce : que m’acquitte Celui qui voit et qui peut.

42. Je vois bien que jamais ne se rassasie notre intelligence, si ne l’éclaire le Vrai, de qui découle tout vrai.

43. Comme l’animal dans sa tanière, elle se repose en lui, dès qu’elle l’a atteint, et elle peut l’atteindre, sans quoi tout désir serait frustrà [20] :

44. Pour cela, ainsi qu’un rejeton, au pied du vrai nait le doute ; et c’est la nature qui, de col en col, nous pousse au sommet.

45. Cela m’invite, cela m’enhardit, ô Dame, à vous adresser avec respect une nouvelle demande au sujet d’une autre vérité qui m’est obscure.

46. Je voudrais savoir si l’homme peut satisfaire aux vœux rompus par d’autres bonnes œuvres, qui dans votre balance ne soient pas trop légères.

47. Béatrice me regarda avec des yeux étincelants d’amour, des yeux si divins, que ma force vaincue ploya,

Et je demeurai les yeux baissés, comme hors de moi.




NOTES DU CHANT QUATRIÈME


3-4-1. « De deux choses que je désirais également savoir, incertain de laquelle je m’enquerrais la première. »

3-4-2. Nabuchodonosor voulait que ses mages lui expliquassent un songe qu’il avait oublié, ce que n’ayant pu faire, il ordonna de les mettre à mort. Daniel connut quel était ce songe que le roi ne pouvait se rappeler, et lui en donna l’interprétation.

3-4-3. Platon enseignait que les âmes habitaient les étoiles avant d’en former des corps mortels, et que, dégagés d’eux, elles y retournaient, pour y séjourner plus ou moins longtemps, selon la mesure de leurs mérites.

3-4-4. Qui a le plus de venin, qui donne lieu aux erreurs les plus dangereuses.

3-4-5. Jean Baptiste, ou Jean l’Évangéliste.

3-4-6. Selon la doctrine des Péripatéticiens : Nihil est in intellectu, quin prius fuerit in sensu.

3-4-7. L’archange Raphaël.

3-4-8. La doctrine de Platon dans le Timée, et celle de l’Église ne sont pas les mêmes, car celle-ci parle figurément, tandis que celui-là paraît penser réellement ce qu’expriment ses paroles.

3-4-9. Informa d’elle le corps humain.

3-4-10. « Doivent être attribués, en un certain sens, les vertus et les vices des hommes.

3-4-11. En faisant croire que les planètes étaient vraiment le séjour des Dieux dont elles portent le nom ; ou, selon d’autres, étaient l’unique demeure des âmes bienheureuses.

3-4-12. C’est-à-dire, selon le sens moral, « de la doctrine théologique. »

3-4-13. Ce passage a paru aux commentateurs plein de difficultés insolubles. Le sens que nous y donnons est du moins clair, et semble naturel.

3-4-14. « Ne donne aucune adhésion à ce qu’on le force de faire. »

3-4-15. Si la volonté ne fléchit point, si elle demeure entière, elle se remontre dans les actes telle qu’elle était auparavant, dès que la contrainte cesse, comme la flamme s’élève conformément à sa nature sitôt que la force cesse de la courber.

3-4-16. Mutius Scevola, qui tint sa main sur un brasier ardent, pour la punir de l’erreur qu’elle avait commise en tuant un autre au lieu de Porsenna.

3-4-17. Alcméon, fils d’Amphiaraüs, tua sa propre mère, à la prière de son père mourant.

3-4-18. C’est-à-dire, « considérée en soi, séparément des causes extérieures qui la modifient. »

3-4-19. De Dieu, source de toute vérité.

3-4-20. Vain.




CHANT CINQUIÈME


1. « Si je flamboie dans le feu d’amour, au delà de ce qui se voit sur la terre, tant que de tes yeux je vainque la force,

2. « Ne t’en étonne point : cela procède de la parfaite vision, qui fait qu’à mesure qu’on le perçoit, on se porte vers le bien perçu.

3. « Je vois comment déjà resplendit dans ton intelligence l’éternelle lumière, dont la vue allume seule un perpétuel amour :

4. « Et si autre chose séduit le vôtre, ce n’est que par quelque confuse trace d’elle, qui reluit à travers.

5. « Tu veux savoir si, pour un vœu rompu, on peut par quelque autre œuvre rendre assez, pour que l’âme soit à l’abri de litige. »

6. Ainsi Béatrice commença ce chant ; et comme un homme qui ne brise point son parler, elle continua de la sorte son saint discours :

7. « De tous les dons que Dieu, en créant, fit dans sa largesse, le plus conforme à sa bonté, et celui qu’il prise le plus,

8. « Fut la volonté libre, dont les créatures intelligentes, toutes et seules, furent et sont douées.

9. « Si de là tu argumentes, tu comprendras la haute valeur du vœu, s’il est fait de manière que Dieu consente, lorsque tu consens ;

10. « Puisque, quand se conclut ce pacte entre Dieu et l’homme, de ce trésor dont je parle se fait une victime, et elle se fait par son propre acte [1].

11. « Donc, que peut-on rendre en compensation ? Si tu crois bien user de ce que tu as offert, tu veux du mal acquis faire un bon emploi [2].

12. « Tu es désormais certain du point principal. Mais par ce qu’en cette matière dispense la sainte Église, ce qui semble contraire au vrai que je t’ai montré,

13. « Il convient qu’encore un peu tu demeures à table, le dur aliment que tu as pris requérant encore quelque aide pour être digéré.

14. « Ouvre l’esprit à ce que je te découvre, et fixe-le dedans ; car ne fait pas la science avoir entendu sans retenir.

15. « Deux choses concourent à l’essence de ce sacrifice ; l’une, ce de quoi il est fait ; l’autre, la convention.

16. « Cette dernière jamais ne s’annule, mais reste entière, et c’est d’elle qu’il vient d’être parlé si positivement :

17. « Ainsi ce fut aux Hébreux une nécessité d’offrir, encore que quelquefois l’offrande pût être changée, comme tu dois le savoir.

18. « L’autre, qui t’est connue sous le nom de matière, peut être telle qu’il n’y ait point de faute à la convertir en une autre matière.

19. « Mais que nul ne change de soi-même ce qui charge son épaule, sans qu’aient tourné et la clef blanche et la clef jaune [3] !

20. « Et que folle il croie toute permutation, si la chose omise n’est à celle qu’on y substitue comme quatre est à six [4].

21. « Quoi que ce soit donc, qui, par sa valeur, pèse tant qu’il entraine toute balance, ne peut être compensé par aucun autre don.

22. « Que les mortels ne se jouent point du vœu : soyez fidèles, mais à ce faire non imprudents, comme fut Jephté en sa première promesse ;

23. « A qui plus il convenait de dire : j’ai mal fait, qu’en la gardant faire pis [5]. Et aussi insensé tu trouveras le grand chef des Grecs [6] ;

24. « D’où Iphigénie pleura son beau visage, et sur soi fit pleurer et les fous et les sages, qui ouïrent parler d’un pareil culte.

25. « Soyez, chrétiens, plus pesants à vous mouvoir ; ne soyez point comme une plume à tout vent ; et ne croyez pas que toute eau vous lave [7].

26. « Vous avez le Vieux et le Nouveau Testament, et le pasteur de l’Église pour vous guider ; cela suffit à votre salut.

27. « Si autre chose vous crie une cupidité mauvaise [8], soyez hommes et non de folles brebis, afin que le Juif, au milieu de vous, de vous point ne se rie.

28. « Ne faites point comme l’agneau qui laisse le lait de sa mère, et, simple et folâtre, s’amuse à jouter avec lui-même. »

29. Comme je l’écris, ainsi dit Béatrice. Puis, ardente de désir, elle se tourna vers cette partie où le monde est plus vivant [9].

30. En se taisant et changeant d’aspect, elle imposa silence à mon esprit avide, qui déjà devant soi avait de nouvelles questions :

31. Et comme une flèche qui frappe le but avant que la corde soit en repos, ainsi nous courûmes dans le second royaume [10].

32. Là, je vis ma Dame resplendir lentement, lorsqu’elle entra dans la lumière de ce ciel, que plus brillante en devint la planète.

33. Et si, changeant, l’étoile prit un plus vif éclat, que devins-je, moi, par une nature de toutes manières muable !

34. Comme en un vivier tranquille et pur, accourent les poissons à ce qui vient de dehors, l’estimant leur pâture ;

35. Ainsi vis-je plus de mille splendeurs accourir vers nous, et chacune disait : « Voici qui accroîtra nos amours. »

36. Et sitôt qu’une ombre venait à nous, on la voyait pleine d’allégresse au milieu de l’éclatante lumière qui sortait d’elle.

37. Si point ne se continuait ce qui se commence ici, pense, Lecteur, combien pénible te serait la disette de plus savoir,

38. Et par toi-même tu comprendras combien de ceux-ci je désirais connaître l’état, dès qu’à mes yeux ils eurent apparu.

39. « O bien né, à qui la grâce accorde de voir, avant de quitter la milice, les trônes des triomphes éternels,

40. « De la lumière qui par tout le ciel s’épand, nous reluisons ; si donc tu désires t’enquérir de nous, à ton plaisir rassasie-toi. »

41. Ainsi me fut-il dit par un de ces pieux esprits ; et Béatrice : « Parle, parle avec confiance, et crois comme à des Dieux. »

42. — Je vois bien que tu habites dans ta propre lumière, et que par les yeux tu l’émets, car elle éclate selon qu’au dedans de toi elle est vive.

43. Mais je ne sais qui tu es, ni pourquoi, âme digne, tu occupes le degré de la sphère, qui se voile aux mortels avec les rayons d’un autre [11].

44. Cela dis-je à la lumière qui auparavant m’avait parlé : sur quoi elle se fit beaucoup plus lumineuse qu’elle n’était d’abord.

45. Comme le Soleil qui se cache lui-même par trop de lumière, quand la chaleur a dévoré les épaisses vapeurs qui la tempéraient,

46. Par plus d’allégresse, à moi se cacha dans son rayonnement la figure sainte, et ainsi toute couverte elle me répondit

De la manière que chante le chant suivant.




NOTES DU CHANT CINQUIÈME


3-5-1. La volonté se sacrifie par un acte de la volonté même.

3-5-2. « Si tu reprends ta volonté sous prétexte d’en faire un bon usage, toujours serait-ce bien user d’une chose qui ne t’appartient pas. »

3-5-3. Les clefs, emblème de l’autorité de l’Église, et dont le Poète a dit :

L’ un’ era d’ oro, e l’altra era d’ argento :

« L’une était d’or, et l’autre était d’argent. » — Purgat., ch. 9, vers 118. »

3-5-4. « Si l’offrande substituée ne surpasse l’autre, comme six surpasse quatre.

3-5-5. Que de sacrifier sa fille pour accomplir le vœu qu’il avait fait.

3-5-6. Agamemnon.

3-5-7. « Que toute offrande vous dégage envers Dieu. »

3-5-8. « Si par une cupidité criminelle, on vous enseigne une autre doctrine, vous persuadant que vous pouvez être relevés de vos vœux et absous de tout péché pour de l’argent. » — Ainsi s’exprime la Postille marginale du manuscrit du Mont-Cassin.

3-5-9. Les sphères plus élevées.

3-5-10. Le Ciel de Mercure.

3-5-11. Mercure, plongé dans les rayons du soleil, dont l’éclat le dérobe aux regards.




CHANT SIXIÈME


1. « Après que Constantin eut tourné l’Aigle contre le cours du ciel, qui l’accompagna derrière l’antique héros qui enleva Lavinie [1],

2. « Cent et cent années, et plus, l’oiseau de Dieu s’arrêta à l’extrémité de l’Europe, près des monts d’où premièrement il était sorti,

3. « Et là, sous l’ombre de ses ailes sacrées [2], il gouverna le monde, passant de main en main, et ainsi il parvint dans les miennes.

4. « César je fus, et je suis Justinien [3], qui, par le vouloir du premier Amour, dont je jouis, ôtai des lois le trop et l’inutile [4].

5. « Et avant qu’à cette œuvre je m’appliquasse, je croyais que dans le Christ était une seule nature, et de cette foi je me contentais.

6. « Mais le benoît Agapit, qui fut Pasteur suprême, à la foi pure me ramena par ses paroles,

7. « Je le crus ; et ce qu’il disait, maintenant je le vois clairement, comme tu vois que toute contradiction implique le faux et le vrai [5].

8. « Dès qu’avec l’Église je m’approchai de Dieu, par grâce il lui plut de m’inspirer le haut travail [6] ; et tout entier je m’y adonnai ;

9. « Et à mon Bélisaire je confiai les armes que tellement seconda la puissance du ciel, que ce me fut un signe de me tenir en repos [7].

10. « A la première question satisfait ma réponse ; mais le sujet m’oblige d’y ajouter quelque chose encore,

11. « Afin que tu voies avec combien peu de raison s’élève contre le signe sacro-saint [8], et qui se l’approprie, et qui à lui s’oppose.

12. « Vois combien de hauts faits l’ont rendu digne de révérence, depuis l’heure où Pallante [9] mourut pour en fonder le règne.

15. « Tu sais que d’Albe il fit sa demeure pendant trois cents ans, jusqu’au moment où pour lui encore trois contre trois combattirent [10].

14. « Tu sais ce que, depuis le rapt des Sabines jusqu’à la douleur de Lucrèce, il fit sous sept rois, vainquant à l’entour les nations voisines.

15. « Tu sais ce qu’il fit, porté par les glorieux Romains, contre Brennus, contre Pyrrhus, contre les autres princes et les peuples ligués :

16. « D’où Torquatus [11] et Quintius, qui de sa chevelure négligée tira son surnom [12], et les Décius et les Fabius acquirent la renommée qu’avec joie je contemple.

17. « Il abattit l’orgueil des Arabes [13], qui, à la suite d’Annibal, passèrent les rocs alpestres, d’où tu descends, ô Pò.

18. « Sous lui, tout jeunes, triomphèrent Scipion et Pompée, et à cette colline au-dessus de laquelle tu naquis, il parut amer [14].

19. « Puis, près du temps où le ciel voulut que le monde jouit d’une sérénité pareille à la sienne [15], César, par la volonté de Rome, le prit [16] ;

20. « Et ce qu’il fit du Var au Rhin, le virent l’Isère et l’Éra, et le virent la Seine et toutes les vallées par lesquelles le Rhône se remplit.

21. « Ce qu’il fit après qu’il fut sorti de Ravenne et qu’il eut passé le Rubicon, fut d’un tel vol, que ne le suivrait ni langue ni plume.

22. « Vers l’Espagne [17] il guida l’armée, puis vers Durazzo, et à Pharsale il frappa un tel coup, que le chaud Nil en ressentit la douleur.

23. « Il revit Antandros [18] et le Simoïs, et le lieu où gît Hector ; puis, pour la perte de Ptolomée il reprit son vol.

24. « De là, comme la foudre, il vint contre Juba [19], puis retourna dans votre occident [20], où il entendait la trompette Pompéienne.

25. « Ce qu’il fit avec celui qui après le porta [21], Brutus et Cassius [22] l’aboient dans l’enfer, et Modène et Pérouse en pleurent [23] ;

26. « En pleure aussi la triste Cléopâtre, qui devant lui fuyant, d’un serpent reçut la mort soudaine et atroce,

27. « Avec celui-ci [24] il courut jusqu’à la mer Rouge ; avec celui-ci il mit le monde en si grande paix, que fut fermé le temple de Janus.

28. « Mais ce que le signe dont je parle avait fait premièrement et ce qu’ensuite il devait faire dans le royaume mortel qui lui est soumis,

29. « Devient en apparence chétif et obscur, si avec une vue claire et un sentiment pur, on regarde ce qu’il fit dans la main du troisième César ;

30. « Car, dans la main de celui-ci, la vivante Justice qui m’inspire lui accorda la gloire d’accomplir la vengeance de sa colère [25].

31. « Ores ici considère bien ce que j’ajoute : avec Titus il courut ensuite tirer vengeance de la vengeance de l’antique péché.

32. « Et quand la dent Lombarde mordit la sainte Église, Charlemagne, vainquant sous ses ailes [26], la secourut.

33. « Maintenant tu peux juger de ceux que j’ai d’abord accusés [27], et de leurs fautes, qui sont la cause de tous vos maux.

34. « Au signe public [28] l’un oppose les lis jaunes, l’autre l’approprie à son parti, de sorte que difficile il est de voir lequel faillit le plus.

35. « Qu’exercent les Gibelins, qu’ils exercent leurs manœuvres sous un autre signe ; mal suit celui-là toujours qui le sépare de la justice :

36. « Et que ne l’abatte point le nouveau Charles avec ses Guelfes, mais qu’il craigne les serres qui à un plus fort lion ont arraché le poil.

37. « Plusieurs fois déjà les fils ont pleuré pour le péché de leur père ; et qu’il ne croie pas qu’en faveur de ses lis Dieu transportera la puissance.

38. « Cette petite étoile [29] s’orne des esprits bons, qui ont été actifs pour acquérir honneur et renommée.

39. « Lorsque les désirs ici montent en déviant ainsi [30] force est que les rayons du véritable amour en haut s’élancent moins vifs.

40. « Mais dans la proportion de notre salaire avec notre mérite gît une partie de notre joie, parce que nous ne le voyons ni plus grand ni moindre [31].

41. « Par là tellement purifie nos désirs la vivante Justice, qu’ils ne peuvent jamais se détourner à rien de mauvais.

42. « De voix diverses se forment de doux chants ; ainsi, dans notre vie [32], des sièges divers forment une douce harmonie au milieu de ces sphères.

43. « Dans cette perle luit la lumière de Roméo [33], dont l’œuvre grande et belle fut mal récompensée.

44. « Mais n’ont pas ri les Provençaux qui agirent contre lui ; car mal chemine qui regarde comme un tort fait à soi, le bien fait à autrui.

45. « Quatre filles eut Raimond Béranger, et toutes reines : et cela pour lui fit Roméo, personnage humble et étranger.

46. « Puis de louches paroles le portèrent à demander compte à ce juste, qui lui rendit sept et cinq pour dix [34].

47. « De là il partit pauvre et vieux ; et si le monde savait quel cœur il eut, mendiant sa vie morceau à morceau,

« Il le loue beaucoup, mais plus il le louerait ; »




NOTES DU CHANT SIXIÈME


3-6-1. En transportant le siège de l’empire à Byzance, situé à l’orient de Rome, Constantin tourna l’Aigle contre le cours du ciel, dont le mouvement apparent s’accomplit d’orient en occident. Le ciel, au contraire, accompagnait l’Aigle derrière Énée, lorsque, partant de la Troade, il vint en Italie, où il fonda le royaume, devenu ensuite l’Empire romain.

3-6-2. Expression empruntée au psaume 16 : Sub umbrâ alarum tuarum.

3-6-3. « Vivant j’étais empereur, ici je suis seulement Justinien. »

3-6-4. Retranchant des lois ce qu’elles contenaient de superflu, Justinien les coordonna d’une manière plus nette, et plus précise dans les Pandectes.

3-6-5. « Comme tu vois que, de deux propositions contradictoires, l’une ne peut être fausse que l’autre ne soit vraie. »

3-6-6. La révision des lois, dont il a parlé plus haut.

3-6-7. De laisser à d’autres les soins de la guerre et le commandement des armées.

3-6-8. L’Aigle impérial.

3-6-9. Envoyé, par son père Évandre, au secours d’Énée, premier fondateur de la puissance romaine, Pallante mourut en combattant contre Turnus.

3-6-10. Les trois Horaces contre les trois Curiaces.

3-6-11. Titus Manlius Torquatus.

3-6-12. Cincinnatus.

3-6-13. Les Carthaginois.

3-6-14. Fiésole, située sur une colline au dessus de Florence. Pompée fut un de ses destructeurs.

3-6-15. Jouit d’une paix pareille à celle du Ciel.

3-6-16. Prit le signe impérial, l’Aigle.

3-6-17. L’Aigle.

3-6-18. Ville de Phrygie.

3-6-19. Roi de Mauritanie.

3-6-20. En Espagne, où Labiénus et les deux fils de Pompée avaient repris les armes.

3-6-21. Octave Auguste.

3-6-22. Ils furent vaincus par Auguste à Philippes en Macédoine.

3-6-23. Auguste défit Marc-Antoine près de Modène, et fit prisonnier son frère Lucius, assiégé par lui dans Pérouse.

3-6-24. Avec Auguste.

3-6-25. Ce fut sous Tibère que le Christ, par sa mort, satisfit à la justice de Dieu irrité, et que l’Aigle impérial accomplit ainsi la vengeance du premier péché. Mais les Juifs, qui furent les principaux auteurs de la mort du Christ innocent, en subirent à leur tour la vengeance sous Titus.

3-6-26. Sous les ailes de l’Aigle.

3-6-27. « Par tout ce qu’a fait de grand l’Aigle impérial, tu peux maintenant juger combien sont coupables, ainsi que je te l’ai dit ceux qui se l’approprient ou à lui s’opposent. »

3-6-28. A l’Aigle impérial, signe de l’Empire universel, — selon la doctrine développée par Dante, dans son livre de Monarchiâ, — l’un, le Guelfe, oppose les lis jaunes, c’est-à-dire les lis d’or, armoiries de Charles II, roi de Pouille ; l’autre, le Gibelin, approprie ce signe à son parti, en fait l’instrument des passions et des intérêts particuliers de son parti.

3-6-29. Ici Justinien répond à la seconde demande, pourquoi il habite Mercure.

3-6-30. En s’inclinant vers les choses terrestres pour la recherche de l’honneur et de la renommée,

3-6-31. Qu’il ne doit l’être selon la justice.

3-6-32. La vie céleste.

3-6-33. Ce qu’était Roméo, on l’ignore. En revenant du pèlerinage de Saint-Jacques en Galice, il s’arrêta près de Raimond Béranger, comte de Provence, qui lui confia l’administration de ses États. Il augmenta considérablement les revenus du comte, et maria ses quatre filles à quatre rois. Disgracié ensuite sur de fausses accusations inventées par l’envie, il quitta la cour, et s’en alla en mendiant son pain.

3-6-34. Qui lui montra qu’il avait accru ses revenus de moitié et plus.




CHANT SEPTIÈME


1.

Hosanna sanctus Deus Sabaoth
Superillustrans claritate tuâ
Felices ignes horum Malahoth [1].

2. Ainsi, retournant vers son chœur, je vis chanter cette substance, qu’enveloppa une double lumière ;

3. Et elle et les autres reprirent leur danse, et, comme de rapides étincelles, soudain me les voila l’éloignement.

4. Je doutais et disais : — Dis-lui, dis-lui ; en moi-même, dis-lui, je disais à ma Dame, qui me désaltère avec ses douces paroles.

5. Mais cette révérence qui s’empare entièrement de moi, seulement à ouïr B et ICE [2] m’inclinait comme un homme pris de sommeil.

6. Peu de temps souffrit Béatrice qu’ainsi je fusse, et, m’illuminant d’un sourire qui dans le feu rendrait l’homme heureux, elle commença :

7. « Selon mon apercevance infaillible, tu t’embarrasses en cette pensée, comment une juste vengeance peut être justement punie [3].

8. « Mais je délierai bientôt ton esprit ; toi, écoute, car d’une haute doctrine mes paroles te gratifieront.

9. « En ne supportant pas que, pour son bien, la vertu qui veut, eût un frein, cet homme qui point ne naquit [4], se perdant, perdit toute sa race :

10. « D’où infirme l’humaine espèce demeura, durant beaucoup de siècles, gisante dans une grande erreur, jusqu’à ce qu’il plut au Verbe de Dieu de descendre.

11. « La nature qui de son Créateur s’était éloignée il unit à soi personnellement, par l’acte seul de son éternel amour.

12. « Maintenant sois attentif à ce raisonnement : cette nature unie à son Créateur, telle qu’elle fut créée, était pure et bonne.

13. « Mais, par sa propre faute, elle fut bannie du Paradis, s’étant détournée de la voie de la vérité et de sa vie.

14. « La peine donc subie sur la croix, si on la mesure à la nature prise, aucune jamais ne fut plus justement infligée ;

15. « Comme aussi jamais il n’en fut de plus inique, si on regarde la personne qui souffrit, à laquelle était unie cette nature.

16. « Ainsi d’un seul acte sortirent des choses diverses : à Dieu et aux Juifs plut une même mort ; par elle trembla la terre, et le ciel s’ouvrit [5].

17. « Ce ne doit plus désormais t’être une difficulté, quand on dit qu’une juste vengeance fut vengée par une juste cour.

18. « Mais je vois maintenant ton esprit, de penser en penser, serré dans un nœud qu’avec un grand désir il attend que je dénoue.

19. « Tu dis : Je discerne bien ce que j’ouïs ; mais pourquoi Dieu voulut de cette manière seulement opérer notre rédemption, point ne le vois.

20. « Ce décret, frère, est caché aux yeux de ceux dont l’intelligence n’a pas grandi dans la flamme d’amour.

21. « Parce que vraiment, pour y pénétrer, beaucoup on regarde et peu l’on discerne, je dirai pourquoi cette manière fut plus digne.

22. « La divine bonté qui repousse de soi toute envie, ardente en elle-même, étincelle, de sorte qu’elle répand les beautés éternelles.

23. « Ce qui découle immédiatement d’elle n’a pas de fin, parce que, quand elle scelle, immuable est l’empreinte.

24. « Ce qui dérive immédiatement d’elle est entièrement libre, parce qu’il n’est point assujetti à la puissance des choses nouvelles [6].

25. « Il lui est plus conforme, et ainsi plus lui plaît, l’ardeur sainte [7], dont les rayons pénètrent tout être, étant plus vive en celui qui plus lui ressemble.

26. « Tous ces avantages, les possède l’humaine créature, et si un manque, elle déchoit de sa noblesse.

27. « Serve la fait le péché seul, et la rend dissemblable au souverain Bien, parce que de sa lumière peu elle s’illumine ;

28. « Et dans sa dignité jamais elle ne remonte, si, par de justes peines opposées au mauvais plaisir, elle ne remplit le vide creusé par la faute.

29. « Quand votre nature tout entière pécha dans sa semence, de ces privilèges elle fut privée, comme du Paradis ;

30. « Et, si bien tu y regardes, elle ne pouvait les recouvrer que par l’une de ces voies [8] :

31. « Ou que Dieu, par sa largesse, lui remit sa dette, ou que l’homme par lui-même satisfît pour sa folie.

32. « Maintenant, attentif autant que tu le peux à mes paroles, plonge ton regard dans l’abime de l’éternel conseil.

33. « L’homme, dans son être limité, ne pouvait jamais satisfaire, ne pouvant, en obéissant ensuite avec humilité, descendre autant,

34. « Qu’en désobéissant il voulut s’élever : et c’est la raison pourquoi l’homme était hors d’état de satisfaire par lui-même.

35. « Donc il fallait que, par ses propres voies. Dieu rétablit l’homme dans sa pleine vie, je dis par l’une ou par les deux ensemble [9].

36. « Mais parce que d’autant plus agréable est l’œuvre de celui qui opère, que plus elle manifeste la bonté du cœur d’où elle est émanée,

37. « La divine bonté, qui s’empreint dans le monde, se plut, pour vous relever, à procéder par toutes ses voies :

38. « Et entre la dernière nuit et le premier jour [10], jamais œuvre aussi haute et aussi magnifique, accomplie par l’une ou par l’autre, ne fut ni ne sera ;

39. « Dieu ayant usé de plus de largesse, en se donnant lui-même pour que l’homme eût le pouvoir de se relever, que si, de soi seul, il lui eût remis sa dette ;

40. « Et à l’égard de la justice, imparfaits eussent été tous les autres modes, si le fils de Dieu ne se fût pas humilié jusqu’à s’incarner.

41. « Maintenant, afin de satisfaire pleinement tes désirs, je reviens sur un point, pour l’éclaircir de manière qu’il te soit aussi évident qu’à moi.

42. « Tu dis : je vois l’air, je vois le feu, l’eau et la terre, et tous leurs mélanges tomber en corruption et durer peu ;

43. « Et cependant ces choses furent créées [11] : par quoi, si ce que j’ai dit [12] est vrai, elles devraient être exemptes de corruption.

44. « Les Anges, frère, et le lieu où tu es [13], se peuvent dire créés [14], dans ce qui fait le fond de leur être [15] » :

45. « Mais les éléments que tu as nommés, et les choses faites d’eux, sont informés par une vertu créée.

46. « Créée fut la matière qu’ils possèdent ; créée fut, dans ces étoiles qui roulent autour d’eux, la vertu informatrice ;

47. « Et l’âme de toute brute et des plantes a la faculté potentielle d’attirer le rayon et le mouvement des lumières saintes [16].

48. « Mais, sans intermédiaire, la suprême Bonté souffle en nous la vie [17] et l’enamoure de soi, de sorte que toujours ensuite elle la désire [18].

49. « De là tu peux encore argumenter notre résurrection, si tu repenses comment l’humaine chair fut faite, alors.

« Que furent faits nos deux premiers parents [19]. »




NOTES DU CHANT SEPTIÈME


3-7-1. « Hosanna ! saint Dieu des armées, qui illumines de ta clarté les heureux esprits de ces royaumes. »

3-7-2. Au seul nom de Béatrice.

3-7-3. Comment les Juifs ont pu être justement punis pour avoir accompli la juste vengeance de Dieu, irrité du premier péché. — Voyez ch IV, terc. 30 et 31.

3-7-4. Adam.

3-7-5. Pour recevoir les élus.

3-7-6. Des causes secondes.

3-7-7. L’amour créateur.

3-7-8. Littéralement : Sans passer par l’un de ces gués.

3-7-9. Par voie de justice et par voie de miséricorde.

3-7-10. Depuis le jour où le soleil luisît pour la première fois, jusqu’à celui où, s’éteignant, le monde retombera dans une nuit éternelle.

3-7-11. Il faut sous-entendre : immédiatement de Dieu.

3-7-12. Tercet 23.

3-7-13. Les sphères célestes.

3-7-14. Créés immédiatement de Dieu.

3-7-15. La matière homogène, antérieurement à toute forme spécifique.

3-7-16. Le raisonnement est celui-ci : la matière est créée immédiatement de Dieu, comme aussi les formes spécifiques des êtres, lesquelles résident dans les corps célestes ; ainsi ces choses sont incorruptibles : mais les êtres qui déterminent ces formes spécifiques n’étant pas, en tant que tels, créés immédiatement de Dieu, — mais recevant par l’intermédiaire des astres, ce qui les constitue, ce qu’ils sont, le rayon ou la forme, le mouvement ou la vie, — ne participent pas à l’incorruptibilité des choses immédiatement créées de Dieu.

3-7-17. Inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae (Genèse, II, 7). — Vie, dans ce passage de Dante, a le même sens que âme.

3-7-18. Elle aspire à cette suprême Bonté, ou à Dieu.

3-7-19. Dieu ayant lui-même formé la chair d’Adam et d’Ève sans l’intermédiaire d’une vertu créée, la corruption ne peut être pour elle qu’une suite passagère du péché, une déviation accidentelle de son état naturel, et elle doit finalement être rétablie par l’incorruptibilité. C’est la suite du même raisonnement.


CHANT HUITIÈME


1. Le monde, en son péril [1], croyait que la belle Cypris, tournant dans le troisième épicycle [2], inspirait le fol amour :

2. Ce pourquoi, non-seulement lui offraient des sacrifices et des hymnes votifs les peuples antiques dans leur antique erreur,

3. Mais ils honoraient aussi Dioné [3] et Cupidon, celle-là comme sa mère, celui-ci comme son fils, et ils disaient qu’il s’assit dans le giron de Didon [4] ;

4. Et de celle par qui je commence [5 ils tiraient le nom de l’étoile que, tantôt devant, tantôt derrière, avec amour regarde le Soleil.

5. Je ne m’aperçus point que j’y montais ; mais me rendit certain d’y être ma Dame, que je vis devenir plus belle [6].

6. Et comme dans la flamme se voit une étincelle, et comme dans une voix se discerne une voix, lorsque l’une est fixe, et que l’autre va et revient,

7. Je vis dans cette lumière d’autres lumières se mouvoir en rond, courant plus ou moins vite, selon, je crois, la mesure de leurs visions éternelles [7].

8. D’une froide nuée jamais ne descendirent, visibles ou non, des vents si rapides [8], qu’ils ne parussent empêchés et lents

9. À qui eût vu ces divines lumières venir à nous, en quittant le Cercle dont le mouvement commence dans les hauts Séraphins [9] :

10. Et derrière ceux qui le plus en avant apparurent, résonnait Hosanna, tellement que jamais depuis je ne fus sans désir de l’entendre encore.

11. Ensuite un d’eux s’approcha plus de nous, et seul commença : « Tous nous sommes prêts à ce que tu disposes de nous à ton plaisir.

12. « Dans un même Cercle, d’une même vitesse et d’une même soif, nous tournons avec les Princes célestes à qui jadis tu as dit :

13. « Esprits intelligents, qui mouvez le troisième ciel [10] ; et d’amour nous sommes si remplis, que, pour te plaire, un peu de repos ne nous sera pas moins doux [11]. »

14. Après qu’avec respect mes yeux se furent levés sur ma Dame, et qu’elle les eut rendus certains de son consentement,

15. Ils se retournèrent vers la lumière qui avait tant promis, et : — Dis, qui es-tu ? fut ma voix empreinte de grande affection.

16. Oh ! combien la vis-je se dilater et resplendir plus par l’allégresse nouvelle, qui, lorsque je parlai, accrut ses allégresses !

17. Ainsi rayonnante elle me dit : « Le monde jadis m’eut un peu de temps ; et si plus j’y étais demeuré, beaucoup de mal adviendra qui ne serait point advenu.

18. « A toi me cèle la joie qui, rayonnant autour de moi, me cache comme l’animal enveloppé de sa soie [12].

19. « Beaucoup tu m’as aimé, et avec grande raison ; car si en bas j’étais resté, je t’aurais de mon amour montré plus que les feuilles.

20. « Cette rive gauche que lave le Rhône après s’être mêlé avec la Sorgue, m’attendait dans le temps [13] pour son Seigneur,

21. « Et cette corne de l’Ausonie, où s’élèvent les villes de Bari, de Gaëte, de Crotone, et d’où le Tronto et le Verdé [14] vont se dégorger dans la mer.

22. « Déjà sur mon front brillait la couronne de cette terre que le Danube arrose, après avoir abandonné les rives Tudesques.

23. « Et la belle Trinacrie, qu’entre Pachino et Peloro [15], au-dessus du golfe que tourmente principalement l’Eurus [16], obscurcit

24. « Non Typhée, mais le soufre qui se forme [17], aurait, elle aussi, attendu ses rois, nés par moi de Charles et de Rodolphe [18],

25. « Si une mauvaise seigneurie, qui toujours désespère les peuples sujets, n’eût pas poussé Palerme à crier [19] : « Meure, meure ! »

26. « Et si mon frère avait cette prévoyance, il fuirait l’avide pauvreté de Catalogne, afin de ne pas les offenser [20] :

27. « Car vraiment est-il besoin de pourvoir, par lui ou par d’autres, à ce que sa barque, déjà chargée, ne reçoive pas une nouvelle charge.

28. « Son avare nature, issue d’une généreuse [21], exigerait des ministres qui n’eussent point souci de remplir des coffres. »

29. — La haute joie, mon Seigneur, qu’en moi verse ton parler, m’est d’autant plus chère, que là où tout bien commence et se termine,

30. Tu la sens, je crois, comme je la sens ; et cher encore m’est ce que tu me dis, parce que ton regard le découvre en Dieu.

31. Tu m’as fait joyeux ; fais aussi, puisqu’en doute m’ont mis tes paroles, qu’il me soit clair comment peut sortir d’une douce semence un fruit amer,

32. Ainsi moi à lui ; et lui à moi : « Si je peux te montrer le vrai sur ce que tu me demandes, tu auras le visage comme tu as le dos [22].

33. « Le Bien [23] qui meut et rend heureux tout le royaume où tu montes, exerce sa providence par une vertu qu’il a mise en ces grands corps :

34. « Et non-seulement les natures prévues sont dans l’intelligence parfaite de soi, mais elles y sont avec les conditions de leur existence ;

35. « Parce que tout ce que décoche cet arc est disposé pour atteindre une fin prédestinée, comme une flèche dirigée vers son but.

36. « Si cela n’était pas, le ciel que tu parcours produirait ses effets de telle sorte qu’ils n’offriraient, au lieu d’art, que des ruines :

37. « Ce qui ne peut être si les intelligences qui meuvent ces étoiles ne sont défectives, et défective la première qui les a laissées imparfaites.

38. « Veux-tu que cette vérité te soit encore plus claire ? » Et moi : — Non, car je vois qu’il est impossible que, dans ce qui est de besoin, la nature se fatigue [24].

39. D’où lui derechef : « Or, dis, ne serait-ce pas un mal pour l’homme sur la terre, s’il n’était pas citoyen [25] ? » — Oui, répondis-je, et ici de raison point ne demande.

40. « Et peut-il l’être, si l’on n’y vit diversement, pour divers offices ? Non, si bien vous enseigne votre maître [26]. »

41. Par des déductions il vint jusqu’ici ; puis il ajouta : « Donc, il faut que de vos actes les racines soient diverses ;

42. « Par quoi l’un nait Solon, un autre Xerxès, un autre Melchisedech, et un autre celui [27] qui perdit son fils volant à travers les airs.

43. « La nature qui dans son mouvement circulaire, empreint la cire mortelle, accomplit bien son œuvre, mais elle ne distingue point une maison d’une autre.

44. « De là il advient qu’Ésaü est par la semence [28] séparé de Jacob ; et que d’un père si vil vient Quirinus, qu’on le fait descendre de Mars [29].

45. « La nature engendrée suivrait toujours une voie semblable à celle des générateurs, si ne prévalait point la Providence divine.

46. « Maintenant, ce qui était derrière toi est devant [30], mais, pour que tu saches qu’avec toi je me plais, d’un corollaire je veux t’emmanteler [31].

47. « Toujours la nature, si elle trouve la fortune [32] opposée réussit mal, comme toute autre semence hors de son terrain.

48. « Et si en bas le monde observait le fondement que pose la nature, et s’y conformait, bons seraient ses habitants.

49. « Mais vous mettez en religion tel qui naquit pour ceindre l’épée, et faites un roi de tel qui est propre à prêcher :

« D’où vos pas sont hors de la route. »




NOTES DU CHANT HUITIÈME


3-8-1. Dans l’état périlleux du paganisme.

3-8-2. Dans le système de Ptolémée, les épicycles sont les petits cercles dans lesquels chaque planète se meut d’occident en orient, en même temps qu’elle est emportée d’orient en occident par le Premier Mobile. Ainsi l’épicycle de la troisième planète, ou de Vénus, est le troisième épicycle.

3-8-3. Fille de l’Océan et de Téthys, et mère de Vénus.

3-8-4. Sous la figure d’Ascagne, fils d’Énée. (Aeneid. IV.)

3-8-5. Cypris ou Vénus.

3-8-6. A mesure que Béatrice monte d’une sphère dans une sphère plus élevée, elle resplendit d’un plus vif éclat.

3-8-7. Selon que leur vue pénètre plus ou moins en Dieu.

3-8-8. Invisible par lui-même, le vent devient visible lorsqu’il chasse des vapeurs, la grêle, etc. ; — d’autres par venti entendent la foudre.

3-8-9. Les divines lumières, les esprits bienheureux, que Dante et Béatrice rencontrent dans Vénus, cessent de suivre, pour venir à eux, le mouvement circulaire de la planète, lequel commence dans les hauts Séraphins, c’est-à-dire dans le Premier Mobile, séjour des anges les plus élevés, ou des Séraphins.

3-8-10. Premier vers de la première canzone que Dante commente dans le Convito. Le troisième ciel est le ciel de Vénus.

3-8-11. « Que de continuer de tourner dans le cercle dont nous suivions le mouvement. »

3-8-12. Comme le ver à soie dans son cocon.

3-8-13. Lorsqu’on serait venu le temps.

3-8-14. Le Garigliano, anciennement le Liris.

3-8-15. Deux promontoires de la belle Trinacrie, ou de la Sicile.

3-8-16. Le vent d’Est.

3-8-17. Dans les profondeurs de l’Etna, sous lequel les anciens disaient que Typhée était enseveli.

3-8-18. « Elle ne se serait pas donnée à Pierre d’Aragon, mais elle aurait reconnu pour ses rois légitimes les descendants de Charles Ier, mon aïeul, nés de lui par moi, et de l’empereur Rodolphe par sa fille Clémence, mon épouse. »

3-8-19. Lors des Vêpres siliciennes.

3-8-20. « Si mon frère Robert prévoyait les suites d’une mauvaise administration, il chasserait les Catalans pauvres et avides auxquels il confie les emplois. »

3-8-21. Autant Robert était avare, autant était généreux son père Charles II.

3-8-22. C’est-à-dire : Tu auras devant les yeux ce qui est maintenant caché derrière ton dos. On ne connaîtrait qu’imparfaitement Dante, si la traduction ne conservait pas ces bizarreries de langage.

3-8-23. Le bien suprême, infini, Dieu.

3-8-24. « Reste en arrière ; » n’accomplisse pas tout ce qu’implique l’existence des êtres et leur conservation.

3-8-25. Membre d’une cité, d’une communauté.

3-8-26. Aristote.

3-8-27. Dédale.

3-8-28. La Vertu, l’influence céleste différente en lui et en Jacob, bien qu’ils fussent nés d’un même père.

3-8-29. Ne comprenant pas que Quirinus, doué de si hautes qualités, fût né d’un père de condition si basse, les hommes le crurent fils de Mars, ignorant qu’il devait ces qualités à l’influence des sphères supérieures.

3-8-30. Voyez plus haut.

3-8-31. Le sens est que, « comme un manteau se pose sur les autres vêtements, il veut ajouter un corollaire à ce qu’il a dit. »

3-8-32. La fortune, ici, signifie l’influence des astres.




CHANT NEUVIÈME


1. Après que ton Charles, belle Clémence [1], eut éclairci mes doutes, il me raconta les fourberies dont on userait contre ses descendants.

2. Mais il dit : « Tais-toi, et laisse couler les ans : » de sorte que rien ne puis dire, sinon que de justes pleurs suivront les torts à vous faits.

3. Déjà l’âme de cette lumière sainte s’était tournée vers le Soleil [2] qui la remplit, comme le bien qui suffit à tout remplir de soi.

4. Hélas ! âmes trompées, folles et impies, qui de ce bien détournez le cœur, dirigeant vos regards sur les choses vaines !

5. Voilà qu’une autre de ces splendeurs s’approcha de moi, montrant, par l’éclat qui jaillissait d’elle, son envie de me complaire.

6. Les yeux de Béatrice, fixés sur moi comme auparavant, me rendirent certain de son cher assentiment à ce que je souhaitais.

7. — Ah ! satisfaites promptement mon désir, heureux esprit, dis-je, et donnez-moi la preuve qu’en vous peut se réfléchir ce que je pense.

8. Sur quoi, la lumière, qui m’était encore inconnue, des profondeurs où auparavant elle chantait, vint comme on vient à qui du bien l’on se plaît à faire.

9. « En cette partie de la perverse terre Italique, située entre Rialto et les sources de la Brenta et de la Piava,

10. « S’élève, non très-haut, une colline d’où descendit jadis une flammèche [3], qui grandement ravagea la contrée.

11. « D’une même racine [4] elle et moi nous naquîmes : on m’appelait Cunizza, et ici je resplendis, parce que me vainquit la lumière de cette étoile [5].

12. « Mais joyeusement je me pardonne la cause de mon sort, et point n’en ai de regret, ce qui peut-être étonnera votre vulgaire [6].

13. « De cette brillante et sainte joie [7] de notre ciel, qui est la plus près de moi, une grande renommée est demeurée, et avant qu’elle meure,

14. « Cette cinquième année se quintuplera [8]. Vois si l’homme doit s’efforcer d’exceller, afin qu’une autre vie succède à la première [9].

15. « A cela ne pense guère la tourbe présente qu’enferment l’Adige et le Tagliamento ; et, si châtiée qu’elle soit, elle ne se repent pas encore.

16. « Mais bientôt il arrivera que, près du marais, Padoue rougira l’eau [10] qui baigne Vicence, à cause de son peuple rebelle au devoir.

17. « Et là où le Silé et le Cagnano se joignent, tel seigneurie et va la tête haute [11] quand déjà s’ourdit la toile pour le prendre [12].

18. « De son Pasteur impie Feltre aussi pleurera le crime [13], si horrible que pour un pareil nul jamais n’entra dans Malta [14].

19. « Large serait la cuve [15] qui recevrait, et fatigué qui pèserait once à once le sang Ferrarais,

20. « Que livrera ce prêtre courtois pour montrer son zèle de parti ; et de tels dons seront conformes aux mœurs du pays.

21. « Là-haut sont des miroirs, que vous appelez Trônes, par lesquels à nos yeux resplendit Dieu qui juge ; ainsi pour certain doit être tenu ce que je dis. »

22. Lors il se tut, et parut se tourner vers un autre dans le chœur, où il rentra comme il était auparavant.

23. L’autre joie [16], qui était déjà connue, à la vue se fit aussi brillante qu’un fin rubis que frappe le Soleil.

24. Comme ici [17], d’allégresse, riant devient le visage, ainsi [18] là-haut resplendissant ; mais en bas [19], l’ombre au dehors s’assombrit, selon que l’âme est triste.

25. — Dieu voit tout, et ta vue plonge en lui, dis-je, esprit heureux, de sorte qu’aucune de ses volontés ne peut t’être obscure.

26. Pourquoi donc ta voix qui, toujours mêlée au chant de ces feux [20] pieux, qui de six ailes se font une cellule, ravit le ciel,

27. Ne satisfait-elle pas mes désirs ? Je n’attendrais point ta demande, si je pénétrais en toi comme tu pénètres en moi.

28. « La plus grande vallée [21], » commença-t-il alors, « où s’épandent les eaux, hors cette mer qui entoure la terre,

29. « Entre les rivages discordants [22] contre le Soleil tant s’en va, qu’elle fait le Méridien de ce qui auparavant était l’horizon.

30. « De cette vallée je fus riverain entre l’Èbre et la Magra, dont le cours borné sépare le Génovésan de la Toscane.

31. « Au même couchant, presque, et au même levant [23] sont situées Bougie et la ville d’où je fus [24], qui du sang des siens jadis attiédit son port.

32. « Foulques m’appelait ce peuple, à qui fut connu mon nom ; et de moi ce ciel s’empreint, comme je le fis de lui [25],

33. « Car, au déplaisir de Sichée et de Créuse, plus que moi ne brûla la fille de Bélus [26], tant qu’au poil [27] il convint ;

34. « Ni cette Rhodope, que trompa Démophoon, ni Alcide lorsque Iole fut entrée dans son cœur.

35. « Ici cependant point ne se repent-on, mais on se rejouit, non de la faute qui ne revient dans le souvenir, mais de la Puissance qui disposa tout dans sa prévision.

36. « Ici on admire l’art qu’illustre un si grand effet, et l’on discerne le bien en vue duquel le monde d’en haut régit celui d’en bas.

37. « Mais, pour que pleinement satisfaits soient tous désirs nés dans cette sphère, il faut qu’outre encore je procède.

38. « Tu veux savoir qui est dans cette lumière, laquelle ici près de moi scintille comme un rayon de soleil dans une eau limpide.

39. « Or, sache que de la paix y jouit Raab, jointe à notre ordre, qui s’empreint d’elle dans son plus haut degré.

40. « Dans ce ciel où l’ombre de votre monde a sa pointe [28], elle fut enlevée avant aucune des autres âmes pour qui triompha le Christ.

41. « Bien convenait-il qu’il la laissât dans quelque ciel, comme une palme de la haute victoire qu’il remporta avec l’une et l’autre main [29].

42. « Parce qu’elle favorisa la première gloire de Josué dans la terre sainte, dont le Pape peu se souvient.

43. « Ta ville, plantée par celui qui le premier apostasia son Créateur [30], et de qui l’envie s’est tant propagée,

44. « Produit et répand la fleur maudite [31] qui a fourvoyé les brebis et les agneaux, parce que du pasteur elle a fait un loup.

45. « Pour elle [32] l’Évangile et les grands Docteurs sont abandonnés, et l’on n’étudie que les seules Décrétales, comme par leurs marges [33] on le voit.

46. « A cela s’appliquent les Papes et les Cardinaux ; leurs pensers ne vont point à Nazareth, là vers où Gabriel déploya ses ailes.

47. « Mais le Vatican, et de Rome les autres lieux élus, qui ont été le cimetière de la milice qui suivit Pierre,

« Seront bientôt délivrés de l’adultère [34]. »




NOTES DU CHANT NEUVIÈME


3-9-1. Fille de Charles Martel et femme de Louis X, roi de France, laquelle vivait encore lorsque Dante écrivit ces vers.

3-9-2. Vers Dieu.

3-9-3. Le tyran Ezzelin III, de la famille des Onora, comtes de Bassano.

3-9-4. Du même père qui fut Ezzelin II, surnommé le Moine.

3-9-5. « Parce que me vainquit l’influence de Vénus, mon séjour est dans cette planète. »

3-9-6. Voir le tercet 35, où Dante explique sa pensée.

3-9-7. « De cet esprit bienheureux. » Foulques de Marseille, poète provençal dont il sera parlé plus loin,

3-9-8. Il s’écoulera plus de cinq siècles.

3-9-9. Afin de revivre par la renommée qu’il laissera de soi. Imitation de Virgile :

Et dubitamus adhùc virtutem extendere factis !
________Aeneid. VI, 801.

3-9-10. Que les Padouans, à cause de leur obstination dans l’injustice, rougiront de leur sang le Becchiglione, qui forme un marais près de Vicence.

3-9-11. Riccardo di Cammino, seigneur de Trévise, où se joignent les fleuves Silé et Cagnano.

3-9-12. « Lorsque déjà s’ourdit une conjuration contre lui. » Il fut tué, en effet, par quelques sicaires, à l’instigation d’Alterino de Calzino, Trévisan.

3-9-13. Plusieurs Ferrarais s’étant retirés à Feltre pour se soustraire à la vengeance du Pape, avec lequel ils étaient en guerre, Vincent Gorza, évêque de cette ville, les trompa par de feintes caresses, et, les ayant faits prisonniers, les livra au gouverneur de Ferrare, qui les fit cruellement souffrir.

3-9-14. Aujourd’hui Maria, près du lac de Bolsène, prison destinée aux clercs condamnés par le Pape à une prison perpétuelle. Elle tire son nom du fleuve Marta, qui coule à côté.

3-9-15. Bigoncia : Proprement la cuve où se reçoit le jus des grappes pressées au temps des vendanges.

3-9-16. L’autre esprit.

3-9-17. Sur la terre.

3-9-18. Dans le ciel.

3-9-19. En enfer.

3-9-20. Expression empruntée à la Bible, pour désigner les plus élevés des esprits célestes, perpétuellement embrasés d’amour.

3-9-21. La Méditerranée.

3-9-22. L’Afrique musulmane et l’Europe chrétienne.

3-9-23. Du détroit de Gibraltar aux côtes de la Palestine, où elle se termine vers l’Orient.

3-9-24. Marseille. Assiégée par Brutus, lieutenant de César, un combat sanglant fut livré dans son port.

3-9-25. Comme Foulques reçut l’empreinte, c’est-à-dire subit l’influence de Vénus, elle s’empreint de Foulques qui maintenant l’habite.

3-9-26. Didon.

3-9-27. A l’âge.

3-9-28. Selon Ptolémée, la pointe du cône que forme l’ombre de la terre tombe dans le ciel de Vénus.

3-9-29. Lorsqu’elles furent clouées sur la croix.

3-9-30. L’ange rebelle, Satan, dont l’envie, qui s’est tant propagée dans le monde, causa la chute de l’homme.

3-9-31. Le lis, dont les monnaies de Florence portaient l’empreinte,

3-9-32. Pour cette fleur, c’est-à-dire pour l’argent.

3-9-33. Usées par le frottement, ou chargées de postilles ou d’annotations.

3-9-34. « De qui viole ainsi la foi due à celle dont il est l’époux. » c’est-à-dire à l’Église. Suivant le P. Lombardi, la prédiction de Foulques se rapporterait à la translation du siège pontifical à Avignon.




CHANT DIXIÈME


1. Regardant en son Fils avec l’Amour, éternelle spiration de l’un et de l’autre, la première et ineffable Puissance [1]

2. Avec tant d’ordre créa, que tout ce qu’embrasse l’œil ou l’esprit, on ne saurait le contempler sans en jouir [2].

3. Lève donc, Lecteur, avec moi la vue vers les hautes sphères, en ce point où un mouvement heurte l’autre [3],

4. Et là, commence d’admirer l’art de ce maître, qui, au-dedans de soi tant l’aime, que jamais il n’en détache ses regards [4].

5. Vois comme de ce point s’écarte l’oblique cercle qui porte les planètes, afin de satisfaire au monde qui les appelle ;

6. Si leur route point ne s’infléchissait, de la vertu qui est dans le ciel une grande partie resterait inutile, et presque toute puissance là en bas serait morte [5] :

7. Et si du cercle droit elle s’écartait ou plus ou moins [6], beaucoup, et en haut et en bas, en souffrirait l’ordre du monde.

8. Maintenant, Lecteur assis sur ton banc, goûte en ta pensée ces premières libations, si tu veux jouir longtemps avant de sentir la fatigue.

9. J’ai servi la table ; à toi désormais de te nourrir. Rappelle tout mon soin le sujet dont j’ai charge d’écrire.

10. Le plus grand ministre de la nature [7] qui de la vertu du ciel empreint le monde, et avec sa lumière nous mesure le temps,

11. Joint à cette partie mémorée plus haut [8], tournait dans les spires où plutôt se présente chaque heure :

12. Et j’étais en lui ; mais du monter je ne m’aperçus, que comme avant le premier penser on s’aperçoit de son venir [9] :

13. Et Béatrice [10], elle qui du bien au mieux si soudainement transporte, que son acte ne s’épand point dans le temps,

14. Combien de soi-même devait-elle être brillante ! Ce que contenait le Soleil où j’entrai, et ce qui s’y discerne, non par la couleur, mais par la lumière,

15. Quelque appel que je fisse à l’esprit et à l’art et à l’expérience, je ne le dirais jamais de manière qu’on se l’imaginât ; mais on peut le croire, et que le voir on désire !

16. Et que notre imagination reste au-dessous d’une si grande hauteur, ce n’est merveille, jamais œil n’ayant dépassé le Soleil [11].

17. Telle était là la quatrième famille du haut Père, qui toujours la rassasie, montrant comment il spire et engendre [12].

18. Et Béatrice commença : « Rends grâces, rends grâces au Soleil des Anges, qui dans le Soleil sensible t’a élevé par sa grâce. »

19. Jamais cœur ne fut si disposé à dévotion, ni si prompt à se porter vers Dieu en toute reconnaissance,

20. Qu’à ces paroles je le devins ; et mon amour en lui tout entier s’absorba tellement, que Béatrice s’éclipsa dans l’oubli.

21. Loin que cela lui déplût, elle en eut tant de joie, que l’éclat de ses yeux riants sur diverses autres choses attira mon esprit uni à Dieu.

22. Je vis plusieurs splendeurs, dont la vive lumière vainquit celle du Soleil, faire de nous un centre et de soi une couronne, plus douces encore de voix que brillantes à la vue.

23. Ainsi voyons-nous quelquefois se ceindre la fille de Latone [13], quand l’air est si humide qu’il retient le fil [14] dont est faite la ceinture.

24. Dans la cour céleste d’où je reviens, se trouvent beaucoup de pierreries si précieuses et si belles, qu’on ne peut les sortir du Royaume [15] ;

25. Et le chant de ces lumières était de celles-là : qui pas assez ne s’empenne [16] pour voler là-haut, attende qu’un muet lui en donne des nouvelles [17].

26. Lorsque ainsi chantant, ces ardents Soleils autour de nous eurent tourné trois fois, comme des étoiles voisines d’un pôle fixe,

27. Ils me parurent tels que des dames, qui, suspendant leur danse, silencieuses s’arrêtent pour écouter, jusqu’à ce qu’elles aient recueilli les notes nouvelles :

28. Et au dedans de l’un d’eux, j’entendis commencer : « Lorsque le rayon de la grâce, dont s’allume le véritable amour, et qui croît ensuite en aimant,

29. « Multiplié en toi tant resplendit, qu’en haut il te guide par cette échelle que sans remonter nul ne descend [18],

30. « Qui refuserait à ta soif le vin de sa fiole, ne serait pas plus libre que ne l’est l’eau de ne point s’écouler dans la mer.

31. « Tu veux savoir de quelles plantes se fleurit cette guirlande qui, ravie, entoure la belle Dame à qui tu dois la force de monter au ciel

32. « Je fus des agneaux du saint troupeau que Dominique conduit par un chemin où bien l’on engraisse, si ne distraient point les choses vaines.

33. « Celui-ci, le plus près de moi à droite, fut mon frère et mon maître : il est, lui, Albert de Cologne, et moi Thomas d’Aquin.

34. « Si tu veux connaître tous les autres, que ton regard suive ma parole, tournant au-dessus de cette heureuse couronne.

35. « Cette autre flamme rayonne de Gratien, qui fut, dans l’un et l’autre for, d’un secours tel, qu’on s’en réjouit en Paradis [19].

36. « L’autre qui auprès orne notre chœur, fut Pierre [20], qui, comme la pauvre veuve, offrit à la sainte Église son trésor.

37. « La cinquième lumière, la plus belle d’entre nous, émane d’un tel amour, que tout le monde, en bas, est avide d’en savoir nouvelle [21].

38. « Dedans est le haut esprit où fut infuse une science si profonde, que, si le vrai est vrai [22], qui tant vit point ne surgit un second.

39. « Auprès, distingue la lumière de ce flambeau [23], qui, en bas dans la chair, vit le plus à fond la nature et le ministère angélique.

40, « Dans l’autre petite lumière resplendit ce défenseur des temps chrétiens [24], dont le livre inspira Augustin [25].

41. « Ores, si le regard de ton esprit, de lumière en lumière, nage derrière mes louanges, te reste encore la soif de la huitième [26].

42. « Par la vision de tout bien [27], dedans jouit l’âme sainte qui manifeste le monde fallacieux à qui bien l’écoute [28].

43. « Le corps dont elle fut chassée gît en bas dans le Cieldauro [29], et elle du martyre et de l’exil vint à cette paix.

44. « Vois plus loin flamboyer l’ardente haleine d’Isidore [30], de Bède et de Richard [31], qui fut, dans ses contemplations, plus qu’un homme.

45. « Celui-ci, de qui ton regard revient à moi, est la lumière d’un esprit auquel la mort parut tardive :

46. « C’est l’éternelle lumière de Sigier [32] qui, enseignant dans la rue au Fouarre, syllogisa des vérités odieuses. »

47. Ensuite, comme l’horloge, qui nous appelle à l’heure où l’épouse de Dieu se lève pour chanter les louanges matinales de l’époux qu’elle aime,

48. Tire et pousse l’une et l’autre partie [33], sonnant tin tin d’un ton si doux, que l’esprit bien disposé se dilate d’amour ;

49. Ainsi vis-je la roue glorieuse se mouvoir, et rendre voix à voix [34] avec un accord et une douceur qui ne peuvent être connus

Que là où la joie se prolonge sans terme.




NOTES DU CHANT DIXIÈME


3-10-1. Le Père.

3-10-2. Sans jouir de cet ordre.

3-10-3. Selon le système astronomique adopté par Dante, les étoiles se mouvant dans les plans parallèles à l’Équateur, et le Soleil et les planètes dans le plan du Zodiaque, qui coupe le premier sous un angle d’environ 25° 30’, ces plans se heurtent, suivant l’expression du Poëte, aux points d’intersection, ou équinoxiaux, dans les signes du Bélier et de la Balance. Or, au moment où Dante accomplit son voyage mystique, le soleil était, comme il l’a déjà dit plusieurs fois, dans le signe du Bélier.

3-10-4. Cet art que Dieu contemple avec amour en soi, est l’ordre, le type éternel de la Création.

3-10-5. A raison de l’obliquité de leur mouvement dans l’écliptique, le Soleil et les planètes se trouvent successivement en des positions diverses par rapport à la terre, ce qui leur permet de répandre leur vertu, en des lieux qui n’en ressentiraient pas l’influence, si le plan de leurs orbites coïncidait avec le plan de l’équateur ; en ce dernier cas, donc, une partie de cette vertu qui est en eux resterait sans effet, et presque toute la force productive des phénomènes terrestres serait morte.

3-10-6. Si le plan oblique de l’orbite du Soleil et des planètes faisait avec le plan droit de l’équateur un angle plus petit ou plus grand.

3-10-7. Le Soleil.

3-10-8. C’est-à-dire que, le Soleil étant entré dans le Bélier, et décrivant au-dessus de l’horizon un arc plus grand, les jours croissaient.

3-10-9. Il est clair qu’on ne saurait apercevoir une pensée avant qu’elle soit venue, l’apperception étant inséparable de la pensée même.

3-10-10. Béatrice représente ici allégoriquement la grâce divine, comme il est dit au tercet 18.

3-10-11. N’ayant vu de splendeur qui surpassât celle du Soleil.

3-10-12. Le Soleil, selon Dante, est le séjour assigné au quatrième ordre des bienheureux ; lesquels voient dans le Père l’éternelle spiration de l’Esprit et la génération éternelle du Fils. Le verbe spirare, dont nous n’avons que les composés inspirer, respirer, étant un de ces mots consacrés qui seuls expriment le dogme d’une manière rigoureuse et absolue, nous avons cru devoir le transporter dans notre langue, à l’exemple de Dante, si soigneux de l’exactitude théologique.

3-10-13. Le halo, appelé aussi Couronne de la Lune.

3-10-14. C’est-à-dire les couleurs produites par la réfraction de la lumière dans l’air humide.

3-10-15. On sait que, dans les pays qui possèdent des mines précieuses, la libre sortie de leurs produits est prohibée.

3-10-16. Qui ne se munit pas d’ailes assez puissantes.

3-10-17. Le sens est que toute parole est muette pour donner une idée de la douceur de ce chant à qui ne l’a pas ouï.

3-10-18. Allusion à l’échelle de Jacob.

3-10-19. Gratien, auteur de la compilation appelée, de son nom, Décret de Gratien.

3-10-20. Pierre Lombard, auteur du Livre des Sentences.

3-10-21. Allusion aux disputes sur le salut de Salomon.

3-10-22. Si la parole de Dieu ne ment pas.

3-10-23. Saint Denis l’aréopagite.

3-10-24. Paul Orose, à ce qu’on croit.

3-10-25. Lui fournit le sujet de son grand ouvrage, de Civitate Dei.

3-10-26. De la huitième lumière.

3-10-27. De Dieu, qui est le bien infini.

3-10-28. Boèce, qui, dans son livre de Consolatione philosophiae, montre combien sont vaines et trompeuses les choses du monde.

3-10-29. L’église de Saint-Pierre, à Pavie.

3-10-30. Isidore de Séville.

3-10-31. Richard de Saint-Victor, un des grands mystiques du Moyen âge.

3-10-32. Professeur de Logique, ou de Théologie morale, dans l’Université de Paris.

3-10-33. La double tête du marteau, alternativement tiré d’un côté et poussé de l’autre, contre les parois de la cloche.

3-10-34. Former deux chœurs de voix.




CHANT ONZIÈME


1. O souci insensé des mortels, que fautifs sont les syllogismes qui te font battre en bas les ailes !

2. Qui suivant le droit, qui les aphorismes [1] et qui le sacerdoce, s’en allait, et qui à régner par force ou par sophismes,

3. Qui à voler, qui aux affaires civiles, qui enfoncé dans les plaisirs de la chair, se fatiguait, et qui se plongeait dans l’oisiveté,

4. Tandis que moi, dégagé de toutes ces choses, en haut avec Béatrice j’étais si glorieusement accueilli dans le ciel.

5. Lorsque chacun fut revenu au point du Cercle où auparavant il était fixé comme un cierge dans un chandelier,

6. J’entendis, au dedans de cette lumière qui premièrement m’avait parlé, et qui devint plus vive, commencer en souriant :

7. « Comme de son rayon je m’allume, ainsi, dans l’éternelle lumière regardant tes pensers, j’en découvre la cause.

8. « Tu doutes, et désires qu’avec plus d’étendue, en un langage clair, proportionné à ton entendement, j’explique

9. « Ce qu’auparavant j’ai dit : Ou bien l’on s’engraisse [2] ; et encore : Point ne surgit un second [3], et ici besoin est de bien distinguer.

10. « La Providence qui gouverne le monde suivant un conseil tel que toute vue créée défaille avant de pénétrer au fond,

11. « Afin que l’épouse de celui qui, jetant un grand cri [4], l’épousa avec son sang béni [5] vers son bien-aimé s’en allât,

12. « Assurée en soi, et aussi à lui plus fidèle, préordonna en sa faveur deux princes, qui d’ici et de là [6] fussent ses guides.

13. « L’un en ardeur fut tout séraphique, l’autre par la sagesse fut, en terre, une splendeur de la lumière des Chérubins.

14. « D’un seul je parlerai, parce qu’en louant l’un, n’importe lequel, on les loue tous deux, leurs œuvres ayant eu une même fin.

15. « Entre le Turpino [7] et l’eau qui descend de la colline choisie par le bienheureux Ubaldo [8], une côte fertile pend du haut mont

16. « Par lequel Pérouse sent le froid et le chaud du côté de Porta-Sole [9], et derrière elle pleurent Nocera et Gualdo, à cause du joug pesant [10].

17. « De cette côte, là où moins rapide elle devient, surgit au monde un soleil, comme celui-ci quelquefois surgit du Gange [11].

18. « Qui donc parle de ce lieu, ne le nomme point Ascesi [12], ce serait peu dire, mais Orient, si proprement il veut parler.

19. « Il n’était pas encore loin de son lever, qu’il commença de faire sentir à la terre quelque confort de sa grande vertu,

20. « Ayant, tout jeune encore, encouru la colère de son père, pour une dame [13] à qui nul, pas plus qu’à la mort, n’ouvre la porte du plaisir [14].

21. « Et devant sa cour spirituelle [15], et coram patre [16], il s’unit à elle, et de jour en jour ensuite l’aima plus fortement.

22. « Privée de son premier époux [17] mille et cent ans, et plus, méprisée et obscure, elle demeura sans être recherchée, jusqu’à celui-ci ;

23. « Et point ne servit d’entendre que, au son de sa voix, la trouva tranquille avec Amyclas, celui qui fit peur au monde entier [18] ;

24. « Ni ne servit qu’elle eût été si constante et si courageuse que là où Marie se tint en bas [19], elle, avec le Christ monta sur la croix.

25. « Mais, pour ne pas procéder trop obscurément, par ces amants entends désormais, dans mon parler diffus, François et la Pauvreté.

26. « Leur concorde, et sur leur visage la joie merveilleuse de l’amour, et leur doux regard, inspiraient des pensers si saints

27. « Que le vénérable Bernard [20] le premier se déchaussa, et courut à une si grande paix, et courant il lui semblait être lent.

28. « O richesse inconnue, ô véritable bien ! Se déchausse Egidio, et se déchausse Silvestre à la suite de l’époux, tant plaît l’épouse.

29. « Puis s’en va ce père et ce maître avec sa dame, et avec cette famille qui déjà liait l’humble cordon.

30. « Et point n’appesantit ses sourcils la lâcheté de cœur [21] d’être fils de Pierre Bernadone, et de paraître merveilleusement vil ;

31. « Mais royalement à Innocent [22] il exposa son difficile dessein, et de lui il obtint pour sa religion le premier sceau.

32. « Après que la gent pauvre se fut accrue derrière celui-ci, dont la vie admirable mieux se chanterait dans la gloire du ciel,

33. « D’une seconde couronne l’esprit éternel ceignit par Honorius la sainte volonté de cet Archimandrite [23],

34. « Et lorsque, par la soif du martyre, en présence du Soudan superbe il prêcha le Christ, lui et les autres qui le suivirent ;

35. « Et parce qu’il trouva le peuple trop dur à conversion, et afin de ne pas inutilement s’arrêter là, il revint pour faire fructifier l’herbe Italique.

36. « Sur un âpre rocher entre le Tibre et l’Arno [24], il reçut du Christ le dernier sceau [25], que deux ans ses membres portèrent.

37. « Lorsqu’il plut à celui qui le choisit pour tant de bien, de l’élever à la récompense qu’il mérita en se faisant petit,

38. « A ses frères, comme à de justes héritiers, il recommanda sa Dame si chère, et ordonna qu’ils l’aimassent fidèlement ;

39. « Et de son sein [26] voulut prendre son vol la noble âme en retournant dans son royaume, et pour son corps point ne voulut d’autre bière [27].

40. « Pense maintenant ce que fut celui qui fut son digne collègue, pour maintenir la barque de Pierre sur la haute mer dans le droit chemin ;

41. « Celui-ci fut notre Patriarche : c’est pourquoi qui le suit comme il commande [28], tu peux voir de quelle bonne marchandise il se charge.

42. « Mais son troupeau d’une nouvelle pâture est devenu si avide, que force est qu’il s’égare en divers sentiers :

43. « Et plus ses brebis loin de lui s’en vont vagabondes, plus elles reviennent au bercail vides de lait.

44. « Bien en est-il qui craignent le dommage, et se serrent contre le pasteur ; mais si rares elles sont, que pour leurs capes suffit peu de drap.

45. « Or, si mes paroles ne sont pas rauques, si à m’écouter tu as été attentif, si en ton esprit tu rappelles ce que j’ai dit,

46. « Ton désir en partie sera satisfait [29], parce que tu verras l’arbre duquel se font les copeaux [30], et verra celui que ceint la courroie [31] ce qu’indique :

« Où bien l’on s’engraisse si point ne distraient les choses vaines. »




NOTES DU CHANT ONZIÈME


3-11-1. Les aphorismes d’Hippocrate, la médecine.

3-11-2. Chant X, tercet 32.

3-11-3. Ibid, tercet 38.

3-11-4. Clamans voce magnâ. — Matth. 27.

3-11-5. Acquisivit Ecclesiam sanguine suo. — Act. 20.

3-11-6. Dans deux voies diverses, celle de la science et celle de l’amour.

3-11-7. Petit fleuve, près d’Assise.

3-11-8. Le Chiassi, qui sort d’une colline où saint Ubaldo se bâtit un ermitage, dans le territoire d’Agobbio.

3-11-9. Porte de Pérouse, du côté de laquelle cette ville, en hiver reçoit le froid des monts couverts de neige, et en été la chaleur réverbérée par ces mêmes monts.

3-11-10. A cause de la domination tyrannique des Pérugins, ou, selon d’autres, à cause de leur sol froid et stérile.

3-11-11. C’est-à-dire, « d’une splendeur et d’une ardeur égale à celle de notre soleil, lorsqu’en été il se lève au-dessus du Gange. »

3-11-12. Assise : mais l’italien Ascesi offre un double sens sur lequel joue Dante, ce mot étant le nom propre du lieu où naquit saint François, et renfermant en outre l’idée de monter, surgir, se lever, du verbe ascendere.

3-11-13. La pauvreté.

3-11-14. Qui déplaît, qu’on hait à l’égal de la mort.

3-11-15. L’évêque et le clergé.

3-11-16. Devant son père.

3-11-17. Jésus-Christ.

3-11-18. Lorsque le monde entier tremblait devant César, frappant à la porte du pécheur Amyclas et l’appelant à haute voix, il le trouva tranquille avec la pauvreté.

3-11-19. Au pied de la croix.

3-11-20. Bernardo di Quintavalle, premier disciple de saint François.

3-11-21. Il n’eut point le cœur si lâche que de baisser les yeux, de rougir d’être le fils de Pierre Bernadone, homme de basse condition.

3-11-22. Le pape Innocent III.

3-11-23. L’Esprit-Saint couronna une seconde fois les saints désirs de l’Archimandrite, en inspirant à Honorius d’approuver de nouveau son Ordre.

3-11-24. Le mont d’Alvernia, situé entre le Tibre et l’Arno, près de Chiusi, dans le Casentino.

3-11-25. Les stigmates.

3-11-26. Du sein de sa dame, ou de la pauvreté.

3-11-27. Il voulut être enseveli comme les plus pauvres, et même, disent les Chroniques, dans le lieu où l’on enterrait les malfaiteurs suppliciés.

3-11-28. En se conformant exactement à ses prescriptions.

3-11-29. « Un de tes doutes sera éclairci. »

3-11-30. L’arbre est le sujet traité, les copeaux les choses dites à ce sujet, les déductions qui s’y rapportent.

3-11-31. Il corregier paraît dériver de corregio, courroie, comme cordelier de corde, cordon ; et ainsi le premier désignerait les Dominicains, comme le second désigne les Franciscains. — Suivant une autre leçon : E vedra’l corregere, etc. Le sens serait alors : Et tu verras la réprimande, l’avertissement qui se tire de ces paroles : Où bien l’on s’engraisse, etc.




CHANT DOUZIÈME


1. Au moment où la flamme bénie prononçait sa dernière parole, la sainte roue commença de tourner,

2. Et elle n’avait pas achevé son circuit, qu’une autre l’enferma en un cercle, et mouvement à mouvement, chant à chant joignit ;

3. Chant qui, dans ces douces trompettes, vainc nos muses, nos sirènes, autant que la première splendeur, celle qui en est le reflux [1].

4. Comme dans une humide nuée, lorsque Junon commande à sa servante [2], on voit deux arcs parallèles et pareils de couleur,

5. L’extérieur naissant de l’intérieur, à la manière du parler de cette amante [3] que l’amour consuma comme le Soleil vaporise,

6. Et qui aux hommes annoncent ici, selon le pacte que Dieu fit avec Noé, que désormais le monde ne sera plus submergé.

7. Ainsi de ces roses éternelles autour de nous tournaient les deux guirlandes, et ainsi celle du dehors à celle du dedans répondit [4].

8. Après la danse et les chants de fête, et le mutuel rayonnement de ces joyeuses et douces lumières,

9. Elles s’arrêtèrent d’accord, et au même instant, comme, selon le plaisir qui les meut, les yeux ensemble se ferment et se lèvent ;

10. Du sein d’une des lumières nouvelles, sortit une voix qui, m’attirant là d’où elle partait, me fit ressembler à l’aiguille qui se tourne vers l’étoile [5],

11. Et commença : « L’amour qui me fait belle me presse de discourir de l’autre chef [6] à l’occasion duquel si bien ici du mien l’on parle.

12. « Il convient que là où est l’un, l’autre soit introduit, de sorte qu’unis dans le même combat, ils reluisent d’une même gloire.

13. « L’armée du Christ, qui coûta si cher à réarmer, derrière l’enseigne [7] lentement marchait, en doute et peu nombreuse,

14. « Lorsque l’Empereur qui toujours règne, pourvut à la milice en péril, seulement par grâce, non pour ses mérites,

15. « Et, comme il a été dit, au secours de son épouse envoya deux champions, aux exemples de qui, aux paroles de qui, le peuple égaré rentra dans la voie.

16. « En ces lieux où se lève le doux zéphyr [8], pour ouvrir les feuilles nouvelles dont on voit l’Europe se revêtir ;

17. « Non loin des rivages que frappent les ondes, derrière lesquelles, dans sa longue fuite, le Soleil à tout homme se cache quelquefois [9],

18. « Sise est l’heureuse Callaroga, sous la protection du grand bouclier où le lion est subjugué et subjugue [10].

19. « Là naquit l’amant passionné de la foi chrétienne, le saint athlète, doux aux siens, et dur aux ennemis ;

20. « Et dès que fut créé son esprit, il fut rempli d’une si vive vertu, que, lui encore dans le sein de sa mère, elle la fit prophétesse  [11].

21. « Lorsque le mariage fut accompli entre lui et la foi, sur les fonts sacrés, où ils se dotèrent d’un mutuel salut [12],

22. « La Dame qui pour lui donna le consentement [13], vit dans le sommeil le merveilleux fruit qui devait sortir de lui et de ses héritiers :

23. « Et afin qu’apparent fût ce qu’il était, d’ici vint un esprit pour le nommer du possessif de celui à qui tout entier il était [14].

24. « Dominique il fut appelé ; et de lui je parle comme du cultivateur que le Christ élut pour l’aider à son jardin.

25. « Bien parut-il envoyé et serviteur du Christ, le premier amour qui en lui se manifesta ayant eu pour objet le premier conseil que le Christ donna.

26. « Souvent, silencieux et veillant, à terre le trouva sa nourrice, comme s’il eût dit : Je suis venu pour cela.

27. « O vraiment Félice [15] son père ! O vraiment Giovanna [16] sa mère ! si le nom a le sens qu’on dit.

28. « Non pour le monde, pour qui maintenant l’on se fatigue à la suite d’Ostiense [17] et de Taddéo [18], mais pour l’amour de la véritable manne,

29. « En peu de temps il se fit grand docteur, tellement qu’il se mit à parcourir la vigne qui tôt blanchit [19] si mauvais est le vigneron :

30. « Et à la chaire qui fut jadis plus bénigne pour les pauvres justes [20], point par elle-même, mais par celui qui y est assis et qui forligne,

31. « Non de dispenser ou deux ou trois pour six [21], non la fortune de la première vacance [22], non decimas quæ sunt pauperum Dei [23],

32. « Il demanda, mais la permission de combattre contre le monde égaré, pour la semence [24] de laquelle t’entourent vingt-quatre plantes [25].

33. « Puis, avec doctrine et vouloir tout ensemble, avec mandement apostolique, il se mut comme un torrent que presse une haute veine ;

34. « Et, parmi les buissons hérétiques, son cours impétueux plus fortement frappa là où plus grandes étaient les résistances.

35. « Puis il se divisa en plusieurs ruisseaux qui arrosent le jardin catholique, de manière que plus vigoureux en sont les arbrisseaux.

36. « Si telle fut l’une des roues du char sur lequel la sainte Église se défendit et vainquit dans sa guerre civile,

37. « Bien te devrait être manifeste l’excellence de l’autre [26], pour qui, avant que je vinsse, Thomas fut si courtois :

38. « Mais tellement est abandonnée l’orbite que traça la sommité de sa circonférence, que où était le tartre est la moisissure [27].

39. « Sa famille, qui droit s’en allait posant le pied sur ses pas, a tant dévié, que celui de devant marche à rebours de celui de derrière ;

40. « Et tôt verra-t-elle la récolte de la mauvaise culture, lorsque l’ivraie se plaindra d’être laissée hors du grenier.

41. « Cependant, qui fouillerait feuille à feuille notre volume, en trouverait encore quelqu’une où il lirait : Je suis ce que j’étais.

42. « Mais celle là ne serait ni de Casai ni d’Acquasparta [28], d’où viennent de tels interprètes de la règle, que l’un l’élargit et l’autre la resserre.

43. « Je suis l’âme de Bonaventure de Bagnoregio, qui, dans les grands offices, postposait toujours le soin gauche [29].

44. « Ici sont Illuminato et Agostino, qui furent les premiers pauvres déchaussés, et sous le cordon se firent les amis de Dieu.

45. « Hugues de Saint-Victor [30] est ici avec eux, et Pierre Comestor [31], et Pierre l’Espagnol, qui en bas luit en douze livres [32] ;

46. « Le prophète Nathan, et le métropolitain Chrysostome, et Anselme [33], et ce Donat, qui au premier art daigna mettre la main [34] ;

47. « Ici est Raban [35], et à côté de moi luit l’abbé Joachin [36], doué d’esprit prophétique.

48. « Pour honorer un si grand Paladin [37], m’a mu la courtoisie pleine d’amour de fra Tommaso, et son discret parler [38],

« Et avec moi elle a mu cette compagnie [39]. »




NOTES DU CHANT DOUZIÈME


3-12-1. Autant que le rayon direct surpasse en splendeur le rayon réfléchi.

3-12-2. Selon la fable, Iris ou l’arc-en-ciel était la première servante de Junon ; et, lorsqu’elle paraissait, on disait que Junon l’appelait pour lui donner quelque commandement.

3-12-3. La nymphe Écho, qui se consuma d’amour pour Narcisse. Le sens est que « l’arc extérieur est produit par la réflexion de l’arc intérieur, comme l’écho par la réflexion de la voix. »

3-12-4. Dante compare les deux chœurs de bienheureux aux cercles concentriques d’un double arc-en-ciel, et leur chant à la voix de l’écho, celui de ces chœurs qui entourait l’autre répétant les chants de celui-ci.

3-12-5. A l’aiguille aimantée qui se tourne vers l’étoile polaire.

3-12-6. De l’autre chef d’ordre, ou de saint Dominique.

3-12-7. La croix, par laquelle le Christ, rétablissant l’homme dans la grâce perdue, le réarma contre le démon.

3-12-8. Le Zéphyr, au souffle duquel les fleurs s’ouvrent au printemps, vient, par rapport à l’Italie, de l’Occident et de l’Espagne.

3-12-9. Derrière lesquelles le Soleil, dans sa longue fuite, dans son cours lointain, éclaire des lieux que nul homme n’habite. — On croyait, au temps de Dante, que notre hémisphère seul était habité.

3-12-10. Callaroga dépendait des rois de Castille, dont les armoiries étaient écartelées de deux châteaux et de deux lions, l’un au-dessus, l’autre au-dessous d’un des châteaux ; et c’est ce que signifie le lion subjugué et qui subjugue.

3-12-11. Elle songea qu’elle mettait au monde un chien noir et blanc, ayant dans la bouche un flambeau allumé, double symbole de l’habit de l’Ordre et du zèle ardent de son fondateur.

3-12-12. Saint Dominique promettant de combattre pour le salut de la Foi, et la Foi promettant à Dominique l’éternel salut.

3-12-13. Sa marraine. Elle vit en songe une étoile sur le front de Dominique, et une autre sur sa nuque, lesquelles illuminaient l’Orient et l’Occident.

3-12-14. Pour le nommer Domenico, qui est le nom possessif de Dominus, c’est-à-dire de Dieu, à qui il appartenait tout entier.

3-12-15. En latin Felix, heureux.

3-12-16. Joanna, en hébreu, signifie gracieuse, remplie de grâce. Félix et Giovanna étaient les noms du père et de la mère de saint Dominique.

3-12-17. Le cardinal d’Ostie, commentateur des Décrétales.

3-12-18. Selon les uns, médecin à Florence ; selon d’autres, jurisconsulte.

3-12-19. Perd sa verdure.

3-12-20. Plus bénigne qu’aujourd’hui, non qu’elle ait changé, mais à cause de celui, etc.

3-12-21. De garder le bien mal acquis, en en consacrant, par composition, le tiers ou la moitié à des usages pieux.

3-12-22. Le premier bénéfice qui, au hasard, viendrait à vaquer.

3-12-23. Non les décimes, qui appartiennent aux pauvres de Dieu.

3-12-24. La Foi, appelée dans l’Évangile « la bonne semence. »

3-12-25. Les vingt-quatre esprits bienheureux qui formaient autour de Dante les deux cercles concentriques.

3-12-26. De l’autre roue, ou de saint François.

3-12-27. Façon de parler proverbiale, pour dire que le bien s’est changé en mal. Le tartre forme dans les tonneaux une croûte qui sert à conserver le vin, et le vin gâté engendre la moisissure ; d’où le proverbe : Buon vin fa gruma, e tristo vin fa muffa.

3-12-28. Fra Matteo d’Acquasparta, cardinal et général de l’Ordre, et Urbino de Casal, qui faillirent tous deux, le premier par trop de relâchement, l’autre par trop de rigueur, dans l’interprétation de la règle.

3-12-29. Mit toujours le soin des choses temporelles après celui des choses spirituelles.

3-12-30. Théologien célèbre.

3-12-31. Historien scolastique.

3-12-32. Pierre l’Espagnol, ou d’Espagne, auteur d’une Logique en douze livres.

3-12-33. Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry.

3-12-34. La grammaire était le premier des quatre arts libéraux.

3-12-35. Raban Maure, écrivain du neuvième siècle.

3-12-36. Il était de Calabre et passait pour prophète.

3-12-37. Saint Dominique est ici appelé Paladin, à cause des combats qu’il soutint pour la Foi.

3-12-38. Discret, parce que, se taisant de saint Dominique, il s’est borné à faire l’éloge de saint François.

3-12-39. La compagnie dont la danse sainte est décrite au commencement du chant.




CHANT TREIZIÈME


1. Qui désire bien entendre ce qu’alors je vis, qu’il imagine, et, pendant que je parle, retienne l’image comme une roche ferme,

2. Que les quinze étoiles [1] qui, en des plages diverses, animent le ciel d’une si vive clarté qu’elle pénètre l’air le plus dense ;

5. Qu’il imagine que ce char [2], auquel et de nuit et de jour suffit le champ de notre ciel, qu’il ne quitte jamais, où que se dirige le timon ;

4. Qu’il imagine que la bouche [3] de cette corne, qui commence à la pointe de l’axe sur lequel se meut la première roue,

5. Ont fait de soi deux signes dans le ciel [4], semblables à celui que fit la fille de Minos, lorsqu’elle sentit le gel de la mort ;

6. Et que l’un dans l’autre ils rayonnent ; et que tous deux tournent de manière que l’un précède et que l’autre suit :

7. Et en soi il aura comme l’ombre de la vraie constellation et de la double danse qui tournaient autour du point où j’étais ;

8. Car elles surpassent autant ce que d’habitude nous imaginons, que surpasse la vitesse de la Chiana [5], celle du ciel qui devance tous les autres.

9. Là se chantait non Bacchus, non Pæan [6], mais trois Personnes dans la divine nature, et celle-ci et l’humaine dans une seule Personne.

10. Le chanter et le tourner accomplirent leur mesure, et sur nous se porta l’attention de ces saintes lumières, heureuses de passer d’un soin à un autre soin.

11. D’au milieu des saints unis de cœur, ensuite rompit le silence la lumière dans laquelle la vie admirable du pauvre de Dieu me fut racontée [7] ;

12. Et elle dit : « Quand une paille est foulée, quand sa semence est serrée, à battre l’autre un doux amour m’invite.

13. « Tu crois que, dans la poitrine [8] d’où fut tirée la côte pour former la belle bouche dont le palais au monde entier coûta si cher [9],

14. « Et dans celle qui [10], percée de la lance, et avant et après [11] tant satisfit, que dans la balance elle pesa plus qu’aucune faute,

15. « Tout ce qu’à l’humaine nature il est permis de posséder de lumière, fut infus par cette puissance qui forma l’une et l’autre [12] ;

16. « Et ainsi tu t’étonnes de ce qu’auparavant dans mon narré j’ai dit, que n’eut point de second le bienheureux [13] que renferme la cinquième lumière.

17. « Maintenant ouvre les yeux à ce que je te réponds, et tu verras ta croyance et mon dire devenir, dans le vrai, ce que le centre est dans le cercle [14].

18. « Ce qui ne meurt point et ce qui peut mourir [15] n’est que la splendeur de cette idée [16] qu’enfante, en aimant, notre Sire [17] ;

19. « Parce que cette vive lumière, qui de son générateur [18] dérive de telle manière, qu’elle ne se sépare ni de lui ni de l’amour, lequel forme avec eux le ternaire [19],

20. « Par sa bonté rassemble ses rayons, comme en un miroir, dans neuf substances [20], en demeurant éternellement une.

21. « De là elle descend jusqu’aux dernières puissances [21], tant, d’acte en acte, s’abaissant, qu’elle ne crée plus que de brèves contingences [22] :

22. « Et ces contingences, j’entends que ce sont les choses engendrées, que de semence ou sans semence produit le ciel en se mouvant.

23. « Leur cire [23] et ce qui la modèle [24] ne sont pas toujours uniformes ; ce pourquoi au-dessous le signe idéal [25] plus ou moins reluit à travers :

24. « D’où il advient que, dans la même espèce, les arbres portent un fruit meilleur ou pire, et que vous naissez avec des génies divers.

25. « Si la cire était parfaitement disposée, et que le ciel fût dans sa plus haute vertu, la lumière du sceau paraîtrait tout entière ;

26. « Mais toujours amoindrie la rend la nature, opérant comme l’artiste qui a l’habitude de l’art et une main qui tremble.

27. « Si au contraire, avec son ardent amour et sa claire vue, la première vertu dispose et empreint, toute perfection alors s’acquiert [26].

28. « Ainsi jadis la terre fut faite apte à toute la perfection animale [27] ; ainsi conçut la Vierge.

29. « De sorte que je loue ton opinion, que l’humaine nature ne fut ni ne sera jamais telle qu’elle fut en ces deux personnes.

30. « Si plus avant je n’allais pas : — Comment donc, dirais-tu, celui-là [28] fut-il sans pair ?

31. « Mais, pour que clair devienne ce qui ne l’est pas, pense qui il était, et la cause qui le mut à demander, lorsqu’il lui fut dit : Demande !

32. « Point n’ai-je parlé de manière que tu ne pusses bien voir qu’était Roi celui qui demanda la science, afin de suffire à l’office de roi,

33. « Non pour savoir le nombre des moteurs de là-haut, ou si jamais le necesse avec un contingent engendre le necesse [29] ;

34. « Non si est dare primum motum esse [30], ou si du demi-cercle se peut faire un triangle qui n’ait pas un angle droit [31] :

35. « Ainsi donc, si tu remarques ce que j’ai dit et ceci [32], la royale sagesse est ce voir sans égal, que frappe la flèche de mon intention.

36. « Et si à surgit tu regardes d’une vue claire, tu verras qu’il se rapporte seulement aux rois qui sont nombreux, et les bons sont rares [33],

37. « Avec cette distinction prends mon dit ; et ainsi il peut subsister avec ce que tu crois du premier père et de notre bien-aimé [34].

38. « Et que ceci toujours te soit du plomb aux pieds, pour que lentement, comme un homme las, tu te meuves vers le oui et le non que tu ne vois pas [35] :

39. « Car, parmi les sots, bien bas est celui qui sans distinction affirme et nie, aussi bien l’un que l’autre,

40. « Parce qu’il arrive souvent que l’opinion hâtive ploie d’un côté faux, et ensuite l’affection [36] lie l’entendement.

41. « Beaucoup plus qu’en vain quitte le rivage, parce que point il ne revient tel qu’il est parti, celui qui va pour prêcher le vrai, et ne sait point l’art :

42. « Et de cela, dans le monde sont des preuves manifestes Parmenide [37], Mélissus [38] et Brisso [39], et bien d’autres, qui allaient et ne savaient où.

43. « Ainsi firent Sabellius et Arius [40] et ces insensés qui à l’Écriture furent comme des épées, rendant tors ce qui était droit.

44. « Qu’on ne juge point non plus avec trop d’assurance [41], comme celui qui dans un champ estime les blés avant qu’ils soient mûrs :

45. « Car j’ai vu tout l’hiver l’églantier d’abord se montrer âpre et rude, puis porter la rose sur sa cime :

46. « Et j’ai vu un vaisseau, après avoir, droit et rapide, couru la mer pendant toute sa route, périr enfin à l’entrée du port.

47. « Qu’en voyant l’un dérober, l’autre offrir, ne croient pas monna Berta et ser Martino [42] voir au fond du conseil divin :

« Car celui-là peut se relever, et celui-ci tomber. »




NOTES DU CHANT TREIZIÈME


3-13-1. Les quinze étoiles de première grandeur.

3-13-2. Les sept étoiles de la grande Ourse, qui jamais ne descend au-dessous de l’horizon.

3-13-3. L’ouverture de cette corne que forment les deux étoiles de la petite Ourse, situées des deux côtés du Pôle, ouverture qui commence ou qui a son centre à la pointe de l’axe sur lequel se meut la première roue, c’est-à-dire le Ciel, dit le premier Mobile.

3-13-4. Qu’il imagine que ces vingt-quatre étoiles ont fait de soi, dans le ciel, deux constellations en forme de couronne, semblables à celles qu’Ariane mourante fit avec la guirlande de fleurs qui ornait sa tête.

3-13-5. Fleuve de Toscane dont le cours est très lent.

3-13-6. Io Pæan ! — sorte d’exclamation en l’honneur d’Apollon.

3-13-7. « L’âme resplendissante de saint Thomas, qui m’avait raconté la vie de saint François. »

3-13-8. Adam.

3-13-9. En goûtant du fruit défendu.

3-13-10. Jésus-Christ.

3-13-11. Et avant de mourir, et après en mourant.

3-13-12. L’une et l’autre poitrine, c’est-à-dire « la nature humaine en Adam et en Jésus-Christ. »

3-13-13. Salomon.

3-13-14. Se confondre en une même vérité.

3-13-15. Toute créature corruptible et incorruptible.

3-13-16. Le Verbe.

3-13-17. Ce mot, dans le même sens, est de notre ancienne langue le sire Dieu, disait-on.

3-13-18. Le Père.

3-13-19. La Trinité.

3-13-20. Les neuf cieux de Ptolémée.

3-13-21. De Ciel en Ciel, jusque dans le dernier.

3-13-22. La lumière essentielle, éternelle, source des vertus informatrices, réfléchie de monde en monde, comme Dante l’a dit ailleurs, et affaiblie par ces réflexions, ne produit dans le monde le plus bas que des êtres imparfaits et de courte durée.

3-13-23. Leur matière.

3-13-24. La vertu qui informe la matière.

3-13-25. L’idée incréée, le Verbe, dont Dante a parlé plus haut.

3-13-26. Si le Ternaire divin, la puissance, l’intelligence, l’amour, dispose lui-même directement et empreint la matière, l’œuvre atteint toute la perfection.

3-13-27. Lorsque de la terre Dieu lui-même forma l’Homme, le plus parfait des animaux.

3-13-28. Salomon.

3-13-29. Si une prémisse nécessairement vraie avec une autre qui n’est pas nécessairement vraie, engendrent une conséquence nécessaire.

3-13-30. Si on doit admettre un premier mouvement, c’est-à-dire un mouvement qui ne soit pas produit par un autre mouvement.

3-13-31. Si dans un demi-cercle on peut inscrire un triangle rectiligne, qui n’ait pas nécessairement un angle droit, l’angle opposé au diamètre qui forme la base du triangle.

3-13-32. « Ce que je dis actuellement. »

3-13-33. Dans ce tercet et le précédent, le Poëte explique comment on doit entendre ce vers du chant X :

... A veder non surse’l secondo :
... Qui tant vit point ne surgit un second.

3-13-34. Jésus-Christ.

3-13-35. « Pour que tu sois long à affirmer et à nier ce que tu ne comprends pas. »

3-13-36. L’attachement à sa propre pensée.

3-13-37. Philosophe Éléate.

3-13-38. Melissus de Samos niait le mouvement.

3-13-39. Philosophe très ancien de qui parle Aristote. Posterior. Analitic, lib. I, cap. IX.

3-13-40. Sabellius niait la trinité des personnes divines, et Arius la divinité du Verbe.

3-13-41. Ceci s’applique à la question tant controversée du salut de Salomon.

3-13-42. Façon de parler équivalente à celle-ci : Le premier idiot venu.




CHANT QUATORZIÈME


1. Du centre à la circonférence et de la circonférence au centre, se meut l’eau dans un vase rond, selon qu’elle est frappée en dehors ou en dedans.

2. Ceci soudain me vint à l’esprit, sitôt que de Thomas se tut la glorieuse âme,

3. Par la similitude avec son parler et celui de Béatrice [1], à qui, après lui, il plut de commencer ainsi :

4. « Celui-ci a besoin, et ni sa voix ni sa pensée même ne vous le disent, d’aller à la racine d’une autre vérité.

5. « Dites-lui si la lumière dont se fleurit votre substance, avec vous demeurera éternellement comme elle est maintenant :

6. « Et si elle demeure, dites comment, lorsque vous serez redevenus visibles [2], il se pourra qu’elle ne vous soit pas à voir un empêchement [3]. »

7. Comme quelquefois, par plus d’allégresse poussés et tirés, ceux qui dansent en rond élèvent la voix, et dans leurs gestes s’animent de plus de gaieté ;

8. Ainsi, à la prompte et dévote prière, les Cercles saints montrèrent dans leur danse et leur merveilleux chant une joie nouvelle.

9. Qui se lamente de ce qu’ici l’on meurt pour vivre là-haut, ne voit pas quel y est le rafraîchissement de l’éternelle pluie.

10. Cet un et deux et trois qui toujours vit, et règne toujours en trois et deux et un [4], non circonscrit et circonscrivant tout,

11. Trois fois était chanté par chacun de ces esprits, avec une telle mélodie qu’à tout mérite elle serait une pleine récompense.

12. Et dans la plus divine lumière du Cercle le plus étroit [5], j’entendis une voix modeste, telle peut-être que fut celle de l’Ange à Marie,

13. Répondre : « Aussi longue que sera la fête du Paradis, aussi longtemps notre amour fera rayonner autour de soi un pareil vêtement.

14. « Son éclat suit l’ardeur, l’ardeur la vision, et celle-ci est égale à la grâce surajoutée à sa puissance.

15. « Lorsqu’elle aura revêtu la chair glorieuse et sainte, plus, étant complète, plaira notre personne ;

16. « Ce pourquoi s’accroîtra ce que de gratuite lumière nous donne le souverain Bien, lumière qui nous rend aptes à la voir :

17. « D’où doit croître la vision, croître l’ardeur qu’elle allume, croître le rayon [6] qui de l’ardeur vient.

18. « Mais comme le charbon qui jette de la flamme, et en éclat la surpasse tellement que distinct il y apparaît :

19. « Ainsi cette splendeur qui maintenant nous enveloppe, sera vaincue par l’éclat de la chair qu’aujourd’hui la terre recouvre :

20. « Et point ne nous fatiguera cette éclatante lumière, parce que seront forts les organes du corps à tout ce qui pourra nous délecter. »

21. Tant me parurent animés et prompts l’un et l’autre chœur à dire Amen que bien montrèrent-ils le désir des corps morts [7] ;

22. Peut-être non pour eux seuls, mais pour les mères, les pères, et les autres qui leur furent chers, avant qu’ils fussent des flammes éternelles [8].

23. Et voilà [9] qu’au-dessus de la lumière qui était là, en naît autour une autre de pareil éclat à la manière d’un horizon qui s’éclaircit.

24. Et comme, quand monte le premier soir [10], de nouveaux astres commencent à se montrer dans le ciel, de telle sorte que la vue paraît et ne paraît pas vraie [11] ;

25. Il me parut là commencer à voir de nouvelles substances [12] tourner en dehors des deux autres Cercles.

26. O vrai rayonnement de l’Esprit-Saint ! comme soudain son éclat frappa mes yeux, qui, vaincus, point ne le supportèrent !

27. Mais si belle et si riante à moi se montra Béatrice, que les choses alors vues doivent rester avec les autres que la pensée laissa derrière soi.

28. D’elle [13] mes yeux reprirent la force de se relever, et je me vis transporté seul avec ma Dame en une plus haute gloire.

29. Bien m’aperçus-je que j’avais monté, à l’éclat flamboyant de l’étoile, qui me sembla plus rouge que celles déjà vues.

30. De tout cœur, et dans ce langage qui est le même en tous [14], à Dieu j’offris un holocauste, tel qu’il convenait à la grâce nouvelle.

31. Et dans ma poitrine pas encore n’était épuisée l’ardeur du sacrifice, que je connus qu’il était accepté favorablement.

32. Au dedans de deux rayons m’apparaissant des splendeurs si vives et si rouges, que je dis ; « O Elios [15] qui ainsi les ornes ! »

33. Comme, distincte des petites et des grandes lumières [16], entre les pôles du monde blanchit Galaxie [17], de manière que, pour de très-savants, elle est un sujet de doutes [18] ;

34. Ainsi ces rayons constellés formaient dans la profondeur de Mars le signe vénérable que dans un cercle forment deux lignes qui se coupent carrément.

35. Ici ma mémoire vainc l’esprit ; car sur cette croix tellement luisait le Christ, que je ne sais trouver rien à y comparer :

36. Mais qui prend sa croix et suit le Christ, m’excusera d’y renoncer, lorsque sur cet arbre il verra le Christ rayonner comme l’éclair.

37. D’un bras à l’autre, et du sommet au pied, se mouvaient des lumières, scintillant fortement lorsqu’elles se joignaient et se croisaient :

38. Ainsi se voient ici, droites et torses, rapides et lentes, longues et courtes, changeantes à la vue, les parcelles des corps

39. Se mouvoir dans le rayon duquel parfois se borde l’ombre que pour leur défense se font les hommes avec art et industrie [19].

40, Et comme la gigue [20] et la harpe, avec plusieurs cordes harmoniquement tendues, rendent un son doux à tel qui ne distingue pas les notes,

41. Ainsi des lumières qui là m’apparurent, se formait, sur la croix, une mélodie qui me ravissait sans entendre l’hymne.

42. Je reconnus qu’elle contenait de hautes louanges, parce qu’à moi venait : Tu ressuscites et vaincs [21] comme à quelqu’un qui ouït et n’entend pas.

43. De cela tant je m’enamourais, que jusque-là nulle chose ne me lia de si doux liens.

44. Peut-être ma parole paraîtra trop hardie, mettant après [22] le plaisir des beaux yeux dont la vue apaise mon désir :

45. Mais qui pense que, plus ils s’élèvent, plus les sceaux vivants [23] de toute beauté sont féconds, et que je ne m’étais point retourné vers ceux-là [24],

46. Peut m’excuser de ce dont je m’accuse pour m’excuser, et voir qu’est vrai ce que je dis, le plaisir saint n’étant point ici pleinement épanoui,

47. Parce qu’en montant il devient plus pur [25].




NOTES DU CHANT QUATORZIÈME


3-14-1. Les bienheureux formant un cercle autour de Béatrice et de Dante, la voix de saint Thomas allait de la circonférence au centre et celle de Béatrice du centre à la circonférence.

3-14-2. « Lorsque vous aurez repris votre corps visible. »

3-14-3. A cause de son éclat éblouissant.

3-14-4. La Trinité divine.

3-14-5. Cette plus divine lumière est celle de Salomon, qui était dans le cercle le plus près de Dante, et par conséquent le plus étroit.

3-14-6. La splendeur dont rayonnent les bienheureux.

3-14-7. Le désir de recouvrer leurs corps.

3-14-8. Avant qu’ils fussent devenus, dans le ciel, de pures substances éternellement lumineuses.

3-14-9. Ici le poète peint son passage du Soleil dans Mars.

3-14-10. A l’entrée du soir.

3-14-11. Qu’on est incertain si on voit réellement.

3-14-12. De nouveaux esprits.

3-14-13. De Béatrice.

3-14-14. Le langage intérieur, indépendant des paroles.

3-14-15. Un des noms de Dieu dans l’Écriture. Le même mot, en grec, signifie Soleil.

3-14-16. Étoiles.

3-14-17. La Voie lactée.

3-14-18. Dans le Convito, trat. II, ch. V, Dante embrasse l’opinion qui attribue la blancheur de la Voie lactée à l’amoncellement d’une infinité d’étoiles très petites.

3-14-19. L’ombre formée par les contrevents, les volets, etc., avec lesquels les hommes se défendent contre une très vive lumière, offre souvent sur ses bords un rayon de soleil, où se jouent une multitude de petits corps que l’œil distingue à peine.

3-14-20. Ancien instrument de musique.

3-14-21. Ces paroles, adressées au Christ, célèbrent son triomphe sur la mort.

3-14-22. « Mettant après le plaisir que je ressentis alors, celui que me causent tes beaux yeux, » etc.

3-14-23. Les cieux, où résident les vertus informatrices.

3-14-24. Vers les yeux de Béatrice.

3-14-25. Le sens paraît être que, dans le Ciel où Dante était alors, la beauté de Béatrice n’apparaissait pas dans tout son éclat, parce qu’elle allait croissant à mesure que Béatrice montait de sphère en sphère, et qu’ainsi le plaisir saint qu’il éprouvait à la contempler n’avait pas encore atteint son dernier terme. — Au reste, les commentateurs varient dans l’interprétation de ce passage obscur.




CHANT QUINZIÈME


1. Une bénigne volonté, dans laquelle toujours se manifeste l’amour qui droitement inspire, comme dans une mauvaise la cupidité,

2. Imposa silence à cette douce lyre, et fit reposer les saintes cordes que la droite du ciel [1] relâche et tend.

3. Comment à de justes prières seraient-elles sourdes, ces substances qui, pour me donner le désir de les prier, se turent de concert ?

4. Bien est que sans fin pleure, qui, par amour de ce qui ne dure pas éternellement, de ce droit amour se dépouille.

5. Tel que dans le ciel tranquille et pur, quelquefois court subitement un feu, qui meut les yeux auparavant en repos,

6. Et semble une étoile qui change de lieu, si ce n’est qu’en celui où il s’allume aucune ne se perd, et que lui dure peu.

7. Tel, du bras qui s’étend à droite, au pied de cette croix courut un astre de la constellation qui là resplendit :

8. Et de son ruban [2] point ne sortit la gemme, mais dans la bande brillante elle courut, semblable à un feu derrière l’albâtre.

9. Ainsi s’avança la pieuse ombre d’Anchise (si mérite foi notre plus grande Muse) lorsque dans l’Élysée il aperçut son fils.

10.

 « O sanguis meus, o super infusa
Gratia Dei sicut tibi, cui
Bis unquam cœli janua reclusa [3] ? »

11. Ainsi cette lumière ; ce qui attira sur elle mon attention : puis je tournai le visage vers ma Dame, et d’ici et de là [4] je fus stupéfait :

12. Car dans ses yeux brillait une telle joie, que je crus avec les miens toucher le fond de ma grâce et de mon Paradis.

13. Ensuite l’esprit, délectable à ouïr et à voir, ajouta des choses que je ne compris point, si profondes étaient ses paroles :

14. Et non par choix il se cacha de moi, mais par nécessité, ses pensées surpassant la portée des mortels.

15. Lorsque assez détendu fut l’arc de l’ardente affection, pour que le parler descendît à la portée de notre intelligence,

16. La première chose que j’entendis fut : « Béni sois-tu, toi trin et un, qui envers ma semence es si bon ! »

17. Et il continua : « Un doux désir, depuis longtemps conçu en lisant dans le grand livre où ni blanc ni noir jamais ne se change [5],

18. « Tu as satisfait, mon fils, au dedans de cette lumière dans laquelle je te parle, grâces à celle qui pour le haut vol te revêtit d’ailes.

19. « Tu crois que ton penser vient à moi de celui qui est le premier [6], comme de l’Un, si on le connaît, rayonnent le cinq et le six [7] :

20. « Et pour cela point tu ne me demandes qui je suis et pourquoi je me montre à toi plus rempli d’allégresse qu’aucun autre de cette troupe joyeuse.

21. « Est vrai ce que tu crois, que ceux de cette vie, petits et grands, voient dans le miroir [8] où avant que tu penses ton penser se découvre :

22. « Mais, afin que l’amour sacré, dans lequel je veille en perpétuelle contemplation, et qui m’altère d’un doux désir, se rassasie mieux,

23. « Que ta voix hardie et joyeuse avec assurance exprime la volonté, exprime le désir, auquel ma réponse est déjà décrétée, »

24. Je me tournai vers Béatrice ; et elle m’entendit avant que je parlasse, et me sourit un signe qui fit croître les ailes de mon vouloir ;

25. Puis je commençai ainsi : — L’amour et le savoir, lorsque vous apparut la première égalité, d’un même poids en chacun de vous se firent,

26. Parce que, dans le soleil [9] qui vous illumina et vous embrasa de sa chaleur et de sa lumière, ils sont si égaux qu’imparfaites sont toutes ressemblances.

27. Mais le désir et le savoir ont dans les mortels, par la cause à vous manifeste, des ailes diversement emplumées [10] :

28. D’où moi, qui suis mortel, je sens en moi cette inégalité, et pour cela ne rends grâces qu’avec le cœur de l’accueil paternel.

29. Je te supplie, vivante topaze, qui ornes ce précieux joyau [11], de me rassasier de ton nom [12].

30. « O mien rameau, en qui je me suis complu durant l’attente même, je fus ta racine : » ainsi, répondant, commença-t-il.

31 Puis il me dit : « Celui de qui ta race tire son nom [13], et qui, cent ans et plus, a tourné autour du mont, sur la première corniche [14],

32. « Fut mon fils et ton bisaïeul : bien convient-il que par tes œuvres tu lui abrèges la longue fatigue.

33. « Florence, au dedans de l’antique enceinte d’où elle entend encore tierce et none [15], vivait en paix sobre et pudique.

34. « Elle n’avait ni chaîne ni couronne [16], ni femmes attifées, ni ceinture qui attirât les regards plus que la personne.

35. « La fille, en naissant, ne faisait point encore peur au père, le temps et la dot, en deçà et en delà, ne s’éloignant pas de la mesure [17].

36. « On n’y voyait point de maisons vides de famille [18] : n’était pas encore venu Sardanapale pour montrer ce qu’on peut faire dans une chambre [19].

37. « N’avait pas encore vaincu Montemalo, votre Uccellatoio, qui, comme il l’a vaincu à monter, le vaincra à descendre [20].

38. « J’ai vu Bellincion Berti [21] aller ceint de cuir et d’os [22], et sa femme revenir du miroir sans que son visage fût peint ;

39. « Et j’ai vu les Nerli et les del Vecchio contents d’une simple peau [23], et leurs femmes du fuseau et de la quenouille,

40. « O fortunées ! chacune d’elles était assurée de sa sépulture [24], et aucune encore n’était pour la France délaissée dans le lit [25].

41. « L’une veillait au soin du berceau, et consolait l’enfant en ce premier langage qui ravit les pères et les mères.

42. « L’autre, de la quenouille tirant la chevelure, discourait avec sa famille, des Troyens et de Fiésole et de Rome.

43. « Autant à merveille eût été alors une Cianghella [26], un Lapo Salterello [27], qu’aujourd’hui le seraient un Cincinnatus et une Cornélie.

44. « D’une si reposée, d’une si belle vie entre citoyens, d’une communauté si sûre, d’une si douce demeure,

45. « Marie, appelée à grands cris [28], m’ouvrit l’entrée ; et dans votre antique baptistère ensemble je fus chrétien et Cacciaguida [29].

46. « Moronto fut mon frère, et Élisée : ma femme vint à moi du Val de Pô [30], et de là ton surnom.

47. « Puis je servis l’empereur Conrad [31] et il me ceignit chevalier dans sa milice, tant par bien ouvrer lui fus-je à gré.

48 « A suite j’allai combattre l’iniquité de cette loi, dont le peuple usurpe, par la faute du Pasteur [32], votre juste droit [33].

49. « Là, par cette gent impure, je fus arraché du monde trompeur, dont l’amour souille tant d’âmes,

« Et du martyre je vins à cette paix. »




NOTES DU CHANT QUINZIÈME


3-15-1. Que Dieu accorde comme nous accordons un instrument.

3-15-2. Du rayon qui formait la croix.

3-15-3. « O mon sang ! ô surabondante grâce de Dieu ! à qui, comme à toi, la porte du ciel fut-elle jamais ouverte deux fois ? »

3-15-4. « En regardant la lumière, l’esprit bienheureux qui venait de me parler, et en regardant ma Dame. »

3-15-5. Le livre immuable de la prédestination, où l’on n’écrit point, où l’on n’efface point, c’est-à-dire : « où l’on n’ajoute et d’où l’on ne retranche jamais rien. »

3-15-6. De Dieu, qui est le premier penser, la première intelligence.

3-15-7. Comme de l’unité sortent tous les nombres.

3-15-8. L’éternelle prévision divine.

3-15-9. Dieu, en qui, tout étant infini, rien n’est ni plus petit ni plus grand

3-15-10. Ne s’élèvent pas d’un même vol, le savoir restant en arrière du désir.

3-15-11. La croix.

3-15-12. « De rassasier le désir que j’ai de connaître ton nom, »

3-15-13. Le surnom d’Alighieri.

3-15-14. Dans le premier Cercle du Purgatoire, où les Superbes portent sur la tête un poids énorme qui les force de se courber. On ignore pourquoi Dante place son bisaïeul dans ce Cercle.

3-15-15. Sur les vieux murs de Florence, dit une ancienne glose, est une église appelée Badia, l’Abbaye, laquelle sonne tierce et none, et les autres heures, auxquelles les ouvriers des Arts entrent dans leurs ateliers et en sortent.

3-15-16. Ornements de femmes.

3-15-17. On se tenait dans la juste mesure, d’un côté le mariage n’étant pas prématuré, ni d’un autre côté la dot excessive.

3-15-18. C’est-à-dire, selon le sens le plus communément adopté, que le luxe et le faste n’avaient pas encore introduit l’usage de ces vastes pièces inhabitées, qui ne servent que pour la pompe.

3-15-19. Les secrètes débauches étaient inconnues.

3-15-20. Du Montemalo, aujourd’hui le Monte-Mario, on découvre, en venant de Viterbe, tout Rome, comme en venant de Bologne on découvre, du mont Uccellatoio, tout Florence. Le Poète veut dire que, comme, Florence a vaincu Rome par ses magnificences, elle la vaincra par la rapidité et la profondeur de sa chute.

3-15-21. De la noble famille des Ravignani, et père de la fameuse Gualdrade. — Voy. Enfer, chant XVI, v. 37.

3-15-22. Ceint d’une ceinture de cuir, avec une agrafe d’os.

3-15-23. Sans broderie ou autres ornements.

3-15-24. Ne craignait point de mourir dans l’exil.

3-15-25. Les maris ne quittaient pas leurs femmes pour aller trafiquer en France.

3-15-26. De la famille des della Tosa. Mariée à Lito des Alidori, d’Imola, elle lui survécut, et mena dans son veuvage la vie la plus dissolue.

3-15-27. Jurisconsulte florentin très-processif et très-médisant.

3-15-28. Pendant le travail de l’enfantement.

3-15-29. « Je reçus, avec le baptême qui me fit chrétien, le nom de Cacciaguida. »

3-15-30. Probablement de Ferrare.

3-15-31. L’empereur Conrad III, qui combattit contre les Turcs.

3-15-32. Le Pape.

3-15-33. « Les lieux saints, qui vous appartiennent justement. »




CHANT SEIZIÈME


1. O notre chétive noblesse de sang, que de toi l’on se glorifie ici-bas où languit notre amour,

2. Jamais ne me sera-ce chose merveilleuse, puisque là où point ne dévie le désir, je dis dans le ciel, je m’en glorifiai.

3. Bien es-tu un manteau qui se raccourcit vite, si de jour en jour on n’y ajoute, le temps autour promenant ses ciseaux.

4. Par « vous, » dont Rome usa la première [1] et dans lequel moins persévèrent ses habitants [2], recommencèrent mes paroles :

5. D’où Béatrice, qui était un peu à l’écart, parut être celle qui toussa à la première faute écrite de Ginevra [3].

6. Je commençai : — Vous êtes mon père ; de parler vous me donnez toute hardiesse ; vous m’élevez au-dessus de moi-même :

7. Par tant de ruisseaux mon âme se remplit d’allégresse, qu’elle se réjouit de soi, de ce qu’elle peut la supporter sans se briser.

8. Dites-moi donc, ô ma tige chérie ! quels furent vos ancêtres, et quelles années se comptaient dans votre enfance [4] ?

9. Dites-moi ce qu’était alors la bergerie de saint Jean [5], et qui en elle étaient les gens dignes des plus hauts sièges ?

10. Comme s’avive au souffle des vents le charbon dans la flamme, ainsi vis-je à mes caressantes paroles resplendir cette lumière.

11. Et comme à mes yeux elle se fit plus belle, ainsi d’une voix plus douce et plus suave, mais non dans ce moderne langage [6],

12. Elle me dit : « Du jour où il fut dit Ave [7] à l’enfantement par lequel ma mère, maintenant sainte, s’allégea de moi, qu’alors elle portait,

13. « Cinq cent cinquante et trente fois ce feu vint à son Lion, pour se renflammer sous ses pieds [8].

14. « Mes anciens et moi nous naquîmes dans le lieu où premièrement trouve le dernier quartier celui qui court votre jeu annuel [9].

15. « De mes ancêtres, il suffit d’ouïr ceci : ce qu’ils furent et d’où ils vinrent, plus honnête est-il de s’en taire que d’en discourir.

16. « Tous ceux qui en ce temps, propres à porter les armes, vivaient là entre Mars et Baptiste [10], étaient le cinquième de ceux aujourd’hui vivants.

17. « Mais la commune [11] maintenant mêlée de ceux de Campi et de Certaldo et de Figghine, se voyait pure alors dans le dernier artisan.

18. « Combien il serait mieux que marquassent vos confins Galluzzo et Trepiano [12], et que vos voisins seulement fussent ceux dont je parle,

19. « Que de les avoir dedans, et de supporter la puanteur du vilain d’Aguglione [13] et de celui de Signa [14], qui pour fourber a l’œil si perçant !

20. « Si la gent qui dans le monde le plus forligne [15], n’eût pas été marâtre à César, mais bénigne comme une mère à son fils,

21. « Tel a été fait Florentin, et change [16] et trafique, qui serait retourné à Simifonte [17], où son aïeul allait mendiant.

22. « Montemurlo serait encore aux comtes [18], seraient les Cerchi dans la Piève d’Agone [19], et peut-être dans Valdigrieve [20] les Buondelmonti.

23. « Toujours la confusion des personnes fut le principe des maux de la cité, comme dans le corps l’aliment qui se surajoute.

24. « Taureau aveugle plus vite tombe qu’aveugle agneau, et souvent tranche plus et mieux une épée que cinq.

25. « Si tu regardes Luni [21] et Urbisaglia [22], comme elles s’en sont allées, et comme après elles s’en vont Chiusi [23] et Sinigaglia [24],

26. « Ouïr comment les familles déclinent ne te paraîtra chose nouvelle ni étrange, puisque les cités ont un terme.

27. « Toutes vos choses ont leur mort comme vous ; mais elle vous est voilée en quelques-unes qui durent longtemps, et vos vies sont courtes.

28. « Et comme le mouvement du ciel de la Lune couvre et découvre sans cesse les rivages [25], ainsi de Florence fait la fortune :

29. « Par quoi ne doit t’étonner ce que je dirai des grands Florentins dont la renommée se cache dans le temps.

30. « J’ai vu les Ughi et j’ai vu les Catellini, les Filippi, les Greci, les Ormanni et les Alberichi, citoyens illustres, déjà sur le déclin ;

31. « Et j’ai vu aussi grands qu’anciens ceux de la Sannella et ceux de l’Arca, et les Soldanieri et les Ardinghi et les Bostichi [26].

32. « Au-dessus de la porte maintenant chargée d’une nouvelle félonie [27], si pesante que bientôt s’enfoncera la barque [28],

33. « Étaient les Ravignani, de qui est descendu le comte Guido, et quiconque ensuite a pris le nom du grand Bellincione [29].

34. « Savaient ceux de la Pressa comment l’on doit gouverner, et dans sa maison Galigaïo avait déjà la garde et le pommeau dorés [30],

35. « Grande était déjà la colonne de vair [31] ; grands les Sacchetti, les Giuochi, les Sifanti, et les Barucci, et les Galli, et ceux qui rougissent à cause du boisseau [32].

36. « La souche [33] d’où sortirent les Calfucci était déjà grande et déjà sur les chaires curules étaient montés les Sizi et les Arrigucci :

37. « Oh ! quels ai-je vus ceux qu’a abattus leur orgueil [34]. Les boules d’or [35], par toutes leurs hautes actions aidaient à florir Florence !

38. « Ainsi faisaient les pères de ceux qui, toutes les fois que votre Église vaque, assemblés s’engraissent [36].

39. « La race outrecuidante [37], qui se fait dragon à qui fuit, et, envers qui montre ou la dent ou la bourse, s’apaise comme un agneau,

40. « S’élevait déjà, mais de petite gent, de sorte que point ne plut à Ubertino Donato que son beau-père le fit leur parent [38].

41. « Déjà, dans le marché, Caponsacco était descendu de Fiésole, et déjà distingués parmi les citoyens étaient Guida [39] et Infangato.

42. « Je dirai une chose incroyable et vraie : dans la petite enceinte on entrait par une porte qui tirait son nom de ceux de la Pera [40].

43. « Tous ceux qui portent dans leur écusson la belle enseigne du grand Baron, dont la fête de Thomas renouvelle le nom et les louanges,

44 « Tinrent de lui la chevalerie et le privilège, bien qu’au peuple se soit réuni celui qui l’entoure d’une bande [41].

45. « Déjà existaient les Gualterotti et les Importuni, et serait encore le Borgo [42] plus tranquille, si ne fussent survenus de nouveaux voisins [43].

46. « La maison d’où naquirent vos pleurs, par la juste colère qui tant de vous a conduits à la mort, et a mis fin à votre vivre joyeux,

47. « Était honorée, elle et son parentage [44]. O Buondelmonte, qu’à mal tu as fui ses noces par l’instigation d’autrui [45] » !

48. « Beaucoup seraient joyeux qui sont tristes, si à Ema [46] Dieu t’avait donné [47] la première fois que tu vins à la ville :

49. « Mais à cette pierre mutilée qui garde le pont [48], Florence au terme de sa paix devait une victime.

50. « Avec ces gens et avec d’autres encore, j’ai vu Florence dans un tel repos, qu’elle n’avait point de sujet de pleurer :

51. « Avec ces gens, j’ai vu le peuple si juste et si glorieux, que jamais à la hampe le lis n’était placé à rebours [49],

« Ni par la division fait vermeil [50]. »




NOTES DU CHANT SEIZIÈME


3-16-1. Dans les constitutions des Empereurs et des Papes.

3-16-2. C’est-à-dire qu’à l’époque où Dante écrivait, les Romains employaient moins que les autres peuples vous au lieu de tu.

3-16-3. Dante compare Béatrice à la femme de chambre qui, entendant le baiser que Ginevra reçut de son amant, toussa en riant de cette première faute écrite, racontée dans le roman de Lancelot. La faute de Dante est d’employer le mot vous au lieu de tu.

3-16-4. « En quelle année vous naquîtes. »

3-16-5. La ville de Florence, placée sous le patronage de saint Jean-Baptiste.

3-16-6. Le latin était encore d’usage vulgaire au temps de Cacciaguida.

3-16-7. Du jour de l’Incarnation.

3-16-8. Ce feu est la planète de Mars, à laquelle le Poète assigne pour lieu la constellation du Lion, et au-dessous de laquelle elle revient dès lors après avoir accompli sa révolution périodique d’environ deux ans moins quarante-trois jours : ce qui reporte la naissance de Cacciaguida à l’année 1090 ou 1091, sous le règne, en effet, de l’empereur Conrad.

3-16-9. Florence était anciennement divisée en quartiers, sesti ou sestieri. Cacciaguida dit que sa maison était située dans le dernier, le quartier de la porte Saint-Pierre, à l’endroit où le trouvent, par où y entrent, ceux qui courent le palio, à la fête de saint Jean-Baptiste.

3-16-10. Entre le Ponte-Vecchio, où était la statue de Mars, et le Baptistère.

3-16-11. Le corps des citoyens, la population jouissant du droit de cité.

3-16-12. Lieux situés aux portes de la ville.

3-16-13. Messer Baldo d’Aguglione.

3-16-14. Messer Bonifacio da Signa.

3-16-15. La Papauté, qui, plus que tout le reste, a dégénéré.

3-16-16. Le commerce de change ou de banque était, comme on sait, très-pratiqué à Florence.

3-16-17. Bourg de Toscane.

3-16-18. Le château de Montemurlo appartenait aux comtes Guidi. Ne pouvant le défendre contre ceux de Pistoie, ils le vendirent à Florence, ce qu’ils n’eussent point fait s’ils eussent pu jouir de la protection de l’Empereur, dont le pouvoir était combattu par les Papes.

3-16-19. Piève signifie paroisse, commune, et pivier ou piever l’étendue de la juridiction communale.

3-16-20. Le Valdigrieve, dont les Buondelmonti étaient originaires est situé dans le territoire de Florence.

3-16-21. Ancienne capitale de la Lunigiana, alors en décadence et maintenant détruite.

3-16-22. Aujourd’hui gros bourg dans le diocèse de Macerata, et, au temps de Dante, ville considérable, mais déjà penchant vers sa ruine.

3-16-23. Petite ville de l’État de Sienne, autrefois puissante.

3-16-24. Ville sur le bord de l’Adriatique, dans le duché d’Urbin.

3-16-25. Par le flux et le reflux qui correspondent aux phases de la Lune.

3-16-26. Familles depuis tombées dans l’oubli.

3-16-27. La maison des Ravignani, située au-dessus de la porte Saint-Pierre, passa par Berti Bellincione aux comtes Guidi. Elle était, au temps de Dante, habitée par les Cerchi, surnommés Neri, parce qu’ils étaient du parti des Noirs ; et c’est pourquoi Dante, qui appartenait au parti contraire, les taxe de félonie.

3-16-28. Que bientôt périra la république.

3-16-29. Des Ravignani descendit Bellincione Berti, et de celui-ci, par sa fille, descendirent les comtes Guidi, lesquels, héritant de ses biens et de son nom, se firent appeler ou simplement Berti, ou Guidi Berti.

3-16-30. Privilège des chevaliers.

3-16-31. Les Billi ou Pigli dont les armoiries étaient une colonne de vair dans un écu rouge.

3-16-32. A cause du boisseau que falsifia un de leurs ancêtres, en en ôtant une douve : selon les uns les Tosinghi, et selon d’autres les Chiaramontesi.

3-16-33. Les Donati.

3-16-34. Les Uberti, selon la glose du manuscrit du Mont-Cassin.

3-16-35. Suivant la même glose, les Lamberti, qui portaient des boules d’or dans leurs armoiries. — Fiorian Fiorenze ; le Poète joue ici sur le nom de Florence, lequel dérive de Fiore, fleur.

3-16-36. Les Visdomini, les Tosinghi et les Cortigiani. Fondateurs et patrons de l’évêché de Florence, lorsqu’il vaquait, ils se rassemblaient en qualité d’économes et d’administrateurs, dans le palais épiscopal, et y faisaient grasse vie jusqu’à ce que le nouvel évêque fût entré en possession.

3-16-37. Les Carriciuli et les Adimari.

3-16-38. Messer Bellincione, qui avait marié une de ses filles à Ubertino Donati, maria ensuite l’autre à l’un des Adimari, lequel devint ainsi le beau-frère de Donati, que cette alliance irrita beaucoup.

3-16-39. Guida Guidi.

3-16-40. La Porta Peruzza. Telle était la simplicité de ces premiers temps, qu’une des portes de la ville portait le nom d’une famille privée.

3-16-41. Le Poète indique ici les familles Pulci, Nerli, Gangalandi, Giandonati et della Bella, qui écartelaient leurs armoiries de celles du baron impérial Ugo, mort, en Toscane, vicaire de l’empereur Otton III, et dont le nom et la gloire étaient rappelés, le jour de saint Thomas, par un anniversaire solennel. Dante ajoute que toutes ces familles reçurent d’Ugo les honneurs de la chevalerie et le privilège de noblesse ; bien que, au temps du Poète, Gianno della Bella, dont l’écusson était entouré d’une bande d’or, se fût détaché des nobles pour s’unir au peuple.

3-16-42. Le Borgo sant’ Apostolo.

3-16-43. Les Buondelmonti.

3-16-44. La famille des Amideï, maintenant déchue et bannie, était alors en honneur. Buondelmonte de’ Buondelmonti, engagé par sa parole à épouser une jeune fille de cette maison, y ayant manqué pour se marier à une Donati, fut tué en trahison par les Amideï, ce qui engendra dans Florence les sanglantes divisions des Guelfes et des Gibelins.

3-16-45. Ce fut, dit-on, la mère de la jeune Donati qui poussa Buondelmonte à violer la parole qui le liait aux Amideï.

3-16-46. Fleuve qu’on passe en venant à Florence de Montebuono, bourg où Buondelmonte avait ses possessions, et où peut-être il était né.

3-16-47. « Si tu t’étais noyé dans l’Ema. »

3-16-48. La base de l’ancienne statue de Mars, à l’entrée du Ponte-Vecchio, près de laquelle fut tué Buondelmonte.

3-16-49. C’est-à-dire que Florence n’était jamais vaincue dans ses guerres. Elle avait un lis pour armoiries, et, comme après une défaite l’usage est que le vainqueur renverse les enseignes conquises, le lis n’était jamais placé à rebours.

3-16-50. Les armoiries de la Commune, dans l’étendard du peuple, étaient un lis blanc en champ rouge ; mais le parti guelfe ayant prévalu, il y substitua un lis rouge en champ blanc.




CHANT DIX-SEPTIÈME


1. Tel que vint à Climènes, pour s’éclaircir de ce qu’il avait entendu contre soi [1], celui qui encore rend les pères peu faciles aux prières de leurs fils [2] ;

2. Tel étais-je, et tel paraissais-je à Béatrice et à la sainte lampe qui auparavant avait pour moi changé de place [3].

3. Ce pourquoi ma Dame : « Exhale au dehors, me dit-elle, l’ardente vapeur de ton désir, de manière qu’en sortant elle offre bien l’image de l’interne empreinte ;

4. « Non que notre connaissance croisse par ton parler, mais afin que, t’enhardissant à dire ta soif, on te verse à boire. »

5. — O chère tige mienne, qui tellement t’élèves, que, comme voient les esprits terrestres qu’un triangle ne peut contenir deux angles obtus,

6. Ainsi tu vois, avant qu’elles soient, les choses contingentes, regardant le point [4] à qui tous les temps sont présents,

7. Tandis que j’étais avec Virgile en haut sur le mont où se guérissent les âmes, et en descendant dans le monde mort,

8. Me furent dites, touchant ma vie future des paroles qui me pèsent, quoique je me sente bien affermi contre les coups du sort.

9. Pour quoi mon désir sera satisfait d’entendre quelle fortune s’approche de moi ; car flèche prévue vient plus lentement [5].

10. Ainsi dis-je à cette même lumière qui auparavant m’avait parlé, et, comme le voulait Béatrice, mon désir fut confessé.

11. Non par ces ambages où jadis s’engluait la gent insensée [6], avant que fût mis à mort l’Agneau de Dieu, qui ôte les péchés,

12. Mais par de claires paroles et en langage précis répondit cet amour paternel, enveloppé et brillant de sa propre allégresse :

13. « La contingence, qui hors du livre de votre matière point ne s’étend [7], est toute peinte dans l’éternelle présence [8].

14. « Elle n’en contracte cependant aucune nécessité, non plus que de l’œil où il se réfléchit, le navire qui descend le courant [9].

15. « De là, comme à l’oreille la douce harmonie de l’orgue, vient à ma vue le temps qui pour toi se prépare.

16. « Tel qu’Hippolyte sortit d’Athènes par la perfidie d’une barbare marâtre, tel tu dois sortir de Florence.

17. « Cela l’on veut, et cela déjà l’on cherche ; et bientôt l’obtiendra qui le pourpense là où du Christ tous les jours on trafique [10].

18. « Le cri public, comme de coutume, imputera la coulpe à l’offensé ; mais au vrai rendra témoignage Celui qui dispense la vengeance [11].

19. « Tu laisseras toute chose le plus chèrement aimée, et c’est là le trait que l’arc de l’exil décoche le premier.

20. « Tu éprouveras combien d’autrui le pain est amer, et quel dur chemin est le monter et le descendre par l’escalier d’autrui.

21. « Et ce qui te pèsera le plus, ce sera la compagnie méchante et stupide avec laquelle tu tomberas en cette vallée ;

22. « Qui, toute ingrate, toute folle et impie, se tournera contre toi ; mais peu après, elle, non toi, en aura les tempes fracassées [12].

23. « De sa bestialité l’événement sera la preuve, de sorte qu’il te sera beau d’être resté seul à part.

24. « Ta première hôtellerie et ton premier refuge sera la courtoisie du grand Lombard, qui sur l’échelle porte le saint oiseau [13].

25. « Si bénignement il te regardera, que, du faire et du demander, entre vous deux sera le premier celui qui entre les autres est le plus tardif [14].

26. « Avec lui tu verras celui [15] qui, en naissant, de cette étoile valeureuse [16] tellement reçut l’empreinte, qu’illustres seront ses œuvres.

27. « Point ne s’en est-on encore aperçu à cause de l’âge tendre, autour de lui ces roues ayant tourné neuf années seulement.

28. « Mais avant que le Gascon [17] trompe le haut Henri, il fera de sa vertu briller des étincelles, n’ayant souci ni d’argent, ni de fatigues.

29. « Si connues seront ses magnificences, que ses ennemis mêmes n’en pourront tenir leurs langues muettes.

30. « Attends-toi à lui et à ses bienfaits : par lui beaucoup de gens seront transformés, riches et mendiants changeant de condition.

31. « Tu porteras de lui ceci écrit en ta mémoire, mais point ne le diras. » Et il dit des choses incroyables à ceux mêmes qui en seront témoins.

32. Puis il ajouta : « Mon fils, ce sont là les gloses de ce qui t’a été dit ; voilà les embûches cachées derrière un petit nombre d’années.

33. « Je ne veux cependant pas que tu envies tes concitoyens, puisque ta vie doit dans l’avenir s’étendre bien au delà du châtiment de leurs perfidies [18]. »

34. Après qu’en se taisant l’âme sainte eut montre qu’elle avait achevé la trame de la toile dont je lui avais présenté la lisse,

35. Je commençai comme celui qui, doutant, désire conseil d’une personne qui droitement voit, et veut, et aime :

36. — Bien vois-je, mon père, comme vers moi le temps se hâte, pour me porter un de ces coups d’autant plus rudes, que plus soi-même on s’abandonne :

37. Par quoi de prévoyance il est bon que je m’arme, de sorte que si m’est ravi le lieu le plus cher, je ne perde point les autres par mes vers [19].

38 « En bas, dans le monde sans fin amer, et sur le mont du sommet duquel m’enlevèrent les yeux de ma Dame [20],

39. Et ensuite dans le ciel, de lumière en lumière [21], j’ai appris ce qui, si je le redis, à beaucoup sera d’aigre saveur :

40. Et si du vrai je suis ami timide, je crains d’être privé de la vie [22] parmi ceux qui ce temps appelleront ancien.

41. La lumière dans laquelle exultait mon trésor [23] que je trouvai là, resplendit d’abord, comme aux rayons du soleil un miroir d’or,

42. Puis répondit : « La conscience noircie ou par sa propre honte, ou par celle d’autrui, sentira certainement ta rude parole ;

43. « Néanmoins, le mensonge écarté, publie toute la vision, et où est la gale laisse gratter [24].

44. « Que si ta voix [25] est âpre au premier goût, digérée elle laissera ensuite une nourriture vitale.

45. « Ce tien cri fera comme le vent, qui plus fortement frappe les plus hautes cimes ; et ce ne te sera pas un médiocre honneur.

46. « Dans ces roues [26], sur le mont et dans la vallée de douleur, t’ont été montrées seulement les âmes connues par la renommée,

47. « Parce que l’esprit de celui qui ouït, point ne se repose dans une ferme foi par un exemple qui ait sa racine inconnue et cachée,

« Ni par aucun autre argument qui ne soit pas sensible. »




NOTES DU CHANT DIX-SEPTIÈME


3-17-1. Menacé de malheurs futurs par de vagues prédictions, Dante attend de Cacciaguida les éclaircissements qu’il lui a demandés à ce sujet, et il compare son anxiété à celle de Phaéton allant trouver sa mère Climènes pour savoir d’elle s’il était véritablement fils d’Apollon, ce qu’Épaphos lui avait nié.

3-17-2. L’exemple de Phaéton foudroyé pour avoir mal guidé le char du Soleil, que son père Apollon, cédant à ses prières, lui avait permis de conduire, fait encore que difficilement les pères accordent à leurs fils ce que ceux-ci leur demandent.

3-17-3. A Cacciaguida, qui était sorti de la croix lumineuse pour s’approcher de lui.

3-17-4. Ce point auquel l’esprit, en montant toujours, parvient, après avoir traversé tous les cieux, et sur lequel il fixe ses regards, est Dieu ; et c’est pourquoi nous traduisons littéralement à qui, et non pas en qui.

3-17-5. Moins forte est l’impression d’un mal prévu, comme moins profonde est la blessure que fait une flèche qui vient lentement.

3-17-6. Les oracles obscurs dont les païens ne pouvaient démêler le sens.

3-17-7. Le Poète compare la matière à un cahier, un livre où toute contingence est écrite, et ainsi le sens est : « les choses contingentes, qui sont toutes renfermées dans votre monde matériel. »

3-17-8. Dans l’Être infini pour qui il n’existe qu’un présent éternel.

3-17-9. Comme le navire qui descend le courant n’est point nécessité à descendre par l’œil où son image se peint, ainsi la prescience divine n’impose aucune nécessité d’être à ce qu’elle découvre infailliblement dans l’unité absolue au sein de laquelle il n’existe ni passé ni avenir.

3-17-10. A Rome ; — Boniface VIII appela en Italie Charles, frère du roi de France, sous prétexte de réformer Florence, et en réalité pour en chasser le parti des Blancs, auquel Dante appartenait, et qui fut en effet chassé en 1302.

3-17-11. Allusion aux désastres qui frappèrent les Noirs restés dans Florence ; tels que la chute du pont de Carraïa, où la foule s’était entassée, pour jouir du spectacle d’une fête sur l’Arno ; l’incendie de plus de dix-sept cents maisons, etc. Voyez Jean Villani, Chron., livre VIII.

3-17-12. Quelques commentaires infèrent de ce passage que, contrairement à ce que dit Lionardo Aretino dans sa Vie de Dante, le Poète se serait opposé à l’attaque de Florence par les bannis, et ainsi n’aurait point été enveloppé dans leur sanglante défaite du mois de juillet 1304.

3-17-13. Barthélemi de la Scala, seigneur de Vérone, qui seul de sa maison, dit la glose du manuscrit du Mont-Cassin, porte sur son écusson une échelle surmontée d’une aigle.

3-17-14. « Au contraire de ce qui a lieu communément, ces dons précéderont ta demande. »

3-17-15. Can-Grande, frère de Barthélemi et d’Alboïn, et tous trois fils d’Albert de la Scala.

3-17-16. De Mars, où Dante est actuellement.

3-17-17. Le pape Clément V. Après avoir favorisé l’élection de l’empereur Henri VII, il s’opposa par des menées sourdes à sa venue en Italie, qui eut lieu dans l’année 1310. Can-Grande avait alors environ dix-neuf ans.

3-17-18. « Puisque tu vivras longtemps encore après avoir vu la punition de leurs perfidies. »

3-17-19. « Je ne me prive point d’un autre asile par des vers offensants. »

3-17-20. Du Paradis terrestre, qui forme le sommet du mont du Purgatoire. Dante monta au Ciel, soulevé par l’amour que lui inspiraient les yeux de Béatrice.

3-17-21. D’astre en astre.

3-17-22. « Que mon nom ne vive point. »

3-17-23. Son trisaïeul chéri.

3-17-24. Nous avons le même proverbe : Qui est galeux se gratte.

3-17-25. « Ta parole. »

3-17-26. « Ces cercles célestes. »




CHANT DIX-HUITIÈME


1. Déjà de son verbe [1] jouissait seul cet esprit bienheureux, et je goûtais le mien, tempérant le doux avec l’acerbe :

2. Et cette Dame, qui à Dieu me conduisait, dit : « Change de penser ; pense que je suis près de celui qui allège toute injure. »

3. Je me retournai à l’affectueuse voix de mon Réconfort  [2], et quel amour je vis alors dans les yeux saints, à l’exprimer je renonce,

4. Non-seulement parce que de mon parler je me défie, mais parce que tant sur soi ne peut revenir la mémoire, si un autre ne la guide [3].

5. De cela seulement puis-je dire que, la regardant, à rien de plus n’aspirait mon âme.

6. Tandis que le plaisir éternel [4] qui rayonnait directement en Béatrice, me rassasiait, réfléchi par son beau visage,

7. Me vaincant d’un sourire plein de lumière, elle me dit : « Tourne-toi et écoute ; dans mes yeux seulement n’est pas le Paradis. »

8. Comme ici quelquefois dans le regard se voit le désir, s’il est si vif qu’il ravisse toute l’âme.

9. Ainsi dans la flamme de cette sainte splendeur [5] vers qui je me tournai, je discernai le vouloir de m’entretenir encore un peu.

10. Et il commença : « Dans ce cinquième degré de l’arbre qui vit de la cime [6], et fructifie toujours, et jamais ne perd ses feuilles,

11. « Sont de bienheureux esprits, qui, en bas, avant qu’ils vinssent dans le ciel, eurent tant de renom, que toute Muse en serait enrichie.

12. « Regarde dans les bras de la Croix : celui que tout à l’heure je nommerai fera ce que fait dans la nuée son feu rapide [7]. »

13. Au nom de Josué, qui fut prononcé, je vis une lumière traverser la Croix comme un trait, et pour mes sens le dire ne devança pas le fait.

14. Et au nom du grand Macchabée, j’en vis une autre se mouvoir en tournoyant ; et la joie était le fouet du sabot.

15. Ainsi deux autres, Charlemagne et Roland, suivit mon regard attentif, comme l’œil du chasseur suit son faucon qui vole.

16. Ensuite Guillaume et Rinoard [8] et le duc Godefroy [9] attirèrent ma vue sur cette Croix, et Robert Guiscard [10].

17. Puis, se mêlant et se mouvant avec les autres lumières, l’âme qui m’avait parlé me montra quel artiste elle était parmi les chantres célestes.

18. Je me tournai à ma droite, pour de Béatrice apprendre mon devoir par parole ou par signe,

19. Et je vis ses yeux si purs, si pleins de joie, que son aspect vainquait les précédents et le dernier.

20. Et comme, en sentant plus de plaisir à bien faire, de jour en jour l’homme s’aperçoit que sa vertu augmente,

21. Ainsi m’aperçus-je que s’était élargi l’arc où je tournais avec le ciel [11], voyant ces merveilles plus brillantes.

22. Et en aussi peu de temps qu’une femme devient blanche, lorsque son visage dépose le poids de la honte,

23. À mes yeux, quand je fus tourné, apparut la blancheur de l’étoile tempérée [12] qui en elle m’avait reçu.

24. Je vis dans le Jovial flambeau [13] le scintillement de l’amour qui là réside [14], figurer à mes yeux notre langage [15] ;

25. Et comme des oiseaux qui se sont levés d’un fleuve, se congratulant de leur pâture [16] forment de soi une bande tantôt allongée, tantôt ronde,

26. Ainsi les saintes créatures enveloppées de lumière, voletant chantaient, et de soi formaient les figures ou D, ou I, ou L.

27. D’abord, en chantant, elles se mouvaient à leurs accords ; puis, devenant l’un de ces signes, elles s’arrêtaient un peu et se taisaient.

28. O divine Pégaséenne [17], à qui les esprits doivent et la gloire et une longue durée, comme à eux par toi les cités et les royaumes,

29. Éclaire-moi de ta lumière, afin que j’épèle leurs figures comme je me les représente : que ta puissance paraisse en ces brefs vers !

30. Se montrèrent donc cinq fois sept voyelles et sept consonnes ; et je notai les parties [18] comme elles me parurent dites.

31. Diligite justitiam [19] furent les premiers verbe et nom de tout ce qui fut peint : Qui judicatis terram [20] furent les derniers.

32. Ensuite dans l’M du cinquième mot elles demeurèrent ordonnées [21], de manière que Jupiter semblait là d’argent frangé d’or.

33. Et je vis descendre d’autres lumières sur le sommet de l’M, et s’y reposer [22], chantant, je crois, le bien qui vers soi les attire ;

34. Puis comme, lorsqu’on frappe des tisons ardents, s’élèvent d’innombrables étincelles, d’où les sots ont coutume de tirer des augures,

35. De là parurent surgir plus de mille lumières, montant l’une beaucoup, l’autre peu, selon le partage que lui assigna le Soleil qui l’enflamme [23] :

36. Et chacune en son lieu s’étant arrêtée, je vis la tête et le cou d’un aigle se former de ce feu distinct [24].

37. Celui qui peint là [25] n’a point de guide, mais il guide lui-même, et reconnaît qu’elle est de lui, cette vertu qui dans les nids est la forme [26].

38. L’autre béatitude [27], qui d’abord semblait se contenter d’enguirlander l’M comme de lis, en se mouvant un peu termina l’empreinte [28].

39. O douce étoile, quelles et combien de gemmes [29] me démontrèrent que notre justice est un effet du ciel que tu ornes !

40. Par quoi je prie l’intelligence [30], en qui a son principe et ton mouvement et ta vertu, de regarder d’où sort la fumée qui souille tes rayons [31] ;

41. De sorte qu’encore une fois sa colère s’irrite de l’acheter et du vendre dans le temple qui se mura de signes et de martyres" [32].

42. O milice du ciel que je contemple, adore [33] pour ceux qui sont en terre, tous dévoyés par le mauvais exemple !

43. Jadis on soulait faire la guerre avec l’épée ; aujourd’hui on la fait en soustrayant, ores ici, ores là, le pain [34] qu’à aucun ne refuse le pieux père.

44. Mais toi [35], qui seulement pour effacer écris [36], pense que Pierre et Paul, qui moururent pour la vigne que tu dévastes, sont encore vivants.

45. Bien peux-tu dire : « J’ai un si ferme désir de celui [37] qui voulut vivre seul, et qui pour la danse [38] fut conduit au martyre,

« Que je ne connais ni le Pêcheur [39], ni Paul. »




NOTES DU CHANT DIX-HUITIÈME


3-18-1. « De ses pensées. » Déjà Cacciaguida, se renfermant en lui-même avait cessé de parler.

3-18-2. « De ce qui me confortait. »

3-18-3. Parce que la mémoire ne peut se représenter ce qu’elle vit alors, si ne l’aide la Grâce céleste.

3-18-4. Dieu, source de tout bien et de toute joie.

3-18-5. Dans la lumière au-dedans de laquelle était Cacciaguida.

3-18-6. Dans cette planète de Mars, qui est le cinquième degré du Paradis, où la vie découle de la Cime, c’est-à-dire du souverain Être, élevé au dessus de tous les cieux.

3-18-7. Se mouvra comme l’éclair dans la nuée.

3-18-8. Guillaume fut comte d’Orange, et fils du comte de Narbonne : Rinoard était son parent.

3-18-9. Godefroy de Bouillon, chef de la première croisade.

3-18-10. Ayant défait les Sarrasins avec un grand carnage, il conquit sur l’Empire grec la Sicile et la Calabre. Le Poëte a déjà parlé de lui. Enfer, XXVIII, terc. 5.

3-18-11. A mesure que s’élèvent les Cieux, qui, selon Ptolémée, forment autour de la Terre des cercles concentriques, ces cercles s’élargissent, et en même temps, suivant la pensée de Dante, augmentent de splendeur.

3-18-12. Jupiter, situé entre Mars et Saturne, que le Poète suppose, le premier plus chaud, et le second plus froid que la nouvelle planète où il entre.

3-18-13. Il y a ici un jeu de mots fondé sur l’étymologie, en français comme en italien ; car notre mot jovial vient de Jovis, génitif de Jupiter.

3-18-14. Des esprits enflammés d’amour qui ont là leur demeure.

3-18-15. Les lettres de notre alphabet, comme il va l’expliquer.

3-18-16. Lorsqu’en effet les oiseaux de rivière aperçoivent le lieu où ils trouveront leur pâture, ils poussent des cris de joie, quasi congratulando, comme s’ils se congratulaient les uns les autres.

3-18-17. Calliope qu’il a déjà invoquée, Purgat., ch. I, terc. 3. Il appelle les muses Pégaséennes, parce qu’elles avaient nourri Pégase.

3-18-18. Les mots formés par la séparation de ces figures ou de ces lettres.

3-18-19. Aimez la justice.

3-18-20. Vous qui jugez la terre.

3-18-21. Le Poëte, dans toute cette description, suppose que les esprits, par l’arrangement qu’ils prennent entre eux, représentent les armoiries impériales, qui sont une aigle aux ailes éployées.

3-18-22. Sous la forme d’une couronne de lis, comme il l’indique plus loin.

3-18-23. Ces lumières qui montent, l’une beaucoup, l’autre peu, marquent les offices plus ou moins élevés de judicature, distribués par l’Empereur.

3-18-24. De ce feu qui avait monté en se séparant de celui qui formait plus bas les autres parties de l’aigle.

3-18-25. Dieu, de qui émane toute vertu informatrice, comme Dante l’a dit ailleurs.

3-18-26. Qui informe les germes contenus dans les nids.

3-18-27. L’autre troupe d’âmes bienheureuses.

3-18-28. L’image de l’aigle.

3-18-29. Les esprits dont il vient de parler, et qu’il compare à des pierres précieuses à cause de leur splendeur.

3-18-30. Le Verbe de Dieu.

3-18-31. Le Poëte ici attribue primitivement la corruption de la justice à l’avarice de la Cour romaine.

3-18-32. Les miracles et les martyres sont comme les murs du temple spirituel édifié par le Christ.

3-18-33. Prie.

3-18-34. Le pain eucharistique offert à tous par Jésus-Christ. Il parle de l’abus des excommunications.

3-18-35. Selon les uns, Boniface VIII, selon d’autres Clément V, mais plus probablement ce dernier.

3-18-36. Pour porter des censures révoquées ensuite à prix d’argent.

3-18-37. Jean-Baptiste ; ironiquement, pour les florins de Florence frappés à l’effigie de ce saint.

3-18-38. La danse de la fille d’Hérodiade.

3-18-39. Saint Pierre.



CHANT DIX-NEUVIÈME


1. Devant moi paraissait, les ailes ouvertes, la belle image qui, dans le doux jouir, rendait joyeuses les âmes entrelacées [1].

2. Chacune d’elles semblait un rubis qu’embrasait un rayon de soleil si ardent, qu’il le réfléchissait dans mes yeux.

3. Et ce que j’ai maintenant à retracer, jamais voix ne l’imprima, ni encre ne l’écrivit, et jamais imagination ne se le représenta,

4. Je vis et j’entendis aussi parler le bec, et dans la voix sonner je et moi, tandis que dans le concept était nous et nôtre [2] ;

5. Et il commença : « Parce que je fus juste et pieux, je suis ici exalté dans cette gloire, qui ne se laisse vaincre par aucun désir :

6. « Et sur la terre je laissai de moi une mémoire telle que les méchants la louent mais ne suivent pas l’exemple. »

7. Comme de plusieurs braises une seule chaleur se fait sentir, ainsi de plusieurs amours [3] sortait un seul son de cette image.

8. D’où moi, ensuite : — O ! perpétuelles fleurs de l’éternelle joie, qui tous vos parfums me faites paraître un seul parfum,

9. Rompez par votre parole le grand jeune qui m’a tenu en une longue faim, n’y trouvant sur la terre aucun aliment.

10. Bien sais-je que, si dans le ciel la divine Justice fait d’un autre royaume son miroir, elle n’est pas voilée dans le vôtre [4].

11. Vous savez comme attentivement je m’apprête à écouter : vous savez quel est ce doute qui m’a fait vieillir dans un si long jeûne.

12. Comme un faucon déchaperonné meut la tête, et battant des ailes et se dressant, montre l’envie de voler ;

13. Ainsi vis-je faire ce signe [5] tissu des louanges de la grâce divine [6], avec des chants tels que le sait qui là-haut se réjouit.

14. Puis il commença : « Celui qui tourna le compas jusqu’à l’extrémité du monde [7], et dedans distribua tant de choses cachées et apparentes,

15. « Ne put tellement empreindre sa vertu dans tout l’univers, que son Verbe ne demeurât infiniment au-dessus :

16. « Et de ceci la preuve certaine est, que le premier superbe, des créatures la plus excellente, pour n’avoir pas attendu la lumière, tomba vert [8].

17. « Et de là il apparaît que toute nature moindre [9] est un étroit réceptacle de ce bien sans fin, et qui n’a de mesure que soi-même.

18. « Notre vue donc, laquelle doit être un des rayons de l’intelligence de qui toutes choses sont pleines,

19. « Ne peut, par sa nature, être assez puissante pour que son principe point ne lui apparaisse beaucoup moins splendide qu’il ne l’est.

20. « Ainsi la vision que dans l’éternelle Justice [10] a votre monde, ressemble à celle de l’œil qui pénètre dans la mer ;

21. « Lequel, bien que de la proue [11] il voie le fond, ne le voit point en haute mer ; et cependant il existe, mais le cache sa profondeur.

22. « Point de lumière, si elle ne vient de la sereine clarté [12] qui jamais ne se trouble ; mais plutôt ténèbres et ombre de la chair, ou son venin [13].

23. « Largement t’est maintenant ouverte la sombre grotte qui te cachait la Justice vivante [14], sur laquelle tu faisais tant de questions.

24. « Un homme, disais-tu, naît sur les rives de l’Indus, et là personne qui parle du Christ, qui en lise, qui en écrive rien :

25. « Et toutes ses volontés, tous ses actes sont bons, autant que voit la raison humaine, sans péché dans la vie, ni dans les discours.

26. « Il meurt non baptisé et dénué de la foi : où est cette justice qui le condamne ? où est sa coulpe s’il ne croit pas ?

27. « Ores, qui es-tu, toi qui veux t’asseoir sur le siège pour juger à la distance de mille milles, avec une vue à peine d’un empan ?

28. « Certes, pour celui même qui avec moi devient plus pénétrant [15], si l’Écriture n’était au-dessus de vous, il y aurait à douter merveilleusement.

29. « O terrestres animaux, ô esprits grossiers, la première volonté qui par soi est bonne, de soi, qui est le souverain bien, ne s’éloigna jamais.

30. « Est juste tout ce qui lui est conforme : nul bien créé ne l’attire à soi ; mais, rayonnant, elle le produit. »

31. Comme au-dessus du nid tourne la cigogne, après qu’elle a donné la pâture à ses petits, et comme celui qui est repu la regarde ;

32. Ainsi fit l’image bénie, qui agitait les ailes mues par tant de conseils [16], et ainsi levai-je les cils :

33. Tournant elle chantait et disait : « Telles que sont mes notes à qui point ne les entend, tel à vous mortels est l’éternel jugement. »

34. Puis ces étincelants incendies de l’Esprit saint [17] s’arrêtèrent encore dans le Signe [18] par lequel les Romains furent révérés du monde ;

35. Et lui recommença : « A ce royaume ne monta jamais qui ne crut point en Christ, avant ou après qu’il fut cloué au bois.

36. « Mais vois, beaucoup clament Christ, Christ, qui, dans le royaume, seront de lui moins propè [19] que tel qui ne connut point Christ ;

37. « Et de pareils chrétiens condamnera l’Éthiopien, quand se sépareront les deux collèges [20], l’un riche, l’autre pauvre pour l’éternité.

38. « Que ne pourront dire les Perses à vos rois, lorsqu’ils verront ouvert le livre dans lequel s’écrivent toutes leurs hontes ?

39. « Là se verra, entre les œuvres d’Albert [21], celle qui bientôt remuera la plume [22], et par laquelle sera dévasté le royaume de Prague.

40. « Là se verra la désolation qu’en falsifiant la monnaie, amène sur la Seine celui qui mourra frappé par un porc [23].

41. « Là se verra la soif d’orgueil qui rend si insensés l’Écossais et l’Anglais, qu’aucun d’eux ne peut se contenir au dedans de ses limites [24].

42. « Se verra la luxure et la vie molle de celui d’Espagne [25], et de celui de Bohème [26], qui jamais ne connût ni vaillance, ni vouloir.

43. « Se verra la bonté du boiteux de Jérusalem [27] marquée d’un I, lorsqu’un M marquera le contraire.

44. « Se verra l’avarice et la lâcheté de celui qui garde l’île de feu, où Anchise termina son long âge [28] :

45. « Et pour faire entendre combien chétif il est, de lui il sera écrit en lettres tronquées [29], qui noteront beaucoup de choses en peu d’espace.

46. « Et à chacun apparaîtront les sales œuvres de l’oncle et du frère [30], qui ont déshonoré une race si illustre et deux couronnes [31] !

47. Et là se connaîtront ceux de Portugal [32] et de Norwége et celui de Rascia [33], qui contrefit le coin de Venise.

48. « O heureuse la Hongrie, si elle ne se laisse plus mal conduire ! et heureuse la Navarre, si elle s’armait du mont qui la borde [34]

49. « Et doit croire chacun que, pour arrhes de ceci, déjà Nicosie et Famagouste [35] se lamentent et murmurent [36], à cause de leur bête,

« Qui du flanc des autres point ne s’écarte [37]. »




NOTES DU CHANT DIX-NEUVIÈME


3-19-1. Les âmes qui, en s’entrelaçant, avaient formé l’aigle.

3-19-2. Telle était l’union de ces âmes bienheureuses, que, bien qu’on perçut la voix distincte de chacune d’elles, toutes ces voix ne formaient qu’une voix par le parfait accord des pensées et des volontés.

3-19-3. De plusieurs âmes enflammées d’amour.

3-19-4. « Je sais que si la divine Justice, si Dieu se manifeste, comme en un miroir, dans les régions inférieures du ciel, à plus fortes raisons dans la vôtre. »

3-19-5. L’image de l’aigle.

3-19-6. Formé de ceux qui chantent les louanges de la Grâce divine, les bienheureux.

3-19-7. Qui a tracé avec le compas les bornes de l’Univers.

3-19-8. Avant d’être mûr, c’est-à-dire, avant que la lumière qu’il ne voulut pas attendre l’eût, en l’élevant à une plus haute perfection confirmé dans la grâce.

3-19-9. Inférieure à Dieu, toute nature finie.

3-19-10. En Dieu.

3-19-11. Près du rivage, que les navires abordent avec la proue.

3-19-12. L’Intelligence divine.

3-19-13. Les pernicieuses illusions nées de la chair.

3-19-14. « Tu peux maintenant comprendre que l’obscurité où se cachait pour toi la Justice divine n’était que celle même de ton esprit, resserré en des bornes si étroites. »

3-19-15. « Dont l’intelligence est, comme la mienne, plus pénétrante que celle des mortels. »

3-19-16. Par autant de volontés qu’il y avait d’âmes dont se composait l’image.

3-19-17. Ces âmes embrasées de l’Esprit saint.

3-19-18. Dans l’image de l’aigle.

3-19-19. Moins près.

3-19-20. Quand s’opérera la séparation des élus et des réprouvés.

3-19-21. Albert, empereur d’Autriche, dont il a déjà parlé, Purgat., VI. v. 97. L’invasion de la Bohême eut lieu en 1303, trois ans après le voyage supposé de Dante.

3-19-22. La plume qui doit l’écrire dans le livre du Jugement.

3-19-23. Philippe le Bel, qui mourut blessé à la chasse par un sanglier.

3-19-24. Il parle de la guerre que se faisaient alors Édouard Ier, roi d’Angleterre, et Robert, roi d’Écosse.

3-19-25. Alphonse, alors roi d’Espagne, et de mœurs très-efféminées.

3-19-26. Venceslas, à qui déjà, dans le Purgat., ch. VII, il reproche sa luxure et sa nonchalance.

3-19-27. Charles, roi de Jérusalem, fils de Charles Ier, roi de Pouille, surnommé il Ciotto, le Boiteux, parce qu’il boitait en effet. Le sens est que « ses vertus seront, à ses vices, dans la proportion de un à mille. »

3-19-28. Frédéric, fils de Pierre d’Aragon, et qui lui succéda dans le royaume de Sicile, appelée l’Île de Feu, à cause de l’Etna.

3-19-29. Ses œuvres seront écrites en une écriture abrégée.

3-19-30. Jacques, roi de Majorque et de Minorque, et Jacques, roi d’Aragon, le premier, oncle, et le second, frère de Frédéric, roi de Sicile.

3-19-31. La couronne d’Aragon, et celle des îles Baléares.

3-19-32. Denis, surnommé le Laboureur. On ignore qui Dante veut désigner sous le nom de roi de Norvège.

3-19-33. Partie de l’Esclavonie ou de la Dalmatie. Au temps de Dante, le roi de cette contrée falsifia les ducats de Venise.

3-19-34. Si elle se faisait, des montagnes qui la bordent, une arme pour chasser Philippe le Bel, sous la domination duquel elle était alors.

3-19-35. Les deux villes principales de l’île de Chypre.

3-19-36. Ces vers sont obscurs. Dante paraît vouloir dire que, dans l’irritation des habitants de l’île de Chypre contre leur bête, leur bestial roi, on doit voir comme des arrhes, comme une annonce certaine du soulèvement de la Navarre contre son oppresseur.

3-19-37. Qui suit l’exemple des autres rois qui viennent d’être nommés.




CHANT VINGTIÈME


1. Lorsque celui qui éclaire tout le monde, descend de notre hémisphère, de sorte que de toutes parts, le jour s’éteint,

2. Le ciel, qui auparavant ne s’embrasait que de lui, soudain brille de plusieurs lumières [1] dans lesquelles une seule resplendit.

3. Ce qui se passe alors dans le ciel me vint à l’esprit, lorsque le Signe du monde et de ses chefs [2], dans le bienheureux rostre se tut :

4. Toutes ces vives lumières, en redoublant d’éclat, ayant commencé des chants échappés de ma labile mémoire.

5. O doux amour [3], qui te voiles de splendeur, qu’ardent tu paraissais dans ces brillants esprits pleins seulement de saints pensers !

6. Après que les précieuses et splendides gemmes dont je vis ornée la sixième lumière [4], eurent éteint dans le silence les sons angéliques,

7. Il me sembla ouïr le murmure d’un fleuve, qui limpide, descend de pierre en pierre, montrant l’abondance de sa source ;

8. Et comme au col de la cithare [5] le son prend sa forme, et comme aux trous du chalumeau le vent qui pénètre,

9. Ainsi sans retard ce murmure monta en haut de l’aigle, par le cou, comme s’il eût été creux :

10. Il devint là une voix, et de là sortirent des paroles telles qu’en attendait le cœur où je les écrivis.

11. « La partie qui, dans les aigles mortels, voit et supporte le soleil, il faut à présent, me fut-il dit, regarder fixement en moi,

12. « Parce que des feux dont je me fais cette figure, ceux dont l’œil scintille dans ma tête, sont du degré le plus élevé.

13. « Celui qui au milieu luit à travers la pupille, fut le chantre de l’Esprit-Saint, qui de ville en ville transporta l’arche :

14. « Maintenant il connaît le mérite de son chant, autant qu’il procéda de son inspiration [6], par la récompense qui l’égale.

15. « Des cinq qui me font un cercle en guise de sourcil, le plus voisin de mon bec, de son fils consola la pauvre veuve [7]

16. « Maintenant, par l’expérience de cette douce vie et de l’opposée [8], il connaît combien cher il en coûte de ne pas suivre le Christ.

17. « Et celui qui vient après, dans la circonférence dont je parle, en remontant l’arc, retarda la mort par une vraie pénitence [9] ;

18. « Maintenant il connaît que point ne se change l’éternel jugement, parce qu’une digne prière là en bas d’aujourd’hui fait demain [10].

19. « L’autre qui suit, avec les lois et avec moi, par une bonne intention qui porta de mauvais fruits, pour céder au Pasteur se fit Grec [11] :

20. « Maintenant il connaît comment le mal, dérivé de ce qu’il fit pour le bien ne lui nuit pas [12], quoique par là le monde soit ruiné.

21. « Et celui que tu vois dans l’arc déclive, fut Guillaume [13], que pleure cette terre qui pleure Charles et Frédéric vivants [14] :

22. « Maintenant il connaît en quel amour le Ciel a le roi juste ; et le fait voir encore l’éclat de sa splendeur.

23. Qui, errant en bas dans le monde, croirait que Riphée le Troyen [15] fût, dans cet arc, la cinquième des grandes lumières ?

24. « Maintenant il connaît clairement ce que le monde ne peut voir de la divine grâce, bien que sa vue ne découvre pas le fond. »

25. Telle que l’alouette qui d’abord s’ébat dans l’air en chantant, puis se tait, rassasiée de la douce mélodie dont elle s’enivre ;

26. Telle me parut l’image empreinte de l’éternel plaisir [16], par le vouloir duquel toute chose est ce qu’elle est.

27. Et quoique je fusse à mon douter ce que le verre est à la couleur qui le revêt [17], je ne pus en silence attendre le temps [18] ;

28. Mais de ma bouche : — Quelles sont ces choses [19] ?… sortit par la force de son poids [20] ; sur quoi je vis ces esprits resplendir d’une grande allégresse.

29. Puis aussitôt, l’œil plus ardent, le bienheureux Signe me répondit, pour dans l’étonnement ne pas me tenir suspendu :

30. « Je vois que tu crois ces choses parce que je les dis, mais tu ne vois pas le comment ; de sorte que, si elles sont crues, elles restent cachées.

31. « Tu ressembles à celui qui apprend bien le nom de la chose, mais ne peut voir sa quiddité [21], si un autre ne la montre.

32. Regnum cœlorum [22] souffre violence par l’ardent amour et la vive espérance, qui vainquent la divine volonté,

33. Non comme l’homme domine l’homme, mais ils la vainquent parce qu’elle veut être vaincue, et, vaincue, elle vainc par sa bénignité [23].

34. « La première vie [24] du sourcil et la cinquième te jettent en étonnement, parce que tu vois se diaprer d’elles la région des anges.

35. « De leur corps elles ne sortirent point Gentiles, comme tu le crois, mais chrétiennes dans une ferme foi, celle des pieds qui devaient souffrir, et celle des pieds qui ont souffert [25] :

36. « L’une, de l’enfer où jamais on ne revient au bon vouloir, se rejoignit aux os, et ce fut le prix d’une vive espérance :

37. « D’une vive espérance, uniquement fondée sur la puissance des prières faites à Dieu pour la ressusciter, de sorte que sa volonté en pût être mue.

38. « L’âme glorieuse dont je parle, retournée dans la chair où elle demeura peu, crut en celui qui pouvait l’aider ;

39. « Et croyant, tellement s’enflamma des feux du véritable amour, qu’elle devint digne de venir en cette joie.

40. « L’autre, par une grâce qui découle d’une source si profonde, que jamais l’œil d’aucune créature ne pénétra jusqu’à la première onde,

41. « Tint là en bas [26] tout son amour dans une droite voie, par quoi, de grâce en grâce, Dieu lui ouvrit les yeux à notre rédemption future :

42. « Il y crut, et depuis ne supporta plus la corruption du paganisme, et en reprenait la gent perverse.

43. « Pour baptême lui furent données ces trois Dames [27] que tu vis près de la roue droite, plus d’un millésime avant qu’on baptisât [28].

44. « O prédestination, combien ta racine est éloignée de ces regards qui ne voient pas la première cause tota [29] !

45. « Et vous mortels, soyez réservés à juger, puisque nous, qui voyons Dieu, nous ne connaissons pas encore tous les élus ;

46. « Et cette ignorance nous est douce, parce que notre bien s’accroît de cet autre bien, que tout ce que Dieu veut, nous le voulons. »

47. Ainsi par cette image divine, pour rendre claire ma courte vue, me fut donnée une suave médecine.

48. Et, comme un bon chanteur un bon cithariste accompagne des vibrations de la corde qui augmentent le plaisir du chant,

49. Ainsi, pendant qu’elle parla, je me souviens que je vis les deux lumières bénies [30], comme de concert les yeux s’ouvrent et se ferment,

A ses paroles mouvoir leurs flammes.




NOTES DU CHANT VINGTIÈME


3-20-1. Les planètes qui, dépourvues de lumière propre, réfléchissent celle du Soleil.

3-20-2. L’Aigle, signe de la monarchie universelle des Empereurs.

3-20-3. L’amour de Dieu.

3-20-4. La sixième planète.

3-20-5. Sur le manche où les doigts pressent les cordes, pour former les sons divers.

3-20-6. De l’inspiration de l’Esprit saint. Ce vers est obscur, et les commentateurs l’interprètent de diverses manières. Dans quelques manuscrits, on lit affetto au lieu de effetto.

3-20-7. Trajan, qui vengea la mort du fils de la veuve, comme Dante le raconte. — Purgat., ch. X. terc. 25 et suiv.

3-20-8. La vie de l’enfer, d’où le tirèrent, suivant la légende, les prières de saint Grégoire.

3-20-9. Ézéchias,

3-20-10. Parce qu’une digne prière obtient que ce qui avait été prédit pour aujourd’hui n’arrive que demain, le décret divin n’est pas changé, la prière elle-même et son effet ayant été prévus de Dieu, préordonnés par son éternel décret.

3-20-11. Constantin, abandonnant Rome au Pape, transporta les lois, l’Empire et l’Aigle à Byzance, et les fit Grecs ainsi que lui-même.

3-20-12. Comment, à cause de son intention droite et pure.

3-20-13. Guillaume II, roi de Sicile, surnommé le Bon.

3-20-14. Charles d’Anjou et Frédéric d’Aragon, qui se disputaient, les armes à la main, ce malheureux royaume.

3-20-15. Riphée, que Virgile représente comme le plus juste des Troyens, mourut en combattant pour sa patrie contre les Grecs.— Æneid, II, v. 426.

3-20-16. L’image qui, par l’éternelle volonté de Dieu, est le signe de monarchie universelle.

3-20-17. « Quoique le désir que j’avais d’éclaircir mes doutes, dubbiar mio, apparût en moi, sans que je parlasse, comme la couleur à travers le verre qu’elle recouvre. »

3-20-18. « Attendre ce qu’il fallait de temps pour que je reçusse la réponse que je désirais. »

3-20-19. Les choses dont l’aigle vient de parler.

3-20-20. Image de l’eau qui jaillit, pressée par son propre poids.

3-20-21. Terme de l’École ; ce qu’une chose est en soi, son essence.

3-20-22. Le royaume des cieux.

3-20-23. Parce que ce à quoi l’amour et l’espérance la déterminent, est le triomphe de sa bonté même.

3-20-24. Le premier des esprits dont se compose l’arc en forme de sourcil, et le cinquième, c’est-à-dire Trajan et Riphée.

3-20-25. Dans la foi, l’un du Rédempteur à venir, l’autre du Rédempteur venu.

3-20-26. Sur la terre.

3-20-27. La Foi, l’Espérance et la Charité. Ces trois vertus dont le doua la Grâce lui tinrent lieu du baptême.

3-20-28. La destruction de Troie précéda, de plus de mille ans, la venue de Jésus-Christ.

3-20-29. Tout entière.

3-20-30. Riphée et Trajan.




CHANT VINGT-UNIÈME


1. Déjà mes yeux s’étaient de nouveau fixés sur le visage de ma Dame, et l’esprit avec eux, et en cet unique objet il était absorbé ;

2. Et elle point ne rayonnait : « Mais si je rayonnais, me dit-elle, tu deviendrais tel que Sémélé lorsqu’elle devint cendre [1] ;

3. « Car ma beauté qui, sur les degrés de l’éternel palais, brille, comme tu l’as vu, d’autant plus que plus l’on monte,

4. « Tant resplendit, que si elle ne se tempérait, à son éclat ta puissance mortelle serait comme une feuille que brise la foudre.

5. « Nous sommes élevés à la septième splendeur [2] qui, sous l’ardente poitrine du Lion, darde maintenant des rayons mélangés de sa vertu.

6. « Derrière tes yeux dirige ton esprit, et fais de ceux-là des miroirs où se peigne la figure qui, dans ce miroir [3], t’apparaîtra. »

7. Qui saurait quelle était la pâture de ma vue dans le bienheureux visage, lorsque je passai à un autre soin,

8. Connaîtrait combien doux il m’était d’obéir à ma céleste escorte, avec un poids contre-pesant l’autre [4].

9. Dans le cristal [5] qui, tournant autour du monde, porte le nom de son cher guide [6], sous qui toute malice gisait morte,

10. Je vis de la couleur d’or, à travers laquelle reluit un rayon [7], un escalier qui si haut s’élevait, que ma vue ne le pouvait suivre.

11. Je vis aussi par les degrés descendre tant de splendeurs [8], que je pensai que toutes les lumières qui apparaissent dans le ciel, de là s’épandaient.

12. Et comme, par instinct naturel, les corneilles, au point du jour, se meuvent ensemble pour réchauffer leurs froides plumes,

13. Puis les unes s’en vont sans retour, d’autres reviennent d’où elles étaient parties, et d’autres en tournoyant demeurent ;

14. Ainsi me parut-il qu’il en était là, parmi ces esprits étincelants, lorsque, venant ensemble, ils furent arrivés à un certain degré [9].

15. Et celui qui s’arrêta le plus près de nous se fit si brillant, que je disais en ma pensée : — Je vois bien l’amour que tu me montres :

16. Mais celle de qui j’attends le comment et le quand du parler et du taire reste silencieuse ; d’où je comprends que, malgré mon désir, bien ferai-je de ne point demander.

17. Par quoi elle, qui, en voyant celui qui voit tout, voyait ce que je taisais, me dit : « Satisfais ton ardent désir. »

18. Et je commençai : — Aucun mérite ne me rend digne de ta réponse ; mais, par celle qui me permet le demander,

19. Ame heureuse, qui te tiens cachée dans ta joie, apprends-moi la cause qui te fait t’approcher si près de moi ;

20. Et dis pourquoi se tait dans cette roue [10] la douce symphonie du Paradis, qui plus bas dans les autres si dévotement résonne.

21. « Tu as l’ouïe mortelle comme la vue, » me répondit-elle [11] ; « ici point l’on ne chante, par la même raison que Béatrice ne rayonne point.

22. « Par les degrés de l’échelle sainte tant j’ai descendu, seulement pour te fêter de mon dire et de la lumière qui me revêt.

23. « Plus d’amour point ne m’a fait plus prompte ; autant et plus d’amour au-dessus d’ici bouillonne, comme te le montre le flamboyer.

24. « Mais la haute charité qui fait de nous de promptes servantes du conseil [12] qui gouverne le monde, assigne ici, ainsi que tu peux l’observer, les fonctions. »

25. — Je vois bien, dis-je, ô sacrée lampe, comment dans cette cour un libre amour suffit pour marcher dans les voies de la Providence éternelle ;

26. Mais ce qui me parait difficile à comprendre, c’est pourquoi tu as été seule prédestinée à cet office parmi tes compagnes.

27. Je n’eus pas prononcé la dernière parole, que de son milieu la splendeur se faisant un centre, tourna comme une meule rapide ;

28. Puis l’amour [13] qui était dedans répondit : « En moi pénètre la lumière divine, à travers celle dont je m’enveloppe ;

29. « Et, jointe à ma vision, au-dessus de moi tant m’élève sa vertu, que je découvre la suprême Essence de laquelle elle découle.

30. « De là l’allégresse dont je rayonne, parce qu’à la clarté de ma vue j’égale l’éclat de ma flamme.

31. « Mais l’âme qui le plus resplendit dans le ciel, le séraphin dont l’œil est le plus fixé sur Dieu, à ta demande ne satisferait pas ;

32. « Parce que dans l’abime de l’éternel décret tant s’enfonce ce que tu demandes, qu’à toute vue créée il est inaccessible.

33. « Et au monde mortel, lorsque tu retourneras, rapporte ceci afin qu’il n’ait plus la présomption de tendre à un si haut but.

34. « L’esprit qui luit ici est fumée sur la terre, d’où, comme il peut, il regarde ce qui ne peut être vu d’en bas, parce que le ciel le retient dans sa sommité [14] »

35. Si péremptoires furent ses paroles, que je laissai là ma question, et me restreignis à lui demander humblement qui il fut.

36. « Entre les deux rivages d’Italie, et non loin de ta patrie, s’élèvent des rochers, si hauts que les tonnerres roulent beaucoup plus bas ;

37. « Ils forment une bosse appelée Catria [15], au-dessus de laquelle est un ermitage [16], consacré d’ordinaire au culte divin. »

38. Ainsi recommença-t-il à me parler une troisième fois ; puis, continuant, il dit : « Là dans le service de Dieu je me tins si ferme,

39. « Qu’avec des aliments assaisonnés seulement du suc de l’olive, doucement je passais et les chaleurs et les gelées, me rassasiant de pensers contemplatifs.

40. « Ce cloître avait coutume de produire pour ces cieux une fertile moisson ; et il est maintenant devenu si stérile, qu’il convient que bientôt cela soit révélé.

41. « En ce lieu je fus Pierre Damien ; et Pierre Peccator [17] était dans la maison de Notre-Dame, sur le rivage adriatique.

42. « Peu de vie mortelle il me restait, quand je fus appelé et tiré [18] à ce chapeau, qui seulement de mal en pis se transmet.

43. « Vint Céphas, et vint le grand vase d’élection [19], maigres et déchaux, prenant leur nourriture en hôtellerie quelconque.

44. « Maintenant les modernes pasteurs veulent qui d’un côté et de l’autre les soutienne, et qui les conduise, tant ils sont graves, et qui derrière relève leur robe [20].

45. « Ils couvrent de leurs manteaux leurs palefrois, de sorte que sous une peau cheminent deux bêtes. O patience qui tant supporte ! »

46. À cette voix je vis une multitude de petites flammes de degré en degré descendre et tournoyer, et chaque tour les rendait plus belles.

47. Autour de celle-ci [21] elles vinrent et s’arrêtèrent, et poussèrent un cri si élevé que rien ici ne pourrait s’y comparer ;

Et point n’entendis-je les paroles, tant m’assourdit le tonnerre.




NOTES DU CHANT VINGT-UNIÈME


3-21-1. Junon, jalouse de Sémélé, lui persuada de demander à Jupiter, dont elle était aimée, de se montrer à elle dans toute sa majesté ; et l’ayant obtenu, les foudres du dieu la réduisirent en cendres.

3-21-2. La septième planète, Saturne, où Dante place les contemplatifs.

3-21-3. Dans la planète.

3-21-4. Il représente le plaisir qu’il sentait à regarder Béatrice, et celui qu’il avait à lui obéir, comme deux poids dans les plateaux d’une balance ; et « par la grandeur du premier, on peut, dit-il, juger de la grandeur de l’autre. »

3-21-5. La planète, qu’il vient tout à l’heure d’appeler un miroir.

3-21-6. Saturne, sous le règne de qui les poètes placent l’Age d’or.

3-21-7. Un rayon de soleil.

3-21-8. D’esprits bienheureux.

3-21-9. De l’escalier d’or.

3-21-10. Cette sphère, cette planète.

3-21-11. Il y a ici une ellipse de pensée qu’indique vaguement le mot pero. L’esprit qui répond à Dante ne dit pas que les chants s’éteignent réellement dans le ciel qu’il habite, mais que les actes de la vie contemplative, tout intérieurs, se dérobent à l’ouïe comme à la vue des mortels.

3-21-12. Les décrets de Dieu.

3-21-13. L’âme enflammée d’amour.

3-21-14. Le sens est : « Comment sur la terre où l’esprit humain est, par rapport à ce qu’il devient ici, ce que la fumée est à la lumière, venait-il ce qu’on ne voit pas dans le ciel même, parce que sa sommité, c’est-à-dire Dieu, le retient en soi ? »

3-21-15. Dans le duché d’Urbin, entre Gubbio et la Pergola.

3-21-16. Le monastère de Santa Croce dell’ Avellana.

3-21-17. Pierre des Onesti, contemporain de Pierre Damien, et fondateur du monastère de Notre-Dame sur le rivage adriatique, c’est-à-dire, de S. Maria in Porto, célèbre abbaye de Ravenne.

3-21-18. « Quand je fus contraint d’accepter le chapeau de cardinal. »

3-21-19. Saint Paul.

3-21-20. « Veulent un cortège pompeux et des caudataires. »

3-21-21. De saint Pierre Damien.




CHANT VINGT-DEUXIÈME


1. Oppressé de stupeur, je me tournai vers mon Guide, comme un petit enfant qui toujours recourt à qui le plus il se confie :

2. Et elle, comme une mère empressée de secourir son fils pâle et haletant avec sa voix qui de coutume le rassure,

3. Me dit : « Ne sais-tu pas que tu es dans le ciel, et ne sais-tu pas que tout le ciel est saint, et que ce qui s’y fait vient d’un bon zèle ?

4. « Combien t’auraient bouleversé le chant et mon rayonnement [1], tu peux maintenant le comprendre, puisque le cri t’a tant ému.

5. « Si tu avais entendu les prières qu’il contenait, déjà te serait connue la vengeance que tu verras avant de mourir [2].

6. « L’épée d’en haut ne parait prompte ou lente à frapper, qu’à celui qui l’attend avec crainte ou désir.

7. « Mais tourne-toi à présent vers d’autres : beaucoup d’esprits illustres tu verras, si ta vue se porte où je dis. »

8. Comme il lui plut je dirigeai mes regards, et je vis cent petites sphères, plus belles toutes ensemble par leurs mutuels rayons.

9. J’étais comme celui qui réprime l’aiguillon du désir, et point ne se hasarde à demander, tant il craint le trop :

10. Et la plus grande et la plus brillante de ces perles s’avança vers moi, pour d’elle-même satisfaire mon vouloir ;

11. Puis au dedans d’elle j’ouis : « Si tu voyais comme moi la charité qui nous embrase, ce que tu penses serait exprimé [3].

12. « Mais pour qu’en hésitant [4] tu ne retardes point d’aller vers la haute fin, je répondrai d’avance au penser qu’ainsi tu retiens en toi.

15. « La cime de ce mont, sur la pente duquel est Cassin, fut jadis habitée par une gent trompée et de disposition mauvaise [5] ;

14. « Et ce fut moi [6] qui, le premier, y portai le nom de Celui par lequel vint sur la terre la vérité qui si haut nous élève :

15. « Et tant de grâce sur moi reluisit, que je retirai les contrées d’alentour du culte impie qui séduisit le monde.


16. « Ces autres feux [7] furent tous des hommes contemplatifs, embrasés de cette chaleur qui fait naître les fleurs et les fruits sains.

17. « Ici est Macaire [8], ici est Romuald [9] : ici sont mes frères, qui dans les cloîtres arrêtent leurs pieds, et tinrent leur cœur ferme. »

18. Et moi à lui : — L’affection qu’en parlant tu me montres, et la bienveillance que je vois et reconnais en toutes vos ardentes âmes,

19. A dilaté ma confiance, comme le soleil dilate la rose, lorsque ouverte elle devient tout ce qu’elle a la puissance de devenir.

20. Je t’en prie donc (et toi, Père, apprends-moi si je puis recevoir une telle grâce), que je voie ton image à découvert.

21. D’où lui : « Frère, ton vif désir s’accomplira dans la dernière sphère, où s’accomplissent tous les autres et le mien [10].

22. « Là tout désir atteint sa maturité parfaite et entière : en elle seule, toute partie est où elle fut toujours [11],

23. « Parce qu’elle n’est point dans le lieu [12] et n’a point de pôles [13] ; et jusqu’à elle atteint notre échelle, d’où vient qu’à ta vue ainsi elle se dérobe.


24. « Le patriarche Jacob la vit jusque là-haut élever son sommet, lorsqu’elle lui apparut si chargée d’anges [14].

25. « Mais, pour la monter, nul maintenant ne détache ses pieds de la terre ; et en bas ma règle ne sert plus qu’à perdre du papier [15].

26. « Les murs qui autrefois étaient des abbayes sont devenus des cavernes, et les cuculles, des sacs pleins de méchante farine.

27. « Mais autant ne déplait à Dieu une énorme usure, que ce fruit [16] qui rend le cœur des moines si insensé.

28. « Car tout ce qu’épargne l’Église, tout appartient à ceux qui pour Dieu demandent [17], non aux parents, ni autres pires.

29. « Si frêle est la chair des mortels, qu’en bas point ne suffit un bon commencement, pour que, de sa naissance, le chêne arrive à produire le gland.

30. « Pierre commença sans or et sans argent, et moi par la prière et le jeûne, et François humblement fonda son couvent.

31. « Si tu regardes l’origine, et qu’ensuite tu regardes où chacun en est venu, tu verras le blanc changé en noir.

32. « En vérité, quand Dieu fit rebrousser le Jourdain et lui fit fuir la mer, moins fut-ce merveilleux à voir, qu’ici [18] ne le serait le secours [19]. »

33. Ainsi me dit-il, et il retourna vers sa troupe, et la troupe se resserra, puis, comme un tourbillon, en haut tout entière elle s’élança.

34. La douce Dame d’un seul signe derrière eux me poussa par cette échelle, tant sa vertu vainquit ma nature [20].

35. Et jamais ici-bas, que l’on monte ou descende, naturellement ne fut de mouvement si rapide, qu’il pût égaler celui de mon aile [21].

36. Que jamais. Lecteur, je ne retourne à ce pieux triomphe, pour lequel souvent je pleure mes péchés et me bats la poitrine, s’il n’est vrai

37. Qu’en moins de temps que tu mettrais et retirerais le doigt du feu, je vis le signe qui suit le Taureau [22], et fus dedans.

38. O glorieuses étoiles ! ô lumière pleine d’une puissante vertu, à laquelle je reconnais devoir, quel qu’il soit, tout mon génie ;

39. Avec vous naissait et se cachait [23] celui qui est le père de toute vie mortelle [24], lorsque la première fois je sentis l’air Toscan :

40. Puis, quand me fut accordée la grâce d’entrer dans la haute roue dont le mouvement vous emporte, le sort voulut que je passasse par votre région.

41. Ores, vers vous soupire dévotement mon âme, pour acquérir la force qu’exige le difficile passage qui à soi l’attire.

42. « Tu es si près du dernier salut [25], commença Béatrice, que claire et perçante doit être ta vue.

43. « Ainsi donc, avant que plus tu ne pénètres en lui, regarde en bas, et vois combien déjà du monde je t’ai fait laisser sous tes pieds ;

44. « De sorte qu’autant qu’il peut, joyeux se présente ton cœur à la troupe triomphante, qui vient pleine d’allégresse par cette voûte éthérée. »

45. Avec la vue je retournai par toutes les sept sphères, et je vis ce globe tel que je souris de sa chétive apparence ;

46. Et comme le meilleur j’approuve le jugement qui le rabaisse le plus ; et qui pense à un autre se peut appeler vraiment sage.

47. Je vis la fille de Latone en feu, sans cette ombre qui auparavant fut cause que je la crus rare et dense [26].

48. L’aspect de ton fils, Hypérion [27], là je supportai, et je vis comme autour et près de lui se meuvent Maïa et Dioné [28].

49. De là m’apparut Jupiter entre le père et le fils qu’il tempère [29] ; et de là me furent claires leurs variations de lieu :

50. Et tous les sept [30] me montrèrent leur grandeur, et leur vitesse, et leurs distances.

51. Pendant qu’avec les éternels Gémeaux je tournais, la petite aire qui nous rend si fiers m’apparut tout entière, des collines aux mers [31] :

Puis vers les beaux yeux je tournai mes yeux.




NOTES DU CHANT VINGT-DEUXIÈME


3-22-1. Voyez ch. XXI. terc. 2.

3-22-2. La vengeance que Dieu tirera des vices des prélats. Quelques-uns pensent que Dante fait ici allusion aux outrages que subit Boniface VIII à Anagni. — Voy. Purgat., ch. XX.

3-22-3. « Tu aurais déjà exprimé ton désir. »

3-22-4. En hésitant à parler.

3-22-5. Des païens, qu’attirait en ce lieu un temple bâti en l’honneur d’Apollon.

3-22-6. Saint Benoît.

3-22-7. Les esprits enveloppés de lumière.

3-22-8. Ancien ermite.

3-22-9. Fondateur de l’ordre des Camaldules. Il était de Ravenne, et vivait au dixième siècle.

3-22-10. Quelques-uns rapportent ces derniers mots à la première partie de la phrase, en sorte que le sens serait, ton désir et le mien, celui que j’ai de te complaire, s’accompliront, etc. La « dernière sphère » est l’Empyrée.

3-22-11. Ce ciel seul n’accomplissant point de révolution sur lui-même, aucune de ses parties ne se déplace jamais : toutes sont immobiles comme lui.

3-22-12. L’École définissant le mouvement loci mutatio, le changement de lieu, où il n’existe point de lieu, nul mouvement possible ; et, selon la même doctrine, les deux notions sont réciproques. Ainsi le mot lieu, ici, n’est pas synonyme d’espace ; autrement l’absence de lieu serait contradictoire à l’idée de parties.

3-22-13. Autour desquels il tourne.

3-22-14. Viditque (Jacob) in somnis scalam stantem super terram, et cacumen illius tangens cœlum. — Genèse, XXVIII.

3-22-15. Les religieux, déchus de leur première ferveur, se bornant à la transcrire, sans souci de la pratiquer.

3-22-16. La corruption des moines qui consument dans le luxe les revenus destinés aux pauvres.

3-22-17. Qui demandent l’aumône au nom de Dieu.

3-22-18. Sur la terre.

3-22-19. Par lequel il rappellerait à leurs devoirs ces mauvais moines.

3-22-20. Sa nature corporelle, par conséquent pesante.

3-22-21. De mon vol.

3-22-22. Les Gémeaux.

3-22-23. Se levait et se couchait, était en conjonction.

3-22-24. Le Soleil.

3-22-25. Du lieu où le salut reçoit sa pleine consommation, l’Empyrée.

3-22-26. Voyez chant II.

3-22-27. Père du Soleil.

3-22-28. Mercure et Vénus, désignés par le nom de leurs mères.

3-22-29. Jupiter, situé entre Saturne et Mars, tempère, selon la pensée du Poète, le froid du premier et la chaleur du second.

3-22-30. Les sept globes planétaires.

3-22-31. Littéral : aux embouchures des fleuves.




CHANT VINGT-TROISIÈME


1. Comme l’oiseau qui repose entre les feuilles aimées, près du nid de ses doux nouveau-nés, pendant la nuit qui nous cache les choses,

2. Pour jouir de leur vue désirée, et pour leur chercher la pâture, en quoi agréables lui sont les dures fatigues,

3. Devance l’heure sur la plus haute branche, et avec un ardent désir attend le soleil, et fixement regarde, épiant la naissance de l’aube ;

4. Ainsi près de moi, debout et attentive, se tenait ma Dame, tournée vers la plage sous laquelle le Soleil montre le moins de hâte [1] ;

5. De sorte que, la voyant suspendue en une vive attente [2], j’étais comme celui qui, désirant, voudrait ce qu’il n’a pas, et espérant s’apaise :

6. Mais peu fut d’intervalle entre l’un et l’autre temps, je dis entre l’attendre et voir le ciel devenir de plus en plus brillant.

7. Et Béatrice dit : « Voici l’armée du Christ triomphant, et tout le fruit recueilli du mouvement de ces sphères [3]. »

8. Son visage me parut tout en feu, et d’allégresse ses yeux étaient si pleins, que je dois passer sans plus de discours [4].

9. Telle que, dans les pleines lunes sereines, Trivia [5] brille entre les Nymphes éternelles [6] qui diaprent toutes les plages du ciel,

10. Je vis, au-dessus de milliers de lampes [7], un Soleil qui les allumait toutes, comme le nôtre allume celles que nous voyons au-dessus de nous [8].

11. Et à travers la vive lumière apparaissait la splendide substance, si brillante que ma vue ne la supportait point.

12. O Béatrice, doux et cher guide ! Elle me dit : « Ce qui te vainc est une vertu à laquelle aucune ne résiste.

13. « Là est la sagesse et la puissance si longtemps désirées [9], qui ouvrirent la route entre la terre et le ciel. »

14. Comme le feu, pour se dilater, se dégage de la nue qui ne le peut contenir, et, contre sa nature, descend sur la terre ;

15. Ainsi mon esprit, agrandi au milieu de ces mets [10], sortit de soi-même, et ce qu’il devint, il ne sait le ramentevoir.

16. « Ouvre les yeux, et regarde quelle je suis : tu as vu des choses qui t’ont donné la force de soutenir mon éclat. »

17. J’étais comme celui en qui sont des traces d’une vision oubliée, et qui s’ingénie en vain pour la rappeler en sa mémoire,

18. Lorsque j’ouïs cette invitation, digne de tant de gratitude, que jamais elle ne s’effacera du livre où le passé se consigne [11].

19. Si maintenant, pour m’aider, résonnaient toutes ces langues que Polymnie avec ses sœurs nourrirent de leur doux lait,

20. Au millième du vrai on n’arriverait pas, en chantant le saint ris, et combien lumineux il rendit le saint rivage.

21. Ainsi, peignant le Paradis, il convient que saute le religieux poëme, comme un homme qui trouve son chemin coupé.

22. Mais qui regarderait le poids du sujet, et l’épaule mortelle qui s’en charge, de trembler dessous ne la blâmerait pas.

23. Point n’est d’une petite barque la mer que va fendant la proue audacieuse, ni d’un rocher qui s’épargne soi-même.

24. « Pourquoi t’enamoure tant mon visage que tu ne te tournes point vers le beau jardin qui fleurit sous les rayons de Christ ?

25. « Là est la rose en qui le Verbe divin se fait chair ; et là sont les lis à l’odeur desquels se discerne le bon chemin. »

26. Ainsi Béatrice : et moi, prompt à tous ses conseils, je ramenai au combat mes cils débiles [12].

27. Comme à un rayon de soleil traversant pur un nuage brisé, avaient vu jadis les fleurs d’une prairie mes yeux couverts d’ombres ;

28. Ainsi vis-je des foules de splendeurs fulgurées d’en haut par des rayons ardents, sans voir la source de ces éclairs.

29. Ô bénigne vertu qui ainsi les empreins [13], plus haut tu t’élevas pour que je pusse user là de mes yeux qui manquaient de puissance.

30. Le nom de la belle fleur [14] que toujours j’invoque et le matin et le soir, concentra toute mon âme dans la recherche du feu le plus grand.

31. Et lorsque mes deux yeux me révélèrent l’éclat et la grandeur de la vivante étoile, qui là-haut vainc comme ici-bas elle vainquit [15],

32. Par dedans le ciel descendit une flamme en forme de cercle, telle qu’une couronne, qui la ceignit tournant autour d’elle.

33. La plus douce mélodie qui résonne ici-bas et à soi le plus attire l’âme, paraîtrait une nuée que déchire le tonnerre,

34. Comparée au son de cette Lyre [16] dont se couronnait le beau Saphir, de qui s’azure le ciel le plus brillant.

35. « Je suis l’amour angélique, qui vole autour de la haute joie qu’exhale le sein où habita notre désir [17] ;

36. « Et autour je volerai. Reine du ciel, tant que tu accompagneras ton Fils, et rendras plus divine la sphère suprême en y entrant. »

37. Ainsi se scellait la mélodie de ce cercle [18], et toutes les autres lumières faisaient résonner le nom de Marie.

38. Le royal manteau de toutes les roulantes sphères du monde [19] qui du souffle de Dieu et de ses largesses reçoit le plus de chaleur et de vie,

39. Avait au-dessus de nous sa rive éternelle [20] si distante, que là où j’étais elle ne m’apparaissait pas encore.

40. Ainsi mes yeux n’eurent pas la puissance de suivre la flamme couronnée [21] qui s’éleva près de son Fils.

41. Et comme un petit enfant qui, après avoir pris le lait, tend les bras vers sa mère, par l’amour dont la flamme s’étend jusqu’au dehors,

42. Chacune de ces pures lumières en haut tellement élança sa cime, que me fut manifeste leur profonde tendresse pour Marie.

43. Ensuite elles restèrent là devant moi, Regina cœli chantant si souèvement que de moi jamais ne se départit le plaisir.

44. Oh ! de quelle abondance sont remplies ces riches arches [22], qui si bien labourèrent et semèrent ici-bas !

45. Là jouit et vit du trésor qu’il s’acquit en pleurant dans l’exil de Babylone, où il laissa l’or ;

46. Là, sous le haut fils de Dieu et de Marie, triomphe de sa victoire, avec et la nouvelle et l’ancienne assemblée [23],

Celui qui tient les clefs d’une telle gloire [24].




NOTES DU CHANT VINGT-TROISIÈME


3-23-1. Le midi, où le mouvement du soleil paraît plus lent, l’ombre des objets, à mesure qu’il monte au-dessus de l’horizon, diminuant toujours avec plus de lenteur.

3-23-2. Suivant une autre interprétation, on pourrait traduire encore : de sorte que, voyant son regard indécis errer vaguement.

3-23-3. Le fruit de toutes les bonnes influences que répandent ces sphères en tournant.

3-23-4. Parce que tout ce qu’il dirait serait insuffisant.

3-23-5. Un des surnoms de Diane.

3-23-6. Les étoiles.

3-23-7. D’esprits bienheureux resplendissants de lumière.

3-23-8. Les planètes.

3-23-9. Jésus-Christ.

3-23-10. Les délices du Paradis, qui sont la nourriture des esprits bienheureux.

3-23-11. La mémoire.

3-23-12. Au combat qu’ils avaient à soutenir contre la splendeur éblouissante.

3-23-13. Jésus-Christ, dont les âmes bienheureuses réfléchissent les rayons. « Tu t’élevas plus haut, dit Dante, pour que nos yeux, impuissants à soutenir ton éclat, puissent discerner dans une lumière moins vive ce qui leur apparaissait là. »

3-23-14. Marie, laquelle est le plus brillant des feux restés là, après que le Christ s’est éloigné.

3-23-15. « Qui surpasse en splendeur tous les bienheureux dans le ciel, comme elle les surpasse en vertus sur la terre. »

3-23-16. Au chant de l’archange Gabriel, lequel, selon les interprètes, est cette flamme dont le Poëte vient de décrire l’apparition.

3-23-17. Le Rédempteur, le Désiré des nations, Desideratus gentium, comme t’appelle l’Écriture. Le sens de ce tercet, obscur par sa concision elliptique, est celui-ci : « Je suis l’Esprit céleste qui, en volant autour de vous, exprime l’amour des anges et leur allégresse, dont votre sein, où habita l’objet de notre désir, est la source. »

3-23-18. « Se terminait le chant de cet esprit ressemblant à une flamme en forme de cercle. »

3-23-19. Le Neuvième ciel qui, au-dessous de l’Empyrée immobile, enveloppe et meut tous les autres cieux.

3-23-20. La superficie supérieure de l’Empyrée. Au lieu d’eterna, une autre leçon donne interna, interne, concave.

3-23-21. Marie, que l’Archange avait ceinte d’une couronne de flamme.

3-23-22. Ces esprits bienheureux.

3-23-23. L’assemblée des saints de l’ancienne loi, et celle des saints de la nouvelle.

3-23-24. Saint-Pierre.




CHANT VINGT-QUATRIÈME


1. « O Confrérie élue à la grande cène de l’Agneau béni, qui vous nourrit tellement que toujours votre désir est satisfait ;

2. « Si, par la grâce de Dieu, celui-ci goûte de ce qui tombe de votre table, avant que la mort lui en ait marqué le temps,

3. « Regardez son désir immense, et répandez sur lui un peu de votre rosée : vous buvez sans cesse à la fontaine d’où vient ce qu’il pense [1]. »

4. Ainsi Béatrice : et ces âmes joyeuses firent de soi des sphères sur des pôles fixes [2], rayonnant fortement à la manière des comètes :

5. Et comme, dans la structure des horloges, les roues tournent de telle sorte que la première à qui la regarde paraît en repos, et la dernière, voler ;

6. Ainsi ces chœurs diversement dansant, selon leur amplitude, me faisaient les juger ou rapides ou lents [3].

7. De celui qui me semblait le plus beau, je vis sortir un feu si splendide qu’il n’y en laissa aucun plus brillant,

8. Et trois fois autour de Béatrice il tourna avec un chant si divin que ne me le redit point mon imagination :

9. Que la plume saute donc, et ne tente point de l’écrire [4] ; pour de tels plis non-seulement le parler, mais notre imaginer n’ayant que des couleurs trop peu vives [5].

10. « O ma sainte sœur, qui, par ton ardente affection [6], si dévotement me pries de me détacher de cette belle sphère [7] !… »

11, Après s’être arrêté, le feu béni vers ma Dame dirigea son souffle, parlant comme je viens de dire.

12. Et elle : « O lumière éternelle du grand homme [8], à qui Notre Seigneur laissa les clefs qu’en bas il apporta de cette joie merveilleuse [9] !

13. « Éprouve celui-ci sur des points ou légers ou graves, selon qu’il te plaira, touchant la foi par laquelle tu marchais sur la mer.

14. « S’il aime bien, et bien espère et croit, ne t’est point caché, ta vue pénétrant là où se voit peinte toute chose.

15. « Mais puisque ce royaume s’est fait des citoyens par la vraie Foi, il est bon que, pour la glorifier, tu viennes lui parler d’elle. »

16. Comme le bachelier, jusqu’à ce que le maître ait proposé la question, ne parle point, mais s’arme pour l’approuver, non pour la terminer [10] :

17. Ainsi m’armai-je de toute raison [11] pour me préparer à un tel interrogateur et à une telle profession [12].

18. « Dis, bon Chrétien ; explique-toi : la Foi, qu’est-ce ? » Sur quoi je levai le front vers la lumière d’où ceci émanait ;

19. Puis je me tournai vers Béatrice, et elle me fit promptement signe de répandre au dehors l’eau de ma fontaine intérieure.

20. — Que la grâce, commençai-je, qui permet que je me confesse devant le grand Primipile [13], fasse que clairement j’exprime mes pensées.

21. Et je continuai ; — Comme l’a écrit. Père, la plume véridique de ton cher frère [14], qui avec toi mit Rome dans le bon sentier,

22. La Foi est la substance des choses espérées, et l’argument de celles qu’on ne voit point [15], et ceci me semble sa quiddité [16].

23. Alors j’ouïs : « Droitement tu penses, si tu entends bien pourquoi il la met parmi les substances, et ensuite parmi les arguments. »,

24. Et moi après : — Les choses profondes [17], qui à moi se découvrent ici, en bas [18] aux yeux sont si cachées,

25. Qu’elles ont leur être dans la croyance seule, sur laquelle se fonde la haute espérance ; et ainsi de substance elle prend l’intention [19].

26. Et d’après cette croyance, sans avoir d’autre vue [20], nous devons syllogiser [21] ; et ainsi elle renferme l’intention d’argument.

27. Alors j’ouïs : « Si tout ce qui en bas s’acquiert par enseignement, de cette sorte était entendu, banni serait l’esprit de sophisme. »

28. Ainsi parla cet ardent amour ; puis il ajouta : « D’un bon cours est de cette monnaie et l’alliage et le poids ;

29. « Mais dis moi si tu l’as dans ta bourse. » Et moi : Oui, je l’ai si brillante et si ronde [22] que dans son coin rien ne m’est en doute.

30. Ensuite, du fond de la lumière qui là resplendissait, sortit [23] : « Ce précieux joyau sur lequel toute vertu se fonde,

31. « D’où t’est-il venu ? » Et moi : — L’abondante pluie de l’Esprit Saint, répandue sur les vieilles et les nouvelles Écritures [24],

32. Est le syllogisme qui en moi l’a conclue [25] si nettement que, près d’elle, toute démonstration me paraîtrait obtuse.

33. J’ouïs ensuite : « L’ancienne et la nouvelle proposition [26] qui te conduit à cette conclusion, pourquoi la tiens-tu pour parole divine ? »

34. Et moi : — La preuve qui me découvre le vrai sont les œuvres [27] qui suivirent, pour lesquelles jamais la nature ne chauffa le fer, ni ne battit l’enclume.

35. Il me fut répondu : « Dis, qui t’assure que ces œuvres furent ? La parole même qu’il s’agit de prouver, elle seule te le jure [28]. »

36. — Si le monde, dis-je, vint au christianisme sans miracle, celui-ci est tel que les autres n’en sont pas le centième,

37. Que tu sois entré pauvre et à jeun dans le champ pour semer la bonne plante, qui fut vigne autrefois et maintenant est devenue ronce.

38. Cela fini, la haute cour sainte entonna, de sphère en sphère, un Louons Dieu [29] dans la mélodie qui là-haut [30] se chante.

39. Et ce baron [31], qui, ainsi de rameau en rameau m’examinant, m’avait déjà tiré jusqu’aux dernières feuilles,

40. Recommença : « La grâce qui courtise ton âme, t’a fait jusqu’ici ouvrir la bouche comme tu devais l’ouvrir ;

41. « De sorte que j’approuve ce que tu as produit au dehors ; mais il convient maintenant d’exprimer ce que tu crois, et ce qui détermina ta croyance. »

42. — O Père saint ! ô esprit, qui vois ce que tu crus si fermement, qu’au sépulcre tu vainquis de plus jeunes pieds [32]

43. Commençai-je, tu veux que je manifeste ici la forme de ma vive croyance, et tu en as aussi demandé la raison.

44. Je réponds : Je crois en Dieu unique et éternel, qui, non mû, meut tout le ciel par l’amour et le désir :

45. Et d’une telle foi je n’ai pas seulement des preuves physiques et métaphysiques, mais me la donne encore la vérité qui d’ici plut

46. Par Moïse, par les prophètes et par les Psaumes, par l’Évangile, et par vous qui écrivîtes après que l’ardent Esprit vous eut faits saints.

47. Et je crois en trois Personnes éternelles, et je les crois une essence si une et si trine, qu’à la fois elle admet sunt et est [33].

48. De la profonde nature divine que maintenant je touche, plusieurs fois empreint mon esprit l’évangélique doctrine [34].

49. Ceci [35] est le principe, ceci est l’étincelle qui ensuite se dilate en une vive flamme, et, comme une étoile dans le ciel, en moi scintille.

50. Comme le maître qui écoute ce qui plaît, sitôt qu’il se tait embrasse son serviteur, lui rendant grâces de la bonne nouvelle,

51. Ainsi, chantant et me bénissant, trois fois me ceignit l’apostolique lumière, au commandement de laquelle

J’avais parlé, tant mon dire lui plut.




NOTES DU CHANT VINGT-QUATRIÈME


3-24-1. Ce que, dans sa pensée, intérieurement, il désire connaître.

3-24-2. Se formèrent en cercle pour tourner autour de Dante et de Béatrice.

3-24-3. Chacun de ces cercles accomplissant sa révolution dans le même espace de temps, plus ils étaient ou loin ou près du centre, plus leur mouvement était rapide ou lent.

3-24-4. Littéralement : Je ne l’écris point.

3-24-5. Nous lisons avec Césari et Viviani : poco vivo, au lieu de : troppo vivo. Suivant cette dernière leçon, le sens serait qu’une couleur vive n’est pas propre à peindre des plis, qui se distinguent des parties saillantes par une teinte plus obscure.

3-24-6. Pour Dante, de qui elle le prie de s’approcher, afin de satisfaire son désir.

3-24-7. Le sens n’est pas achevé : il faut évidemment sous-entendre, avec le P. Lombardi, quelque chose connue : « me voici prêt à te complaire, à faire ce que tu demandes. »

3-24-8. Saint Pierre.

3-24-9. De ce séjour de joie.

3-24-10. « Pour la discuter, non pour la décider. » — Suivant les interprètes, approuver la question, c’est montrer, par ce qui peut être dit pour et contre, qu’elle est à bon droit proposée. Peut-être pourrait-on dériver approvare de prova, et alors, ayant le sens de chercher, produire des preuves, il renfermerait aussi celui d’approbation.

3-24-11. « Je me munis de toute sorte d’arguments. »

3-24-12. A répondre à un tel interrogateur, et à faire une telle profession de foi.

3-24-13. Chez les anciens Romains, le premier centurion, celui qui commandait les primipilaires.

3-24-14. Saint Paul.

3-24-15. Est fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium. — Hebr., XI, 1.

3-24-16. Dans la langue de l’École, la quiddité est l’essence, la nature propre d’une chose.

3-24-17. Les profonds mystères.

3-24-18. Sur la terre.

3-24-19. Autre terme d’École ; — l’intention est la connaissance d’une chose, et la chose même connue, l’objet et sa notion. Or la substance étant « ce qui soutient » l’existence des choses, la condition première, les fondements de leur être, celles dont parle Dante, et sur lesquelles se fonde l’espérance, étant pour nous un objet de pure foi, la foi prend l’intention ; la notion de substance en renferme l’idée.

3-24-20. « Sans que l’objet de la foi soit vu, connu de nous, autrement que par la foi même. »

3-24-21. Argumenter, raisonner.

3-24-22. Si entière.

3-24-23. Sub. cette voix, cette parole.

3-24-24. Littéral : les vieux et les nouveaux parchemins.

3-24-25. A conclu cette foi.

3-24-26. L’Ancien et le Nouveau Testament ; les propositions, l’enseignement qu’ils contiennent.

3-24-27. Les miracles.

3-24-28. Nous suivons la ponctuation de Porticelli et du P. Parenti, qui mettent le point d’interrogation après fosser, et non pas après provarse. La phrase est plus correcte, et le sens plus net.

3-24-29. Un Te Deum laudamus.

3-24-30. Dans le Ciel.

3-24-31. Au temps de Dante, on appliquait aux saints les dénominations honorifiques usitées dans la société d’alors. Le même usage, au reste, restait chez nous, et partout, durant le Moyen âge.

3-24-32. Quoique devancé par saint Jean au sépulcre de Jésus-Christ, saint Pierre y entra le premier. — Joan., XX.

3-24-33. Le pluriel et le singulier tout ensemble.

3-24-34. « Plusieurs passages de l’Évangile impriment dans mon esprit cette notion. »

3-24-35. Cette foi.




CHANT VINGT-CINQUIÈME


1. S’il advient jamais que le poëme sacré, auquel a mis la main et le ciel et la terre, et qui m’a, durant plusieurs années, amaigri,

2. Vainque la cruauté qui me retient hors du beau bercail où je dormis agneau [1], ennemi des loups qui lui font la guerre,

3. Avec une autre voix alors, avec une autre toison [2] poëte je retournerai, et, sur les fonts de mon baptême, je prendrai la couronne [3] ;

4. Parce que dans la foi qui rend les âmes connues de Dieu [4] là j’entrai, et qu’ensuite par elle Pierre ceignit mon front [5].

5. Lors vers nous se mut une lumière de cette troupe, d’où était sorti celui que Christ laissa le premier de ses vicaires.

6. Et ma Dame, pleine de joie, me dit : « Regarde, regarde, voilà le baron pour qui en bas on visite la Galice. »

7. Comme, lorsqu’une colombe se pose près de sa compagne, l’une et l’autre, tournant et murmurant, montre son affection,

8. Ainsi vis-je s’accueillir l’un l’autre ces grands et glorieux Princes, en louant l’aliment dont on se nourrit là-haut [6].

9. Et quand fut fini le congratuler, en silence, coram me [7] chacun d’eux se fixa, si enflammé qu’il m’éblouissait.

10. Rayonnant alors, Béatrice dit : « Illustre vie [8], par qui fut célébrée l’abondance de notre basilique [9],

11. « Fais en ces hauteurs résonner l’espérance ; tu sais que tu la figures autant de fois que Jésus aux trois se manifesta plus clairement [10] :

12. — « Lève la tête avec assurance ; car ce qui vient ici-haut du monde mortel, doit se mûrir à nos rayons. »

13. Du second feu [11] me vint ce confort, et je levai les yeux sur les monts dont le poids les avait abaissés d’abord [12] :

14. « Puisque, par grâce, notre empereur [13] veut que tu te rencontres dans la plus secrète salle avec ses comtes,

15. « Afin qu’ayant vu ce qu’est vraiment cette cour, par là en toi et en autrui tu fortifies l’espérance de laquelle en bas naît l’amour,

16. « Dis ce qu’elle est, et comme s’en fleurit ton esprit, et d’où elle t’est venue. » Ainsi encore parla la seconde lumière.

17. Et cette pieuse Dame qui de mes ailes guida les pennes à un si haut vol, en cette sorte prévint ma réponse :

18. « L’Église militante n’a point de fils plus rempli d’espérance comme il est écrit dans le Soleil [14] qui rayonne sur toute notre troupe.

19. « Ce pourquoi il lui est accordé de venir d’Égypte en Jérusalem, pour voir, avant qu’il ait atteint le terme de la milice.

20. « Les deux autres points, demandés non pour savoir mais pour qu’il rapporte combien cette vertu te plaît,

21. « À lui je laisse, parce qu’ils ne lui seront ni difficiles, ni sujet de vaine gloire : qu’il y réponde lui-même, et que l’y aide la grâce de Dieu. »

22. Comme un disciple qui au maître promptement et volontiers obéit en ce dont il est expert, afin que se montre son habileté :

23. — L’espérance, dis-je, est une attente certaine de la gloire future, que produit la grâce divine et le précédent mérite [15].

24. De plusieurs étoiles [16] me vient cette lumière ; mais la versa le premier dans mon cœur celui qui fut le suprême chantre du chef suprême [17].

25. « Qu’espèrent en toi, » dit-il dans sa haute Théodie [18], « ceux qui connaissent ton nom [19] ; et qui ne le connaît, s’il a ma foi ? »

26. Ce qu’il m’avait instillé, tu me l’instillas ensuite tellement dans ton épître, que j’en suis plein, et fais sur d’autres pleuvoir votre pluie.

27. Tandis que je parlais, dans le sein vivant de cet incendie [20] scintillait coup sur coup une lueur soudaine comme d’un éclair :

28. Puis il dit : « L’amour dont je brûle encore pour la vertu qui m’accompagna jusqu’à la palme et au sortir du champ [21],

29. « Veut que je te parle encore, à toi qui te délectes d’elle ; et agréable il me sera que tu dises ce que l’espérance te promet. »

30. Et moi : — Les nouvelles Écritures et les anciennes montrent, et se montre lui-même à moi le terme [22] où tendent les âmes que Dieu s’est faites amies.

31. Isaïe dit que chacune en sa terre sera revêtue d’un double vêtement [23], et sa terre est cette douce vie [24] ;

32. « Et ton frère [25] beaucoup plus clairement, là où il parle des blanches robes [26], nous manifeste cette révélation.

33. Et, d’abord après la fin de ces paroles [27], Sperent in te [28], au-dessus de nous s’ouït, à quoi répondirent tous les chœurs ;

34. Ensuite parmi eux une lumière resplendit tellement, que si le Cancer possédait un pareil cristal [29], l’hiver aurait un mois d’un seul jour [30] :

35. Et comme se lève, et va, et entre en danse une vierge joyeuse, seulement pour faire honneur à la nouvelle épouse, et non par aucune faute [31] ;

36. Ainsi vis-je la brillante splendeur venir vers les deux [32], qui tournaient tels qu’une roue, comme il convenait à leur ardent amour.

37. Elle se mêla au chant et à la mélodie ; et ma Dame sur eux tint ses yeux comme une épouse silencieuse et immobile.

38. « Cette splendeur est celui qui reposa sur la poitrine de notre Pélican [33], et qui fut de dessus la croix élu au grand office [34]. »

39. Ainsi ma Dame ; et cependant, pas plus qu’avant, sa vue ne cessa de demeurer attentive après ces paroles.

40. Tel que celui qui regarde, s’attendant [35] à voir le soleil s’éclipser un peu, et qui pour voir non voyant devient [36] ;

41. Tel devins-je, regardant ce dernier feu, jusqu’à ce qu’il fut dit : « Pourquoi t’éblouis-tu pour voir une chose qui point n’a lieu ici [37] ?

42. « En terre, terre est mon corps, et avec les autres corps il y sera, tant que notre nombre n’égalera pas celui marqué par l’éternel décret.

43. « Avec les deux vêtements sont dans notre cloître les deux seules lumières qui ont monté [38] : et tu rapporteras ceci dans votre monde. »

44. À cette voix le mouvement de ces flammes, uni au doux mélange du son qu’émettaient les trois souffles, cessa,

45. Comme, pour éviter ou la fatigue ou un danger, les rames, qui auparavant frappaient l’eau, s’arrêtent toutes au son d’un sifflet.

46. Ah ! combien fus-je ému en mon esprit, quand je me tournai pour voir Béatrice, de ne pouvoir la voir, bien que je fusse

Près d’elle, et dans le monde heureux !




NOTES DU CHANT VINGT-CINQUIÈME


3-25-1. On voit que Dante espérait que la renommée de son poème lui rouvrirait les portes de Florence.

3-25-2. Non plus avec l’habit de simple citoyen ou de magistrat, mais avec le vêtement du poëte.

3-25-3. La couronne de lauriers décernée aux poëtes.

3-25-4. Selon ces paroles de saint Grégoire : Per fidem namque ab omnipotenti Deo cognoscimur. — In Ezechiel, lib. I, hom. III.

3-25-5. Voyez ch. XXIV, terc. 51.

3-25-6. Dieu, qui est l’aliment dont se nourrissent les élus.

3-25-7. Devant moi.

3-25-8. Esprit.

3-25-9. Allusion à ces paroles de saint Jacques, qui dat omnibus affluenter.

3-25-10. Dante suppose ici, avec plusieurs interprètes de l’Écriture, qu’en choisissant Pierre, Jacques et Jean pour être les seuls témoins des prodiges par lesquels il se manifesta plus clairement, Jésus-Christ voulait enseigner la nécessité et relever la grandeur des trois vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité, et que Pierre figurait la Foi, Jacques, l’Espérance, et Jean, la Charité, c’est-à-dire, la vertu sur laquelle chacun d’eux insiste le plus dans ses épîtres.

3-25-11. De la seconde lumière, dans laquelle saint Jacques était enveloppé.

3-25-12. Les monts, allégoriquement pour les Apôtres. Le Poëte plein de la Bible, use ici de son langage. Levavi oculos meos in montes, undè veniet auxilium mihi. — Ps. CXX.

3-25-13. Dieu.

3-25-14. En Dieu.

3-25-15. Cette définition est empruntée au Maître des sentences. Est spes certa expetatio futuræ beatitudinis, veniens ex Dei gratia, et meritis prœcedentibus. — Lib. III, dist. 26.

3-25-16. Il répond à la troisième demande de saint Jacques, et il appelle étoiles les écrivains sacrés, parce qu’il les a précédemment représentés sous cette forme.

3-25-17. David.

3-25-18. Théodie, hymne, chant à la louange de Dieu.

3-25-19. Sperent in te qui noverunt nomen tuum. — Ps. IX, 11.

3-25-20. Au milieu de ce feu où saint Jacques était vivant.

3-25-21. Le champ du combat, ou la vie terrestre.

3-25-22. Ce terme qui se montre lui-même est le Paradis où Dante est actuellement.

3-25-23. In terra sua duplicia possidebunt : lætitia simpiterna erit eis. — Is., cap. LXI. Le double vêtement est la béatitude de l’âme et celle du corps.

3-25-24. La vie du ciel, dont saint Jacques et les autres bienheureux jouissent présentement.

3-25-25. Saint Jean.

3-25-26. Stantes ante thronum Agni amicti stolis albis. — Apocal., cap. VII.

3-25-27. Ce passage offre des variantes :

E prima appresso al fin d’esse parole. (Cod. Cassin.)
Appresso il lin d’esté (Cod. Caet.)
E prima e presso il fin. (Acad. della Crusca.)

3-25-28. Qu’ils espèrent en toi. — Ps. IX, déjà cité.

3-25-29. Un corps aussi lumineux.

3-25-30. Pendant le mois d’hiver où le soleil est dans le Capricorne, au moment où cet astre se couche, le Cancer monte sur l’horizon, et lorsque le Cancer se couche, le Soleil se lève : si donc le Cancer possédait un pareil cristal, c’est-à-dire un astre aussi brillant, le mois d’hiver pendant lequel le Soleil est dans le Capricorne n’aurait jamais de nuit, puisqu’il serait éclairé tantôt par le Soleil, tantôt par cet astre, et ainsi ce mois ne serait qu’un long jour.

3-25-31. Non par le désir blâmable de paraître et d’attirer sur soi les regards.

3-25-32. Saint Pierre et saint Jacques.

3-25-33. Jésus-Christ.

3-25-34. Pour tenir lieu de son fils à Marie.

3-25-35. S’argomenta indique une prévision fondée sur des raisonnements, des calculs.

3-25-36. Par l’effet de l’éblouissement.

3-25-37. La lumière dans le ciel ne souffre point d’éclipse, puisqu’il n’y existe point de corps, ni par conséquent d’ombre. De ces paroles de Jésus-Christ, Sic eum volo manere donec veniam, (Joan. XXI, 22.) Quelques interprètes ayant induit que saint Jean était dans le ciel en corps et en âme, Dante s’attendait à le voir projeter de l’ombre.

3-25-38. Jésus-Christ et Marie, qui, en s’élevant dans le ciel, s’étaient dérobés à la vue de Dante.




CHANT VINGT-SIXIÈME


1. Tandis qu’en doute j’étais, à cause de ma vue éteinte par la vive flamme, il en sortit un souffle qui me rendit attentif,

2. Disant : « Jusqu’à ce que tu recouvres la vue qu’en moi tu as consumée [1], il est bon que le discourir la compense.

3. « Commence donc et dis ce qui occupe ton esprit, et sois assuré que la vue en toi est troublée, non morte,

4. « Parce que la Dame qui te conduit par cette divine région, a dans le regard la vertu qu’eut la main d’Ananias [2]. »

5. Je dis : — A son plaisir, ou tôt ou tard, vienne le remède à mes yeux, qui furent les portes par où elle entra [3] avec le feu dont toujours je brûle.

6. Le Bien qui rend heureuse cette cour est l’alpha et l’oméga de tout ce qu’écrit en moi l’amour ou légèrement ou profondément [4].

7. Cette même voix qui m’avait délivré de la peur du soudain éblouissement, me disposa encore à discourir,

8. Et dit : « Certes, il convient qu’à travers un tamis plus serré ta pensée s’épure [5] ; il convient que tu dises qui dirigea ton arc à ce but. »

9. Et moi : — Par des arguments philosophiques et par l’autorité qui vient d’ici [6], il convient qu’en moi un tel amour s’imprime.

10. Le bien, en tant que bien, au degré où il est connu, allume l’amour, et d’autant plus qu’en soi il contient plus de bonté.

11. Donc vers l’essence si supérieure que tout bien hors d’elle n’est qu’un rayon de sa lumière,

12. Plus que vers nulle autre, il convient que se meuve en aimant l’esprit de quiconque voit le vrai [7] sur qui se fonde cette preuve.

13. À mon entendement découvre cette vérité celui qui me démontre que l’amour est la première des substances éternelles [8].

14. Me la découvre la voix du Vrai lui-même, qui dit à Moïse, parlant de soi : « Je te ferai voir toute vertu [9]. »

15. Tu me la découvres encore en commençant la haute promulgation [10], qui, plus qu’aucun autre ban, proclame en bas l’arcane d’ici [11].

16. Et j’ouïs : « Par l’humaine raison et par l’autorité concordante avec elle, de tes amours tu gardes à Dieu le plus grand ;

17. « Mais dis encore si tu sens d’autres cordes te tirer vers lui, de sorte que tu déclares avec combien de dents cet amour te mord [12]. »

18. Ne fut point cachée la sainte intention de l’aigle du Christ ; je compris même où il voulait conduire ma profession [13].

19. Je recommençai donc : — Toutes ces morsures [14] qui peuvent faire que le cœur se tourne vers Dieu, ont concouru à ma charité :

20. L’être du monde et mon propre être, la mort qu’il souffrit [15] pour que je vive, et ce Paradis que tout fidèle espère comme moi,

21. Avec la vive connaissance précédemment dite, m’ont tiré de la mer de l’amour dépravé, et m’ont amené au rivage du droit [16].

22. Les feuilles dont se revêt le jardin du jardinier éternel [17], je les aime autant que de lui dérive de bien en elles.

23. Sitôt que je me tus, un très-doux chant résonna dans le ciel, et ma Dame disait avec les autres : Saint, Saint, Saint !

24. Et comme une vive lumière dissipe le sommeil, à cause de la vertu visuelle que ranime la splendeur qui va de robe en robe [18] ;

25. Et l’éveillé abhorre ce qu’il voit [19], si peu discerne la première veille, jusqu’à ce que la secoure le jugement [20] ;

26. Ainsi toute ordure chassa de mes yeux Béatrice, par un rayon des siens, qui resplendissait plus que des milliers de mille :

27. De sorte que je vis mieux qu’auparavant, et, plein d’étonnement, je demandai ce qu’était une quatrième lumière que je vis avec nous.

28. Et ma Dame : « Au dedans de ces rayons contemple avec amour son créateur la première âme que créa jamais la première vertu [21]. »

29. Comme la feuille dont la cime fléchit au vent qui passe, et puis se redresse par la propre vertu qui l’élève,

30. Ainsi fis-je pendant qu’elle disait, stupéfait, et puis rassuré par un désir de parler dont je brûlais ;

31. Et je commençai : — O fruit qui seul fus produit mûr, ô antique Père, de qui toute épouse est fille et bru ;

32. Dévotement, autant que je peux, je te supplie de me parler ; tu vois mon désir, et, pour t’ouïr plus tôt, point ne le dis.

33. Quelquefois un animal couvert s’agite tellement, que son affection se manifeste par le mouvement qu’il imprime à l’enveloppe ;

34. Pareillement, l’âme primordiale me faisait paraître, à travers ce qui la recouvrait, combien pour me complaire elle venait joyeuse.

35. Ensuite elle dit : « Sans que tu me l’aies exprimé je discerne ton désir, mieux que toi la chose qui t’est la plus certaine,

36. « Parce que je le vois dans le véridique miroir, qui des parhélies de soi fait les autres choses, et aucune ne le fait de soi un parhélie [22].

37. « Tu veux ouïr combien il y a de temps que Dieu me mit dans le haut jardin [23] où celle-là [24] t’a conduit, par la longue échelle ;

38. « Et combien de temps il fut délectable à mes yeux [25], et la vraie cause du grand courroux, et quel était l’idiome dont j’usai et que je me fis.

39. « Or, mon fils, non le goûter du fruit fut par soi la cause d’un tel exil, mais seulement d’avoir dépassé la limite [26].

40. « Là d’où ta Dame mut Virgile, durant quatre mille trois cent et deux révolutions du Soleil, je désirai cette assemblée [27] ;

41. « Et je le vis parcourir tous les signes lumineux de sa route [28] neuf cent trente fois, pendant que je fus sur la terre.

42. « La langue que je parlais était tout à fait éteinte avant que la gent de Nembrod entreprît l’œuvre interminable [29] ;

43. « Aucun effet de la raison, à cause du plaisir humain qui change suivant le ciel, n’étant toujours durable [30].

44. « C’est un acte naturel que l’homme parle ; mais ainsi, ou ainsi, la nature vous laisse faire selon qu’il vous plaît [31].

45. « Avant que je descendisse dans l’infernale angoisse, El [32] s’appelait sur la terre le souverain Bien, de qui vient la joie [33] qui m’enveloppe ;

46. « Puis il s’appela Eli, et cela est dans l’ordre [34] ; car l’usage des mortels est comme sur le rameau la feuille qui s’en va, et une autre vient.

47. « Sur le mont qui le plus s’élève au-dessus de l’onde [35], je fus, en une vie pure et impure [36], depuis la première heure [37] jusqu’à celle qui est la seconde,

« Alors que le soleil change de quadrant, à la sixième heure [38]. »




NOTES DU CHANT VINGT-SIXIÈME


3-26-1. « Qu’a consumée l’éclat de ma flamme sur laquelle tu l’as fixée. »

3-26-2. Qui rendit la vue à saint Paul, aveuglé par le feu du ciel sur le chemin de Damas.

3-26-3. « Elle entra en moi. »

3-26-4. « Tous les sentiments, ou légers ou profonds, que l’amour excite en moi, viennent du souverain Bien, c’est-à-dire de Dieu, comme de leur source, et aboutissent à lui comme à leur terme. »

3-26-5. « Que tu t’expliques encore plus nettement. » Métaphore tirée d’un tamis d’où la farine sort d’autant plus blanche, plus pure, que le tamis est plus serré.

3-26-6. Par la raison naturelle et par la révélation divine.

3-26-7. Cette même essence divine, Dieu.

3-26-8. Platon, dans le Banquet.

3-26-9. Ecce ostendam omne bonum tibi. « Je te montrerai tout bien. » — Exod., XXXIII.

3-26-10. « Au commencement de ton Évangile. »

3-26-11. La génération éternelle du Verbe.

3-26-12. « Combien de motifs excitent en toi cet amour. »

3-26-13. « Sur quels points il voulait que je m’expliquasse. »

3-26-14. Les motifs.

3-26-15. Que Dieu, c’est-à-dire Jésus-Christ, souffrit.

3-26-16. Du droit amour, de l’amour divin.

3-26-17. Les créatures.

3-26-18. Qui traverse les différentes tuniques de l’œil.

3-26-19. Parce qu’au premier moment la vue en est éblouie, blessée.

3-26-20. La stimativa, la faculté estimative, comme parle l’École.

3-26-21. L’âme d’Adam.

3-26-22. Le sens est que toutes choses sont des images de Dieu, et qu’il n’est lui-même l’image d’aucune autre chose.

3-26-23. Le Paradis terrestre.

3-26-24. Béatrice.

3-26-25. « Je jouis de sa vue. »

3-26-26. « La limite que Dieu m’avait fixée, » c’est-à-dire d’avoir enfreint sa défense.

3-26-27. L’assemblée des bienheureux.

3-26-28. Les douze signes du Zodiaque.

3-26-29. La tour de Babel.

3-26-30. Le sens, est que tout ce que fait l’homme en vertu de la raison ou du libre arbitre, est sujet au changement : parce que sa volonté change elle-même selon le plaisir qui la détermine, et qui varie suivant les influences variables des astres.

3-26-31. « Vous laisse le choix entre telle ou telle langue. »

3-26-32. Un des noms de Dieu en hébreu.

3-26-33. La splendeur.

3-26-34. Dans l’ordre de la condition humaine. Littéralement : cela convient.

3-26-35. Le mont du Purgatoire, au sommet duquel est le Paradis terrestre.

3-26-36. Exemple de concupiscence avant le péché, soumise après à la concupiscence.

3-26-37. En comptant à la manière des anciens, qui divisaient le jour en douze parties égales, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher ; et ainsi midi marquait la sixième heure.

3-26-38. Depuis la première heure jusqu’à celle qui suit la sixième, alors que le Soleil, après les six premières de son cours diurne, passe d’un des quadrants de son cercle quotidien dans l’autre quadrant : ce qui revient à dire qu’Adam fut seulement sept heures dans le Paradis terrestre, opinion ancienne rapportée par Pierre Comestor.




CHANT VINGT-SEPTIÈME


1. « Au Père, au Fils, à l’Esprit Saint, gloire ! » commença tout le Paradis ; tellement que je m’enivrais de ce doux chant.

2. Ce que je voyais me semblait un ris de l’univers, parce que l’ivresse entrait en moi par l’ouïe et par la vue.

3. O joie ! ô ineffable allégresse ! ô vie entière d’amour et de paix ! ô sans désir richesse assurée !

4. Devant mes yeux se tenaient les quatre flambeaux allumés [1], et celui qui le premier était venu [2] commença à se faire plus brillant ;

5. Et en sa semblance il devint tel que deviendrait Jupiter, si lui et Mars étaient des oiseaux, et qu’ils échangeassent leurs pennes [3].

6. La Providence, qui à chacun assigne là son office et le règle, avait de toute part imposé silence au bienheureux chœur,

7. Lorsque j’ouïs : « Si je me transcolore, ne t’en étonne point ; à mon dire, tu verras tous ceux-là se transcolorer.

8. « Celui qui sur terre usurpe ma place, ma place, ma place, vacante devant le Fils de Dieu,

9. « A fait de mon cimetière [4] un cloaque d’immondices et de sang ; par quoi en bas tressaille de joie le pervers qui tomba de là-haut [5]. »

10. De cette couleur dont, le matin et le soir, le soleil opposé peint une nuée, je vis tout le ciel couvert.

11. Et, comme une dame honnête, qui, tranquille sur soi, pour la faute d’autrui, seulement en écoutant, devient craintive,

12. Ainsi Béatrice changea de visage ; et une pareille éclipse eut lieu, je crois, dans le ciel, quand souffrit la suprême Puissance [6].

13. Puis, d’une voix si changée, que plus n’avait changé l’aspect, il continua de parler :

14. « Ne fut l’épouse du Christ allaitée de mon sang, et de celui de Lin et de Clet, afin que d’elle on se servit pour acquérir de l’or ;

15. « Mais pour acquérir cette vie joyeuse, et Sixte, et Pie, et Calixte, et Urbain versèrent leur sang après beaucoup de pleurs.

16. « Ce ne fut pas notre intention qu’à la droite de nos successeurs s’assit une partie du peuple et l’autre à la gauche [7] ;

17. « Ni que les clefs qui me furent confiées, devinssent sur un étendard un signe de combat contre les baptisés ;

18. « Ni que mon image fût le sceau de privilèges vendus et mensongers [8], d’où souvent je rougis et m’indigne.

19. « Sous l’habit de pasteur, des loups rapaces d’ici-haut se voient dans tous les pâturages. O défense de Dieu [9], pourquoi dors-tu ?

20. « Les Cahorsins et les Gascons [10] s’apprêtent à boire notre sang : ô bon principe, en quelle vile fin faut-il que tu tombes !

21. « Mais la haute Providence, qui, avec Scipion, défendit à Rome la gloire du monde [11], viendra, je le pense, bientôt au secours [12].

22. « Et toi, mon fils, qui en bas encore, à cause du poids mortel [13], retourneras, ouvre la bouche, et ne cache point ce que je ne cache pas moi-même. »

23. Comme des flocons de vapeur gelée tombent de notre air, quand la corne de la Chèvre céleste et le Soleil se touchent [14],

24. Ainsi vis-je l’éther en haut s’orner de flocons de vapeur triomphants [15], qui là s’étaient arrêtés avec nous.

25. Ma vue les suivait, et les suivit jusqu’à ce que la distance par sa longueur l’empêcha d’aller plus avant.

26. D’où la Dame, voyant que j’avais cessé d’être attentif en haut, me dit : « Abaisse ta vue, et regarde comment tu as tourné, »

27. Depuis l’heure ou j’avais regardé d’abord, je vis que j’avais parcouru tout l’arc que forme, du milieu à la fin [16], le premier climat ;

28. De sorte que je vis au delà de Gadès la route où Ulysse s’engagea follement" [17], et à l’opposite le rivage où Europe devint une douce charge [18]:

29. Et j’aurais de cette aire découvert un plus grand espace, si le Soleil qui, sous mes pieds [19], allait en avant, n’eût été éloigné d’un signe et plus [20].

30. Mon esprit, toujours plein de l’amour de ma Dame, plus que jamais brûlait de ramener les yeux sur elle.

31. Et si la nature ou l’art, en humaine chair, ou dans ses peintures, prépare aux yeux des appâts, afin par eux de s’emparer de l’esprit,

32. Tous ensemble ne paraîtraient rien, près du divin plaisir où me plongea sa splendeur, quand je me tournai vers son riant visage.

33. Et la vertu que je puisai dans ce regard, m’arracha du doux nid de Léda [21], et impétueusement me poussa dans le ciel.

34. Si uniformes en sont les parties les plus voisines et les plus hautes [22], que je ne puis dire laquelle Béatrice me choisit pour lieu.

35. Mais elle, qui voyait mon désir, commença, si joyeuse et si riante, qu’en son visage il semblait que Dieu jouit :

36. « La nature du monde [23], qui tient en repos le milieu [24], et autour meut tout le reste, commence ici comme de son terme [25].

37. « Et ce ciel n’a d’autre lieu que l’entendement divin dans lequel s’allume l’amour qui le meut, et la vertu qu’il verse [26].

38. « Autour de lui la lumière et l’amour forment un cercle, comme lui autour des autres, et cette ceinture, celui qui le ceint la connaît seul.

39. « Son mouvement n’est point mesuré par un autre, mais les autres le sont par le sien, comme dix par la moitié et le cinquième.

40. « Et comment le temps a dans ce vase ses racines, et dans les autres ses feuilles, peut t’être clair désormais [27].

41. « O convoitise, qui tellement submerges les mortels, qu’aucun n’a le pouvoir d’élever les yeux au-dessus de tes ondes !

42. « Bien dans les hommes fleurit le vouloir, mais une pluie continuelle fait avorter les fruits [28].

43. « La foi et l’innocence se trouvent seulement chez les enfants ; puis toutes deux fuient avant que les joues soient couvertes de duvet.

44. « Tel, encore bégayant, jeune, qui, lorsque la langue est déliée dévore un mets quelconque en une lune quelconque [29] ;

45. « Et tel, bégayant, aime et écoute sa mère, lequel, jouissant du plein parler, désire ensuite la voir ensevelie.

46. « Ainsi de blanche qu’elle était d’abord devient noire la peau de la belle fille de celui qui apporte le matin et laisse le soir [30].

47. « Toi, pour ne te point étonner, sache qu’il n’est sur la terre personne qui gouverne ; par quoi dévie l’humaine famille.

48. « Mais avant que tout janvier sorte de l’hiver [31], à raison du centième qu’en bas on néglige, tellement rugiront ces cercles supérieurs,

49. « Que la Fortune, si longtemps attendue [32], tournera les poupes où sont les proues, en sorte que la flotte courra dans la voie droite ;

« Et un vrai fruit viendra après la fleur. »




NOTES DU CHANT VINGT-SEPTIÈME


3-27-1. Saint Pierre, saint Jacques, saint Jean et Adam.

3-27-2. Saint Pierre.

3-27-3. Si Jupiter échangeait sa lumière, qui est blanche, contre celle de Mars, qui est rouge, il prendrait cette dernière couleur ; et ainsi le Poète veut dire que Pierre rougit.

3-27-4. De Rome où saint Pierre fut enterré.

3-27-5. Lucifer.

3-27-6. Lors de la Passion de Jésus-Christ.

3-27-7. Allusion aux partis guelfe et gibelin. Dans leurs guerres continuelles et acharnées, les Guelfes portaient sur leurs étendards les armoiries du Pape, où se trouvent les clefs de saint Pierre.

3-27-8. Accordés pour de l’argent sur de faux exposés.

3-27-9. Pour : O Dieu défenseur de ton Église ! Plein de la lecture de la Bible, Dante a emprunté cette apostrophe au psaume XIII : — Exsurge ; quare obdormis, Domine ?

3-27-10. Jean XXI, qui était de Cahors, et Clément V, qui était de Gascogne.

3-27-11. L’empire universel que, selon Dante, Rome devait exercer sur le monde.

3-27-12. Allusion, suivant les uns, à Henri VIII, dont on attendait la venue en Italie, et, suivant le P. Lombardi, à Can Grande.

3-27-13. « Du corps mortel dont tu es encore revêtu. »

3-27-14. Quand le Soleil est dans le Capricorne, c’est-à-dire en hiver.

3-27-15. Le sens est que, « comme sur la terre tombent des flocons de neige, ou de vapeur gelée, des flocons, c’est-à-dire des esprits triomphants, s’élevèrent dans le ciel. »

3-27-16. Du milieu, du méridien, à la fin, à l’extrémité occidentale de l’horizon. — Dante, comme les anciens géographes, place les bornes des climats aux bornes de notre hémisphère qu’il croyait le seul habité.

3-27-17. L’Océan, où Ulysse tenta de pénétrer, et où il périt.

3-27-18. Et à l’extrémité opposée de l’horizon, vers l’Orient, le rivage d’où Jupiter, transformé en taureau, enleva Europe, fille d’Agénor, roi de Phénicie.

3-27-19. Parce que le ciel des étoiles fixes est au-dessus de celui où se meut le Soleil.

3-27-20. Le Soleil, pendant que Dante accomplissait son voyage, était à peu près dans le 22° degré du Bélier, et par conséquent distant des Gémeaux, où se trouvait Dante, de plus d’un signe, c’est-à-dire, du signe intermédiaire du Taureau et d’une partie de celui du Bélier ; une portion de l’hémisphère oriental, vers lequel Dante était tourné, devait nécessairement être privé de la lumière du Soleil.

3-27-21. Du signe des Gémeaux, ou de Castor et de Pollux, fils de Léda.

3-27-22. Celles qui sont le plus près et celles qui sont le plus éloignées. Les manuscrits offrent plusieurs leçons. Nous choisissons celle qui nous paraît offrir le sens le plus clair et le plus naturel.

3-27-23. Ici deux leçons, la natura del mondo, et la natura del’ moto. Quoique celle-ci, plus claire au premier coup d’œil, soit la plus généralement adoptée, nous préférons la première, qui se lie mieux à ce qui suit et nous semble offrir un sens plus élevé, en même temps plus naturel ; car, parvenu dans la neuvième sphère, d’où il embrasse toute la création, Dante paraît avoir dû la montrer, pour ainsi dire, dans son ensemble et sa connexion générale. Selon cette pensée, par la nature du monde on doit entendre l’univers tout entier, la Nature universelle, ce que les Scolastiques appellent natura naturata.

3-27-24. Le centre, occupé, suivant le système astronomique du temps, par la Terre immobile.

3-27-25. Commence ici, c’est-à-dire dans la neuvième sphère qui enveloppe toutes les autres, et forme le terme, la borne de l’univers.

3-27-26. Les impulsions, les influences qui, de lui, se répandent dans les autres cieux.

3-27-27. « Tu peux maintenant comprendre comment le temps a dans ce vase, (dans le Premier mobile), ses racines, son origine cachée, et dans les autres vases (les autres cieux), ses feuilles, c’est-à-dire ses parties, ses divisions, correspondantes aux mouvements visibles pour nous. »

3-27-28. Littéralement : convertit les vraies prunes en bozzacchioni. On donne ce nom aux prunes avortées.

3-27-29. En tout temps, sans tenir compte des prohibitions de l’Église.

3-27-30. Le Soleil, père des êtres, selon les anciens, et générateur de la nature humaine.

3-27-31. Avant la correction Grégorienne, postérieure au siècle où vivait Dante, une légère erreur dans le calcul du temps de la révolution annuelle du Soleil, erreur qu’il désigne par le mot de centième, — négligée depuis la réforme du calendrier sous Jules César, et s’accumulant avec les années, — tendait à déplacer les mois dans leur rapport avec les saisons, de sorte qu’à une certaine époque Janvier aurait cessé d’appartenir à l’hiver, et eût coïncidé avec le printemps.

3-27-32. La plupart des interprètes pensent que Dante veut parler de la venue, attendue alors, de l’empereur Henri VIII en Italie, sur laquelle les Gibelins fondaient l’espérance de leur retour dans leur patrie, et de l’abaissement du parti contraire.




CHANT VINGT-HUITIÈME


1. Après que la vie présente des misérables mortels eut justement repris celle qui emparadise mon âme,

2. Comme celui qui dans un miroir voit la flamme d’une torche allumée derrière lui, avant qu’elle se soit peinte dans l’œil ou dans la pensée,

3. Se retourne pour voir si le verre lui dit le vrai, et voit qu’il s’accorde avec lui comme la note avec le mètre [1] ;

4. Ainsi ma mémoire se rappelle ce que je fis, regardant les beaux yeux desquels l’amour fit le lacet pour me prendre :

5. Et quand, me retournant, les miens furent frappés par ce qui apparaît dans ce ciel, lorsque bien dans son cours on l’observe,

6. Je vis un point d’où rayonnait une lumière si brillante, que l’œil qu’elle illumine est contraint de se fermer, à cause de son vif éclat :

7. Et l’étoile, qui d’ici parait la plus petite, paraîtrait une Lune, placée près de ce point comme une étoile près d’une autre étoile [2].

8. Peut-être d’aussi près que le halo parait ceindre la lumière qui le peint, alors que la vapeur où il se forme est le plus épaisse,

9. Autour du point un cercle de feu tournait d’une telle vitesse, qu’elle aurait vaincu le mouvement qui le plus tôt ceint le monde [3].

10. Et celui-ci était entouré d’un autre, et celui-là d’un troisième, et le troisième ensuite d’un quatrième, d’un cinquième le quatrième, et puis le cinquième d’un sixième.

11. Au-dessus suivait le septième, si élargi déjà, que le messager de Junon [4] serait trop étroit pour le contenir tout entier :

12. Ainsi le huitième et le neuvième ; et chacun d’eux se mouvait plus lentement, selon qu’il était en nombre plus distant de l’un [5] ;

13. Et d’une flamme plus vive brillait celui qui était le moins éloigné de la pure étincelle [6], parce que plus, je crois, il se pénètre d’elle.

14. Ma Dame, qui me vit suspendu en un grand souci, dit : « De ce point dépend le ciel et toute la nature.

15. « Regarde ce cercle qui en est le plus proche, et sache qu’il se meut avec tant de vitesse, à cause du brûlant amour qui l’aiguillonne. »

16. Et moi à elle : — Si le monde était disposé selon l’ordre que je vois dans ces roues, m’aurait rassasié ce qui m’est présenté [7] ;

17 Mais dans le monde sensible d’autant plus divines sont les choses qu’on peut voir, qu’elles s’éloignent plus du centre [8].

18. Si donc mon désir doit être pleinement satisfait dans ce merveilleux, et angélique temple qui n’a de confins que le seul amour et la lumière,

19. Il faut que j’oie encore pourquoi l’image et le modèle diffèrent ; car je le cherche en vain par moi-même.

20. « Si tes doigts ne suffisent pas pour délier un tel nœud, point n’est-ce merveille, tant par le non-essayer il est devenu dur. »

21. Ainsi ma Dame : puis elle dit : « Si tu veux te rassasier, prends [9] ce que je te dirai, et t’y applique bien.

22. « Les cercles corporels [10] sont larges ou étroits, selon le plus et le moins de la vertu qui se répand dans toutes leurs parties :

23. « Une plus grande bonté veut que d’elle émane plus de bien [11] ; plus de bien contient un plus grand corps, si ses parties sont également parfaites :

24. « Donc celui-ci, qui emporte avec soi tout le haut univers, correspond au cercle qui le plus aime et le plus sait [12] ;

25. « Par quoi, si à la vertu tu appliques ta mesure, non à l’apparence des substances que tu vois disposées en cercle,

26. « Tu reconnaîtras une convenance merveilleuse, de plus à plus et de moins à moins, entre chaque ciel et son intelligence [13]. »

27. Comme clair et serein demeure l’hémisphère de l’air [14], quand Borée souffle de la joue où il est le plus doux [15],

28. Parce qu’il chasse et dissipe les nuées qui auparavant le troublaient, de sorte que le Ciel rit avec toutes les beautés qui forment son cortège ;

29. Ainsi devins-je après que ma Dame m’eut gratifié de sa claire réponse, et comme une étoile dans le ciel je vis le vrai.

30. Et lorsque ses paroles s’arrêtèrent, comme étincelle le fer bouillant, ainsi les cercles étincelèrent.

31. Leur embrasement se reproduisait en chaque étincelle [16], et tant elles étaient, que leur nombre en mille surpasse le doubler des échecs  [17].

32. J’entendais de chœur en chœur chanter hosanna au Point fixe [18], qui les tient et les tiendra toujours aux ubi [19] où toujours ils furent ;

33. Et celle-là [20], qui voyait dans mon esprit les pensers douteux, dit : « Les premiers cercles t’ont montré les Séraphins et les Chérubins.

34. « Si rapidement ils suivent leurs liens [21], afin de se rendre, autant qu’ils peuvent, semblables au Point [22], et ils le peuvent autant que pour voir ils s’élèvent plus.

35. « Ces autres amours qui vont autour d’eux s’appellent Trônes de la face divine, parce qu’ils terminent le premier ternaire,

36. « Et tu dois savoir que tous jouissent au degré où leur vue pénètre dans le vrai, en qui se repose toute intelligence.

37. « De là l’on peut entendre comment l’être heureux a son fondement dans l’acte de voir, non dans l’acte d’aimer, qui vient après ;

38. « Et du voir est la mesure le mérite qu’enfantent la grâce et la bonne volonté ; et ainsi on avance de degré en degré.

39. « L’autre ternaire, qui ainsi germe dans ce printemps éternel que ne dépouille point le nocturne Bélier [23],

40. « Perpétuellement gazouille [24] hosanna, avec trois mélodies qui résonnent en trois ordres de joie [25] dont il se compose.

41. « En cette hiérarchie sont les trois Déesses [26] : la première les Dominations, et ensuite les Vertus ; le troisième ordre est celui des Puissances ;

42. « Puis, dans les deux pénultièmes exultent les Principautés et les Archanges ; le dernier, les Anges le remplissent tout entier de leurs fêtes.

43. « Ces Ordres en haut regardent tous [27], et en bas ils agissent avec une telle puissance, que tous sont tirés et tous tirent [28] ;

44. « Et avec un si grand désir s’appliqua Denis à contempler ces Ordres, qu’il les nomma et les distingua comme moi.

45. « Mais Grégoire ensuite se sépara de lui [29] ; d’où, sitôt que dans le ciel il ouvrit les yeux, il rit de lui-même.

46. « Et si un vrai si secret révéla sur la terre un mortel, je ne veux pas que tu t’en étonnes : celui qui le vit là-haut [30] le lui découvrit,

« Avec beaucoup d’autres vérités touchant ces chœurs. »




NOTES DU CHANT VINGT-HUITIÈME


3-28-1. Comme le chant avec le vers.

3-28-2. Le Point resplendissant dont vient de parler Dante, est la lumière même de Dieu ; quand donc il dit que, placée auprès, la plus petite étoile paraîtrait une Lune, il semble vouloir faire entendre que ce Point est, dans son unité absolue, hors de toute condition de grandeur matérielle.

3-28-3. Le mouvement du ciel qui tourne du monde avec le plus de vitesse.

3-28-4. L’arc-en-ciel.

3-28-5. Selon que, dans son ordre numérique, il s’éloignait le plus de l’unité.

3-28-6. Du Point lumineux central.

3-28-7. « Si je ne voyais ces cercles disposés dans un ordre inverse de celui des cieux matériels, ce que tu viens de dire m’aurait satisfait. »

3-28-8. Qu’elles s’élèvent plus au-dessus de la terre, centre du monde matériel, selon le système astronomique de Dante.

3-28-9. Écoute. Même image qu’au tercet 16.

3-28-10. Matériels.

3-28-11. Que son influx soit plus abondant, et s’étende plus loin.

3-28-12. « Donc le neuvième ciel où nous sommes, qui, le plus large et le plus élevé de tous, emporte dans son mouvement le monde entier, correspond, à cause de sa plus haute perfection, au plus petit des cercles angéliques, c’est-à-dire, à celui des Séraphins, qui, parmi les neuf chœurs dont se compose la hiérarchie des esprits célestes, s’élèvent au-dessus de tous les autres par la science et l’amour. »

3-28-13. « Si tu compares, non quant à l’apparence, à l’extension locale mais quant à la vertu, les cercles angéliques avec les cercles matériels, tu verras que le mouvement de chacun de ceux-ci est plus ou moins rapide, et sa vertu plus ou moins grande, selon que plus grande ou moindre est la vertu de l’intelligence qui le meut. »

3-28-14. L’espace hémisphérique circonscrit par l’horizon.

3-28-15. Image prise de la manière dont on représente le vent, une tête avec des joues gonflées ; et comme les anciens divisaient la rose de compas en quatre vents cardinaux, chacun desquels se subdivisait lui-même en trois autres vents de direction diverse, selon que Borée, le vent du nord, soufflait de l’une ou de l’autre joue, il en résultait ou un vent de nord-est, l’Aquilon, ou un vent de nord-ouest, le Mistral. Il paraît que le Mistral est, en Italie, le plus doux.

3-28-16. Le sens est que comme les cercles enflammés lançaient des multitudes d’étincelles, chaque étincelle en lançait d’autres de la même manière.

3-28-17. Surpasse le nombre de mille qu’on obtient en doublant successivement toutes les cases de l’échiquier.

3-28-18. Dieu, qui, suivant l’expression de Dante, meut tout, lui-même non mû.

3-28-19. Aux lieux.

3-28-20. Béatrice.

3-28-21. Les liens de l’amour qui les attire vers Dieu.

3-28-22. A Dieu. Allusion à ce passage de saint Jean : Similes ei erimus quoniam videbimus eum sicuti est. — Ep. I, 3.

3-28-23. Opposé au Soleil, le Bélier, en automne, se trouve au-dessus de notre hémisphère.

3-28-24. Le Poète qui vient de comparer ces hautes régions célestes à un printemps éternel, compare maintenant les esprits qui les habitent à des oiseaux dont le chant s’éveille en cette saison de l’année.

3-28-25. De substances joyeuses.

3-28-26. Les trois ordres d’anges qu’il va nommer.

3-28-27. Dans quelques manuscrits, on lit s’ammirano au lieu de rimirano : mais cette version, adoptée au reste par le P. Lombardi, rend le sens pour le moins très confus.

3-28-28. Le point fixe attire les plus voisins de lui ; ceux-ci attirent les suivants, et ainsi des autres. L’abbé Tagliazucchi, mathémathicien de Turin, cité par Baretti, voit clairement dans ce passage l’attraction newtonienne. Que n’a pas vu dans le texte de Dante l’enthousiasme des commentateurs ?

3-28-29. Saint-Grégoire établit un autre ordre que Denis dans la hiérarchie angélique ; il met les Puissances à la place des Trônes, et ceux-ci à la place des Principautés, etc.

3-28-30. Saint Paul.




CHANT VINGT-NEUVIÈME


1. Lorsque les deux fils de Latone, couverts du Bélier et de la Balance, se font ensemble de l’horizon une ceinture [1].

2. Autant qu’en équilibre le Zénith [2] les tient de temps, jusqu’à ce que l’un et l’autre, changeant d’hémisphère, hors de cette ceinture se déséquilibrent [3] ;

3. Autant, avec un visage riant, Béatrice se tut, le regard fixé sur le Point qui m’avait vaincu [4] ;

4. Puis elle commença : « Je dis, et ne demande pas ce que tu veux ouïr [5], parce que je le vois dans le Point où aboutit tout ubi et tout quando [6] ;

5. « Non pour qu’il acquière quelque bien, ce qui ne peut être, mais pour que, resplendissant, sa splendeur puisse dire : Je suis [7],

6. « Dans son éternité, hors du temps, hors de tout ce qu’un autre peut comprendre, comme il lui plut, en neuf amours [8] s’épanouit l’éternel Amour.

7. « Et point ne gît-il auparavant comme engourdi, car ne précéda ni ne suivit le courir de Dieu sur ces eaux [9].

8. « La forme et la matière unies et pures sortirent  [10] par un acte infaillible  [11], comme trois flèches d’un arc à trois cordes :

9. « Et comme dans le verre, dans l’ambre, ou dans le cristal, un rayon resplendit de telle manière qu’entre le venir et l’être entier, il n’est point d’intervalle,

10. « Ainsi de son Auteur le triforme effet [12] resplendit à la fois en tout son être, sans distinction dans le commencer.

11. « Un ordre, créé en même temps qu’elles, fut établi entre les substances, et celles-là furent la cime du monde, en qui fut produit l’acte pur [13].

12. « La pure puissance [14] occupa la partie la plus basse : au milieu, unit la puissance et l’acte [15] un lien tel que jamais il ne se délie.

13. « Jérôme vous dit dans ses écrits que les anges furent créés de longs siècles avant que l’autre monde fût fait :

14. « Mais ce vrai [16] est écrit en beaucoup d’endroits par les écrivains qu’inspira l’Esprit-Saint [17] ; et tu le verras, si bien tu regardes.

15. « Le voit aussi un peu la raison, qui ne concéderait point que si longtemps aient été les moteurs sans leur perfection [18].

16. « Maintenant tu sais où et quand ces amours furent créés, et comment ; de sorte qu’en ton désir déjà sont éteintes trois ardeurs [19].

17. « Mais, en comptant, tu n’arriverais pas à vingt, sitôt qu’une partie des anges troubla le sujet de vos éléments [20].

18. « L’autre demeura [21], et avec tant de plaisir commença cet art [22] que tu discernes, que jamais elle ne cesse de tourner.

19. « La cause de la chute fut l’orgueil maudit de celui que tu as vu étreint sous tous les poids du monde  [23].

20. « Ceux que tu vois ici se reconnurent humblement l’œuvre de la Bonté qui les avait faits aptes à tout connaître :

21. « Ce pourquoi si haut leurs vues ont été élevées par la grâce illuminante et par leur mérite, qu’ils ont une pleine et ferme volonté.

22. « Et je ne veux pas que tu doutes, mais que tu sois certain que recevoir la grâce est méritoire, selon qu’à elle s’ouvre l’affection [24].

23. « Maintenant, si mes paroles ont été recueillies [25], tu peux, sans autre secours, découvrir beaucoup d’autres choses touchant ce consistoire [26] ;

24. « Mais parce que sur la terre, dans vos écoles, on enseigne que l’angélique nature est telle, qu’elle entend, et se souvient, et veut,

25. « Je dirai encore, pour que tu voies la vérité pure, qu’en enseignant ainsi on s’embrouille dans des équivoques.

26. « Ces substances, dès qu’elles jouirent de la face de Dieu, ne détournèrent plus leurs regards d’elle, à qui rien n’est caché.

27. « Ainsi leur voir n’est pas interrompu par un nouvel objet, et ainsi elles n’ont pas besoin de se ressouvenir par concept divisé [27] ;

28. « De sorte que, parmi vous, non dormant on rêve, croyant et ne croyant pas cet enseignement vrai [28] ; mais dans l’un est plus de faute et plus de honte.

29. « Vous, en bas, vous ne suivez point le même chemin en philosophant, tant vous emportent l’amour et la pensée de l’apparence.

30. « Et encore ici-haut ceci se souffre avec moins de colère, que de mépriser la divine Écriture ou de la tordre.

31. « On ne pense pas là [29] combien il a coûté de sang pour la semer dans le monde, et combien plait celui qui humblement s’approche d’elle.

32. « Chacun pour paraître s’ingénie et s’abandonne à ses inventions, et sur celles-ci s’étendent les prédicateurs, et on se tait de l’Évangile.

33. « L’un dit que la lune rétrograda lors de la Passion du Christ, et s’interposa de sorte qu’en bas point ne s’épandit la lumière du soleil ;

34. « Un autre que la lumière se cacha de soi-même ; qu’ainsi pour les Espagnols et pour les Indiens comme pour les Juifs, eut lieu cette éclipse.

35. « N’a point Florence autant de Lapi et de Bindi [30], que chaque année de pareilles fables, d’ici et de là, en chaire on publie :

36. « En sorte que les brebis qui point ne savent, reviennent de la pâture repues de vent ; et ne les excuse point de ne pas voir leur dommage.

37. « Le Christ ne dit point à ses disciples : « Allez et prêchez des sornettes ; » mais il leur donna un vrai fondement [31] ;

38. « Et dans leur bouche celui-ci tant résonna, qu’en combattant pour allumer la foi, ils firent de l’Évangile des lances et des boucliers [32].

39. « Maintenant avec des arguties et des bouffonneries on s’en va prêcher, et pourvu seulement que bien on rie, se gonfle le capuce et on ne demande rien de plus.

40. « Mais dans le capuchon [33] se niche un oiseau [34] tel que si le vulgaire le voyait, il ne prendrait point les indulgences auxquelles on se confie ;

41. « Par quoi tant a cru la sottise sur la terre, que, sans la preuve d’aucun témoignage, à toute promesse on se tournerait [35].

42. « De cela s’engraisse le porc de saint Antoine, et beaucoup d’autres pires que des porcs, payant en monnaie falsifiée.

43. « Mais nous nous sommes écartés beaucoup ; ramenons à cette heure les yeux sur le droit chemin, de manière que la route avec le temps s’abrège [36].

44. « De degré en degré cette nature [37] s’élève tellement en nombre, que jamais ne fut langue ni conception mortelle qui aille si loin.

45. « Et si tu regardes ce qui est révélé par Daniel, tu verras que sous ces mille [38] se cache un nombre déterminé.

46. « La première lumière qui l’illumine toute, d’autant de manières en elle est reçue, qu’il y a de splendeurs [39] auxquelles elle apparaît.

47. « D’où, puisque l’affection suit l’acte qui reçoit [40 l’amour en elle [41] diversement bout et tiédit [42].

48. « Vois maintenant la hauteur et la largeur de l’éternelle Vertu, puisqu’elle s’est fait tant de miroirs où elle se brise [43],

« Demeurant une en soi, comme auparavant. »




NOTES DU CHANT VINGT-NEUVIÈME


3-29-1. Lorsque le Soleil et la Lune, sous les signes opposés du Bélier et de la Balance, se trouvent respectivement situés aux deux extrémités de l’horizon, qui les entoure comme une ceinture.

3-29-2. Nous lisons avec Cesari, d’après le manuscrit d’Udine, che il Zenit i libra. Le P. Lombardi lit : che li tiene in libra ; d’autres, che il Zenit in libra. Le sens, du reste, est le même.

3-29-3. Lorsque les deux astres occupent les deux points opposés de l’horizon, ils sont en équilibre par rapport au Zénith, puisqu’ils en sont à égale distance, mais cet équilibre se rompt sitôt que, l’un montant dans notre hémisphère et l’autre descendant dans l’hémisphère opposé, l’horizon de chacun d’eux change. Béatrice se tut durant un espace de temps aussi court que celui pendant lequel ce changement s’opère.

3-29-4. « Dont la splendeur m’avait forcé de baisser les yeux. »

3-29-5. « Je réponds à ton désir, sans que tu l’aies exprimé. »

3-29-6. Ubi, espace, lieu. — Quando, temps, époque.

3-29-7. Nul être fini ne peut ajouter aucun bien au bien infini ; mais chacun d’eux réfléchissant à quelque degré la splendeur de l’Être divin, son image, il s’affirme lui-même dans cette image.

3-29-8. Les neuf Chœurs de la Hiérarchie angélique.

3-29-9. La création du monde, le ferebatur super aquas de Moïse (Genèse, I.) n’eut lieu ni avant, ni après la création des purs esprits, l’acte par lequel Dieu crée étant hors du temps et par conséquent exclusif de toute idée de succession.

3-29-10. Il faut sous-entendre, avec les hiérarchies célestes.

3-29-11. Il était impossible que Dieu errât dans l’acte de la création, qu’il n’atteignit pas la fin qu’il se proposait : Vidit Deus quod esset bonum. (Genèse, I.)

3-29-12. La triple création dont il vient de parler, des anges, de la matière et de la forme.

3-29-13. La vertu d’agir sur les autres substances, sans que celles-ci agissent sur elles ; caractère distinctif des anges.

3-29-14. La pure réceptibilité, et par là il entend les corps sublunaires, qui, ne donnant rien, reçoivent tout des cieux élevés au-dessus d’eux.

3-29-15. Au milieu du monde, sont les substances susceptibles de recevoir et de donner, c’est-à-dire, à la fois passives et actives.

3-29-16. Les vérités que Béatrice vient de révéler à Dante.

3-29-17. Ainsi on lit dans l’Ecclésiastique, chap. XVIII. Qui vivit in æternum, creavit omnia simul ; Celui qui vit éternellement, créa toutes choses ensemble.

3-29-18. Que les anges, destinés à mouvoir les cieux, eussent été si longtemps privés de l’acte qui est le complément de leur perfection.

3-29-19. « Ton désir est satisfait sur trois points. »

3-29-20. Ici plusieurs interprétations : Les uns entendent par suggetto, — ou, comme on le trouve écrit dans quelques manuscrits, subietto, — ce qui est au-dessous des éléments, l’eau, l’air et le feu, c’est-à-dire l’intérieur du globe, qui fut bouleversé par la chute des anges rebelles. D’autres pensent qu’il s’agit de la terre prise dans son ensemble, laquelle est le sujet, le fonds et le lieu de tous les éléments : Subjectum elementorum, id est, globum terrae, dit la Postille.

3-29-21. Dans le ciel.

3-29-22. La fonction des anges moteurs, qui est d’imprimer aux autres cieux leur mouvement circulaire, en tournant eux-mêmes autour du Point fixe.

3-29-23. Confiné au centre de la terre, Lucifer y supporte le poids de tous les corps, qui gravitent vers ce centre.

3-29-24. Selon qu’elle est reçue avec plus ou moins de reconnaissance et d’amour.

3-29-25. « Si tu as bien entendu ce que je viens de dire. »

3-29-26. Cette assemblée angélique.

3-29-27. Dante traite ici la question, controversée parmi les Scholastiques, de la mémoire des anges, niée par les uns, affirmée par les autres, mais par eux aussi, selon Dante, mal comprise et mal expliquée. Il attribue, lui, la mémoire aux anges, mais une mémoire différente de la nôtre. Voyant toutes choses en Dieu, où elles sont présentes à la fois, elles ne s’offrent pas à leur vue dans un ordre successif, et ainsi ils n’ont pas besoin de se ressouvenir par concept divisé, c’est-à-dire, en rappelant en leur esprit un concept qui déjà en était séparé, éloigné.

3-29-28. Le sens est que « ceux qui croient que les anges ont de la mémoire, mais une mémoire semblable à la nôtre, et ceux qui leur refusent la mémoire, rêvent les uns et les autres : ceux-ci cependant d’une manière plus éloignée de la vérité et plus honteuse. »

3-29-29. Sur la terre.

3-29-30. Noms très communs dans Florence, Lapo est une corruption de Jacopo, et Bindo celle d’un autre nom propre ; peut-être d’Albino, disent les commentateurs.

3-29-31. L’Évangile.

3-29-32. Ils n’employèrent point d’autres armes que l’Évangile même.

3-29-33. Becchetto, partie du capuce, décrite par Varchi, Stor. lib. IX.

3-29-34. Le démon.

3-29-35. Qu’on croirait à toutes les promesses des distributeurs d’indulgences, sans que la validité en fût prouvée par aucun témoignage.

3-29-36. « Afin d’abréger la route, comme s’abrège le temps qui t’a été accordé pour ton voyage. »

3-29-37. La nature angélique, les anges.

3-29-38. Millia millium ministrabant ei, et decies millies centenamillia assistebant ei. — Daniel, VII.

3-29-39. D’anges.

3-29-40. Est proportionnée à la vision, à la capacité de voir.

3-29-41. Dans la nature angélique.

3-29-42. Est on plus ardent, ou plus tiède.

3-29-43. Se réfracte.




CHANT TRENTIÈME


1. À six mille milles peut-être loin de nous bouillonne la sixième heure [1] et déjà ce monde abaisse son ombre presque au lit plane [2],

2. Lorsque le milieu du ciel, pour nous le plus élevé, commence à devenir tel que quelques étoiles cessent d’apparaître en cette basse région,

5. Et à mesure que s’avance la brillante servante du Soleil [3], le ciel se ferme d’étoile en étoile jusqu’à la plus belle [4] :

4. Ainsi le triomphe [5], qui toujours se joue autour du Point qui me vainquit [6], et parait renfermé dans ce qu’il renferme [7],

5. Peu à peu à ma vue s’éteignit ; ce pourquoi de tourner les yeux vers Béatrice, le rien voir [8] et l’amour me forcèrent.

6. Si tout ce qui a été dit d’elle jusqu’ici en une seule louange était rassemblé, peu serait-ce près de ce qu’il faudrait cette fois.

7. La beauté que je vis, non-seulement surpasse notre portée, mais je crois fermement que son seul auteur jouit d’elle tout entière.

8. Ici je m’avoue vaincu, plus que jamais ne le fut en aucun point de son sujet un poëte comique ou tragique.

9. Comme le Soleil, l’œil le plus débile [9], ainsi le souvenir du doux ris prive mon esprit d’une partie de lui-même [10].

10. Du premier jour où je vis son visage en cette vie, jusqu’à cette vision sans s’interrompre se suit mon chant ;

11. Mais il faut maintenant que, comme un artiste après son dernier effort, je renonce à suivre davantage sa beauté [11] en poétisant.

12. Telle que je la laisse à célébrer à une plus éclatante trompette que la mienne, qui conduit au terme son sujet ardu [12],

13. Avec la voix et le geste d’un guide diligent, elle recommença : « Nous sommes sortis du plus grand corps [13], et entrés dans le ciel de la pure lumière :

14. « Lumière intellectuelle pleine d’amour, amour du vrai bien plein de joie, joie qui surpasse toute suavité.

15. « Ici tu verras l’une et l’autre milice du Paradis [14], et l’une sous la forme où tu la verras au jour de la dernière justice [15]. »

16. Comme un subit éclair qui dissipe les esprits visuels, tellement que l’œil ne perçoit plus les plus fortes impressions des objets,

17. Ainsi autour de moi brilla une vive lumière, qui m’enveloppa d’un voile de splendeur, tel que rien ne m’apparaissait.

18. « Toujours l’Amour [16], dont se rassasie ce ciel, accueille en soi avec cette lueur salutaire, afin de disposer la chandelle à sa flamme [17]. »

19. Ne furent pas plutôt venues au dedans de moi ces brèves paroles, que je me sentis élevé au-dessus de ma vertu ;

20. Et en moi se ralluma nouvelle vue, telle qu’il n’est point de lumière si pure que mes yeux ne l’eussent supportée.

21. Et je vis une lumière en forme de fleuve, éclatante de splendeur, entre deux rives peintes d’un merveilleux printemps.

22. De ce fleuve sortaient de vives étincelles, et elles venaient se poser dans les fleurs, semblables à des rubis enchâssés dans de l’or.

23. Puis, comme enivrées de parfums, elles se replongeaient dans le brillant gouffre, et quand l’une y entrait, une autre en sortait.

24. « L’ardent désir qui maintenant t’enflamme, et te presse de connaître ce que tu vois, me plaît d’autant plus, que plus il s’ouvre [18].

25. « Mais de cette eau il convient que tu boives, avant qu’une si grande soif en toi se désaltère. » Ainsi me dit le Soleil de mes yeux.

26. Il ajouta encore : « Le fleuve et les topazes qui entrent et qui sortent, et le ris de l’herbe, sont des ombres transparentes de leur être véritable.

27. « Non que de soi ces choses soient acerbes [19], mais le défaut vient de toi, qui n’as pas encore une vue assez superbe [20]. »

28. Point n’est d’enfant qui, s’éveillant beaucoup plus tard que d’ordinaire, se précipite, le visage tourné vers le lait, aussi vite

29. Que je fis, pour de mes yeux faire encore de meilleurs miroirs, m’inclinant vers l’onde qui coule afin qu’on s’y améliore.

30. Et lorsque j’en mouillai le bord de mes paupières, de longue qu’elle était elle me sembla devenue ronde.

31. Puis, comme une personne sous un masque paraît autre qu’auparavant, si elle dépouille le visage emprunté qui la cachait,

32. Ainsi pour moi se changèrent en de plus grandes fêtes [21] les fleurs et les étincelles, de sorte que je vis clairement les deux cours du ciel [22].

33. O splendeur de Dieu, par qui je vis le haut triomphe du royaume véritable, donne-moi la puissance de dire comment je le vis !

34. Une lumière est là-haut, qui rend visible le Créateur à cette créature qui dans sa vue seule trouve sa paix :

35. Elle s’étend en forme de cercle, autant qu’il faudrait pour que du soleil elle fût une trop large ceinture.

36. Elle tire tout son éclat d’un rayon réfléchi au sommet du Premier mobile, qui reçoit de là sa vie et sa vertu ;

37. Et ainsi qu’un coteau se mire dans l’eau qui baigne son pied, comme pour se voir orné de toutes les richesses des herbes et des fleurs,

38. Ainsi, au-dessus de la lumière, tout autour, je vis, sur plus de mille gradins, se mirer tous ceux de nous qui là-haut sont retournés :

39. Et si le dernier gradin recueille en soi tant de lumière, quelle doit être la largeur de cette rose dans ses extrêmes feuilles [23] ?

40. Ma vue ne se perdait ni dans l’ampleur ni dans la largeur, mais elle embrassait, selon tout ce qu’elle est [24], cette allégresse.

41. Le près et le loin ne donne ni n’ôte [25] ; parce qu’où Dieu gouverne sans milieu, de la loi naturelle rien ne relève [26].

42. Dans le jaune [27] de la rose éternelle, qui se dilate en gradins [28], et exhale un parfum de louange au soleil qui engendre un perpétuel printemps,

43. Tel que celui qui se tait et voudrait parler, Béatrice me tira, et dit : « Regarde comme est grand le couvent des Robes blanches [29] ;

44. « Vois notre cité, quel en est le circuit ; vois nos sièges si remplis, que peu désormais y manque.

45. « Sur ce grand siège où tu tiens les yeux, à cause de la couronne déjà posée dessus [30], avant que tu ne t’asseyes au festin de ces noces,

46. « Siégera l’âme, qui en bas sera auguste [31], du grand Henri qui pour redresser l’Italie viendra avant qu’elle y soit disposée [32].

47. « L’aveugle cupidité qui vous fascine vous a faits semblables au petit enfant qui meurt de faim, et chasse la nourrice [33] :

48. « Et sera Préfet alors, dans le tribunal divin [34] tel qui, à découvert ou en secret, ne marchera point avec lui par le même chemin.

49. « Mais peu de temps sera-t-il, après, souffert de Dieu dans le saint office : il sera plongé là où, pour son mérite, est Simon le Magicien,

« Et plus bas il fera descendre celui d’Alagna [35]. »




NOTES DU CHANT TRENTIÈME


3-30-1. Le jour étant divisé en douze heures, la sixième heure est l’heure de midi, et il est midi à notre Orient, lorsque le Soleil, distant d’environ six mille milles, se lève pour nous.

3-30-2. Comme la mer en baissant rétrécit son lit, l’ombre conique de la terre s’abaisse à mesure que le soleil monte, et près du moment de son lever, elle ne s’étend plus que jusqu’au lit plane, c’est-à-dire, à la ligne plane de l’horizon avec laquelle elle est de niveau.

3-30-3. L’Aurore.

3-30-4. Toutes les étoiles disparaissent successivement dans le ciel jusqu’à la plus brillante.

3-30-5. Les chœurs des anges.

3-30-6. « Dont je ne pus supporter l’éclat. »

3-30-7. Dieu, ou le Point fixe, paraît renfermé dans les cercles angéliques, quoique en réalité il renferme en soi toutes choses.

3-30-8. « L’absence de tout autre objet que ses yeux aperçussent. »

3-30-9. Che più trema, littéralement : qui clignote le plus. Expression latine ; on lit dans Juvénal ; Trementes attollens oculos. — Sat. II.

3-30-10. D’une partie de ses facultés, de sa force.

3-30-11. Le progrès de sa beauté toujours croissante.

3-30-12. Le sujet difficile qu’il a entrepris de traiter.

3-30-13. Du ciel le plus vaste.

3-30-14. Celle des bons anges qui combattirent contre les anges rebelles, et celle des hommes qui combattirent contre les vices.

3-30-15. Sous la forme où les hommes apparaîtront lorsqu’ils auront repris leurs corps, au Jugement dernier.

3-30-16. Dieu.

3-30-17. Afin de disposer l’âme à sa vue.

3-30-18. Turge, du latin turgescit ; image prise des boutons qui grossissent, deviennent turgescents.

3-30-19. Autre image du même genre, tirée des fruits verts, où la dent, à cause de leur dureté, entre difficilement. Ainsi acerbo signifie, ici, difficile à entendre.

3-30-20. Qui s’élève assez haut, qui soit assez perçante.

3-30-21. « Prirent un aspect plus splendide. »

3-30-22. Celle des anges et celle des saints.

3-30-23. « Le cercle formé par ces gradins s’élargissant à mesure qu’ils s’élèvent, quelle doit être, dit le Poète, la largeur des plus élevés, si le plus bas contient tant de lumières, tant d’esprit bienheureux qui de la terre sont remontés au ciel ? » Ces gradins présentent dans leur arrangement la forme d’une rose, et les plus hauts, dès lors, en sont les extrêmes feuilles.

3-30-24. Le quantum et le quale, selon le langage de l’École ; la quantité et la qualité.

3-30-25. La différence des distances n’en produit aucune dans la vue des objets.

3-30-26. Les lois de la nature n’ont aucun pouvoir, aucune action.

3-30-27. L’espace jaune au centre de la rose.

3-30-28. Les pétales de la rose augmentent en effet de grandeur, comme autant de gradins, à mesure qu’ils s’éloignent du centre où s’épanouissent les jaunes étamines.

3-30-29. Il y a ici une double allusion, aux religieux distingués par la couleur de leurs vêtements, et à saint Jean qui vit les saints amicti stolis albis. — Apoc.

3-30-30. La couronne impériale.

3-30-31. Le titre d’Auguste était affecté aux empereurs, Dante dit sera, parce qu’il est censé écrire en 1300, et que Henri de Luxembourg ne fut élu empereur qu’en 1308.

3-30-32. « Viendra inutilement pour réprimer les désordres dont l’Italie était alors travaillée. »

3-30-33. Les Guelfes, et particulièrement les Florentins.

3-30-34. Le pape Clément V.

3-30-35. Boniface VIII. Voyez Enfer, ch. XIX. — Alagna, ancien nom d’Anagni.




CHANT TRENTE-UNIÈME


1. En la forme donc d’une rose blanche se montrait à moi la sainte milice que dans son sang le Christ épousa.

2. Mais l’autre [1] qui volant voit et chante la gloire de celui qui l’énamoure, et la bonté qui la créa si excellente,

3. Comme un essaim d’abeilles qui tantôt se plonge dans les fleurs, tantôt retourne là où son travail prend de la saveur [2],

4. Descendait dans la grande fleur qui s’orne de tant de feuilles, et de là remontait où son amour toujours séjourne.

5. Leurs faces étaient de flamme vive [3], leurs ailes d’or, et le reste, d’une telle blancheur qu’il n’est point de neige qui l’égale.

6. Lorsque dans la fleur de siège en siège ils descendaient, ils y versaient de la paix et de l’ardeur qu’ils produisent en eux en agitant leurs ailes.

7. Le vol d’une si grande multitude interposée entre la fleur et ce qui est au-dessus, ne voilait ni la vue, ni la splendeur,

8. Car la lumière divine pénètre dans l’univers autant qu’il en est digne [4], tellement que rien ne lui fait obstacle.

9. Plein de sécurité et de joie, ce royaume, qu’habitent un peuple ancien et un peuple nouveau [5], tenait sa vue et son amour tout entiers fixés sur un Point.

10. O trine lumière, qui à leurs yeux scintillant en une seule étoile [6], les abreuve de tant de paix, regarde ici-bas notre tempête !

11. Si les Barbares, venant des régions que couvre chaque jour Elice tournant avec le fils dont elle est éprise [7],

12. En voyant Rome et ses hautes structures demeuraient stupéfaits, alors que Latran [8] s’élevait au-dessus des choses mortelles ;

13. Moi, qui de l’humain au divin, du temps à l’éternité étais venu, et de Florence à un peuple juste et sain,

14. De quelle stupeur dus-je être rempli ! Certes, entre elle et la joie [9], m’était doux le non-ouïr et le demeurer muet.

15. Et comme un pèlerin qui se repose dans le temple où l’a conduit un vœu, regardant, espère en décrire un jour la structure,

16. Ainsi, à travers la vive lumière, je promenais mes yeux sur les gradins, en haut, en bas, et tout autour.

17. Et je voyais des visages inspirant la charité, frangés de la lumière des autres et de la leur, reluisant dans tous leurs traits d’une dignité pudique.

18. La forme générale du Paradis avait jusqu’alors occupé tous mes regards, sur aucune partie non encore fixés fermement ;

19. Et je me tournais avec un désir réenflammé, pour interroger ma Dame sur des choses qui tenaient mon esprit en suspens.

20. Je m’adressais à l’un, et un autre me répondit ; je croyais voir Béatrice, et je vis un vieillard vêtu comme la troupe glorieuse.

21. Dans ses yeux, sur ses joues, dans sa contenance pieuse, était répandue une bénigne joie, telle qu’elle convient à un père tendre.

22. — Et où est-elle ? subitement dis-je. D’où lui : « Pour accomplir ton désir, Béatrice m’a mû de mon lieu ;

23. « Et si tu regardes dans le troisième rang du plus haut gradin, tu la reverras sur le trône qui est le prix de ses mérites. »

24. Sans répondre je levai les yeux, et je la vis qui se faisait une couronne, en réfléchissant les rayons éternels.

25. De cette région qui le plus haut tonne, nul œil mortel, lorsqu’il plonge dans la plus profonde mer, n’est aussi distant

26. Que les miens ne l’étaient de Béatrice ; mais cela rien ne me faisait, parce que son image, en descendant à moi, ne se mêlait avec aucun milieu.

27. — O Dame, en qui florit mon espérance, et qui pour mon salut ne craignis point de laisser en Enfer tes vestiges,

28. Des grandes choses que j’ai vues, la grâce et la force de les voir je reconnais tenir de ta puissance et de ta bonté.

29. Tu m’as de la servitude conduit à la liberté, par toutes les voies, de toutes les manières que tu avais le pouvoir de le faire.

30. Garde envers moi ta munificence, afin que mon âme que tu as guérie, digne de te plaire, se délie du corps.

31. Ainsi priai-je, et elle, si loin qu’elle parût être, sourit et me regarda ; puis elle se tourna vers l’éternelle fontaine ;

32. Et le saint vieillard : « Afin que se consomme parfaitement ton voyage, ce pourquoi une prière et un amour saint m’ont envoyé,

33. « Avec les yeux vole par ce jardin, car le voir aiguisera [10] ton regard, pour monter plus haut vers le rayon divin.

34. « La Reine du ciel, pour qui je brûle d’amour, nous accordera toute grâce, car je suis son fidèle Bernard. »

35. Tel que celui qui de la Croatie, peut-être, vient pour voir notre sainte Véronique, et, à cause de l’antique renommée [11], point ne se rassasie [12],

36. Mais, dit en son penser, pendant qu’on la montre : « Mon seigneur Jésus-Christ vrai Dieu, ainsi était donc votre visage ? »

37. Tel étais-je, regardant la vive charité de celui qui, dans ce monde, en contemplant goûta de cette paix.

38. « Fils de la Grâce, commença-t-il, cet être joyeux ne te sera point connu en tenant seulement tes yeux abaissés là au fond.

39. « Mais regarde les cercles jusqu’au plus éloigné, si haut que tu vois siéger la Reine à qui ce royaume est soumis et dévoué. »

40. Je levai les yeux, et de même qu’au matin l’horizon oriental surpasse en éclat celui où le soleil décline,

41. Ainsi, comme en montant d’une vallée, mes yeux virent, dans le cercle le plus élevé, une partie vaincre de splendeur tout le reste.

42. Et comme là où s’attend le timon [13] que mal guida Phaéton, plus s’enflamme le ciel, et d’ici et de là la lumière s’affaiblit.

43. Ainsi dans le milieu s’avivait cette Oriflamme pacifique, et de chaque côté, d’une égale manière, s’alanguissait la flamme.

44. Et en ce milieu je vis, les ailes étendues, plus de mille anges célébrer leurs fêtes, divers chacun et d’éclat et d’art :

45. Là je vis, à leurs jeux et à leurs chants, sourire une beauté qui était la joie de tous les autres saints ;

46. Et fussé-je aussi riche en dire qu’en imaginer, je n’oserais tenter de peindre la moindre de ses délices.

47. Voyant sur sa vive flamme mes yeux attentivement fixés, Bernard avec tant d’affection tourna les siens vers elle.

Que les miens à regarder devinrent plus ardents.




NOTES DU CHANT TRENTE-UNIÈME


3-31-1. La milice angélique.

3-31-2. Dans la ruche où il produit le miel.

3-31-3. Couleur de flamme vive.

3-31-4. Selon ses divers degrés de perfection.

3-31-5. Les anges, premiers habitants du ciel, et les âmes bienheureuses.

3-31-6. La trinité des Personnes divines dans l’unité d’essence.

3-31-7. La Grande Ourse, près de laquelle est située une autre constellation appelée Bootès ou Arcturus, qu’on supposait être son fils.

3-31-8. Latran, pour Rome même, avec tous ses édifices.

3-31-9. « Partagé que j’étais entre la stupeur où me jetaient ces merveilles et la joie de les contempler ; il m’était doux de n’entendre aucune voix, et de rester moi-même en silence ».

3-31-10. Nous lisons acuirà, avec Betti. Dans l’édition des Aides, on lit acconerà, et dans le Cod. Gact. acconcierà.

3-31-11. A cause de ce que dit d’elle une ancienne tradition ; à savoir, qu’elle est l’empreinte véritable de la figure de Jésus-Christ. Il s’agit du Suaire qu’à Rome, pendant la semaine sainte, on montre au peuple, d’une des tribunes de saint Pierre, et qu’on ne tient exposé à ses yeux que peu d’instants.

3-31-12. De la voir.

3-31-13. Au point de l’horizon où le Soleil va paraître.




CHANT TRENTE-DEUXIÈME


1. Avec amour contemplant sa joie [1], ce bienheureux prit de soi-même l’office de docteur, et commença ces saintes paroles :

2. « La plaie que Marie ferma et oignit, celle qui si belle est à ses pieds l’ouvrit et la creusa [2].

3. « Dans l’ordre que forment les troisièmes sièges, Rachel est assise au-dessous d’elle avec Béatrice, comme tu vois.

4. « Sara, Rebecca, Judith, et celle qui fut la bisaïeule du Chantre [3] qui, repentant de sa faute, dit Miserere mei,

5. « Tu peux voir ainsi descendant de degré en degré, comme en les nommant je vais descendant de feuille en feuille dans la rose ;

6. « Et du septième degré en bas, comme d’en haut jusqu’à lui, se succèdent les femmes Hébreuses, partageant la chevelure de la fleur [4] :

7. « Parce que, selon que la foi dans le Christ tourna son regard, elles sont le mur qui sépare les sacrés escaliers.

8. « De ce côté, où la fleur a mûri toutes ses feuilles, sont assis ceux qui crurent dans le Christ à venir.

9. « De l’autre côté, où les demi-cercles sont coupés par des vides, sont ceux qui eurent les yeux sur le Christ venu.

10. « Et comme d’ici [5], le glorieux siège de la Dame du ciel, et les autres sièges au-dessous de lui forment cette grande séparation ;

11. « Ainsi, à l’opposé, celui de Jean [6], qui, toujours saint [7], souffrit le désert et le martyre, et puis l’Enfer pendant deux ans [8] ;

12. « Et au-dessous de lui, d’ainsi séparer eurent en partage François, Benoit et Augustin, et les autres jusqu’en bas, de gradin en gradin [9].

13. « Ores, admire la Providence divine, en ce que l’une et l’autre face de la foi remplira également ce jardin [10].

14. « Et sache que, du degré qui coupe par le milieu les deux divisions [11], jusqu’en bas, pour aucun mérite propre on ne s’asseoit,

15. « Mais pour celui d’autrui à certaines conditions ; tous ceux-là étant des esprits dégagés du corps avant qu’ils fussent capables d’une vraie élection [12].

16. « Bien peux-tu le reconnaître aux visages et aussi aux voix enfantines, si tu les regardes et les écoutes bien.

17. « Maintenant tu doutes [13], et doutant te tais ; mais je dénouerai le fort lien dans lequel te serrent les pensers subtils.

18. « Dans l’étendue de ce royaume rien de fortuit ne peut avoir place, pas plus que la tristesse, ou la soif, ou la faim :

19. « Car tout ce que tu vois est établi par une éternelle loi, de sorte qu’exactement l’anneau y correspond au doigt [14].

20. « Ces âmes, hâtées [15] vers la vraie vie, sine causa [16] ne sont donc pas entre elles plus et moins excellentes.

21. « Le Roi, par qui ce royaume repose en tant d’amour et en tant de délices que nulle volonté n’ose désirer plus,

22. « Créant tous les esprits sous son joyeux aspect [17], à son plaisir les dote diversement de grâce : et ici que l’effet suffise [18].

23. « Et, d’une manière expresse et claire ceci vous est montré, dans l’Écriture, en ces gémeaux [19] émus de colère dans le sein de leur mère.

24. « Ainsi, selon la couleur des cheveux, il convient que d’une telle grâce la haute lumière dignement s’enguirlande [20].

25. « Donc [21], non pour récompense de leurs œuvres ils sont placés sur des gradins différents, ne différant l’un de l’autre que par la force visuelle primordiale [22].

26. « Dans les siècles naissants suffisait, avec l’innocence, pour atteindre le salut, la seule foi des parents.

27. « Lorsque furent accomplis les premiers âges, il convint que des mâles les innocentes ailes par la circoncision acquissent de la force.

28. « Mais, après que fut venu le temps de la Grâce, sans le baptême parfait du Christ, une telle innocence là en bas fut retenue [23].

29. « Regarde maintenant la face qui le plus ressemble au Christ [24] ; sa clarté peut seule te disposer à voir le Christ. »

30. Je vis sur elle pleuvoir tant d’allégresse, apportée [25] par les saints esprits créés pour voler en ces hauteurs,

31. Que tout ce qu’auparavant j’avais vu ne m’avait ravi d’autant d’admiration, ni rien montré de si semblable à Dieu.

32. Et l’amour [26] qui, le premier, descendit là en chantant Ave Maria gratiâ plena, devant elle étendit ses ailes.

33. À la divine cantilène répondit de toutes parts la bienheureuse Cour, tellement que tout visage en devint plus serein.

34. — O saint Père, qui pour moi condescends à être ici-bas [27], quittant le lieu où ton partage est de siéger éternellement,

35. Quel est cet ange qui avec tant de joie regarde les yeux de notre Reine, si plein d’amour qu’il paraît de feu ?

36. Ainsi j’eus recours encore à l’enseignement de celui qui s’embellissait de Marie, comme du Soleil l’étoile du matin.

37. Et lui à moi : « Confiance et grâce, tout ce qu’il en peut être en un ange et une âme est en lui, et nous voulons qu’il en soit ainsi [28],

38. « Parce qu’il est celui qui en bas porta la palme à Marie, quand le Fils de Dieu voulut se charger de notre fardeau [29].

39. « Mais que tes yeux suivent mes paroles, et remarque les grands patriciens de cet empire très-juste et pieux.

40. « Ces deux qui là-haut siègent, les plus heureux parce qu’ils sont les plus près de l’auguste Reine, sont de cette rose comme deux racines.

41. « Celui qui l’avoisine à gauche est le père, par l’audacieux goûter [30] de qui l’humaine espèce tant d’amertume goûte.

42. « À droite, vois ce pieux père de la sainte Église, à qui le Christ confia les clefs de cette gracieuse fleur.

43. « Celui qui vit, avant de mourir, tous les durs temps de la belle épouse [31] que le Christ s’acquit par la lance et les clous,

44. « Est assis près de lui ; et, près de l’autre [32] ce chef [33] sous qui vécut de manne le peuple ingrat, mobile et contredisant.

45. « Devant Pierre vois Anne assise, si heureuse de contempler sa fille qu’elle ne meut pas les yeux pour chanter hosanna.

46. « Et, devant l’antique père de famille [34], est assise Lucia [35], que mut ta Dame, quand pour descendre tu abaissas les yeux [36].

47. « Mais, parce que fuit le temps de ton sommeil [37], ici nous ferons un point [38] ainsi qu’un bon tailleur qui, comme il a du drap, fait la robe [39] ;

48. « Et nous dirigerons les yeux vers le premier Amour [40], afin que, le regardant, tu pénètres autant que possible à travers sa splendeur.

49. « Et de peur que, peut-être, en agitant tes ailes tu ne recules croyant avancer, il convient en priant d’obtenir la grâce,

50. « La grâce par celle qui peut t’aider. Tu me suivras avec l’affection, en sorte que de mon dire le cœur ne se sépare point. »

Et il commença cette sainte oraison :




NOTES DU CHANT TRENTE-DEUXIÈME


3-32-1. Celle qui fait sa joie, la Vierge Marie.

3-32-2. Ève.

3-32-3. Ruth, bisaïeule de David.

3-32-4. Des deux moitiés de la rose, l’une, comme il va être dit, est formée des saints qui précédèrent la venue du Christ, et l’autre des saints qui la suivirent. En descendant de degré en degré, ou de feuille en feuille, entre ces deux moitiés, les femmes hébreuses marquent dans la fleur une séparation pareille à la raie qui partagerait les cheveux en deux parties égales de chaque côté de la tête.

3-32-5. De ce côté.

3-32-6. Del gran Giovanni, du grand Jean ; allusion aux paroles de Jésus-Christ : Inter natos mulierum, nullus major Joanne Baptistâ.

3-32-7. Puisqu’il avait été sanctifié dès le sein de sa mère.

3-32-8. Séjourna deux ans dans les Limbes.

3-32-9. Il faut se représenter d’un côté le trône de la Vierge, et au-dessous jusqu’en bas un rang de sièges occupés par les femmes hébreuses ; de l’autre côté, le trône de Jean-Baptiste, et au-dessous, encore jusqu’en bas, un second rang de sièges où sont assis saint François, saint Benoît, saint Augustin, et les autres de gradin en gradin. Ces deux rangs de sièges opposés forment deux murs parallèles, qui séparent les saints d’avant, et les saints d’après Jésus-Christ.

3-32-10. En ce que ceux qui crurent dans le Christ à venir, et ceux qui auront cru dans le Christ venu, seront égaux en nombre.

3-32-11. Les deux demi-cercles. Ce degré est le quatorzième, puisque les personnages dont le Poète a parlé auparavant, occupent les treize premiers.

3-32-12. De distinguer le bien du mal, et par conséquent de faire un véritable choix entre l’un et l’autre.

3-32-13. Saint Bernard, qui lit dans l’esprit de Dante, y découvre le doute qui vient de s’y élever.

3-32-14. C’est-à-dire, la gloire au mérite. Chaque âme, dans le ciel, est l’épouse du Christ ; de là, la comparaison de l’anneau.

3-32-15. Par Dieu.

3-32-16. Sans cause.

3-32-17. On a vu que Dante attribuait les phénomènes terrestres et les dispositions des hommes à l’influence des astres répartis dans les divers cercles du ciel, ce qui est le fondement de l’astrologie judiciaire à laquelle on a cru si longtemps. Selon ces idées, tel ou tel aspect des planètes produisit tel ou tel effet. Nel suo lieto aspetto paraît donc signifier ici, que « Dieu a créé tous les esprits sous un aspect bienfaisant, qu’en tous il a versé ses dons, mais à différente mesure en chacun, suivant son bon plaisir. »

3-32-18. Qu’on se borne à reconnaître le fait, sans en rechercher la raison.

3-32-19. Esaü et Jacob.

3-32-20. Ce passage obscur a fort tourmenté les commentateurs. Le sens le plus naturel nous semble être celui-ci : Bernard vient de dire que Dieu distribue la grâce, non à raison de mérites antérieurs, mais selon son bon plaisir, et il allègue l’exemple d’Ésaü et de Jacob. « Il en est, ajoute-t-il, de tous les autres comme de ceux-ci, qui ne se distinguaient que par la couleur des cheveux, où l’on ne peut avoir aucun motif de préférence. » Ainsi la couleur des cheveux, c’est-à-dire, un motif inconnu de nous, une volonté mystérieuse, détermine le don d’une telle grâce, par l’effet de laquelle la haute lumière, C’est-à-dire Dieu, s’enguirlande, se ceint d’une couronne digne de lui.

3-32-21. Saint Bernard fait ici, aux enfants morts avant l’âge de discernement, l’application de la doctrine qu’il vient d’exposer,

3-32-22. Que, parce qu’en vertu d’une volonté primordiale de Dieu, ils ont reçu la puissance de le voir plus ou moins.

3-32-23. Les enfants morts en cet état d’innocence furent exclus du ciel, et retenus en bas dans les Limbes.

3-32-24. Le visage de la Vierge Marie.

3-32-25. Du trône de Dieu.

3-32-26. L’ange.

3-32-27. Dans cette région plus basse du ciel.

3-32-28. A cause de la conformité de la volonté des bienheureux avec la volonté divine.

3-32-29. « Prendre un corps semblable au nôtre. »

3-32-30. Par suite de la hardiesse qu’il eut de goûter de la pomme que lui présentait Ève.

3-32-31. Saint-Jean, à qui Dieu révéla toutes les persécutions que l’Église aurait à subir.

3-32-32. Près d’Adam.

3-32-33. Moïse.

3-32-34. Adam, le premier père de la famille humaine.

3-32-35. Vierge et martyre de Syracuse, qui apparaît, au commencement de l’Enfer, comme le symbole de la Grâce divine.

3-32-36. Voyez Enfer, ch. II.

3-32-37. « Le temps qui t’a été accordé pour voir, comme on voit pendant le sommeil, les trois mondes que tu as parcourus. »

3-32-38. « Nous nous arrêterons ici. »

3-32-39. Qui proportionne à la quantité de l’étoffe la grandeur de la robe.

3-32-40. Vers Dieu même.




CHANT TRENTE-TROISIÈME


1. « Vierge Mère, fille de ton Fils, humble et élevée plus qu’aucune créature, terme fixe d’un éternel conseil [1],

2. « Tu es celle qui tant as ennobli l’humaine nature, que son auteur ne dédaigna point de s’en revêtir.

3. « En ton sein se ralluma l’amour, par la chaleur duquel dans l’éternelle paix ainsi a germé cette fleur.

4. « Ici, pour nous, tu es en son midi le flambeau de la charité, et en bas, parmi les mortels, tu es la vraie fontaine d’espérance.

5. « Dame tu es si grande, et si grand est ton pouvoir, que celui qui désire la grâce et à toi ne recourt point, son désir veut voler sans ailes.

6. « Ta bonté non-seulement secourt qui demande, mais d’elle-même, souvent, elle prévient le demander.

7. « En toi miséricorde, en toi pitié, en toi munificence, en toi se rassemble tout ce que dans les créatures il y a de bonté.

8. « Ores, celui-ci, qui du plus profond gouffre de l’univers [2] jusqu’ici, a vu les vies spirituelles [3] une à une,

9. « Te supplie que, par grâce, il obtienne la force d’élever les yeux plus haut vers le dernier salut [4].

10. « Et moi qui jamais ne brûlai de voir plus que je ne brûle qu’il voie, je t’offre toutes mes prières, et te prie qu’elles ne soient pas insuffisantes,

11. « Afin que, par les tiennes, tu dissipes entièrement les nuages de sa mortalité, en sorte que devant lui le suprême Bien se déploie.

12. « Je te prie encore, ô Reine qui peux ce que tu veux, qu’après une telle vue tu conserves ses affections saines.

13. « Que, sous ta garde, il vainque les mouvements humains ! Vois Béatrice, vois avec elle que de bienheureux, joignant les mains, s’unissent à mes prières. »

14. Les yeux aimés et vénérés de Dieu [5], fixés sur les suppliants, montrèrent combien les dévotes prières lui sont agréables.

15. Ensuite ils se relevèrent vers l’éternelle lumière, dans laquelle on ne peut croire qu’avec tant de clarté pénètre le regard d’aucune créature [6].

16. Et, comme je m’approchais du terme de tous les désirs ainsi que je le devais, l’ardeur du désir se calma en moi.

17. Bernard, en souriant, me faisait signe de regarder en haut ; mais déjà, de moi-même, j’étais tel qu’il voulait ;

18. Parce que ma vue, devenant pure, pénétrait de plus en plus dans la splendeur de la haute lumière qui de soi est vraie [7].

19. Ce que je vis ensuite surpasse notre langage, impuissant à le peindre comme la mémoire à aller si loin.

20. Tel que celui qui, en songeant, voit, et après le songe la passion demeure imprimée, et le reste à l’esprit ne revient point,

21. Tel suis-je, toute ma vision presque s’étant évanouie, et encore en mon cœur distille la douceur qui naquit d’elle.

22. Ainsi la neige fond au soleil ; ainsi au vent, sur les feuilles légères, se perdait l’oracle de la Sibylle.

23. O suprême lumière qui tant t’élèves au-dessus des pensées des mortels, reprête à mon esprit un peu de ce que tu paraissais,

24. Et fais que ma langue soit assez puissante pour laisser, de ta gloire, seulement une étincelle à la gent future :

25. Car, revenant un peu en ma mémoire, et résonnant un peu dans ces vers, plus on concevra de ta victoire [8].

26. Si vive en moi fut l’impression du vivant rayon, que je me serais, je crois, égaré, si de lui j’avais détourné les yeux [9] ;

27. Et je me souviens qu’avec d’autant plus de courage [10] je le supportai, que je tins ma vue plus étroitement jointe à la Vertu infinie [11].

28. O abondante Grâce, par qui j’osai tant fixer mon regard sur l’éternelle lumière, que de la vision j’atteignis le terme !

29. Je vis que dans sa profondeur s’enfonce, relié en un volume [12] par l’amour, tout ce qui se disperse dans l’univers :

30. Substance et accident, et leurs propriétés, tous ensemble unis de telle manière, que ce que je dis est une simple lumière.

31. La forme universelle de ce nœud [13], je crois que je la vis, parce qu’en disant ceci je me sens plus au large dans la joie.

32. Un seul moment m’est une plus longue léthargie [14] que vingt-cinq siècles à l’entreprise qui fit admirer à Neptune l’ombre d’Argo.

33. Ainsi mon esprit interdit regardait fixement, immobile et attentif, et toujours de voir brûlait davantage.

34. À cette lumière on devient tel, que se détourner pour voir autre chose, il est impossible qu’on y consente jamais ;

35. Parce qu’en elle est rassemblé tout le bien qui est l’objet du vouloir, et que hors d’elle est défectif ce qui est parfait en elle.

36. Désormais mes paroles, proportionnées à mon souvenir, seront plus courtes que celles de l’enfant qui baigne encore sa langue à la mamelle.

37. Non que plus d’une seule apparence fût dans la vive lumière que je regardais, laquelle est toujours telle qu’elle était auparavant ;

38. Mais parce qu’en moi la vue devenait plus forte, et qu’en regardant un seul objet, moi changeant, il changeait pour moi.

39. Dans la profonde et splendide substance de la haute lumière, m’apparurent trois cercles de trois couleurs et de même étendue ;

40. Et l’un par l’autre comme une Iris par une Iris, paraissait réfléchi ; et le troisième paraissait un feu qui d’ici et de là également émane [15].

41. Oh ! combien la parole est courte, et combien faible près de ma pensée ! Et celle-ci, près de ce que je vis, est telle, que « peu » ce n’est pas assez dire.

42. O lumière éternelle, qui seule en toi reposes [16], seule te connais, et, connue de toi et te connaissant [17], t’aimes et te souris !

43. Ce triple cercle [18], qui paraissait se produire en toi comme un rayon réfléchi, regardé un peu par mes yeux tout autour,

44. Au dedans de soi me parut offrir de sa propre couleur [19] notre image peinte, là où toute ma vue était plongée.

45. Tel que le géomètre qui tout entier s’applique à mesurer le cercle, et, pensant, ne trouve point ce principe [20] dont il a besoin ;

46. Tel étais-je à cette vue nouvelle ; je voulais voir comment l’image convient au cercle, et comment elle y a son lieu ;

47. Mais point n’auraient à cela suffi mes propres ailes, si mon esprit n’eut été frappé d’un éclair par lequel s’accomplit son désir.

48. À la haute imagination ici manqua le pouvoir [21] ; mais déjà, comme une roue mue également [22], tournait mon désir et le velle [23]

L’Amour qui meut le Soleil et les autres étoiles.




NOTES DU CHANT TRENTE-TROISIÈME


3-33-1. Destinée de toute éternité, par un décret fixe, immuable, à être la mère du Fils de Dieu.

3-33-2. De l’Enfer.

3-33-3. Les différents états où vivent les esprits.

3-33-4. Le dernier terme du salut, ou Dieu même.

3-33-5. Aimés et vénérés, à cause de la qualité de mère de Dieu, à laquelle Marie a été élevée.

3-33-6. D’aucune autre créature.

3-33-7. Qui n’a d’autre source, d’autre principe qu’elle-même.

3-33-8. « Plus on concevra combien tu vaincs, tu surpasses tout ce qu’il y a de plus grand hors de toi. »

3-33-9. Ébloui par l’éclat du vivant rayon, il se serait égaré s’il avait tourné les yeux ailleurs, parce que, à l’opposé de la lumière matérielle, la lumière de Dieu fortifie la vue qui se fixe sur elle.

3-33-10. D’autant plus facilement.

3-33-11. « Que ma vue se fixa plus fortement sur cette lumière divine. »

3-33-12. Le Poète représente métaphoriquement l’Intelligence divine qui contient les idées éternelles, les exemplaires immuables des choses, comme un livre dont le Créateur, en formant les êtres, disperse les feuilles dans l’univers.

3-33-13. La nature divine, qui produit et qui lie toutes choses.

3-33-14. Toute mémoire est éteinte pendant la léthargie ; ainsi Dante veut dire, que « des choses qu’il vit, il en oublie plus en un seul moment, qu’on n’a, pendant vingt-cinq siècles, oublié de circonstances de l’expédition des Argonautes, dont la hardiesse étonna Neptune, lorsqu’il vit se projeter sur la mer l’ombre du navire Argo qui les portait. »

3-33-15. Si spiri ; ce verbe manque à notre langue ; il exprime ici le rapport de l’Esprit-Saint aux deux autres Personnes divines, desquelles il procède également par voie de spiration.

3-33-16. « Qui as, en toi seule, le fondement, le principe de ton être. »

3-33-17. Dieu est à la fois, en soi-même, ce qui est connu et ce qui connaît.

3-33-18. Dieu est, Dieu se connaît, et Dieu s’aime : ce sont les trois hypostases ou les trois Personnes de la Trinité ; la Puissance ou le Père, le Verbe ou le Fils, l’Amour ou l’Esprit.

3-33-19. De la couleur du triple cercle. L’image étant une avec la couleur qui la forme, le Poète indique par là l’union de la nature divine et de la nature humaine.

3-33-20. Le rapport du diamètre à la circonférence.

3-33-21. Dévoilé un moment, et comme par un éclair, le mystère de l’Homme-Dieu se dérobe aux yeux de Dante, impuissant à apercevoir, à contempler plus longtemps cette haute image.

3-33-22. Dont toutes les parties se meuvent d’un même mouvement.

3-33-23. Le vouloir : c’est-à-dire que, par l’action de Dieu en lui, il ne désirait et ne voulait rien que ce que voulait Dieu lui-même. »




FIN DE LA DIVINE COMÉDIE.